TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 26 MAI 2013 (Dir.mus: Karl-Heinz STEFFENS, Ms en scène Guy CASSIERS)

Acte II ©Monika Rittershaus

Dimanche après-midi, Scala de Milan: Götterdämmerung avec une distribution de grande classe, mais dirigé par un inconnu. Public boudeur, des dizaines de loges et des dizaines de places en “platea” [orchestre] non occupées. Sur le public présent, certains fatigués par les 2h de premier acte sortent en plein milieu, puis reviennent, d’autres pianotent sur le mobile, ou bavardent.
A 19h30, fin du second entracte, des rangs entiers se sont vidés…le dîner n’attend pas. Voilà l’incroyable public des places chic de la Scala, réservées à un public fortuné et souvent mufle. Entre les quelques hueurs à tous crins du Loggione (poulailler) et les mufles de la “platea”, la Scala n’est pas gâtée par une partie de son public. Mais qu’a-t-on fait pour l’éduquer, depuis des années et des années, sinon privilégier la Scala “contenant” plutôt que la Scala “contenu”: on va finir par reconstruire des cuisines à côté des loges et des tables de jeu dans les salons, et rétablir le système des “palchettisti” (propriétaires de loges) et la boucle sera bouclée:  les efforts de certains dans l’histoire de ce théâtre (Toscanini, Grassi, Abbado) pour casser les détestables habitudes auront été vains. Et ce n’est pas la qualité des spectacles qui est en cause, au contraire, le niveau d’ensemble  des productions s’est plutôt élevé depuis Lissner, c’est que le public qui paie est resté très conservateur/consommateur, et que le théâtre n’a pas un service des publics vraiment performant. On considère que puisque le public vient de toute manière, il n’est pas nécessaire de l’encadrer ou de l’orienter tant soit peu. D’où par exemple les réactions dès qu’une mise en scène dérange ou excède les “canons du bon goût”.
La production de Guy Cassiers a été, c’est le moins qu’on puisse dire, fraîchement accueillie à Berlin en mars dernier, aussi bien par la presse anglo-saxonne que par la presse allemande (je parle des quotidiens), la presse française ne daignant pas comme de juste, s’intéresser à la chose. On reproche à Cassiers son côté abscons, son désintérêt pour le travail sur l’acteur, sa manière détachée de raconter l’histoire qui fait dire qu’il ne se passe rien dans tout le Ring, les uns aiment les chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui, les autres ne les supportent pas, les uns aiment les costumes, les autres les trouvent horribles, sans goût, inadaptés. Bref, pour des raisons différentes, peu sont entrés dans la logique de ce travail, tout en reconnaissant pour la plupart la qualité des éclairages (d’Enrico Bagnoli, qui signe aussi les décors) et des vidéos (d’Arjen Klerkx et Kurt D’Haeseleer).
Les lecteurs curieux de théâtre et de tendances théâtrales d’aujourd’hui auraient avantage à visiter le site du Toneelhuis d’Anvers, pour comprendre les principes du travail de Guy Cassiers, il y a d’ailleurs une présentation du travail sur le Ring, auquel toute l’équipe d’Anvers est étroitement associée. La scène flamande et néerlandaise est l’une des plus fortes, des plus originales aujourd’hui en Europe (Ivo van Hove, Luk Perceval, Guy Cassiers etc…) et se pose en alternative du Regietheater à l’allemande: si l’on veut voir du théâtre qui puise dans la modernité, du théâtre actuel, neuf, c’est en Flandres qu’il faut aller le chercher, et je ne saurais trop conseiller d’aller soit au Toneelhuis d’Anvers (Guy Cassiers) soit au Toneelgroep d’Amsterdam pour comprendre les orientations de cette esthétique. Ces prémisses sont nécessaires pour replacer le travail de Cassiers à sa juste place.
J’ai moi-même été surpris par l’approche de Cassiers, par son Rheingold fascinant et surprenant, avec cette chorégraphie obsessive qui est sensée traduire les méandres psychologiques des personnages, d’une certaine manière, l’invisible, puis son abandon dans une Walküre qui m’est apparue plus conforme, plus habituelle, en retrait par rapport à Rheingold, et un Siegfried plutôt réussi, théâtralement et visuellement, avec son travail sur les regards, sur les points de vue, dans une vision “métallisée” du monde (le métal de la forge, le métal de Nothung, le métal des arbres du second acte.
Götterdämmerung pose un regard qui rappelle celui de Rheingold, qui va boucler la boucle, c’est le point final de la construction d’un univers qui est d’abord esthétique, qui pose l’art d’aujourd’hui comme outil pour indiquer la déliquescence du monde qui nous entoure. Il est très clair que sans références artistiques et esthétiques, sans percevoir l’idée que cette lecture part d’abord d’une vision esthétique du monde, et part de l’œuvre d’art dans ce qu’elle peut avoir de plus incisif, avoir subversif, on passe à côté en pensant avoir affaire à un travail d’une vacuité totale. Une autre question est de savoir si le spectateur est forcé de connaître Jef Lambeaux ou Damien Hirst pour comprendre les enjeux scéniques. Je ne le pense pas, je pense au contraire que le travail théâtral a quelque chose de fascinant même  sans entrer dans un système référentiel.
La démarche de Cassiers est de trouver la substance par la forme, et par la diversité des formes esthétiques, théâtre, opéra (et dans ses images les plus traditionnelles, on le verra), danse, vidéo, cinéma, sculpture s’associent pour produire une sorte de forme syncrétique qui va faire du Ring un tableau esthétique du monde, une longue performance de seize heures, presque rituelle, qui va essayer de dire le Ring en le donnant à voir, comme on le verrait dans une salle de musée d’Art contemporain.
Ainsi de ce Crépuscule, qui va d’abord dire la violence, avec dans les vidéos ces corps tordus, dont on distingue les formes avec peine, distendus, torturés, ces visages effrayés ces bouches béantes, qui apparaissent de temps à autre dans les vidéos, avec le feu, la mort

