BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LA CENERENTOLA de Gioachino ROSSINI le 3 JUIN 2017 (Dir.mus: Giacomo SAGRIPANTI; Ms : Jean-Pierre PONNELLE)

Cenerentola final acte I © Wilfried Hösl

(NB Les photos se réfèrent à d’autres éditions de cette production)

Cette représentation appelle de ma part quelques observations liminaires, car j’ai encore lu quelques tweets discutables sur les réseaux sociaux à son propos, et notamment sur la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, âgée de 37 ans, dont la Première, sous la direction de Bruno Bartoletti, remonte à décembre 1980, qui n’a cessé d’être reprise depuis.
Cela mérite quelques observations

La première est que cette production est un remake de la production de la Scala d’avril 1973 dirigée par Abbado, qui reproposait alors les opéras de Rossini dans l’édition de la Fondation Rossini de Pesaro signée Alberto Zedda qui continue de faire autorité. La production est donc âgée d’environ 44 ans, et fait partie de la trilogie bouffe Il Barbiere di Siviglia (9 décembre 1969), La Cenerentola (19 avril 1973), L’Italiana in Algeri (7 décembre 1973) signée par Jean-Pierre Ponnelle pour Claudio Abbado à la Scala (et à Salzbourg pour Il Barbiere di Siviglia que la Scala avait repris). Au contraire des deux autres œuvres La Cenerentola à la Scala n’a jamais été chantée par Teresa Berganza, mais par Lucia Valentini-Terrani et par Julia Hamari et Ann Murray pour la dernière édition dirigée par Abbado (et Pietro Wollny qui reprenait toujours les représentations qu’Abbado ne dirigeait pas) au début des années 80.  Par ailleurs, cette production a été reprise plusieurs fois au début des années 2000, avec Juan Diego Florez dans Ramiro, Sonia Ganassi et Joyce Di Donato dans Angelina avec Bruno Campanella, rossinien AOC, au pupitre. Signalons aussi que l’Opéra de Paris a proposé La Cenerentola dans la version Ponnelle (celle de Munich) en 2011/2012 avec Bruno Campanella et Karine Deshayes, puis en 2012/2013 dans deux séries, l’une dirigée par Riccardo Frizza et l’autre par Riccardo Frizza et Giacomo Sagripanti avec Serena Malfi, Mariana Pizzolato (et une fois Karine Deshayes). Signalons enfin que Rolf Liebermann avait proposé en juillet 1977 une production de La Cenerentola signée Jacques Rosner, dirigée par Jesus Lopez-Cobos, avec deux distributions A et B, l’une avec Teresa Berganza, l’autre avec Frederica von Stade, rien moins.
Enfin, le DVD de la production Ponnelle signé Claudio Abbado avec la Scala est interprété par Frederica von Stade, qui ne l’a pas chanté en public sur la scène de la Scala.

Cenerentola acte I © Wilfried Hösl

L’Opéra de Munich a proposé cette production continûment et c’est ma deuxième observation : on peut critiquer le système de répertoire, peu de répétitions, pas de retour du metteur en scène, effilochage des productions originales, je reviendrai ailleurs sur la question, mais c’est lui qui permet la conservation d’une mémoire qui s’oppose aux attitudes consuméristes de certains (de type j’aime, j’aime pas, j’ai fait, je vais faire, vite passons à l’opéra suivant) et d’un fil historique que cet art doit porter : Ponnelle est un metteur en scène (français) qui des années 70 à 88 (année de sa disparition) a été une référence de la scène lyrique, notamment en Italie et dans l’aire germanophone, moins en France, mais nemo propheta in patria. Liebermann lui avait confié un Così fan tutte qui ne fut pas une de ses meilleures productions, Strasbourg en revanche lui doit une Bohème qui en son temps fut une référence.

Tristan Acte III © Bayreuther Festspiele

Enfin, outre la trilogie bouffe de Rossini, on lui doit un inoubliable Tristan und Isolde à Bayreuth, dirigé par Daniel Barenboim. C’est dire que Jean-Pierre Ponnelle n’est pas un metteur en scène banal, même s’il est oublié des jeunes générations, y compris des jeunes critiques qui montrent ici leur ignorance, et le jettent avec l’eau du bain.
Certes, cette mise en scène n’a visiblement pas été retravaillée, certes, l’orchestre n’a pas eu le temps de s’y replonger, pris entre Tannhäuser et la répétition de l’Akademiekonzert des 5 et 6 juin. Mais c’est le lot des orchestres d’opéra de répertoire.
Certes également, on ne vient pas à une exécution de répertoire avec les mêmes attentes que pour une nouvelle production, préparée des années à l’avance et répétée plus d’un mois durant sinon plus.
Sans répétitions d’orchestre (ou avec le minimum…), avec peu de répétitions scéniques (tout au plus une mise en place par les assistants) la représentation ne peut avoir ni la rigueur, ni le résultat d’une production retravaillée, dans le cadre d’un Wiederaufnahme. Alors oui, aux ignorants, ce spectacle peut paraître has been, « kitschissime » et j’en passe.
L’intention de Ponnelle était de reporter cette histoire dans l’univers du conte de fées, du spectacle enfantin dans le cadre d’un de ces livres d’images qu’on a tous feuilletés dans notre jeunesse, ou même de ces livres-maquettes qui s’ouvrent et laissent apparaître une scène en carton, alors les personnages sont tous identifiables, caricatures comme héros.

Mais ce qui était insurpassable dans ces productions de Ponnelle, et qui plaisait tant à Abbado, c’était leur musicalité, c’était le réglage métronomique de chaque mouvement sur la musique, comme si la musique elle-même provoquait les mouvements, dans une sorte de théâtre-boite à musique :  cette mécanique de précision n’est possible qu’avec de longues répétitions parce qu’elle exige un rythme qui colle à la volonté du chef, comme si se déclenchait un système d’automates comme dans certaines maisons de poupées (ce que rappelle un peu la structuration du décor de Ponnelle qui concevait décors et costumes dans cet esprit). Un peu comme dans le théâtre de Feydeau qui ne supporte pas les chutes de rythme et exige une diction qui aille avec toute la mécanique scénique qui se déclenche au moindre quiproquo, les opéras bouffe de Rossini, et notamment les trois dont on a parlé, ne tiennent que sur

  • Une direction musicale rythmée et dynamique qui anime la scène et fait surgir les effets scéniques
  • Une mise en scène calée sur la musique et qui en visualise les intentions, les jeux, les pièges.
  • Une diction et un rythme de la parole qui soit en même temps musique : la parole est souvent soignée au niveau sonore, dans le rythme, dans la manière de rouler les r (ex : le sextuor du deuxième acte dans Cenerentola) ou ces cliquetis sonores des mots qui accompagnent le rythme endiablé de la musique. Rossini utilise le livret et les mots comme source d’effets musicaux que seuls des chanteurs vraiment rompus à ce répertoire peuvent se permettre.

Et Ponnelle concevait cette mécanique-là, en travaillant étroitement avec le chef, musique et scène étant étroitement solidaires : rien de plus délétère qu’un effet scénique en décalage avec la musique, ou qu’une musique cassant le rythme et la respiration de la mise en scène.

Or aujourd’hui, ni Ponnelle, ni Abbado ne sont plus de ce monde, il nous faut donc manger les merles qu’on nous présente. Or, dans ce type d’approche, aucune des mises en scènes des trente ou quarante dernières années n’est arrivée à supplanter ce travail qui collait au texte et à la musique, et qui a créé la magie rossinienne que nous connaissons aujourd’hui.
Il faut attendre des travaux comme ceux de Damiano Micchieletto qui détournent l’histoire, en la décontextualisant (La Cenerentola de MIchieletto se passe dans un bar-fast food américain) et travaillent autrement sur le geste pour trouver une nouvelle manière : il reste que l’importance du texte et du rythme dans la mise en scène collant au rythme musical est une exigence de base chez Rossini, quelle que soit l’approche.
Alors évidemment la représentation du 3 juin n’a pas réuni toutes ces exigences, parce qu’elle est une représentation de strict répertoire, sans répétition, appuyée sur la venue de Javier Camarena, ténor de référence dans ce rôle, que tous mes voisins attendaient (à ce que je percevais des discussions), et même le jeune chef Giacomo Sagripanti, une des références de la génération italienne montante, avec un temps de répétition minimal (au plus quelques heures) pouvait difficilement rendre cohérence et brillance à la musique de Rossini. Tout au plus agir sur les tempi ou sur le volume, mais sûrement pas sur la diction, sur les voix, sur la couleur de l’ensemble.
On va me répondre, dans ces conditions, à quoi bon ? je réponds qu’au moins les jeunes munichois peuvent entendre une Cenerentola régulièrement, même a minima, dans une production historique qui a marqué la fin du XXème siècle et ce n’est pas si mal. Les jeunes milanais ne peuvent en dire autant, puisque la production manque à l’appel depuis 2004 et qu’entre 1982 et 2001 elle n’a pas été reprise.
On ne peut que regretter que les grands chefs italiens d’aujourd’hui qui connaissent ce répertoire et qui l’ont exalté, que ce soit Daniele Gatti ou Riccardo Chailly, ne le dirigent plus. La Cenerentola fait partie de ces très grandes œuvres que de très grands chefs doivent continuer de porter. Or il semble qu’aujourd’hui il y ait des œuvres réservées aux jeunes chefs (Rossini, jeune Verdi, Bel canto) et des œuvres réservées aux chefs éprouvés (les « grands » Verdi ou le répertoire germanique post romantique et le XXème siècle). On a vu ce qu’un Rossini inconnu, Semiramide travaillé avec une précision minutieuse a pu produire à l’orchestre il y a quelques mois avec Michele Mariotti.
Or ici, l’orchestre en est réduit à faire ce qu’il a l’habitude de faire, avec ses tics et ses faiblesses (quelques bois pénibles à entendre, dans une partition qui ne cesse de les exalter), malgré un chef qui fait ce qu’il peut avec ce qu’on lui donne.

