TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: DER ROSENKAVALIER DE Richard STRAUSS le 29 JUIN 2016 (Dir.mus: Zubin MEHTA; ms en scène: Harry KUPFER)

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano

On connaît ce beau spectacle d’Harry Kupfer présenté à Salzbourg en 2014 et repris la saison dernière. Il arrive cette saison à la Scala, par la vertu des opérations Salzbourg-Milan tant reprochées à Alexander Pereira, mais qui valent d’avoir là sans doute l’un des meilleurs spectacles de la saison.
Et pourtant, et c’est stupéfiant à constater, la salle était à moitié vide (au moins la Platea) et bien des loges inoccupées. Certes, l’augmentation massive des prix des billets (jusqu’à 300 €, le prix le plus élevé d’Europe) y est sans doute pour quelque chose, mais on n’a jamais vu la Scala aussi désertée. Tous le constatent, il y a un problème de public à Milan, dû sans doute à la structure de ce public, composé essentiellement de population locale (dans un rayon de 2 km disait Stéphane Lissner) et non comme on le croit trop souvent, de touristes qui se précipiteraient.
L’augmentation du nombre de représentations n’a pas ouvert à d’autres spectateurs, dans la mesure où l’augmentation des prix décourage les éventuels candidats et où la politique culturelle de l’état italien, depuis Berlusconi, a démobilisé pas mal les publics potentiels.
Il est plus difficile de reconquérir le public que de vider les salles. Certes, l’opéra reste le genre roi en Italie, mais tous les habitués de la Scala constatent, malgré des spectacles de bon niveau, que la salle n’est pratiquement plus jamais pleine, et que l’on brade les billets les deux ou trois derniers jours avant les représentations. Ce n’est pas seulement la Scala qui est en cause, d’autres institutions dans d’autres pays vivent les mêmes problèmes, mais c’est particulièrement sensible dans une salle qui il y a quelques années encore affichait régulièrement complet. L’opéra serait-il en danger?

Il reste que le spectacle présenté, dirigé par Zubin Mehta, l’un des mythes de la direction d’orchestre, constitue une des grandes réussites de la saison. Der Rosenkavalier ya été assez souvent représenté à la Scala depuis 1952 (Herbert von Karajan avec Elisabeth Schwartzkopf), en 1961 (avec Karl Böhm et toujours Schwartzkopf – et Ludwig), en 1976 (avec Carlos Kleiber et le trio Lear, Popp, Fassbaender), en 2003 (avec Jeffrey Tate et Adrianne Pieczonka), et enfin en 2010 (avec Philippe Jordan et Anne Schwanewilms et Joyce Di Donato dans la production de Salzbourg d’Herbert Wernicke). Trois productions en 13 ans, le rythme s’accélère et montre la popularité du titre.

Acte II ©Brescia/Amisano
Acte II ©Brescia/Amisano

Harry Kupfer, ultra-octogénaire, vient de l’école de l’Allemagne de l’Est où il a travaillé dans de nombreux théâtres de la DDR, pour devenir entre 1981 « Chefregisseur » de la Komische Oper, dont il restera le directeur artistique jusqu’en 2002. Alexander Pereira, homme de fidélités artistiques, a fait appel à lui pour plusieurs mises en scène à Zürich, dont Die Meistersinger von Nürnberg (qu’on verra la saison prochaine à la Scala), et une fois à Salzbourg, l’a appelé de nouveau pour ce Rosenkavalier qui a fait les beaux soirs du Festival, dont l’œuvre est un pilier. La mise en scène installe l’intrigue à l’époque de la création (1911), dans une Vienne « fin de siècle » monumentale, la Vienne de François-Joseph, c’est à dire aussi la Vienne « fin d’Empire ». Discrètement, et sans insister, avec une certaine finesse, Kupfer raconte un peu la même histoire que celle de « Il Gattopardo », à savoir la fin de la domination de la noblesse au profit de la bourgeoisie, et l’obligation aux mésalliances pour survivre. L’image de Faninal, très bien interprété par Adrian Eröd, très juste en personnage dépassé et encore soumis aux caprices d’un Ochs pour une fois élégamment vêtu, rajeuni, plus sûr de son statut que mal éduqué, et finalement lui aussi un peu anachronique dans son sens des rapports humains qui ne considère pas l’évolution des relations sociales. C’est cette élégance dans la manière de dire les choses, accompagnée par une précision particulière dans le travail sur les personnages, Ochs bien sûr et Faninal, mais aussi la Maréchale, très retenue, réservée, déjà presque maternelle, dont Kupfer saisit « l’attimo fuggente », l’instant fugace qui la fait basculer dans la maturité. J’ai évoqué ce travail dans deux articles sur le Festival de Salzbourg, en 2014  et en 2015 , où la dominante est la nostalgie : nostalgie d’une Autriche dominante en Europe et dont l’architecture viennoise monumentale affirmait la puissance, nostalgie d’un monde où tout semblait facile et souriant, nostalgie aussi au second degré de la Vienne du XVIIIème, celle de l’impératrice Marie-Thérèse, dont la Maréchale porte justement le prénom et qui fait aussi rêver Milan qui lui doit bien des palais. De ce monde souriant et apaisé, que resterait-il quelques années après ? Que resterait-il de ce monde qui allait à la guerre comme un somnambule (pour reprendre le titre d’un fameux livre de Christopher Clark).