Présence du sang ©Monika Rittershaus

et le sang omniprésents, le sang sur la manche du costume de Gunther, le feu comme motif pratiquement continu des vidéos en arrière plan, la mort comme un leitmotiv ordinaire de l’activité humaine des Gibichungen, dont le palais est simplement figuré par un podium qui se transforme en escalier lumineux, et dans les marches-vitrines, comme dans du formol, des corps disloqués comme autant de trophées, copie directe du travail du sculpteur anglais Damien Hirst.

Scène de l’acte I de Götterdämmerung, les corps dans leurs vitrines       ©Monika Rittershaus
Isolated Elements Swimming in the Same Direction for the Purpose of Understanding (Right), 1991, Damien Hirst

 

 

 

 

 

Oeuvre de Damien Hirst
Out of Sight. Out of Mind., 1991 Damien Hirst

L’utilisation de la chorégraphie ( pour montrer les effets du Tarnhelm ou pour figurer Grane dans l’acte I) est assez efficace et se double aussi d’allusions cinématographiques, Siegfried dans la scène finale de l’acte I est un personnage à mi chemin entre Dark Vador et le Moine noir, elle accentue l’effet “cérémoniel”, ritualisé du rythme des mouvements. Guy Cassiers a voulu que le rythme, sans doute en accord avec le chef d’orchestre, soit assez lent, aussi bien dans les mouvements des masses que ceux des protagonistes: la scène de Waltraute est à ce titre emblématique, les deux personnages prenant comme des poses avec des mouvements ralentis (notamment quand l’une se réfugie dans les bras de l’autre). La nature des costumes (de Tim Van Steenbergen) que certains trouvent hideux, mais qui sont à mon avis efficaces dans le traitement des tableaux et des ensembles, accentue et la symbolique: un anneau qui est une sorte de gant brillant, assez visible et volumineux, des costumes des Gibichungen dont le haut rappelle les culottes de peau bavaroises et une certaine image des phénomènes de groupe violents, des costumes de Gunther et Gutrune tirants sur le rouge ou le bordeaux (alors que les autres sont gris), avec des hauts de forme, isolant du même coup le frère et la soeur, Brünnhilde revêtant une  robe à longue traîne qui se coule sur les marches, ou qui enveloppe le rocher ou recouvre Siegfried qui dort et qu’elle va réveiller en un beau mouvement qui rappelle le réveil de Brünnhilde dans Siegfried. les gestes ne sont jamais brutaux, jamais rapides, toujours lents et étudiés, et il en va aussi de la sorte dans le traitement des groupes, aux poses fixes sur les escaliers, disposés face au public ou sur les côtés, avec une composition étudiée.

Cassiers compose des images, et des images très “opératiques”,

Robes à longues traines (ici Waltraute est Marina Prudenskaia) ©Monika Rittershaus

les divas avec leurs robes à longue traîne sur un escalier entourée de groupes qui prennent la pose, c’est incontestablement une image voulue de l’opéra de toujours, rajoutez les vidéos mouvantes et étranges, les figures effrayantes qu’on distingue en arrière et les éclairages étudiés, et vous devinez la volonté marquée de créer un univers, de créer quelque chose qui finit par fasciner, telle cette image très “grand opéra” de Brünnhilde:

Brünnhilde ©Monika Rittershaus

Dans sa volonté de ritualiser l’histoire, mais aussi l’opéra comme genre, enfermé dans l’inscription du mythe dans des images étranges et pénétrantes, en l’éloignant de l’aventure humaine et en en faisant une grande aventure emblématique de notre violence de la disparition de toute valeur et de notre ruine, Cassiers dit un peu la même chose que Kriegenburg à Munich avec un choix à l’opposé: Kriegenburg inscrit le Götterdämmerung dans notre monde, le monde crépusculaire de l’après Fukushima ou celui décadent des Gibichungen noyés dans la perversion de l’argent et du sexe. Cassiers mythifie la ruine du monde, perverti par la mort, la violence et le sang, et en construit des images frappantes grâce aux éclairages, grâce à l’appui sur tous les arts: sans chercher à déchainer les passions des gardiens du temple, je vois ce travail comme une démarche avec les moyens du jour, assez parallèle à celle de Wieland Wagner en son temps.
Car il est faux de dire aussi qu’il n’y a pas de travail sur les acteurs, car les positions, les gestes, les mouvements assez hiératiques souvent sont au contraire précis, étudiés, et ne laisse en aucun cas les chanteurs livrés à eux-mêmes. Ils sont prisonniers de leurs mouvements, qui utilisent aussi les accessoires (le rocher de Brünnhilde est assez acrobatique et doit être utilisé pour que la traîne de la robe s’y inscrive par exemple…). Rien de moins improvisé, même si çà et là il y a quelques maladresses comme la sortie de Hagen, puis son retour dans la scène finale.
La scène finale justement, à la fois grandiose et dérisoire (le saut de Brünnhilde sans le bûcher a un côté Tosca sur le Château Saint Ange un peu réducteur, après une grande scène, où au centre des regards fixes de la foule présente en scène, Brünnhilde grimpe au sommet de l’escalier “vitrines” et se jette dans le vide et le feu), mais l’idée de faire tomber des cintres la sculpture monumentale de Jef Lambeaux, Les passions humaines, l’inscrivant dans le cadre de scène, comme elle l’est au pavillon de Victor Horta à Bruxelles. Dominée par la mort au sommet, le relief représente les légions perdues d’hommes et de femmes dénudées représentant la mort, le suicide, la guerre, le Christ en croix, c’est à dire une sorte de vision générique du monde perdu par ses passions, c’est à dire ce que Götterdämmerung peut pressentir d’un monde complètement livré à ses instincts, sans plus aucune régulation. Cassiers a déjà utilisé cette sculpture dans Rheingold, en projection, en arrière plan prophétique, en fermant la scène et en en imposant l’image et la monumentalité en relief au spectateur, il inscrit à la fois le mythe wagnérien dans une sorte d’immortalité de la pierre, une “Ktèma eis aei”(κτῆμα εις ἀεί) (un bien pour toujours) l’expression est de l’historien Thucydide et sa production du Ring comme un immense tableau vivant racontant l’histoire de la chute de l’homme. Une vision encore plus terrible que celle de Kriegenburg qui se termine tout de même par une note plus ouverte.
Au total, et comme toujours lorsqu’on sent qu’un spectacle vaut plus que ce qu’on en dit et qu’il dit plus que ce qu’on en voit de prime abord, il faut saluer une démarche très différente de ce qu’on a vu par ailleurs, très théorique, voire abstraite, voire totalitaire, qui réussit à exercer fascination et intérêt, et qui en tous cas ne laisse pas d’interroger. C’est bien là l’intérêt du théâtre: poser des questions sans forcément donner les réponses.
À la question sans réponse de la scène, correspond un parti pris musical que beaucoup ont apprécié à Berlin sous la direction de Barenboim. À Milan, à cause de la blessure au dos de Daniel Barenboim qui voulait se réserver pour le Ring complet de juin, c’est Karl-Heinz Steffens qui a dirigé, choisi par Barenboim évidemment. Je n’ai pas trouvé sa direction “moyenne” comme l’a écrit Carla Moreni sur le journal “Il sole 24 ore”. Certes, elle manque quelquefois de dynamique et de relief, au début notamment; certes, le tempo est très lent, mais ne suit-il pas ici une volonté de cohérence scène-fosse? Cette direction m’est apparue quand même très fouillée, très approfondie dans sa volonté de tout faire entendre (on y entend des phrases musicales que je n’avais remarquées que dans l’enregistrement de Karajan) et plus on avance dans l’oeuvre, plus elle s’impose, elle impose sa couleur, son rythme, et l’œuvre impose sa grandeur.
L’orchestre de la Scala suit avec beaucoup de précision, notamment dans les cordes et les bois. Souvent (mais pas toujours) les cuivres et notamment les cors, bien sollicités, restent hélas problématiques. Il en résulte une prestation considérée comme indifférente au début, mais qui peu à peu réchauffe le public qui fait un triomphe au chef à la fin. Karl-Heinz Steffens n’a pas démérité, et il a bien porté le spectacle. Nul doute évidemment que Daniel Barenboim présent dans une avant-scène et très attentif à l’orchestre qu’il regarde sans cesse portera le tout à l’incandescence, mais nous n’avons pas d’amertume: Steffens a fait plus que le job.
La distribution assez semblable à celle de Berlin est globalement très honorable, même si certains chanteurs sont apparus plus problématiques, à commencer par Lance Ryan, dont la fréquentation des Siegfried à répétition a fini par altérer la voix et la technique; s’il est un chanteur toujours très engagé et très à l’aise en scène, il aborde le Siegfried du Götterdämmerung, qui demande plus de lyrisme, plus de legato que le Siegfried de Siegfried, et des aigus encore plus ravageurs parce qu’insérés dans un discours sans préparation ni passages (au deuxième acte), avec un problème d’émission, avec un chant dans la gorge qui donne un son désagréable et nasillard, et avec en quelque sorte, plusieurs voix, dont tout de même quelquefois la voix naturelle et juvénile qui était tant appréciée dans son Siegfried (de Siegfried): il en résulte d’innombrables problèmes de justesse, de très vilains sons, un chant mal contrôlé. À mon avis, il vaudrait mieux qu’il renonce à Götterdämmerung. Je connais ce chanteur depuis une quinzaine d’années, je l’ai entendu plusieurs fois dans Götterdämmerung (dont à Karlsurhe où il était en troupe dans la mise en scène de Denis Krief et à Valencia avec la Fura dels Baus), c’était très honorable, voire remarquable. Ici, on en est très loin.
La Gutrune d’Anna Samuil est aussi insuffisante, cette chanteuse, en troupe à la Staatsoper de Berlin, est un authentique soprano lyrique, de bonne facture, et très attentive au style. Gutrune est surdimensionnée pour sa voix, trop légère, perdue dans les ensemble ou dès que l’orchestre est un peu fort: elle est immédiatement couverte. Elle ne démérite pas parce qu’elle est une vraie artiste, mais Gutrune n’est pas pour elle.