La critique allemande sait ces choses, et ne vient jamais aux représentations de répertoire, sauf exception (chef prestigieux, distribution d’exception, « wiederaufnahme », c’est à dire production retravaillée) dont la fonction est de faire entendre l’œuvre, dans les conditions minimales les moins médiocres possibles.

Cette longue introduction pour faire entendre une autre musique, pour essayer d’expliquer qu’il ne faut pas chercher dans ce spectacle une production d’exception, mais prendre date pour tel ou tel chanteur, et apprécier simplement ce qui est appréciable, d’une production dont on a vu jadis le prix, et dont on voit aujourd’hui les restes.
La distribution a réservé quelques très belles surprises et des confirmations.
Très belle surprise, l’Alidoro de Luca Tittoto, jeune basse entendue dans l’Ariodante d’Aix, son répertoire est plutôt tourné vers le baroque et le premier XIXème, à part quelques incursions ailleurs. Par son style, et la couleur vocale, il a montré une vraie présence scénique et musicale. Avec Camarena, c’est pour moi le plus convaincant de la soirée.
Sean Michael Plumb était Dandini, jeune chanteur américain, membre de la troupe de la Bayerische Staatsoper, il m’a frappé par son joli timbre, une voix claire et une diction très correcte. Certes, dans les parties plus rapides il éprouve encore quelques difficultés, mais c’est déjà un bon Dandini, très présent scéniquement, avec l’application et l’exactitude des chanteurs américains.
Lorenzo Regazzo était Don Magnifico. À sa décharge, je dois dire que depuis Paolo Montarsolo, je cherche encore un Magnifico qui me fasse hurler de rire et qui me fasse admirer le style inimitable de la basse bouffe. Las, je n’en ai pas encore trouvé. Pas un qui ait l’aisance en scène et l’exactitude stylistique, et la voix, qui doit être forte, au volume important.
Lorenzo Regazzo qui n’est pourtant pas si âgé, et lui qui est un bon rossinien et belcantiste a perdu le volume, les aigus, certes pas le style. Mais on l’entend mal, les notes ne sont pas tenues, le volume inexistant, seuls les gestes et le jeu passent. Dans une mise en scène où tout est plus qu’ailleurs étroitement lié, c’est dommage et c’est problématique.
Javier Camarena était Ramiro, et c’était certes attendu, mais magnifique, un port de voix unique, un volume important, une présence vocale efficace, avec l’avantage d’être une voix forte, sans les nasalités gênantes de certains ténors rossiniens, et assez « mâle », le travail sur les mezzevoci, sur les notes les plus retenues est admirable, l’aigu est facile, le suraigu exemplaire. Que demander de mieux : il est aujourd’hui dans ce répertoire avec Florez la référence et le reste. Grandissime prestation saluée par un très grand succès.
Du côté féminin, saluons la prestation des deux sœurs, très en verve, très présentes scéniquement, et vocalement très en place, Eri Nakamura et Rachael Wilson, toutes deux de la troupe locale.
Tara Erraught était Angelina. J’ai toujours apprécié cette artiste, au répertoire diversifié qui va de Janáček à Mozart, de Sesto à Flora Bervoix, et qui interprète aussi Rosina de Barbiere di Siviglia. Elle appartient toujours à la troupe de la Bayerische Staatsoper, exemple même d’une artiste sérieuse et accomplie. Dans Angelina, elle a la diction, les agilités, mais elle reste peut-être en deçà du style voulu, avec des cadences et variations surprenantes (des aigus quelquefois dardés qui ne cadrent pas avec la fluidité et l’aisance requises). Sa prestation est honnête, mais pas exceptionnelle.
Au pupitre le jeune Giacomo Sagripanti, dont c’est la première apparition dans ce théâtre, et qui dirigera en 2018 La Favorite : c’est l’une des grandes promesses de la baguette italienne. Il dirige une Cenerentola de répertoire, sans avoir répété plus de quelques heures, comme signalé plus haut. Dans ces conditions, il est difficile d’émettre une quelconque opinion. Sans nul doute il a la dynamique, il connaît ce répertoire et cela se sent, il fait ce qu’il peut pour donner de la cohérence, et de la cohésion à l’ensemble. Mais sans préparation approfondie, il est difficile de donner une couleur à l’orchestre ou de le faire travailler dans la finesse et de manière approfondie. Il garantit donc un niveau correct à la représentation, mais l’orchestre n’a pas la transparence voulue, avec son un peu trop compact. Il dirige les chanteurs, mais, c’est un exemple, le sextuor du deuxième acte tombe un peu à plat alors que c’est une des maîtres-moments de la partition. On ne peut incriminer le chef, ce sont bien les conditions de la représentation qui sont en cause. Dans un théâtre de stagione, le spectacle aurait certes été répété, mais repris tous les dix ans…sinon plus…il faut choisir.
Au total une représentation certes en ton mineur, mais qui néanmoins rend encore honneur à Ponnelle, parce que ce qui reste est encore digne, et parce que justement il n’y a rien d’indigne à aucun niveau dans cette représentation, une représentation du quotidien qui affiche néanmoins complet. Mais dans un théâtre comme Munich, on a l’impression qu’elle dépare parce que le mélomane qui se déplace le fait toujours pour des occasions d’exception. C’est une question de point de vue et d’organisation artistique.[wpsr_facebook]

La Cenerentola, sc.finale Acte II © Opéra National de Paris

OPERNHAUS ZÜRICH 2016-2017: I PURITANI de Vincenzo BELLINI le 17 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Enrique MAZZOLA; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

©Judith Schlosser
Elvira (Pretty Yende) ©Judith Schlosser

Photos de l’édition 2015-2016 (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le hasard a voulu qu’entre un Requiem de Verdi scénique et un Entführung aus dem Serail sans sérail ni dialogues de David Hermann qui excitait ma curiosité (voir le site Wanderer), Zürich affichait une première reprise de la très récente production (2016) d’Andreas Homoki de I Puritani de Bellini. Comme il arrive quelquefois dans les représentations de répertoire, on annonce une Elvira (en l’occurrence Nadine Sierra) et c’est une autre qui chante, une chanteuse totalement inconnue, venue de république tchèque mais issue de l’Opéra Studio du Comunale de Bologne, Zuzana Markóvá, la trouvaille de la soirée. Pour le reste, une représentation de haute tenue, avec Javier Camarena dans Lord Arturo Talbo, George Petean dans Sir Riccardo Forth et Michel Pertusi dans Sir Giorgio. C’est à dire du très beau monde.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

La production de Andreas Homoki était dirigée la saison dernière par Fabio Luisi et interprétée par la jeune sud-africaine Pretty Yende, nouvelle coqueluche des scènes (elle a récemment triomphé dans Lucia à Paris), Lawrence Brownlee, et déjà Michele Pertusi et George Petean. La mise en scène à décor unique, comme souvent chez Homoki, ici un énorme cylindre installé sur un plateau tournant,  laisse apparaître des images successives, soit réelles, soit fantasmées pendant que l’intrigue se déroule sur le proscenium, autour du cylindre fait de lattes noires à l’extérieur et éclairées violemment à l’intérieur: un décor très essentiel, de bois avec quelques chaises et des cierges quelquefois, qui correspond à l’idéal de simplicité et de religiosité qu’on suppose être celui des puritains.

Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser
Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser

La scène s’ouvre sur un couple, qu’on comprendra plus tard être le couple royal, pourchassé, puis pris, l’homme (Charles 1er) est supplicié et décapité, la femme prisonnière et violée, images de guerre civile ordinaire, qui se répèteront durant l’opéra, avec ses monceaux de cadavres et ses femmes pendues.

À ce contexte politique violent et sanguinaire s’ajoute le conflit privé qui fait l’intrigue réelle : aussitôt après la scène d’ouverture, place aux joies d’un mariage, mais à la vue de son futur, la jeune fille (Elvira) fuit et se réfugie dans les bras de son oncle qui lui explique que finalement son père a cédé à ses prières et qu’elle pourra épouser celui qu’elle aime, Lord Arturo Talbo (Javier Camarena), du clan ennemi défenseur des Stuart. On comprend alors que la scène de mariage était un cauchemar que la jeune fille refusait de vivre.