Mais c’est aussi musicalement que cette production désormais scaligère frappe ce soir. Habilement, Alexander Pereira a repris pour les rôles principaux la même distribution qu’à Salzbourg, excepté Sophie incarnée ici par Christiane Karg, vue à Dresde il y a deux ans sous la direction de Thielemann avec Anja Harteros, qui est un choix particulièrement bien ciblé pour composer une des meilleures distributions de l’œuvre aujourd’hui.
Krassimira Stoyanova est désormais une Maréchale qui compte dans le paysage lyrique. Elle était un peu hésitante, pas trop à l’aise avec le répertoire allemand il y a deux ans. Elle, que Bayreuth avait appelé pour Eva l’an prochain dans Meistersinger, – invitation déclinée- se refuse à abandonner les rôles italiens qui ont fait sa réputation. Néanmoins, le rôle de la Maréchale lui va parfaitement, et elle le domine pleinement désormais. On la sent beaucoup plus à l’aise, complètement maîtresse d’un texte qui exige inflexions, nuances, couleurs. La voix colle parfaitement au rôle, une voix magnifique, modulée, expressive, et qui donne au personnage à la fois une distance aristocratique, mais aussi une bonhomie particulière. J’évoquais plus haut une couleur un peu maternelle, c’est à dire un basculement vers la maturité. Krassimira Stoyanova dit tout cela, et sa réserve naturelle en scène convient parfaitement au personnage que Kupfer dessine, marqué par la discrétion et une relative distance aristocratique. Rien de démonstratif, mais de petites touches, une allure, un port qui finissent par en imposer. Vraiment la Stoyanova est désormais une grande Maréchale.
Effet de l’acoustique, rapport orchestre-plateau différent, volume de l’orchestre, on ne sait qu’imputer à une prestation de Sophie Koch moins froide et convenue qu’à Salzbourg. La voix qui est grande semble plus retenue, le personnage plus naturel, plus fluide : de toutes les soirées où je l’ai vue en Octavian, celle-ci est sans aucun doute la meilleure : c’est Octavian, sans aucune réserve, avec ses réactions brusques, son côté à la fois jeune et farouche, sa tendresse aussi. La voix est toujours là, bien sûr, mais le volume est plus contrôlé, plus maîtrisé. Il est vrai qu’à Salzbourg, Welser-Möst imposait un rythme et un volume tels qu’elle se sentait contrainte de pousser en permanence. Rien de tel ici. Elle est vraiment un Octavian de premier plan.

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

Christiane Karg était Sophie, cette chanteuse attachante a été ici la meilleure Sophie des trois (avec Mojka Erdmann en 2014 et Golda Schultz en 2015) vues dans cette production. Il y a dans ce chant la légèreté, le contrôle, la poésie, la fraîcheur : c’est elle qui se rapproche le plus de ma regrettée et préférée Lucia Popp, inégalée dans le duo de l’acte II. J’aime surtout sa spontanéité et son naturel, qui se lit aussi bien dans le chant que dans l’attitude scénique. Une Sophie de référence.

Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Ochs (Günther Groissböck) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova)
©Brescia/Amisano

Revenir sur Günther Groissböck en Ochs, c’est souligner la nouveauté de cette interprétation et de la vision du personnage. Habituellement – et l’Ochs le plus fréquent des années précédentes, Peter Rose (excellent au demeurant), en était la preuve – Ochs est un hobereau ignorant des règles policées de la vie aristocratique citadine. L’Ochs de Groissböck est vocalement remarquable, comme toujours dans les rôles qu’il aborde, beau timbre, voix puissante, volume, contrôle, intelligence du texte. Mais c’est surtout le personnage qui évolue, plus jeune, moins brutal, mieux habillé, mais en décalage par rapport aux usages et à la situation sociale du moment. Un Ochs hobereau vulgaire convenait au XVIIIème, l’Ochs de Groissböck refuse de voir les évolutions du XXème siècle et de la situation de l’Empire, refuse de voir que l’aristocratie ne peut plus faire « comme si », et Kupfer a bien cerné le personnage, plus obtus que vulgaire : voulant épouser Sophie par besoin financier, il représente cette relation typiquement aristocratique à l’argent dans l’ancien régime, qui se dépense sans se gagner, au contraire de ce que représente Faninal, la réussite et l’argent gagnés par le travail, la bourgeoisie besogneuse qui explose au XIXème siècle.

Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano
Faninal (Adrian Eröd) Sophie (Christiane Karg) ©Brescia/Amisano

On croirait justement Faninal conçu directement en fonction d’Adrian Eröd, l’interprète du jour. Physiquement par son physique plutôt malingre il s’oppose à Groissböck, grand gaillard musclé. A cette opposition physique correspond aussi une opposition vocale, de volume et de couleur. Eröd n’a pas une voix volumineuse et on le lui a reproché dans cette production, même si Welser Möst dirigeait très fort. Mais il a un contrôle et une élégance du chant qui tranche avec un Ochs qui porte bien son nom vocalement ( le bœuf). Et donc l’opposition entre les deux personnages est bien construite, juste scéniquement et vocalement. Eröd est un artiste intelligent qui sait ce que texte veut dire et la direction de Mehta n’étouffe pas sa voix. Comme d’habitude, la prestation est très satisfaisante. J’apprécie ce chanteur qui incarnait à Bayreuth un Beckmesser très intéressant il y a quelques années.

Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano
Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Ein Sänger (Benjamin Bernheim) ©Brescia/Amisano

Der Sänger, le chanteur italien, est évidemment un petit rôle, mais confié dans tous les enregistrements à des ténors très célèbres, qui aident à faire vendre. De fait, le bref épisode du chanteur italien est quasiment un “pezzo chiuso” puis pezzo “interotto” qui dérange, comme pour empêcher l’artiste de monter à l’aigu. Et l’air n’est pas si facile : je me souviens de Marcelo Alvarez distribué à la Scala dans la production Wernicke s’écrabouillant de belle manière, sans élégance, sans style, sans ligne.

Benjamin Bernheim donne ici une preuve supplémentaire de la qualité de son chant. On l’a noté dans Cassio de l’Otello de Salzbourg à Pâques avec Thielemann où il a remporté un vrai succès personnel (et justifié car il était le meilleur du plateau). Il est ici un chanteur italien vraiment impeccable : élégance, ligne, contrôle du souffle, style, mais aussi puissance et phrasé. Il serait temps de l’entendre dans des rôles plus importants. C’est vraiment un chanteur digne de la plus grande attention.

Et tous les rôles secondaires sont tenus remarquablement, parce qu’ils donnent vraiment l’impression d’une troupe , ce qui est singulier à la Scala, et qu’ils se sentent à l’aise. À commencer par Annina ( Janina Baechle) et Valzacchi (Kresimir Spicer) dans une belle composition et avec une vraie présence. Les interventions de Janina Baechle à l’acte III sont vraiment claires marquées d’un aigu puissant et d’un bel allant. Même chose, en un peu plus pâle de la Marianne Leitmetzerin de Silvana Dussmann . Le Polizeikommissar de Thomas Bauer s’en tire bien, même si il n’a pas la présence de Tobias Kehrer à Salzbourg. Seule ombre au tableau, les interventions des trois orphelines, issues de l’accademia di perfezionamento del Teatro alla Scala, sont décalées, mal coordonnées, pas en mesure et les voix fusionnent mal : cela gêne vraiment beaucoup.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Mais l’ensemble de la distribution répond quand même à l’exigence d’un Rosenkavalier de grand niveau, à quelques détails près, parce qu’il y a un maître d’œuvre qui s’appelle Zubin Mehta. Il aborde l’œuvre avec un tempo plus lent que Welser Möst, mais tellement moins agressif, tellement plus rond, laissant tellement respirer les chanteurs que la couleur change complètement. Il y a dans cette manière de lire la partition quelque chose d’indulgent, de souriant qui frappe. Je dirais presque qu’il y a correspondance entre la couleur de l’interprétation de Krassimira Stoyanova et la couleur de cette direction, précise, mais chaleureuse et charnue.

La deuxième observation est l’extraordinaire clarté de cette lecture et le relief donné à certains pupitres, notamment les bois, favorisés par l’acoustique de la Scala, avec une fosse assez haute, mais au rendu sonore irrégulier, notamment en platea. Pour en juger encore mieux il eût fallu être en hauteur où le son est très différent et plus “fondu”. Il reste que la performance de Mehta, avec une respiration peu commune, laissant au chanteur un confort inédit, est singulière et séduisante, avec une vraie personnalité. On sent un plateau à l’aise et détendu, et une direction maîtrisée et intelligente qui construit la cohésion de l’ensemble.