Alberich et Hagen ©Monika Rittershaus

Mikhail Petrenko en Hagen faut beaucoup discuter, où est le grand Hagen qui domine de sa voix de basse terrible un plateau écrasé (notamment au premier acte, ou pendant l’appel aux compagnons du deuxième acte)? J’avais noté à Aix et Salzbourg en la regrettant, sa voix trop claire, trop légère pour le rôle, en reconnaissant la justesse et l’élégance du chant et surtout son engagement et son intelligence scénique. J’ai un peu évolué. Certes la voix reste un peu claire et cela se note dans les ensembles et notamment avec le chœur, mais le chant est tellement intelligent, tellement interprété, le personnage tellement juste (un personnage jeune, un peu un double de Siegfried – même coiffure!-) qu’il a sa place dans cette vision où Hagen est un méchant certes, mais parmi d’autres méchants dans un monde où ils le sont tous. Et la scène avec Alberich prend un relief inattendu où les deux voix sont bien différenciées, où l’on voit les deux générations: l’effet dramatique est garanti, d’autant de Johannes Martin Kränzle est remarquable de justesse:  il fait sentir à la fois son ancienne puissance, mais aussi sa fatigue, son angoisse et on sent qu’il “passe la main”. Alors, oui à un Hagen jeune à peine sorti du moule, face à cet Alberich presque clochardisé, le soleil noir des épisodes précédents.
Gerd Grochowski  est avec Iain Paterson un des Gunther de grand relief aujourd’hui, un jeu impeccable, engagé et un chant intense et particulièrement présent, dans son personnage pathétique et médiocre: les costumes de Gutrune et Gunther soulignent à la fois le décalage de ces deux personnages par rapport aux enjeux et leur isolement. Grochowski gagne peu à peu en intensité: belle scène du serment du sang, bel engagement au troisième acte, et un soupçon de distance, de celui qui ne comprend pas bien ce dont il est question, au deuxième acte, tout cela est joué et dit avec beaucoup de subtilité, et c’est remarquable.
Nornes (Margarita Nekrasova, Waltraud Meier, Anna Samuil) et Filles du Rhin (Aga Mikolaj, Maria Gortsevskaya, Anna Lapkovskaja) sont tout à fait honorables. Les voix des Nornes dans un tableau assez classique autour du rocher de Brünnhilde sans la force de certains prologues du Crépuscule -Kriegenburg, Kupfer-, avec une deuxième Norne de luxe (Waltraud Meier) se conjuguent bien ensemble dans une lenteur assez pesante. Les Filles du Rhin qui chantent souvent juste devant la rampe ont un son clair et puissant, un petit peu moins évanescent que d’habitude, mais elles sont dans l’ensemble très présentes et assez séduisantes dans cette version plus marquée que d’habitude.
Waltraud Meier est deuxième Norne mais aussi Waltraute, et comme d’habitude, une Waltraute intense, soucieuse de dire le texte avec un sens du détail et de l’accent qui confondent toujours. Les deux sœurs sont impériales, sur ce rocher qui devient une sorte de lieu très étroit et inconfortable de la confrontation, la rupture à la fin de la scène est marquée par une montée de Brünnhilde en haut en se retournant vers le fond et tournant le dos à sa sœur, avec des attitudes altières, pas de violence exprimée par les gestes, mais par les regards, les positions du corps, et une manière tout à fait impressionnante de dire le texte. Grandiose.
Très impressionnante, et très singulière la Brünnhilde de Irene Theorin; cette chanteuse, découverte à Bayreuth quand elle a succédé à Nina Stemme dans Isolde, a su s’imposer dans sa manière très personnelle d’aborder le rôle de Brünnhilde, moins incandescente que sa compatriote Nina Stemme mais plus distanciée, plus intériorisée, avec un chant complètement contrôlé dans toutes ses nuances, réussissant à faire de son monologue final (avant l’embrasement) un vrai moment d’intimité. Sa tenue sur la scène en fait un personnage qui impose et s’impose, notamment au deuxième acte alors qu’on voit quelquefois la femme brisée entrer en scène, elle garde en elle ce reste d’immortalité, elle porte en elle son passé et le passé des épisodes précédents. La voix est, quand il le faut, puissante, les aigus triomphants, mais elle est surtout expressive, colorée, modulée et tire les larmes à la fin. Une très grande performance, imposant un style inédit: on avait déjà remarqué ce parti pris dans le troisième acte de Siegfried. Il est ici pleinement assumé avec une prise totale sur le public, subjugué: plus de bavardages, plus de mobiles, plus de sorties intempestives, les spectateurs sont fascinés par ce jeu et cette voix.
Et ainsi la Scala a clos son Ring, après les errances du Ring précédent (une version concertante et deux metteurs en scène) et celui non terminé de Luca Ronconi et Sawallisch dans les années 74-75: il y a à la Scala une très grande tradition wagnérienne, contrairement à ce que beaucoup croient et l’un des grands Ring du siècle précédent fut celui de Furtwängler  en 1950 avec Max Lorenz et Kirsten Flagstad dont la maison garde la mémoire. On peut dire que ce Ring fait honneur à la tradition, et que ce Götterdämmerung malgré réserves et discussions peut être considéré comme une référence. Si vous avez le temps, il y a encore des places jusqu’au 7 juin, allez-y, et si vous avez les moyens, allez voir l’ensemble de la Tétralogie à partir du 17 ou du 24 juin.
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“Les passions humaines” de Jef Lambeaux