Les conflits politique et privé, traités par la mise en scène sur le même plan, opposent Lord Arturo Talbo (ténor) partisan des Stuart et Sir Riccardo Forth (baryton, George Petean), chef des puritains qui soutiennent Cromwell. C’est que baryton (méchant) et ténor (gentil) aiment Elvira, et le méchant baryton va vivre sa jalousie en jouant des conflits politiques, cherchant à perdre le ténor-gentil en profitant de la position de faiblesse des défenseurs des Stuart.
Quand Arturo reconnaît en la prisonnière violée de la première scène la Reine Henriette de France, son sang (noble) ne fait qu’un tour et il entreprend de la sauver, au péril de sa vie, et surtout de son mariage : il fuit avec la reine avant même la cérémonie, mais sur le chemin ils croisent le méchant Riccardo, qui, croyant en une fuite amoureuse, les laisse partir, ravi de l’aubaine.
Voilà l’intrigue : Arturo est poursuivi, pour trahison d’état et pour trahison privée : la jeune promise sous le coup devient folle, et Riccardo va chercher à en tirer avantage pour se débarrasser du rival. Il reste que l’oncle, Sir Giorgio (Michele Pertusi) essaie de calmer les esprits, de ramener Riccardo a des sentiments plus humains et de protéger sa nièce sans succès.
Arturo revient, et tout semble se résoudre, mais Riccardo malgré l’ordre de clémence venu de Londres envers les défenseurs des Stuart fait décapiter Arturo: la scène initiale qu’on avait vu pendant le prologue se répète, mais les motivations ne sont plus celles, politiques d’une guerre civile, mais des motivations d’ordre privé : un simple drame de la jalousie.

Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

Public et privé, tout se mélange comme souvent à l’opéra, mais dans une sorte de linéarité marquée par une mise en scène répétitive : le cylindre conçu par Henrik Ahr ne cesse de tourner, laissant voir des scènes réelles ou fantasmées, des montées d’images au sens psychanalytique, pendant que l’intrigue au-devant de la scène se déroule d’une manière très traditionnelle et conforme, tandis que les costumes de Barbara Drosihn, noir uniforme pour les hommes, beige et jaunâtre pour les femmes, donnent une image d’uniformité assez cohérente avec le monde du puritanisme et l’ascétisme du décor.
La mise en scène est plutôt faite de ces images, et moins de prises de position dramaturgique, sauf la fin tragique où au happy end traditionnel, Homoki substitue la tragédie, où le méchant a vaincu. Le goût de la vengeance est plus doux encore que l’amour.

Rien de bien dérangeant dans cette mise en scène qui laisse le drame se dérouler et les chanteurs prendre la main, comme attendu dans la plupart des mises en scène de bel canto romantique.
Comme certaines œuvres du jeune Verdi ou la plupart des opéras romantiques, les choix de mise en scène sont délicats : l’approche Regietheater se heurte à des livrets la plupart du temps assez passepartout et conformes et les mises en scènes sont souvent réduites à un habillage plus ou moins habile : dans ce répertoire, le public ne vient pas pour la mise en scène, même pas pour le chef mais pour les chanteurs.

À écouter cette œuvre, la dernière de Bellini, pour le Théâtre Italien de Paris en 1835 quelques mois avant sa mort, on reste stupéfait de la manière dont l’histoire est racontée, dont la musique sonne avec une couleur souvent pré-verdienne. A dire vrai, on constate combien Verdi a puisé dans ces ensembles, dans ces cabalettes rythmées, dans ces marches (Suoni la tromba, par exemple) et qu’au moins dans les premières années, il n’invente rien que Bellini n’ait déjà inventé. On est en effet toujours frappé par la variété, la vivacité de cette musique, par son énergie aussi, et par l’impossible qui est demandé au quatuor vocal principal (soprano, ténor, baryton et basse).

Le rôle d’Arturo est sans doute le plus tendu du répertoire romantique avec ses aigus stratosphériques et Javier Camarena stupéfie par son aisance, par la qualité du phrasé, par l’intensité du chant et par la chaleur du timbre (un A te o cara étourdissant, tout comme credeasi misera). La voix n’a aucune faille, et le timbre n’est jamais nasal comme c’est quelquefois le cas, avec une simplicité dans l’émission qui laisse confondu et une très grande modestie dans les attitudes : il n’a certes pas des qualités d’acteur exceptionnelles, mais pas moins que la majorité des chanteurs. Le chant est à un tel niveau de perfection qu’on peut largement compenser et même dépasser. De toute manière, la mise en scène laisse chacun gérer sans vraiment travailler les caractères des personnages, qui demeurent sculptés dans la tradition de l’opéra italien ordinaire. Javier Camarena a en tous cas une sûreté et une pureté de timbre qui laisse rêveur, c’est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs, sinon le meilleur belcantiste qu’on puisse trouver.

Sous ce rapport, George Petean n’est pas non plus une référence en matière de jeu : c’est un jeu habituel de méchant d’opéra, et indifféremment du rôle, les gestes et attitudes sont les mêmes : mais là aussi, le contrôle sur la voix et le volume sont tels qu’on peut fermer les yeux. Petean néanmoins a sans doute une couleur plus verdienne que belcantiste ; tout en soignant le contrôle et la diction, son chant n’a pas tout à fait l’élégance requise : c’est un peu plus lâché que retenu. Néanmoins, ce baryton devient l’un des incontournables de la scène lyrique, sans bruit mais avec constance et régularité : il avait déjà impressionné dans Renato du Ballo in maschera à Munich. Mais il faut ici un peu moins de feu verdien.

C’est Michele Pertusi qui est Sir Giorgio. Le personnage le plus positif de l’œuvre, humain, ouvert, modéré. Pertusi s’est spécialisé dans les basses rossiniennes et belcantistes, parce qu’il a une technique de fer, un beau contrôle, et que cette technique lui permet de durer dans des rôles souvent exposés. Je le suis depuis la fin des années 80, et il a immédiatement été l’un des chanteurs rossiniens de référence, notamment dans les opéras seria. La voix n’a peut-être plus tout à fait l’éclat d’antan ni le timbre sa singularité, mais il reste un des chanteurs les plus intenses dans ce répertoire et des plus justes. Les ensembles avec Riccardo et notamment le duo Suoni la tromba font un effet encore marqué sur l’auditeur. Pertusi y est exceptionnel. C’est en tous cas une garantie pour le style et le respect de l’œuvre.

C’était la jeune Nadine Sierra qui devait succéder à Pretty Yende dans Elvira, le mystère des remplacements a encore frappé, et c’est une autre jeune chanteuse, Zuzana Markóvá, née à Prague, issue de l’Opéra Studio de Bologne, et donc préparée au répertoire italien qui assume le rôle difficile d’Elvira, sur qui repose grande part de l’opéra. La voix n’est pas très grande, mais cette jeune femme a une véritable présence scénique, c’est une très belle actrice et elle donne au rôle une formidable présence dramatique, elle sait passer de la jeune fille heureuse et légère qui va épouser son aimé à la femme dont l’âme est ravagée en un instant, et avec la même crédibilité et le même pouvoir sur le spectateur. La voix est petite, mais la salle de Zurich aux dimensions moyennes est idéale pour ce répertoire qui nécessite un rapport scène-salle particulier, avec ce qu’il faut de distance et ce qu’il faut de proximité. Les salles pour le bel canto romantique, à part quelques notables exceptions, n’étaient pas si grandes, et les voix à Zurich sonnent parfaitement…Ce n’est pas un hasard si Cecilia Bartoli en a fait sa salle d’opéra quasi exclusive.

Une voix plus petite peut donc parfaitement convenir, et celle de Zuzana Markóvá passe sans mal, grâce à une très belle technique, un vrai contrôle sur la voix, une grande homogénéité dans les passages, et un aigu qui est d’abord contenu mais qui se propage et s’affirme pour se déployer de belle manière. Pas de problème particulier d’agilités (elle chantera bientôt Traviata à Palerme). La scène de la folie est parfaitement dominée, avec un pouvoir d’émotion réel et une vraie prise sur le public. La scène du dernier acte avec Arturo, qui ménage des moments très élégiaques mais aussi une vraie tension, est magnifiquement réussie. Le résultat : un triomphe auprès du public présent, très mérité. Voilà une chanteuse qui utilise ses ressources d’actrice pour affirmer de réelles ressources de chanteuse, pour une artiste aussi jeune, c’est vraiment très prometteur : la voix s’accorde parfaitement à celle de Camarena, et on passe donc avec eux deux une soirée exceptionnelle.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le reste de la distribution soutient bien le niveau d’ensemble, même si les rôles sont vraiment épisodiques, Diana Haller, jeune chanteuse encore, en Enrichetta di Francia a un beau mezzo, la voix d’une vraie rondeur sans aspérités porte, et elle se distingue dans les ensembles. Les autres, Stanislas Vorobyov (Lord Gualtiero Valton) et Otar Jorjikia (membre de l’Opéra Studio, qui chante Sir Bruno Robertson) sont aussi de bon niveau et donnent à l’ensemble de la distribution une réelle homogénéité.
Le chœur dirigé par Ernst Raffelsberger est particulièrement juste, malgré des exigences scéniques qui le font se déplacer souvent, autour du décor ou dedans : il se prête aux besoins de la mise en scène, et sonne magnifiquement, après avoir la veille chanté le Requiem de Verdi : très belle performance dans un opéra qui exige des masses chorales impeccables.
C’est Enrique Mazzola qui prend la succession de Fabio Luisi dans la fosse, et l’on connaît à la fois l’affinité, mais aussi la technique impeccable de ce chef dans ce répertoire : pas une faute de rythme, une pulsion permanente, un souci de ne jamais couvrir les chanteurs même là où on lui pardonnerait (Suoni la tromba), et un orchestre très clair et très lisible. J’aurais peut-être apprécié moins d’aspérités quelquefois, qui rendent cette approche un peu froide : la mélodie bellinienne réussit néanmoins à se déployer dans les passages plus lyriques.
Un peu à distance au premier acte, je me suis laissé séduire par cette nervosité et cette tension, qui n’oublie jamais l’opéra, le livret et les capacités réelles des chanteurs. Le chef obtient un grand succès, dans l’ensemble mérité.