On aura compris que cette soirée fut une très belle soirée, qui permet de redécouvrir la qualité d’un chef protéiforme quelquefois discuté, voire méprisé par certains, et de confirmer celle d’une production qui mériterait d’entrer au répertoire pour quelque temps, car dans son apparent classicisme et sa précision, elle raconte beaucoup de l’œuvre. Kupfer est décidément un metteur en scène encore surprenant. Mehta a 80 ans, Kupfer un peu plus. Et leur travail a une vraie jeunesse et une vraie fraîcheur. C’est dans les vieux pots…[wpsr_facebook]

Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) ©Brescia/Amisano
Octavian (Sophie Koch) Sophie (Christiane Karg) Die Feldmarschallin (Krassimira Stoyanova) Adrian Eröd (Faninal)©Brescia/Amisano

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: RUSALKA de Anton DVOŘÁK le 15 DÉCEMBRE 2014 (Dir.Mus: Vladimir CHUDOVSKI; Ms en scène: Stephan HERHEIM)

La fête au 2ème acte (à Dresde)  © Matthias Creutziger
La fête au 2ème acte (à Dresde) © Matthias Creutziger

Revoir un spectacle aimé, constater qu’il n’a rien perdu de sa magie, et donc retrouver mes émerveillements de spectateur c’est un privilège qui m’a été donné à Lyon ce lundi et je vous engage à vous l’offrir pour les fêtes, puisque l’opéra se joue jusqu’au 29 décembre.
L’Univers de Stefan Herheim, norvégien vivant à Berlin, est toujours dans la plupart de ses spectacles construit sur deux piliers :

–       le concret : ses décorateurs prennent un soin jaloux à reconstituer un salon (Parsifal à Bayreuth), une chambre d’hôpital (Bohème à Oslo), une rue (Rusalka à Bruxelles et Lyon) avec une exactitude maniaque, jouant des espaces grâce à des jeux d’ombres (Meistersinger à Salzbourg) ou des miroirs (Parsifal ou Rusalka), multipliant les effets d’illusion.

–       La magie du théâtre : Herheim aime à jouer des effets de théâtre, illusion, changements à vue virtuoses, brutaux changements d’éclairages.

Formé à l’école de Götz Friedrich, Herheim s’empare avec parcimonie des armes d’aujourd’hui, vidéo, numérique, réalité augmentée. Ici le monde aquatique est parfaitement suggéré par des projections vidéo, mais c’est le seul moment où les techniques du jour sont utilisées pour créer un effet, pour le reste, c’est de la pure machinerie théâtrale. Ce qui me fascine dans ce travail c’est son côté Châtelet, c’est à dire son art de faire du spectacle, d’en mettre plein les yeux tout en construisant du sens autour du livret .
Malheureusement, ses derniers travaux sont restés pour moi en deçà de ce que j’avais vu il y a quatre ou cinq ans, mais cette reprise montre quel magicien il sait être, et quelle énergie il sait faire naître sur un plateau, tout simplement parce que son travail est merveilleusement musical.
Ainsi de Rusalka, ce conte de fées ravageur inspiré de la Petite Sirène d’Andersen et de l’Undine de Friedrich de la Motte Fouqué, qui raconte l’histoire d’une ondine désireuse d’aimer et donc de devenir mortelle (car aimer est le privilège et la croix des humains) et qui découvrant le monde des hommes, en sort laminée.
Devenir mortelle ? C’est évidemment être d’abord au milieu des hommes ; il faut donc montrer un univers du quotidien humain : une rue, une église, un bar, une bouche de métro, la pluie, des gens allant et venant, ouvriers, mères avec leurs poussettes, SDF, prostituées. Le monde quoi…un univers nocturne, une humanité mécanique et comme inhumaine.

Herheim lit le livret comme l’histoire d’un homme et d’une femme qui se démultiplient de manière schizophrène, et donc adapte l’environnement à ces visions : maître des eaux et marin (le Prince) portent le même pyjama et aiment des femmes qui sont un double l’une de l’autre. Le maître des eaux lui-même est partout, même lorsqu’il ne chante pas, comme quelqu’un qui manipule toute l’histoire. Herheim lui-même fait remarquer que les personnages n’ont pas d’identité (Vodnik=maître des eaux,  Rusalka=Ondine, Jezybaba=sorcière) et que c’est en fait une facilité pour une identité diffractée et multiple, dans un mode quel qu’il soit imprégné par l’eau.

© Jean-Pierre Maurin
© Jean-Pierre Maurin

Herheim ouvre  dans un long silence prémusical, et montre ce mouvement des êtres entrant sortant et marchant dans les bruits de la rue comme des automates allant on ne sait où d’un pas décidé, dans l’humidité d’un soir évidemment pluvieux. Les hommes c’est ça. Et d’emblée, ce n’est pas très gai.
Il transforme l’histoire de l’Ondine, qui rêve d’un amour humain, d’un mari et d’une vie de couple, en un rêve de prostituée, désireuse d’une « vraie » vie. La prostitué vit une vie en marge et sans amour : en cela il la rapproche de la vie de l’Ondine, confinée dans un monde aquatique en marge du monde humain. Mais le conte est cruel. Il n’y a pas d’amour vrai et l’on ne peut se libérer de son monde ni de son état. Pour nous l’asséner, il va jouer en permanence sur plusieurs niveaux, de la réalité au rêve, dans une sorte de tourbillon, pour revenir à la réalité la plus sordide à la fin. La réalité, c’est la prostituée dans sa rue. La métaphore, c’est la même rue vue comme un monde du fond des eaux, avec ses algues et ses sirènes, avec son génie des eaux. Le rêve, c’est le Prince charmant et son palais, encore dans la même rue qui se transforme en une fête éblouissante impliquant scène salle et fosse au 2ème acte, un bal de monstres marins sympathiques ou de personnages difformes qui font penser un peu à la Cendrillon de Maguy Marin..