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TRISTAN UND ISOLDE le 26 juillet 2012 (Dir.mus: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Pour la sixième et dernière série de représentations de cette production de Christoph Marthaler et dirigée par Peter Schneider (la prochaine en 2015 sera dirigée par Christian Thielemann) quelques rappels s’imposent.
Dès la première série, en 2005, le chef choisi, Eiji Oue est apparu assez problématique pour ne pas être réengagé, c’est Peter Schneider, un habitué de Bayreuth qui a repris la direction musicale dès 2006 et qui a dirigé chaque année. En 2005 et 2006, Nina Stemme était Isolde, mais elle a renoncé aux reprises, et c’est  Irene Theorin, suédoise comme Stemme, qui assuré toutes les Isolde depuis 2008. Robert Dean Smith est Tristan depuis 2005. Kwanchoul Youn, qui était Marke en 2005 et 2006, a repris le rôle cette année en remplacement de Robert Holl qui avait assurée les séries depuis 2008.
Michelle Breedt est la Brangäne de cette production depuis 2008.
En fait depuis 2008, la distribution est stable. Les reprises ont été assurées avec un relatif succès: la production étant déjà ancienne, le public est seulement moins curieux de ce Tristan.
Pour cette dernière série, on a plaisir à retrouver le rituel de Bayreuth écrasé par la chaleur, avec les inévitables petits changements: le parking réaménagé, l’apparition dans le kiosque à saucisses vanté par Colette de saucisses au homard, la disparition de la seconde société de soutien apparue l’an dernier pour faire pièce à la puissante Société des Amis de Bayreuth, fâchée avec la Direction bicéphale du Festival, et depuis réconciliée, puisque les sœurs Wagner étaient présentes à l’assemblée générale pour l’annoncer et prévoir un avenir apaisé.
Au programme des prochaines années, de nouveaux espaces de répétitions, et une restauration du théâtre, progressive jusqu’en 2020 pour éviter de fermer. On a annoncé des Meistersinger pour 2017 (Gatti?), on a annoncé aussi que la programmation jusqu’à 2020 était arrêtée, et que le Ring 2013 était complètement distribué contrairement aux dires de la presse (sic), et les festivités 2013 calées (il y a même un concours de Rap wagnérien…) et les représentations des opéras de jeunesse (en collaboration avec Leipzig) avant le festival 2013 dans la Frankenhalle dont un Rienzi dirigé par Christian Thielemann.