Entre deux représentations assez exceptionnelles par leur nouveauté s’est glissée une soirée dite de répertoire. Si le répertoire était aussi bien traité partout, le niveau des salles serait totalement hors normes. I Puritani est l’une des œuvres de la période les plus difficiles à produire, car c’est un opéra très difficile pour les voix. L’Opernhaus Zürich a relevé le gant, et confirme d’être l’une des toutes premières scènes d’Europe.[wpsr_facebook]

Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2015-2016: IL VIAGGIO A REIMS de Gioacchino ROSSINI le 23 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Je n’ai qu’une référence pour Il Viaggio a Reims, la production (1984) princeps de Luca Ronconi à Pesaro représentée alors dans l’espace assez réduit de l’auditorium Pedrotti, revue en 1985 à la Scala, puis à Vienne, puis à Ferrare et de nouveau à Pesaro dans les années 1990. Une de ces productions qui n’a jamais vieilli, qui a gardé toujours sa force, sa joie, sa folie, car c’était une folie qui à la Scala et Pesaro, impliquait la ville par ce cortège royal qui la traversait pour arriver à l’heure dite du final, sur la scène du théâtre et dont on voyait l’avancée en direct sur écran. À Vienne, c’était hélas un film.

Paris a failli voir ce Viaggio a Reims, au théâtre des Champs Elysées, mais les places étaient tellement chères que l’entrepreneur lui même, voyant que la salle ne se remplissait pas, y renonça, et ce fut Ferrara qui récupéra les représentations. Ainsi, depuis 1825, Paris, pour qui le spectacle a été conçu, n’a pas revu de Viaggio, et jusqu’en 1984, l’œuvre, de circonstance et abandonnée au bout de 5 jours ne fut plus jamais plus représentée.
Une folie aussi la distribution d’alors, Valentini Terrani, Cuberli, Ricciarelli (Caballé à Vienne), Gasdia, Ramey (Furlanetto a Vienne), Merritt (ou Araiza), Chausson, Gimenez, Raimondi, Nucci, Dara…tant de stars rassemblées pour des numéros d’un oratorio mis en scène sur la plus ténue des intrigues, pour le plus explosif des spectacles.
Et puis Abbado, Abbado, Abbado qui orchestrait cette folie et qui orchestrait même un bis tellement le triomphe était indescriptible, à la Scala notamment où à chaque fois, fut repris le « grand concertato a quattordici voci », final de la première partie et qui laissait le public dans la plus stupéfiante des joies.
Après de telles expériences, quand ce fut tout, ce fut tout. Au moment où l’œuvre fut reprise dans d’autres mises en scènes et avec d’autres chefs, un peu partout dans le monde, je n’eus jamais le courage de m’y confronter. Quand on a eu le génie, même le très bon vous paraît fade.

Qu’est ce que Il Viaggio a Reims ? En terme de dramaturgie, ce n’est rien, strictement rien puisqu’il ne se passe rien : un certain nombre de voyageurs européens se retrouvent dans un hôtel de Plombières, en route pour le sacre de Charles X à Reims, mais un problème de diligence les oblige à rester, puis à changer de programme en allant aux fêtes de Paris qui va aussi célébrer le sacre.
Il n’y a pas d’action ou si peu, et pas d’intrigue, ou des micro-intrigues aussi multiples que microscopiques.
Pour Rossini, le propos était simple, faire une sorte de festival joyeux, à l’occasion de l’avènement de Charles X, une fête du chant, un digest de tout le savoir rossinien en matière de pyrotechnie vocale : du lyrisme, de la vocalise, du poétique, de l’ironie, du burlesque, le tout en musique, un peu comme un spectacle qu’on monterait à l’occasion d’un grand événement aujourd’hui sous la Tour Eiffel sur un pot pourri de musiques connues. Ce fut tellement un unicum que Rossini en reprit les musiques pour environ 50% du Comte Ory trois ans plus tard. Il Viaggio a Reims, c’est d’abord du spectacle, c’est l’opéra qui fait la fête.

Je pense que la production de Ronconi, tellement emblématique, aurait pu être conservée, tant elle est intemporelle, et qu’elle suffirait à notre plaisir. C’est le type de production qui colle tellement à une œuvre qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Il en existe une vidéo officielle (de Vienne) et une de Pesaro en 1984, reprise par la RAI et qui existe dans les archives,  bien meilleure, malgré l’orchestre de la Staatsoper, Caballé n’y est pas si bonne et Ricciarelli était bien plus convaincante Qui trouve cette retransmission RAI aura gagné le gros lot.

 

J’ai donc décidé de rompre le jeûne à l’occasion des représentations de Zürich, qui m’ont attiré par une distribution jeune qui m’est apparue équilibrée, par la direction de Daniele Rustioni qui est un chef très intéressant (futur directeur musical de l’opéra de Lyon à partir de 2017) et surtout par la mise en scène de Christoph Marthaler, que j’aime beaucoup et dont l’approche pouvait correspondre à ce qu’on peut faire de l’œuvre aujourd’hui, puisqu’on peut s’y permettre tout et son contraire.
Si ce ne fut pas une révélation (on peut difficilement entrer en compétition contre les mythes, et notamment lorsque ces mythes reposent sur une vérité vérifiable), ce fut une très bonne soirée, qui m’a laissé sinon de très bonne humeur, on verra pourquoi, signe, et la tête pleine de cette musique que j’adore et c’est un signe.
L’orchestre de Zürich (Le Philharmonia Zürich) est un orchestre de fosse suffisamment plastique pour jouer aussi bien Wagner que Verdi, aussi bien Donizetti que Strauss. Pour Rossini, c ‘est toujours un peu plus difficile de trouver le ton juste : il y a des questions techniques de phrasé, de rythmes, mais aussi de vélocité et de volume qui ne sont pas toujours faciles à appréhender (c’est d’ailleurs la même chose pour les chanteurs, où les chanteurs latins (italiens ou hispaniques) réussissent en général beaucoup mieux à dire, mâcher, projeter le texte. Ce qui fait défaut à l’orchestre, c’est un sens du volume qui soit en phase avec cette musique qui doit rester légère, même lors de « forte » ou « fortissimo », Daniele Rustioni a beau faire des signes désespérés pour « contenir » le volume, ce fut justement plusieurs fois sans effet, ce n’est pas tout à fait l’orchestre pour ce type d’œuvre, même s’il n’y pas de particulière scorie, le son est un peu épais et ne correspond pas tout à fait à ce qu’on attend.

En revanche, il y eut de grandes réussites : les premières mesures, si importantes pour donner le ton, qui semblent émerger du silence d’une manière si fluide, la deuxième partie dans son ensemble, qui est souvent du remplissage musical (Rossini ne s’est pas donné beaucoup de peine), mais qui avait un rythme et une ligne poétique intéressante, avec une bonne réussite du point de vue de la pulsion du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » placé cette fois dans la deuxième partie et non comme final de la première, pour donner plus de consistance à la deuxième partie, musicalement plus faible. L’accompagnement des femmes était particulièrement réussi aussi, mais il faut dire qu’elles étaient beaucoup plus en phase avec la musique que leurs collègues masculins, notamment basses et barytons.

Dans l’ensemble Daniele Rustioni s’en sort bien, avec un geste précis, et très spectaculaire aussi, très engagé dans l’action et suivant les chanteurs avec beaucoup d’attention et de précision. On sent qu’il aime ce répertoire, en tous cas, il le fait voir.
Du côté du chant, comme je l’ai écrit, il y a plus de réussite du côté féminin que masculin, y compris dans les petits rôles (bien par exemple la Maddalena de Liliana Nikiteanu qui ouvre l’opéra), Madame Cortese est Serena Farnocchia, qui fait une très bonne carrière dans les grands rôles du répertoire italien. Elle est une Madame Cortese efficace (la patronne de l’Albergo del Giglio d’Oro), la voix bien en place, bien projetée, au volume bien contrôlé ; il lui manque quelquefois un peu de douceur (de morbidezza), mais dans le contexte et dans ce rôle là, ce n’est pas rédhibitoire.

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs  (Folleville) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) ©Monika Rittershaus

Julie Fuchs en Comtesse de Folleville (la « française »), est irrésistible avec son faux air de Marilyn Monroe, mais elle est surtout impressionnante par le chant, gratifiant d’un feu d’artifice vocal, de suraigus tenus, de notes filées, d’agilités. Ce fut un grand moment de chant et surtout la promesse d’autres performances ; en tous cas, c’est là un de ses chevaux de bataille désormais, elle est vraiment extraordinaire.

Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Rosa Feola (Corinna) ©Monika Rittershaus

Rosa Feola (Corinna, personnage qui réfère à Corinne ou l’Italie, de Madame de Staël, qui a inspiré tout l’opéra) est elle aussi magnifique. J’ai dans l’oreille la Gasdia, et dans les souvenirs sa coiffure en forme de lyre avec laquelle Caballé jouait. Il faut pour Corinna un authentique lirico-colorature, non une voix de rossignol, mais une voix qui ait du corps et un registre central marqué, avec des aigus à toute épreuve, qui sache filer, vocaliser, monter à l’aigu avec beaucoup de fluidité. Rosa Feola a tout cela : sa Corinna est à la fois vocalement exemplaire (il le faut car Corinna est un rôle de chanteuse spécialisée en improvisation) mais son personnage est aussi intéressant et sort du modèle éthéré que peut être une Corinna traditionnelle. Sa Corinna est une jeune fille ouverte, qui sait séduire, avec une certaine maturité, une sorte de pré Rosine dont on sent qu’elle va beaucoup se jouer des hommes (ou jouer avec). Une prestation non seulement impeccable mais de très grand style.
Il sera difficile de séparer la contessa Melibea « la polonaise » et sa créatrice au XXème siècle Lucia Valentini-Terrani, trop vite disparue, et qui fut l’un des grands mezzos rossiniens (mais pas seulement) des années 80, sa voix grave, sa présence étourdissante, ses capacités infinies à vocaliser et à jouer sur les couleurs et l’expression, tout cela en fait une référence définitive.
Anna Goryachova a une jeune carrière encore, très diversifiée puisqu’elle chante aussi bien du baroque que Carmen ou Isabella de l’Italiana in Algeri. Sa Melibea (qu’elle a déjà interprétée sous la direction de Zedda en Flandres) ne fait pas oublier la Valentini-Terrani, mais défend avec beaucoup de présence et d’élégance le rôle duquel elle se sort avec tous les honneurs, vocalement c’est net, précis, bien projeté, et la présence scénique et tout à fait bien marquée.
Javier Camarena interprète il conte di Libenskof, « le russe », confié jadis à Merritt : il faut des aigus, il faut un style rossinien éprouvé, il faut une dynamique dans la voix : Camarena a tout cela, son Libenskof est particulièrement réussi et de tous les hommes c’est le mieux dans le rôle et dans cette musique qu’il pratique depuis longtemps. C’est un vrai rossinien et on le sent, soit dans les agilités, soit dans la manière de dire le texte, et bien sûr dans sa facilité à darder les aigus ou à les moduler. Il remporte un très gros succès très mérité.
Mais son jeune collègue Edgardo Rocha réussit aussi dans le rôle de Belfiore un peu plus pâle vocalement ; il exige aussi ses aigus, et un peu plus de lyrisme que le précédent, car Belfiore cherche à séduire Corinna, dont l’anglais Lord Sydney est amoureux, il est donc un peu plus tenore di grazia, et de grâce, la voix en a. Edgardo Rocha, qui a travaillé son Rossini avec Rockwell Blake et Alessandro Corbelli a une carrière belcantiste déjà affirmée. C’est une voix d’avenir, à n’en pas douter.

Scott Conner en Don Profondo rencontre un certain succès dans son air fameux « Medaglie incomparabili » où il imite les accents et les attitudes de tous ses compagnons d’infortune, bien mis en scène, puisqu’il est perché à l’étage et domine la scène, en final de la première partie. Notons qu’à travers « Medaglie incomparabili », Luigi Balocchi auteur du livret rappelle le titre de l’aria de Cosi fan Tutte « Smanie implacabili », le livret a aussi d’autres citations d’airs célèbres (« cruda sorte », de l’Italiana in Algeri par exemple), cela fait partie des jeux internes qui invitent au délire référentiel.
L’ air est très honnêtement chanté, mais on est loin de ce qui serait exigible et on est loin (bien entendu) de l’éblouissant Ruggero Raimondi. Les accents ne sont pas clairement identifiables, les mimiques restent embryonnaires, la couleur du texte n’est pas très variée. Il reste que c’est chanté, que le rythme y est, et que cela fonctionne sur le public ; mais pour chanter des airs de ce type, il faut maîtriser parfaitement l’italien et ses couleurs, il faut embrasser le rythme italien, percevoir aussi les accents étrangers en italien et leur fonctionnement ; Scott Conner en est loin.
Lord Sydney (interprété par Nahuel di Pierro) ni Don Alvaro (Pavol Kuban) ne sont des rôles marquants s’il ne sont pas confiés à une star, Ramey ou Furlanetto en faisaient quelque chose, cela reste ici très neutre et pour tout dire passable et sans grand intérêt. Le Baron de Trombonok (l’allemand) est chanté par l’ukrainien Yurij Tsiple qui s’en sort mieux que les autres, sa présence scénique, une voix bien placée, une projection correcte font qu’il est « notable » en scène. Il reprend du relief à la dernière scène où il chante l’hymne allemand.

Parmi les plus petits rôles, signalons le Don Prudenzio (le médecin qui devrait soigner les curistes et qui dans la mise en scène s’occupe du chat) de Roberto Lorenzi, jolie voix de basse, bien dans le style de Rossini, même si un peu raide, Rebecca Olvera qu’on a vu en Adalgisa auprès de la Bartoli et qui ici a le tout petit rôle de Modestina, et le jeune sud coréen Ildo Song qui remporte un petit succès personnel dans Antonio.
Jolie chorégraphie d’Altea Garrido pour le court ballet de la seconde partie et un ensemble donc homogène et honnête, dominé par les femmes et les ténors.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

Tout ce petit monde évolue dans l’Albergo del Giglio d’Oro, à Plombières, c’est à dans un hôtel thermal, d’où un Spa, un pédiluve dans lequel des personnages un peu déglingués arrivent, typiques de Christophe Marthaler, maître de la déglingue.
Jamais contemporain dans ses décors (confiés comme toujours à Anna Viebrock), il prend cette fois pour modèle l’architecture de la fin des années 60 et surtout le Kanzlerbungalow de Bonn (Architecte Sep Ruf), qui servit jusqu’en 1999 de résidence officielle des chanceliers d’Allemagne, une maison de verre et de bois, très géométrique, au fond d’un parc qui posait en ces années de guerre froide de singuliers problèmes de sécurité, et même le pédiluve sur scène rappelle la piscine du lieu.
Le modèle est choisi à dessein : partant de la réunion fortuite de plusieurs étrangers (italien, russe, espagnol, allemand, anglais français), il prend prétexte du couronnement de Charles X (aujourd’hui peu parlant) pour faire de cette fête, une sorte de prétexte à entrevues diverses comme on le voit à l’occasion de cérémonies semblables : on assiste à un couronnement et dans les couloirs on échange.
Il s’agit donc pour Marthaler plus ou moins sérieusement d’inviter à voir dans cette intrigue une sorte d’Europe en petit, avec ses discussions, ses petites jalousies, ses manœuvres plus ou moins minables, d’où à un moment la signature d’un traité dans une des pièces pendant qu’on chante au premier plan, d’où aussi la présentation des personnages derrière un pupitre, d’où aussi les étoiles sur les pupitres qui forment le symbole de l’Europe tombant une à une ; car pour Marthaler (et pas seulement lui d’ailleurs), l’Europe brinqueballe. L’image un peu surannée du Kanzlerbungalow, à laquelle s’ajoutent ces européens un peu à côté de la plaque, se disputant pour des choses mineures, avec leurs petits mensonges et leurs petites trahison fait métaphore d’un Viaggio a Reims pour une cérémonie apparemment unificatrice, mais qui cache en réalité petitesses et indifférence.

Comme on le voit, le propos n’est pas si joyeux, mais l’idée d’Europe est bien présente dans l’œuvre, affirmée même dans certaines parties du livret, comme lorsque  Trombonok chante l’hymne allemand (à un moment où l’unité allemande est encore loin). Et Marthaler s’appuie sur cette idée développée tout au long de l’œuvre, qui vient de Madame de Staël (Corinne ou l’Italie) roman typiquement cosmopolite et européen.
Mais la joie explosive qui était le propos de Ronconi devient ici un objet un peu amer et mélancolique, comme toujours chez Marthaler, dont le regard n’est jamais foncièrement joyeux. Certes, le burlesque est là, les postures un peu surréalistes, un monde de personnages dont certains apparaissent errant au fond de la scène sans autre fonction de l’apparaître, un monde d’hôtel de thermes où l’on voit toutes sortes de pathologies, psychiques ou physiques, un monde dont les gestes sont comme mécaniques, qui prend beaucoup au monde des clowns, au cinéma muet, aux saynètes où à un geste ne correspond pas ce qui est dit (le chat que tout le monde soigne au lieu de soigner les humains par exemple).
La couleur même du décor, marron et gris, n’est pas joyeuse et a quelque chose de glacial et de tristounet, tout aussi bien que les portraits de célébrités qui ont dû ou pu passer par l’hôtel (rappelons que l’espace est celui du Kanzlerbungalow de Bonn, lieu de réception du Chancelier de 1970 à 1999, aujourd’hui Monument historique national, un espace qui a vu défiler les Grands et les Petits de l’époque), on y voit des gloires d’hier (Ludwig Erhard) comme d’aujourd’hui (Elisabeth II, Juan Carlos, Marine Le Pen, Sepp Blatter – et une coupe du monde traîne sur le bureau à l’étage, car on est à Zürich, le Vatican du Foot), images sans vie, cadres déposés contre le mur, sorte d’histoire qui passe et qui ne fixe pas.
Le monde, et l’Europe en particulier est une comédie burlesque, et presque chaplinesque donc par ricochet inquiétante par les relations à l’histoire qu’elle crée .

Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Delia (Estelle Poscio) ©Monika Rittershaus

Marthaler avec son rire mécanique et grinçant  finit par ne plus faire rire : certes, on sourit souvent, on glousse beaucoup, mais pas beaucoup de place pour l’éclat de rire dans cette tranche de vie européenne à laquelle il nous fait assister. La deuxième partie, même agrémentée du « Gran pezzo concertato a quattordici voci » reste une sorte de succession de moments sans joie (même l’épisode des hymnes) où les personnages semblent « se résoudre à » plutôt que de montrer le dynamisme et la foi en l’avenir (festif) qu’on pourrait attendre. Et ainsi le grand final un peu grandiloquent concocté par Rossini semble encore plus plaqué et artificiel, même si le chœur est dans la salle et semble inviter à la Fête.

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus

La fête de l’Europe est ratée, parce qu’elle est vide et Madame de Staël est un rêve: on n’y croit plus. Voilà la conclusion à laquelle on arrive en regardant cette production, aussi artificielle que l’Europe qu’elle évoque, aussi grinçante et au fond terrible, que tous ces gens (et portraits) sur scène (et dans la salle ?) sont inconscients, parce qu’inconsistants. À un moment ils évoluent en deuxième partie parmi les débris d’un avion qui s’est écrasé (sans doute par un attentat: voilà le type d’image d’Europe heureuse que Marthaler nous diffuse…

Il Viaggio a Reims, Ensemble ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, avion… ©Monika Rittershaus

L’Europe est triste hélas…
Au terme de ce spectacle, très acéré comme toujours chez Marthaler, mais quand même pas toujours convaincant je sors mi figue-mi raisin, non par l’interprétation musicale, plutôt bien en place, avec une distribution équilibrée qui montre que même sans vedettes, on peut monter de manière très efficace cette œuvre, mais plutôt par l’ambiance générale. J’avais quitté Viaggio a Reims dans une ambiance optimiste, ouverte, joyeuse, associée pour moi à l’un des grands moments de mon existence de mélomane. Aujourd’hui, comme on dit « c’est pas la joie ». Et cette lecture de Marthaler, ce rire sans joie, n’est après tout qu’un signe des temps, sans même être un avertissement. Nous sommes dans le constat d’une certaine déchéance, d’une vacuité effrayante (la scène mécanique de la signature du traité, à quelques jours de la fin de la COP 21 est terrible par son réalisme et par ce qu’elle nous dit de la politique) et même d’un ennui inquiétant. Si l’existence de mélomane est encore une fête, celle du citoyen ne l’est plus, et c’est un peu ce que Marthaler nous dit en filigrane, mettant dans le même sac pourri et Blatter, et Le Pen, et les autres. Il y a du malaise dans ce travail. Marthaler réussit à retourner le propos.
C’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu.
BONNE ANNÉE à TOUS LES LECTEURS.[wpsr_facebook]

Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et le chat ©Monika Rittershaus
Il Viaggio a Reims, Julie Fuchs (Folleville) et à droite le chat ©Monika Rittershaus

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 21 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Martin DUNCAN; dir.mus: Constantin TRINKS)

Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl
Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl

Encore une représentation de répertoire que cet  Entführung aus dem Serail dans une production qui remonte à 2003 (alors confiée à Daniel Harding). L’œuvre est devenue relativement rare sur les scènes malgré une histoire pourtant politiquement bien correcte, et cette rareté n’est à mon avis pas étrangère aux évolutions de la situation géopolitique des dernières années, même si on va cette saison voir cet opéra représenté à l’Opéra de Paris d’où il était absent depuis 1984, soit trente ans. Mais j’ai entendu aussi certains mélomanes pourtant fanatiques de mes amis faire la moue devant cette œuvre, comme si elle n’était pas assez digne d’intérêt pour les penseurs de la musique. Pourtant, aussi bien l’intrigue que la nature des personnages éclairent évidemment le parcours de Mozart et surtout une certaine permanence des thématiques illustrées: c’est une oeuvre illuminisme (Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait plu à l’Empereur qui lui trouvait trop de notes.) et éclairée et sous des dehors superficiels et anodins, elle n’est pas loin des dénonciations voltairiennes.  Mozart et son librettiste nous disent clairement dans ce livret que les turcs (et les musulmans) ne sont pas comme nous le pensions: il y a aussi un islam qui a bien plus grand cœur et plus d’humanité que le christianisme. Un message qui aujourd’hui éclaire de sa lumière une brûlante actualité.
Pour ma part, je l’ai vu pour la première fois dans la production de Günther Rennert au Palais Garnier, Karl Böhm au pupitre (même avec Böhm on trouvait toujours pour Entführung des places pour étudiants à 10F…) et Christiane Eda-Pierre dans Konstanze, Kurt Moll (Osmin) et Stuart Burrows (Belmonte), Bassa Selim étant Karl Heinz Böhm (fils de…et surtout le François Joseph dans les trois films  « Sissi » avec Romy Schneider…) puis dans les reprises, Paul-Emile Deiber. J’ai encore dans la mémoire la direction de Böhm, à la fois énergique, alerte, jeune, claire, et cristalline – je me souviens de la légèreté du triangle et des cymbales, qui rappellent les fanfares de janissaires et qui malgré tout étaient des éléments dansants et aériens : rarement direction musicale m’a autant marqué, qui m’a vraiment fait rentrer directement dans le tissu de la partition,  au point que lorsque j’écoute cet opéra (je l’ai vu assez rarement depuis) c’est la petite musique de Böhm que j’ai toujours en moi et du coup, j’ai une grande affection pour ce Mozart-là, avec ses dialogues, avec ses redoutables airs (parmi les plus difficiles pour soprano) qui exigent à la fois les agilités, une certaine assise,  une certaine largeur, mais aussi les aigus et les suraigus : à ce titre, Martern aller Arten est sans doute l’un des airs les plus ardus du répertoire, à cause de ses difficultés techniques et de sa longueur. C’étaient donc ce dimanche à Munich de grandes retrouvailles avec un opéra très lié à mes premières expériences lyriques et donc une grande joie.
À Paris, la mise en scène de Günther Rennert, très classique, très représentative de la mise en scène mozartienne allemande de grande tradition de ces années-là, sans grande imagination, mais sans âge également, aurait donc pu vivre longtemps.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

Mais Massimo Bogianckino importa à Paris quelques années plus tard LA mise en scène de Entführung aus dem Serail  de l’époque, celle de Giorgio Strehler, sans doute la plus belle mise en scène de cet opéra dans les cinquante  dernières années ; quand il l’importa, en 1984, elle avait déjà 19 ans : une mise en scène créée au Festival de Salzbourg en 1965 (Mehta, Rothenberger Wunderlich) reprise à la Scala deux fois dans les années 70, et qui fut, et reste à mon avis la référence, dans les décors de livre d’enfant de Luciano Damiani, avec ses jeux d’ombres et de lumières, avec sa merveilleuse poésie qui en faisait l’Enchantement au Serail.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

En 1993-1994 encore, elle fut reprise à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch pour servir d’écrin à la Konstanze de Mariella Devia : la production avait une trentaine d’années et je suis sûr qu’une reprise aujourd’hui garderait encore sa fascination.

À Munich, la production date de 2003 (elle fut très mal accueillie), et elle est signée Martin Duncan, dans des décors de Ultz, typique des choix de Sir Peter Jonas, alors intendant: un spectacle coloré, souriant, mais qui propose un choix radical en supprimant totalement les dialogues, et en les remplaçant par une récitante en nikab – elle se dévoile très vite pour afficher la soif de Konstanze et Blonde pour la liberté féminine créant ainsi une sorte de chambre d’écho entre le Sérail d’hier (le palais de Topkapi) fermé et réservé aux femmes et aux eunuques, et le monde d’aujourd’hui : femmes voilées, ouvriers turcs couverts du drapeau national (applaudissements dans la salle) traversant la scène (en réalité machinistes). Tout l’opéra se réduit alors aux parties chantées, qui se déroulent systématiquement ou presque dans des sofas suspendus multicolores avec la récitante qui raconte et quelquefois commente brièvement l’action .