Rêve de mariage Dmytro Popov (Prince) et Camilla Nylund (Rusalka) © Jean-Pierre Maurin
Rêve de mariage Dmytro Popov (Prince) et Camilla Nylund (Rusalka) © Jean-Pierre Maurin

Dans chaque ambiance, les mêmes personnages changent de statut. Dans le monde réel, le prince est un marin qui passe (un marin… toujours l’eau évidemment), le génie des eaux est un employé de bureau qui rentre chez sa mégère de femme. Ce ne sont que jeux de doubles, où plusieurs vies se déroulent en parallèle, se heurtent, se rencontrent, se détruisent mutuellement. C’est bien là la magie de ce travail qui laisse son espace à l’univers du conte, ou plutôt de l’imaginaire ou de la fantasmagorie mais qui en même temps construit une sorte de roman noir. Le Prince ne supporte bientôt plus l’érotisme glacé de l’Ondine qui ne connaît pas les secrets du plaisir et qui d’ailleurs ne peut les connaître : il retournera bien vite à la femme, la princesse étrangère bien plus habile à réveiller les sens.
Tout se terminera dans un drame, dans le sang, dans le crime et la jeune ondine retrouvera son trottoir. Le monde quel qu’il soit est sordide.

Jeux de doubles © Jean-Pierre Maurin
Jeux de doubles © Jean-Pierre Maurin

Grâce à l’inventivité de sa décoratrice Heike Scheele, et les merveilleux éclairages de Wolfgang Göbbel, il nous montre un univers à la fois réaliste et imaginaire, une sorte de carrefour avec à jardin un café inspiré d’Edward Hopper s’appelant tantôt Lunatic tantôt Solaris selon qu’on est dans l’espace nocturne des esprits ou l’espace diurne de l’espoir car il ne cesse de changer les points de vue et à cour une vitrine qui variera tout au long de la soirée , soit un sex shop, soit un magasin « Pronuptia », soit une boucherie, en lien avec ce qui se passe en scène : la prostituée qui veut se marier et dont l’histoire se termine dans le sang…En bref, on ne risque jamais de s’ennuyer. La bouche de métro où traîne Jezibaba, la sorcière SDF de service devient selon qu’on est jour ou nuit, terre ou eau, un étal de fleuriste tenu par une Jesibaba petite bourgeoise et des miroirs géants changent selon leur orientation la nature de l’espace perçu par le spectateur.

Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin
Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin

Les esprits chagrins ont pu regretter une relative infidélité au livret, mais on sait depuis Bettelheim que les contes de fées cachent de terribles histoires, faites de violence et d’horreurs : en voilà l’application directe, tout en préservant par le tourbillon permanent des personnages et des décors volontairement mouvants (en un « clip clap » dit Herheim lui-même) l’idée d’une réalité impossible à saisir. Quelle est la réalité ? où est le miroir, le reflet, le réel, le rêvé…C’est ce doute-même qui est doute théâtral fondamental que Herheim nous donne en pâture.
On se souviendra longtemps de ce deuxième acte étourdissant, cette fête phénoménale qui cache en fait le drame de Rusalka, la fête est explosive et l’âme est explosée. Toute la nature de cette approche est là, dans des sables mouvants permanents, où tout bouge, comme ce reflet tremblant de la salle de théâtre, comme cette image minuscule du chef dans un coin de miroir, comme si au fond c’était là notre monde de paillettes et d’illusions, de joie factice à la Ginger et Fred de Fellini. Avec une jolie vision de la star d’opéra ou de la star de musical
À cette mise en scène virtuose, correspond un plateau qui défend admirablement l’œuvre.
Le jeune chef russe Konstantin Chudovsky après un début un peu hésitant entre lyrisme et sécheresse (il est vrai que comme souvent l’acoustique de Lyon n’est pas favorable aux épanchements lyriques), réussit à soutenir avec ferveur, chaleur et un joli dynamisme une musique aussi chatoyante qui doit beaucoup à Wagner… Cette énergie se lit au 2ème et au 3ème acte particulièrement réussis, avec un orchestre très bien tenu. À l’évidence c’est un chef à suivre, car il a réussi à donner une très belle couleur à cette œuvre en réussissant à valoriser les pupitres de l’orchestre, globalement sans aucune scorie.
Le plateau réuni est d’une belle homogénéité, à commencer par les artistes du studio de l’opéra, particulièrement valeureux, comme le chasseur (et prêtre) de Roman Hoza. Les trois fées des bois (Michaela Kušteková, Veronika Holbová, Yete Quieroz) qui ouvrent l’opéra, telles les filles du Rhin de l’Or du Rhin, elles aussi membres du studio, ont remporté un beau succès mérité et  les rôles de complément, tenus aussi par des artistes de chœurs, sont très bien défendus. C’est aussi aux « petits » rôles  qu’on juge d’une maison de qualité. Jolie Princesse étrangère de Annalena Persson, voix puissante et bien posée. La Jezibaba de Janina Baechle est vraiment remarquable dans ce rôle, la voix est sonore à souhait, avec une vraie capacité à colorer, à interpréter, et le personnage est magnifiquement campé et totalement convaincant. Magnifique timbre chaleureux et doux du Maître des eaux de la basse hongroise Károly Szemerédy, mais en même temps belle projection et surtout très belle incarnation d’un personnage à la fois manipulateur et un peu perdu. C’est vraiment une belle découverte, tout comme le ténor Dmytro Popov, voix lumineuse , bien placée, avec une diction d’une rare clarté et qui est un prince peut être pas scéniquement toujours à l’aise, mais impeccable vocalement. Sans nul doute un ténor à suivre qu’il faudra entendre dans Puccini…

Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin
Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin

Quant à Camilla Nylund, elle domine le rôle de Rusalka de bout en bout. Elle le chante depuis longtemps (je l’avais entendue à Salzbourg en 2008 dans la mise en scène bien plate de Sergio Morabito et Jossi Wieler qui plaçaient l’intrigue dans un bordel, l’idée d’une Rusalka prostituée n’est pas nouvelle), et sa voix à la fois large, bien assise, aux aigus parfaitement dominés : un chant sensible, pudique, avec une merveilleuse ballade à la Lune, comme il se doit, perchée sur une colonne Morris qui se transforme en aquarium dans laquelle baigne la queue de la sirène…et qui ressemble aussi à une sorte de bocal où vit une Ondine, comme un bocal de laboratoire ou qui affiche un spectacle appelé Poseidon, puis l’opéra de Dvořák lui-même. Camilla Nylund est une de ces artistes qui est toujours au rendez-vous, qui s’adapte parfaitement aux rôles et aux exigences de mise en scène : son Elisabeth à Bayreuth dans la mise en scène de Baumgarten réussissait à s’affirmer et même à dominer le plateau, au milieu des tubes et des cuves à gaz liquéfié. Ici, elle a affirme à la fois une vraie personnalité et en même temps une vraie fragilité. Une artiste xemplaire.
Au total, une reprise certes d’un spectacle vu à Bruxelles, à Dresde, à Graz, à Barcelone, mais le spectacle a une telle force qu’on a l’impression de le redécouvrir sans cesse: il a la force de ces spectacles qui ne vieillissent pas et donc toujours neufs. Lyon affiche Stefan Herheim pour la première fois en France : c’est souvent à Lyon qu’on découvre les artistes que l’Europe acclame depuis des années. On verra l’an prochain ses Meistersinger salzbourgeois à Paris, moins réussis à moins qu’il ne revoie sa mise en scène. En tous cas, si vous voulez une vraie fête musicale et scénique, c’est à Lyon qu’il faut aller, Rusalka se joue jusqu’au 1er janvier, c’est une merveilleuse occasion d‘ouvrir l’année alla grande. [wpsr_facebook]

La rue, humide, réaliste et fantomatique © Matthias Creutziger
La rue, humide, réaliste et fantomatique (à Dresde)  © Matthias Creutziger

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: AKHMATOVA de Bruno MANTOVANI (Dir.mus: Pascal ROPHÉ Ms en scène: Nicolas JOEL) le 2 avril 2011

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Modigliani, portrait d’Anna Akhmatova (1911)

On parle beaucoup d’Anna Akhmatova en ce moment, la poétesse russe est d’ailleurs cette année au programme  de l’agrégation de Lettres modernes (Littérature générale et comparée, permanence de la poésie épique au XXème siècle) et l’Opéra de Paris vient de créer le 28 mars dernier un opéra sur sa vie, musique de Bruno Mantovani, directeur du Conservatoire de Paris, livret de Christophe Ghristi.
Pour en savoir plus sur Anna Akhmatova, je vous conseille de consulter le site Esprits nomades qui lui dédie des pages très intéressantes, avec des extraits de ses textes et une bibliographie. L’opéra de Bruno Mantovani pose la question de l’artiste face à l’oppression: Anna Akhmatova a traversé toute l’histoire de la Russie du XXème siècle, croyante, elle fut une bête noire du régime dès ses débuts (son premier mari Nicolas Goumilev fut exécuté dès 1921) et fut bien sûr victime du stalinisme  (son fils a fait 15 ans de travaux forcés), elle partage avec Osip Mandelstam le statut d’icône poétique de la littérature russe du XXème siècle.