Revenons à Tristan version 2012, que rien ne prédisposait à être différent des éditions précédentes: et pourtant, petit miracle, cette première représentation est l’un des plus beaux Tristan vus à Bayreuth. Soulignons d’abord encore et toujours l’intelligence de la mise en scène, réglée par Anna Sophie Mahler, un travail d’une grande précision, d’une grande finesse, et d’une sobriété remarquable. Certes, on y retrouve l’ironie de Marthaler (les gestes mécaniques, le jeu des chaises renversées du 1er acte, celui sur les interrupteurs du second, celui sur les néons du troisième qui s’allument en tremblotant quand la passion de Tristan mourant est à son comble) mais aussi des idées splendides comme la première scène du second acte, où Isolde impatiente cherche à faire signe à Tristan avant le moment voulu, entame une sorte de valse solitaire, ou ce duo où le jeu s’arrête pour laisser place à la musique, se limitant à des gestes essentiels qui prennent alors une importance démesurée (la fameuse scène du gant, ou bien celle où Isolde dégrafe la veste de son tailleur, que Marke dès son irruption s’empresse d’agrafer de nouveau, ou les regards méprisants de tous sur Melot et enfin la magnifique mort, qui s’achève sur une Isolde qui s’installe sur le lit médicalisé où gisait Tristan,  en se recouvrant d’un drap linceul. Images inoubliables qui font de cette mise en scène de Tristan une des grandes références d’aujourd’hui et qui va sans nul rentrer dans l’histoire de la mise en scène wagnérienne.
Ce qui a changé cette année, c’est l’empreinte musicale. Peter Schneider a la réputation d’un “Kapellmeister” de bon aloi, pas très inventif et toujours très sage. Ce n’est pas de lui qu’on attend une surprise et c’est de lui que vient l’immense surprise de la soirée. Avec un orchestre en état de grâce, sans une faute, sans une scorie (les cors! les cordes!, le cor anglais au troisième acte, autant d’éléments qui ont déjà donné le ton de la soirée), Peter Schneider impose une version assez lente, parfaitement en phase avec la mise en scène, presque ritualisée de Marthaler , il fouille chaque détail de la partition, en proposant des solutions inattendues: le final en suspension du 1er acte, qui a stupéfié le public, un second acte éblouissant, avec des prises de risques à l’orchestre sur les cordes et des équilibres inhabituels qui ne laissent d’étonner et d’enthousiasmer, un prélude du 3ème acte d’une longueur inhabituelle, où le défilé des compagnons de Tristan devant le lit prend l’allure d’un hommage funèbre au rythme d’une musique qui devient litanie, une mort d’Isolde profondément symphonique,  où Isolde sussure une mort qui devient en même temps mort du chant. Oui, ce soir, Peter Schneider a fait un grand Tristan, une vraie référence musicale, enrichie par l’acoustique du théâtre et de la fosse, qui même après 35 ans de pèlerinages successifs est toujours objet d’émerveillement. A cette direction exceptionnelle, correspond une distribution qui s’est surpassée: Irene Theorin, chante avec un engagement et une intensité peu communes, la voix est beaucoup plus homogène, les graves sortent, le centre est d’une largeur inouïe, et les aigus sont triomphants, même si (quelquefois seulement) un tantinet criés, comme on le remarque chaque année; elle est cette année une très grande Isolde, très engagée dans le jeu et qui réussit une incroyable mort, noyée dans le flot orchestral, elle se fond, on l’entend certes, mais on l’entend mourir, et le Lust final devient presque un son supplémentaire de l’orchestre qui s’étiole. Magistral car joué sur une voix sans doute fatiguée par la performance, mais en même temps intensément présente. Bouleversant.
A ses côtés, Robert Dean Smith, plus en forme cette année, a toujours cette voix claire qu’on croit légère et courte, mais dont la clarté et le timbre cachent une forte résistance et une grande intensité. Acteur exceptionnel (son troisième acte est anthologique), il réussit jusqu’au bout à maintenir une tension extraordinaire, à jouer avec le volume de l’orchestre qui lecouvre quelquefois, mais dès que la voix est découverte, alors, on sent l’engagement, la couleur, le jeu même sur l’intonation, sur le texte (dit à la perfection). Une immense performance.
Kwanchoul Youn est un  Marke sonore, puissant, mais ce chanteur, quelquefois un peu froid et distant, a acquis en Marke une humanité qui se lit dans la voix et la manière de chanter, de prononcer les mots, de dire le texte, de le colorer, de l’adapter à la situation. Ce n’est plus seulement un Marke bien chanté, c’est un Marke souffrant qui tire les larmes, d’autant plus fortement que dans son costume gris de premier secrétaire d’un parti communiste des années 50, il affiche extérieurement une sorte de fixité, de distance, qui multiplie encore l’écart entre cette apparente distance et un chant littéralement habité.
Michelle Breedt ne m’enthousiasme pas en Brangäne notamment au premier acte, mais reconnaissons que son deuxième acte est somptueux, avec des Gib’Acht charnus, sonores, parfaitement intégrés à l’orchestre.
La voix de Jukka Rasilainen m’était apparue un peu ternie l’an dernier, mais si son premier acte est effectivement un peu terne, il se réserve pour son troisième acte,  scéniquement et vocalement impressionnant: d’une intensité, d’une humanité peu communes dans son rôle de vieillard écrasé de douleur: il remporte un triomphe mérité, en bien meilleure forme que l’an dernier.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche.
Ainsi, voilà un miracle comme Bayreuth nous les réserve. On ne s’attendait qu’à un Tristan de bon niveau, mais sans surprise, et l’on a un Tristan en tous points exceptionnel, un moment intense d’ivresse wagnérienne. Ce qu’on attend de vivre à Bayreuth et qui n’est pas hélas, toujours garanti.

WIENER STAATSOPER 2011-2012: TANNHÄUSER de Richard WAGNER (Ms en scène: Claus GUTH, Dir.mus: Bertrand DE BILLY)

Là aussi les programmations se croisent, une semaine après la Scala, une autre mise en scène de Claus Guth, un Tannhäuser qui a marqué à sa création en 2009-2010.
En trois jours, Femme sans ombre (Production 1997), Tannhäuser et Tosca (avec Nina Stemme et dirigé par Franz Welser-Möst dans la mise en scène de Margherita Wallmann, qui je crois remonte aux année 50. Voilà le système de répertoire. Je suis depuis avoir vécu en Allemagne convaincu de la supériorité du système de répertoire (250 à 300 soirées, un spectacle différent chaque soir en alternance, une cinquantaine de productions dont cinq à six nouvelles productions, quelques reprises retravaillées et le reste sans répétitions particulières, avec des chanteurs en contrat mensualisés (la troupe) sur celui de la stagione, qui a cours en France et dans l’Europe du Sud (avec Belgique et Pays Bas en plus) qui affiche que des nouvelles productions ou des reprises retravaillées, avec un système de cachets mais moins de représentations (une soixantaine à Lyon, 25 à 30 à Montpellier etc…) , sans troupe, les chanteurs étant recrutés pour chaque production. Le système de la stagione garantirait un niveau de représentation supérieur, un travail plus approfondi, des répétitions plus nombreuses. D’abord ce n’est pas toujours vrai. Le répertoire permet de maintenir un public régulier, abonné, et permet une meilleur irrigation du territoire: si en Allemagne vous avez envie d’un Tristan, au moins un théâtre dans un rayon de 50km autour de vous le proposera dans l’année. A Lyon, ou à Genève, il faudra attendre dix, quinze ans peut-être avant d’en revoir un. Cherchez l’erreur. Nul doute que pour l’irrigation du public et son éducation, le système de répertoire, très fidélisant (autour de la troupe) permet une meilleure accessibilité.
Quand il s’agit de Vienne, avec l’orchestre de fosse qui est la base du Philharmonique de Vienne (Rainer Küchl était pour ce Tannhäuser le premier violon solo), avec un directeur musical qui possède à son répertoire personnel une cinquantaine de titres, et où chaque année passe, répertoire ou non, le Gotha du chant mondial, alors il n’y a même pas à hésiter. Avec une subvention d’Etat de 50M/€ (Paris aux alentours de 120M/€), l’opéra de Vienne assure son métier de théâtre public, au service du public.
Alors on pourra dire qu’il y a des soirées piteuses à Vienne quelquefois (sur 300 soirées, on peut penser que quelques unes ne soient pas à la hauteur) qu’il y a un orchestre A et un orchestre B, que les musiciens se font remplacer etc…En tous cas les deux soirées vues à Vienne ont été musicalement sans reproche (à chaque fois l’orchestre n’avait répété qu’une fois, pourtant) car l’orchestre a ce répertoire dans le sang, dans les gènes, et il est rompu à l’alternance. On peut aussi reprocher l’âge des productions. Certes, j’avais vu en 1980 la Tosca donnée ce soir 19 mars, on en était déjà à l’époque à la 275ème représentation dans cette mise en scène. Oui, mais la production de Bondy à la Scala est-elle forcément plus intéressante? Je n’en suis pas si sûr.