L’Opéra a affiché une équipe “maison” pour produire le nouvel opéra de Bruno Mantovani, Christophe Ghristi, directeur de la dramaturgie et de l’édition a écrit le livret, Janina Baechle son épouse a chanté (remarquablement bien) le rôle d’Anna Akhmatova et Nicolas Joel a assuré la mise en scène. Si on peut discuter le résultat musical, le résultat artistique est plutôt positif et satisfaisant, au niveau de la mise en scène (le premier acte surtout) et au niveau du chant: l’opéra de Mantovani est très bien défendu. Certes, la salle n’était pas pleine, mais loin d’être vide, et il n’y a pas eu beaucoup de défections à l’entracte (l’opéra dure deux heures, une heure par partie, avec un entracte de 30 minutes). Est-ce pour cela que l’oeuvre, fusillée par la critique parisienne, passe la rampe ? Malheureusement, pas vraiment. La musique semble extraordinairement monotone, une note tenue, une explosion de son (cuivres percussions),  une note tenue, une explosion de son (percussions, cuivres), une note tenue, une explosion de son (cuivres, percussions), des contrastes marqués, les aigus sont suraigus, les graves descendent bas, les octaves sont béants entre les notes, mais surtout, le texte reste souvent, notamment au premier acte, totalement inaudible, au point qu’on a les yeux rivés sur le surtitrage pour comprendre ce qui est chanté, l’orchestre explosant souvent dès que parle un personnage. Ce n’est pas seulement une question d ‘orchestre d’ailleurs, mais aussi de parti pris d’écriture, le livret étant chanté dans un français très oral, de ce faux oral qui veut faire vrai, alors on mange les finales, on élide à qui mieux mieux les e muets, alors que dans les livrets la plupart du temps tout se prononce tout fait musique ou à peu près, ici, il manque comme des bouts de paroles et cela gène profondément la compréhension générale. Difficulté de compréhension (alors que les chanteurs ont tous une excellente diction) et musique répétitive rendent l’exercice un peu ardu pour le spectateur. Ainsi la partie orchestrale qui clôt la scène IV de l’acte III (sorte d’ouverture de l’oeuvre postposée, comme le dit Mantovani dans le programme de salle) apparaît   interminable et la mise en scène (les bouleaux descendent des cintres un après l’autre) ne brille pas par ses trouvailles. On a lu la fin du livret dans le programme et on attend impatiemment les derniers mots “Seigneur prends moi tout mais que me poursuivent encore cette fraîcheur et ce murmure”.
L’opéra est structuré en “scènes de vie”, des années Staline, des années de guerre, et du post-stalinisme. Le thème, on l’a dit est celui de l’artiste face à l’oppression. Le poète est un “voleur de feu” a dit Rimbaud, et il est clair qu’il est une épine dont tout régime totalitaire aimerait se débarrasser. Mais quand on voit l’oeuvre, ce sont plutôt les relations de la mère à son fils dans un contexte de dictature qui semblent conduire le débat et non l’inverse : le fils, Lev Goumilev, paie sans cesse pour la mère qui est intouchable (elle est célèbre, on lit ses oeuvres sous le manteau, et le régime cherche à la faire taire en atteignant ses proches), et Akhmatova finit par comprendre qu’elle n’a pas su aimer son fils, mettant au dessus de tout sa création et l’écriture. c’est d’ailleurs le sens de la fin, le fils criant son adieu définitif, et la mère retournant à la poésie.

imag0467.1301823127.jpgIl y a dans l’oeuvre des scènes fortes musicalement à commencer par la scène du train très bien réalisée, où Lydia lit des extraits d’Alice au pays des merveilles qu’Anna reprend en corrigeant la traduction, mais aussi la scène des universitaires anglais où Anna Akhmatova récite le bréviaire stalinien pour éviter de créer des ennuis à son fils arrêté, qui  passe bien théâtralement, ainsi que le duo final avec Lev. Si j’ai trouvé la musique répétitive et un peu lassante, la production dans son ensemble reste très attentive, Pascal Rophé a fait un très beau travail avec l’orchestre, important, mais qui sonne tantôt de manière proche de la musique de chambre, tantôt envahit tout en éruption sonore, Mantovani le précise d’ailleurs dans le programme “même si l’orchestre reste fourni, j’ai privilégié un traitement de chambre, qui va bien sûr dans le sens de l’intimité”. Il dit aussi essayer de donner une couleur russe, dans le traitement des choeurs, inspirés de Rachmaninov, ou l’utilisation de l’accordéon. Il dit enfin privilégier les registres graves. Il reste que le spectateur a souvent l’impression d’entendre toujours la même musique, c’est peut-être voulu (comme une sorte de litanie), mais cela n’aide pas à capter l’attention.
Mis à part les observations sur la diction du livret, le spectateur a aussi du mal au départ à situer les personnages, la succession de scènes de vie, indépendantes les uns des autres, l’absence d’une “exposition” fait que les personnages surgissent, interviennent, sans toujours qu’on comprenne qui ils sont. Un exemple: dans la scène de Tachkent, un sculpteur fait le portrait de Faina, l’amie d’Anna, sous le portrait d’Anna par Modigliani, qui est le fil rouge de la mise en scène. Justement, le rouge apparaît comme couleur dominante de cette scène dans une mise en scène Noir et Blanc. On a l’impression au départ, par la position d’Anna dans son fauteuil, qu’elle rêve à ses débuts, à la manière dont Modigliani a fait son portrait et j’ai cru naïvement que Faina figurait Anna jeune, et que le sculpteur était en fait  Modigliani (rien ne laisse apparaître au départ qu’il est sculpteur), je pense que l’ambiguité est voulue par le metteur en scène, mais cela n’alimente pas la compréhension ou la clarté du propos. On suit mieux la seconde partie (un seul acte) car on a enfin identifié chaque personnage et son rôle.
baechle.1301822882.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Du point de vue du chant, on doit saluer la composition vraiment superbe, somptueuse de Janina Baechle, dont la personnalité scénique donne une présence intense au personnage, avec une voix chaude, ronde, épaisse, jamais prise en défaut (et la partition, pour tous les chanteurs, n’épargne pas les difficultés: aigus, vocalises, écarts), c’est vraiment du grand art. Autre magnifique prestation, celle de Christophe Dumaux, contre-ténor, en représentant de l’Union des écrivains : c’est impeccable, acrobatique à souhait, techniquement sans faille. Pourquoi confier à un contre-ténor ce rôle d’apparatchik? Peut-être une allusion au rôle castrateur de l’union des écrivains, dont le métier est de censurer, peut-être aussi une manière de dire que ces gens on abdiqué toute identité. En tous cas, c’est très réussi.