Et ce Tannhäuser? Claus Guth n’a pas signé là à mon avis un de ses spectacles les plus marquants. L’idée est que Tannhäuser où qu’il soit est en opposition au monde: au Venusberg, il veut partir, chez le Landgrave, il s’inscrit en opposition, à Rome, il est singularisé parce que le Pape ne pardonne pas. Partout le rejet, volontaire ou provoqué. alors on assiste aussi à une représentation de Venus et d’Elisabeth en deux faces de la même femme, dédoublement assez commun, puisque même les rôles peuvent être assumés quelquefois par la même chanteuse. Il inscrit aussi l’action dans des lieux symboliques, à la fois par leur statut et par ce qu’ils appartiennent aux lieux connus de la ville de Vienne. Le Venusberg est un bordel, (figuré par l’Hôtel Orient, bien connu d’un certain monde viennois) d’où sortent d’ailleurs les amis de Tannhäuser (morale de l’histoire: ils attaquent Tannhäuser au deuxième acte par là où ils pèchent eux-mêmes au premier), c’est du déjà vu. Au deuxième acte la “teure Halle” est le foyer de l’Opéra de Vienne le “Schwindfoyer”, ce qui se comprend pour un concours de chant, et qui fait du public qui refuse la position de Tannhäuser une sorte d’image du public fermé  traditionnel, et conformiste. Le troisième acte se déroule dans un hôpital psychiatrique,  au décor figurant le Otto Wagner Spital, là encore connu des viennois. Ainsi le chœur des pélerins est un chœur de malades mentaux. Wolfram y cherche à se suicider au pistolet, mais l’entrée de Tannhäuser l’en empêche; Elisabeth à la fin  de son air s’y suicide d’ailleurs, en s’empoisonnant. Pas de rédemption divine, mais une rédemption par la mort. Les idées développées ne brillent pas par l’originalité, et les scènes sont statiques, il ne se passe pas grand chose, à part quelques jolies images.
C’est assez décevant au total, alors que l’aspect musical est vraiment  au point. Même si on peut ne pas partager l’approche du chef, Bertrand de Billy. l’orchestre est particulièrement tenu, de manière très serrée, et les chanteurs suivis avec une scrupuleuse attention, il en résulte un son orchestral charnu, une très belle mise en relief des pupitres (ah! les cors…Ah! le violon solo de Küchl! Ah! les bois! ) sans véritablement pour mon goût un véritable engagement interprétatif, mais un vrai travail de “concertazione” comme disent les italiens. Que ce résultat plus qu’honorable soit obtenu après une seule répétition laisse rêveur, et que le chef soit un français, Bertrand de Billy, qui ne dirige jamais nulle part en France, cela en dit long sur nos programmateurs ou nos responsables d’orchestres. On peut, je l’ai dit, ne pas partager certaines options, mais ce travail de direction est vraiment d’une précision rare, et Bertrand de Billy ferait sans doute bien mieux que bien des chefs invités à diriger dans notre opéra national. Je trouve cela ridicule, avant que scandaleux.

Le plateau, très homogène, a assuré une représentation de très haut niveau, à commencer par le Tannhäuser de Peter Seiffert.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Voilà un authentique ténor wagnérien. Il en a la carure et l’épaisseur vocale, ainsi que le volume, impressionnant. Certes, pour mon goût, Seiffert en fait un peu trop sur les notes hautes tenues, et on sent qu’il fatigue, mais il se donne à fond, il s’engage vocalement comme rarement on le voit sur les scènes,  il ne fait aucune économie sur sa voix, toujours à son maximum. Vraiment remarquable.
Le Landgrave de Sorin Coliban a la voix solide, mais il manque un peu de présence. Il n’a pas encore cette nature qui lui permettrait d’exister sur le plateau. Norbert Ernst (qui chantait la veille dans Frau ohne Schatten) et Lars Woldt composent respectivement de très bon Walther et Biterolf. Une grande maison se reconnaît à l’excellence de ses seconds rôles.

 

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Mais on garde pour la fin le magnifique Ludovic Tézier, qui compose un Wolfram intense et émouvant, avec un style impeccable, un contrôle sur la voix parfait, cette remarquable prestation occasionne évidemment un gros succès personnel et une belle ovation finale. Ainsi la France possède-t-elle deux Wolfram de grand niveau, Ludovic Tézier et Stéphane Degout; beau temps pour le chant français.
Du côté féminin, notons d’abord la jeune Valentina Naforniță: splendide découverte qui chante un “Junger Hirt” incroyablement émouvant. Un grand moment. Une voix à suivre.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

La Venus d’Irene Theorin ne m’est pas apparue au sommet de sa forme, à moins que le rôle ne lui convienne pas , certes, la voix est là, et toujours avec un grave un peu détimbré mais sans l’aigu triomphant auquel elle nous habitués. Une prestation correcte, mais sans éclat.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Petra-Maria Schnitzler est une Elisabeth de très bon niveau. La voix n’est peut-être pas “caractéristique”, au sens où elle n’est pas très expressive a priori, mais elle chante le rôle avec solidité jusqu’au bout, avec un magnifique  troisième acte, alors que le deuxième acte qui réclame plus de volume, était peut-être un peu moins réussi. Il n’importe: l’ensemble de la distribution est solide, homogène, et accompagné surtout un choeur magnifique (uni au chœur philharmonique slovaque pour l’occasion) qui tout de même la condition sine qua non d’un bon Tannhäuser. Une telle représentation ailleurs serait considérée comme exceptionnelle, ici, c’est du répertoire, de très grande qualité, et d’une solidité musicale surprenante, grâce à un vrai chef et une compagnie de chanteurs globalement sans reproches.
A Vienne règne désormais Dominique Meyer, il est là le soir, à accueillir le public, très disponible pour chacun, bavardant, saluant, souriant, mais en même temps se montrant toujours un vrai spectateur, fan et manager. C’est suffisamment rare pour souligner cet engagement.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef” bis” (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel “Isolde” qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. “Lust” final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.