opera_akhmatova_modilgiani.1301822845.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Bel engagement de Attila Kiss-B (oui c’est ainsi que cela s’écrit) dans Lev,  belle présence aussi et jolie voix, énergiquement projetée, une mention particulière aux deux amies, Faina, soprano colorature, chanté avec honneur par Valérie Condoluci, et Varduhi Abrahamyan, très beau mezzo soprano, particulièrement intense et tendue dans le rôle de Lydia. L’ensemble de la distribution réunie est d’ailleurs sans reproche.
Le décor très hiératique de Wolfgang Gussmann ne manque pas de grandeur; il permet une grande fluidité dans les passages d’une scène à l’autre et  ne manque pas non plus de force et la mise en scène de Nicolas Joel est souvent belle à voir, avec des scènes très réussies (la scène du train par exemple). Le fil rouge en est le portrait d’Anna par Modigliani, qui représente d’une certaine manière la poétesse-muse, la poésie qui hante, qui domine, qui envahit sans cesse Anna,  même pendant les moments les plus difficiles; c’est ce portrait que le fils détruit symboliquement à la fin, mais dès qu’apparaissent les bouleaux de la scène finale, le portrait se redresse et Anna s’installe, comme au début de l’opéra dans le fauteuil, face à lui. L’art a vaincu le quotidien.
Certaines scènes sont bien réglées (l’universitaire anglais) mais dans l’ensemble la première partie semble plus travaillée que la seconde, où les gestes, les mouvements, sont plus convenus (le réglage de la mise en scène de la fin de la scène IV de l’acte III, accompagnement de la musique, est répétitif et banal). Il reste que dans l’ensemble, exécution musicale, mise en scène et décor sont plutôt à mettre à l’actif du spectacle, et sauvent ce qui dans la musique ne passe pas. D’où un bon succès final.

opera_akhmatova_scene-2.1301822873.jpgPhoto Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Au total, il faut évidemment se féliciter que l’opéra redevienne un choix de nos compositeurs d’aujourd’hui. Mais on n’est pas vraiment convaincu par l’oeuvre, même si la production est dans l’ensemble de bon niveau. Il faut néanmoins que les maisons d’opéra continuent de donner commission à des compositeurs. Peter Gelb, manager du MET, veut rompre avec le côté convenu de la création aujourd’hui  et a confié une commande à Osvaldo Golijov, qui va peut-être “casser” le genre. On verra. Il faut cependant que les créations ne tombent pas non plus dans l’oubli, à peine créées. Peu d’oeuvres ont passé la rampe depuis le Saint François d’Assise de Messiaen. Je me souviens de Blimunda, d’Azio Corghi, de Doktor Faustus de Giacomo Manzoni créés à la Scala dans les années 1990, ou même de la Station thermale ou Les Oiseaux de passage de Fabio Vacchi à Lyon du temps de Brossmann et Erlo et de tant d’autres titres, qui eurent à la création un certain succès. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Si on crée pour ne pas reprendre ensuite et donner donc une chance à ces oeuvres, c’est un coup d’épée dans l’eau.

On souhaite évidemment à l’opéra Akhmatova de prendre son envol, mais je me demande si une mise en musique des poèmes d’Anna Akhmatova (Requiem par exemple) n’en dirait pas plus sur la poétesse et le monde qu’un opéra biographique.

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