À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl
À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl

Chaque scène et chaque personnage dans un sofa se déplaçant latéralement ou en hauteur, comme si défilaient des sortes de miniatures ou des saynètes, en font un spectacle de marionnettes chantantes, les sofas suspendus à des fils rappelant  ceux avec lesquels on manie des marionnettes : la conséquence, Bassa Selim, rôle exclusivement  parlé devient par la suppression des dialogues un rôle presque muet (sauf dans la scène finale), et il n’y plus d’espace pour aucun des effets humoristiques des dialogues sur lesquels repose quasiment toute l’avancée de l’intrigue, ni aucun des éléments dramaturgiques de la trame.
L’humour et le sourire sont portés par la récitante, Demet Gül, une excellente actrice d’origine turque qui commence par parler au public en turc (sourires), et qui tient le fil d’un récit entrecoupé d’airs, comme un texte illustré où les images seraient remplacées par la musique. C’est amusant au départ, c’est vite un peu lassant, malgré la jolie manière dont sont réglés les airs, que les chanteurs exécutent assis ou couchés sur les sofas, avec pour les duos, deux sofas (un par protagoniste) ou plus rarement un sofa pour deux…Il reste que certains moments sont réussis, comme l’apparition des eunuques qui se dénudent et demeurent en pagne face au public, puis se retournent, se plient et semblent écrire, puis se tournent vers le public avec sur leur pagne une croix à la place du sexe, ou le jeu sur les fruits et les délices portés par des esclaves-table, ou Osmin massant violemment Pedrillo etc..etc..
Autre conséquence inattendue, la musique qui en ressort apparaît, isolée des contextes dialogués, plus mélancolique, plus retenue, plus triste, et moins légère qu’habituellement. Déjà sous ce Mozart encore jeune pointent les opéras de la maturité, et ce n’est pas là le moindre paradoxe que les personnages prennent plus de poids et de consistance musicale que dans la version dialoguée, tout en restant des marionnettes. Il reste pour moi, malgré de jolis moments, que l’on y perd au niveau de l’intérêt dramaturgique.
Musicalement en revanche , la production fonctionne bien grâce à une distribution équilibrée et de très bon niveau.
Deux ténors et deux sopranos aux qualités voisines, une basse, un rôle parlé, voilà l’exigence. Belmonte est un ténor lyrique dont la tessiture est voisine de Tamino, et qui donc demande une belle assise et un certain volume, et un beau contrôle sur la voix pour les mezzevoci que le rôle demande. On disait souvent quand j’étais jeune fan d’opéra « qui chante Belmonte ou Tamino finira en Lohengrin ». Pedrillo est plus léger, et peut être interprété par un ténor de caractère. Blonde exige une note très haute dans son premier air, et est une voix typique de colorature léger. Konstanze est un lirico-colorature, agilités, cadences pyrotechniques, mais aussi assise large : il ne faut pas un simple colorature, mais une voix qui ait une certaine consistance. Une Konstanze doit pouvoir chanter la Comtesse ou Donna Anna (même si l’inverse n’est pas forcément le cas)
Jusqu’ici Lisette Oropesa (http://lisetteoropesa.com) a chanté des sopranos plutôt légers, et la voir affichée dans Konstanze m’a surpris. C’est une délicieuse Sophie de Werther, (et dans pas si longtemps probablement du Rosenkavalier), c’est une Suzanne, c’est une Gilda notable (que les genevois ont pu applaudir dans le récent Rigoletto ) : un soprano formé à l’école américaine: contrôle, diction, projection, technique impeccables. Si les américains ont peu de théâtres d’opéra (globalement pas plus nombreux qu’en France), ils ont un réseau d’universités et de lieux de formations enviable. Un jeune artiste américain arrive sur le marché avec une bonne technique, et surtout un répertoire large, qu’il a pu éprouver dans les représentations montées dans les universités. Les artistes américains trouvaient par exemple dans les années 70 et 80 en Allemagne un marché tout près à les accueillir : 250 théâtres de répertoire avec des troupes demandant des artistes agiles et adaptables. C’est encore vrai aujourd’hui, mais l’arrivée  des chanteurs issus des écoles russes a un peu bouleversé la donne, surtout pour les voix plus consistantes.

Lisette Oropesa, la Konstanze du jour
Lisette Oropesa, la Konstanze du jour

Lisette Oropesa a toutes les qualités exigées par Konstanze : une fraîcheur et une jeunesse enviables, une technique solide, cela se sent dès son premier air très paminien , Ach ich liebte déjà difficile dans la retenue qui exige déjà aigus et trilles. Konstanze demande des aigus et suraigus assurés (ce fut un rôle où brilla Gruberova), quelle qu’en soit la hauteur, des agilités, des choix de cadences sans concessions, et une endurance notable : Martern aller Arten est chanté par Lisette Oropesa sans aucune faiblesse, aucune fatigue, et on sait la difficulté de cet air, mais l’ensemble du rôle est  donné avec la même sûreté, et la même maîtrise. Je ne doute pas que cette excellente chanteuse n’approfondisse le travail interprétatif sur un rôle assez riche et plus profond qu’on ne le pense généralement. Mais déjà quelle maîtrise ! Cela confirme ce que je pressentais, à savoir que Lisette Oropesa, magnifiquement préparée et techniquement sans failles, est une personnalité attachante, sympathique et douée et se trouve sans aucun doute à l’aube d’une grande carrière.
On connaît mieux Javier Camarena, un ténor habitué des rôles belcantistes et rossiniens, même s’il a chanté Belmonte à Salzbourg en 2013. C’est lui aussi un très bon technicien avec un sens de la respiration, avec un très beau contrôle sur la voix et sur le souffle, qui se joue des difficultés techniques. Ce qui caractérise cette voix c’est d’abord un style et une très grande élégance : dans Entführung, les deux protagonistes ont de nombreux airs (Konstanze en a trois dont deux consécutifs et Belmonte quatre). On se souviendra de son Wenn der Freude Tränen fliessen, un moment de lyrisme élégiaque qui fait du deuxième acte (qui concentre la plupart des grands airs des personnages)  le sommet musical de l’œuvre. Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la prestation, même si la voix me semble un tantinet légère pour le rôle, non qu’elle ne réponde pas aux exigences, mais pour Belmonte, j’aime des voix un peu plus consistantes : j’y entends une couleur un peu trop rossinienne dans sa manière, mais c’est plus une question de goût.  Cela reste vraiment de très bon niveau.

La Blonde de Rebecca Nelsen est aussi typique de l’excellence américaine. Il suffit de consulter son site internet (http://rebeccanelsen.eu)  pour constater le répertoire impressionnant qui recoupe celui de sa collègue Lisette Oropesa. Rebecca Nelsen fait une jolie carrière en Allemagne et Autriche, on l’a vue notamment dans Blondchen au Festival de Salzbourg en 2013 (aux côtés de Javier Camarena et de Desiree Rancatore) ; fraîcheur, jeunesse, vivacité du personnage et du chant, mais aussi parfaite maîtrise technique et naturellement les aigus voulus par le rôle et notamment dans son air  initial qui ouvre l’acte II Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln . Qui dit mieux?
Pedrillo est peut-être plus complexe. Apparemment c’est le valet habile et léger, une sorte de Figaro du Barbier, mâtiné de Leporello, car il hésite quelquefois à agir par peur, mais c’est à lui que Mozart donne l’un des airs les plus poétiques de la partition, sinon le plus poétique (en tous cas un de mes préférés), la romance In Mohrenland gefangen war. C’est avec Osmin le rôle qui souffre le plus de la disparition des dialogues, parce que c’est lui qui très largement fait avancer l’action (c’est notamment lui qui fait entrer Belmonte dans la place) et qui dans cette vision retrouve une place secondaire qu’il n’a pas dans l’œuvre en réalité. Il est confié à Matthew Grills, un tout jeune ténor, qui appartient à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper, et qui en 2013 faisait partie de l’Opera Studio de Portland et surtout du Merola Opera Program, l’un des programmes de formation les plus en vue actuellement aux USA. Il a déjà chanté Belmonte  à Santa Fé. C’est dire la confiance que la Bayerische Staatsoper investit sur ces jeunes artistes. Et de fait, Matthew Grills montre une agilité, une vivacité et  aussi une versatilité exemplaires, même si la voix gagnerait à être un peu plus projetée, il obtient un très gros succès notamment dans Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, presque a capella où il montre un potentiel d’émotion non négligeable allié à un jeu qui a une forte prise sur le public, un air qui rappelle d’ailleurs que nous sommes aux débuts de la mode des opéras à libération qui culminera à Fidelio et qui passe notamment par Lodoiska (Cherubini, 1791) et même Zauberflöte (1791). C’est à n’en pas douter de la graine de Ferrando ou de Tamino. C’est notamment l’un de ceux qui malgré une mise en scène qui confine sur des sofas et donc qui bride les mouvements et les jeux de scène, celui qui s‘en s’en débrouille le mieux en arrivant à faire ressortir la vivacité et l’inventivité du personnage avec à la fois une simplicité et une justesse notables.
Dans cette ode à la liberté et au courage, typique de l’Aufklärung, mais aussi à la clémence (dans le Bassa Selim de 1782 pointe naturellement le Titus de 1791), Osmin représente le totalitarisme, la violence la jalousie et le désir, une sorte de Monostatos avant la lettre. Le rôle est confié le plus souvent à une basse profonde (Kurt Moll l’a souvent chanté et l’enregistré) qui descend jusqu’au ré. C’est pour une seule fois, Franz Hawlata qui le chante.
Franz Hawlata est un des chanteurs les plus connus de la distribution. Je l’ai notamment vu dans Hans Sachs à Bayreuth, dans La Roche de Capriccio à Vienne. C’est un chanteur-acteur notable, avec grand sens de la comédie et du théâtre : son Sachs était à Bayreuth magnifiquement joué et dit, il était chanté de manière plus contrastée, certains parlaient de « Sprechgesang ». Son Osmin aurait évidemment gagné à être plus joué, et nul doute que la présence des dialogues auraient donné plus d’aisance et de brillant à la prestation.
Réduit au chant, et aux airs, c’est peut-être paradoxal mais le charisme scénique d’Hawlata en prend un coup. Certes, au début notamment, la voix bien timbrée, la diction donnent une assise au personnage. Mais la profondeur exigée et les graves redoutables font un peu défaut, la voix se détimbre, devient mate, et les défauts constatés ces dernières années réapparaissent. Cette voix est fatiguée, et même si l’artiste garde un relief scénique intact, le relief vocal est érodé. Il doit chanter Sir Morosus dans la prochaine Schweigsame Frau : il excelle dans ce type de rôle de Strauss, on le sait, mais la voix sera-t-elle au rendez-vous?
Le choeur du Bayerische Staatsoper très en place, est divisé entre les femmes (sur scène) et les hommes (en fosse) car dans le Sérail, pas de place pour les hommes. Il est comme toujours excellemment préparé (par Stellario Fagone, le chef de choeur en second auprès de Sören Eckhoff).
Quant l’orchestre, il est confié à Constantin Trinks, un des chefs de la jeune génération (39 ans), qui fait partie des bons chefs de répertoire à suivre. Je me souviens de son excellente direction de Das Liebesverbot de Wagner à Bayreuth en 2013. On retrouve ce soir une battue précise, des gestes nets, du rythme, de la vivacité et un son clair. Cela reste peut-être un peu “martial” mais je me demande cependant si l’absence de dialogue ne pèse pas elle aussi sur la direction et sur le rythme général et si elle ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble. Le rythme des dialogues peut influer sur un tempo, sur un discours musical et c’est bien là l’un des éléments de réussite d’un Singspiel (ou même d’une opérette). Ici il y a du Sing, mais pas de Spiel…d’où une musique moins en prise avec l’intrigue. Il reste que ce travail avec l’orchestre remarquable qu’on connaît (les  bois étaient ce soir vraiment excellents) reste de très bon niveau et convaincant.
Pour conclure, voilà un spectacle un peu frustrant. La satisfaction musicale entre en concurrence avec le dessein général d’un travail qui efface le côté Singspiel, c’est à dire un spectacle où le dialogue est le moteur de l’action et la musique un moment d’arrêt sur image. Quand le moteur s’arrête ou disparaît, le spectacle change lui-même de nature : un récitant au lieu d’une scène de théâtre renvoie l’opéra non au Singspiel , mais à une sorte d’opéra-oratorio qui lui modifie sa nature profonde : on a deux actions (récit et chant) sans moteurs. Pour moi il s’agit d’une erreur et l’ambiance générale en pâtit, c’est dommage quand il n’y a pas de faiblesses sur le plateau.
Je pense qu’en gardant l’excellente idée des sofas, on eût pu dialoguer de sofa à sofa avec des effets intéressants. Si le metteur en scène a voulu actualiser en introduisant une récitante d’aujourd’hui qui tente de clarifier l’intrigue (le plan de Topkapi est plusieurs fois projeté pour montrer les progrès de Belmonte vers le Serail) pendant que l’histoire est renvoyée au passé, il eût pu alors aller plus loin dans l’actualisation. Ici le chant prend un coup de vieux et de lointain, qui nuit à la vivacité de l’ensemble et qui crée inévitablement un peu de langueur. Malgré des effets amusants et des sourires, malgré une réalisation de bon niveau, malgré l’excellence musicale, c’est un peu le désenchantement au Sérail. [wpsr_facebook]

Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl
Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl

SALZBURGER FESTSPIELE 2014 (PFINGSTEN): LA CENERENTOLA de Gioacchino ROSSINI le 5 JUIN 2014 (Dir.mus:Jean-Christophe SPINOSI; Ms en scène: Damiano MICHIELETTO) avec Cecilia BARTOLI

Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli
Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli

Cecilia Bartoli est à la fois directrice artistique, prolongée jusqu’en 2016 et vedette du Festival de Pentecôte de Salzbourg, traditionnellement dédié au répertoire baroque et construit en ce moment sur mesure pour la star italienne. Depuis deux ans, elle a proposé des pièces du grand répertoire (l’an dernier Norma, cette année Cenerentola) accompagnées par un orchestre d’instruments anciens, un « retour aux sources », dit-elle. C’était l’an dernier la formation baroque de l’Opéra de Zürich, l’Orchestra La Scintilla, c’est cette année l’Ensemble Matheus dirigé par son chef Jean-Christophe Spinosi.
La présence d’orchestres français dans la fosse salzbourgeoise n’est pas si fréquente, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Dispositif d'ensemble © Silvia Lelli
Dispositif d’ensemble © Silvia Lelli

La mise en scène a été confiée à Damiano Michieletto, qui commence à essaimer sur les grandes scènes internationales, et la distribution est évidemment dominée par Cecilia Bartoli en Angelina, un rôle qu’elle a beaucoup chanté et qu’elle a aussi enregistré, par le ténor mexicain Javier Camarena en Ramiro, et par le baryton Nicola Alaimo en Dandini.
Une production annonciatrice de succès, ce qui fut, et un succès même triomphal.
La présence d’un orchestre d’instruments anciens enrichit-il notre vision de l’œuvre? J’avoue avoir mes doutes à ce propos. L’an dernier, je n’ai pas été trop surpris par Norma ni même dérangé, par rapport à la version habituelle avec un orchestre traditionnel. Cette année, j’avoue que mon oreille habituée à d’autres sons et à un autre Rossini a été un peu perturbée : certes, Spinosi mène l’ensemble avec beaucoup d’énergie très démonstrative, mais je trouve que les rythmes (notamment dans l’ouverture) s’en ressentent, que la fluidité s’en ressent, et que le rééquilibrage cordes/vents au profit des vents donne un son très différent et pas forcément plus intéressant que dans la version traditionnelle. Est-ce dû à l’acoustique ? à la place où j’étais ? J’ai par exemple trouvé que la flûte solo avait un petit air d’acouphène très désagréable. Le son d’ailleurs était assez mat dans l’ensemble, et souvent l’orchestre se faisait trop discret au profit du plateau. J’avoue avoir été « formé » ou « formaté » à l’excellente interprétation que Lopez-Cobos en donna jadis à Paris (avec en alternance Teresa Berganza et Frederica von Stade, excusez du peu) puis avec Abbado dans la production Ponnelle, désormais légendaire, mais aussi par l’enregistrement de Chailly (avec Bartoli) dans une version un peu plus rèche que celle d’Abbado, qui reste pour moi dans Rossini la référence. J’ai trop entendu son Rossini léger, clair, rythmé, aux crescendos incroyables (ah, le final du 1er acte…quelle frustration !), pour être séduit par ce son mat, ce manque de clarté ou de lisibilité (pour mon goût), même si certains moments m’ont plu notamment dans le second acte et que j’ai trouvé le continuo magnifiquement réussi, de justesse, de rythme, de présence discrète (Felice Velanzoni au pianoforte, Claire Lise Demettre au violoncelle , Thierry Runarvot à la contrebasse)

Angelina acte I © Silvia Lelli
Angelina acte I © Silvia Lelli

Certes, dans une mise en scène certes très « fun », mais où les aspects dramatiques et sombres notamment au début ne manquent pas (ne pas oublier que Cenerentola est un melodramma giocoso), un son moins clair, moins lumineux pouvait se comprendre. Dans l’ouverture notamment, il y a de la part du chef un parti pris plus saccadé pour accompagner le plateau et correspondre point à point aux gestes et aux mouvements voulus par le metteur en scène, et une manière sympathique de s’engager dans le spectacle (notamment lorsqu’au début du second acte, Alidoro lui envoie une flèche qui le transperce : Spinosi s’en donne à cœur joie pour le plus grand bonheur du public), tout cela contribue évidemment à la bonne humeur générale.
Mais c’est la mise en scène qui soutient l’ensemble et non l’orchestre.
Il est évident aussi que cet orchestre plus sourd ne pouvait que convenir à la voix de Cecilia Bartoli, dans une salle à l’acoustique idéale pour elle. Mon sentiment est donc mitigé ; l’expérience reste seulement pour moi une expérience.
Le plateau était dans l’ensemble plutôt homogène et très équilibré : il faut pour Rossini un engagement vocal et musical exceptionnels, une technique très maîtrisée, notamment dans la diction, et les rythmes, et il faut que les chanteurs s’amusent, sans quoi le soufflé retombe. Le sextet Che sarà du second acte, où toute la distribution est enfermée par Alidoro dans un rouleau de plastique adhésif  est l’un des meilleurs moments où cette homogénéité est mise en valeur.

Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli
Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli

Le travail de Michieletto est tellement précis, tellement intelligent, tellement juste, que chacun est scéniquement à sa place. Les deux sœurs Clorinda (Lynette Tapia) et Tisbe (Hilary Summers) sont par exemple désopilantes, d’une incroyable justesse, d’un engagement scénique irréprochable, l’une Clorinda avec sa voix un peu nasale et l’autre Tisbé à la voix d’alto tellement profonde qu’on ne serait pas étonné que ce fut un homme déguisé, d’autant que, physiquement à l’opposé l’une de l’autre, elles composent une de ces paires impossibles qui ne peuvent qu’avoir effet sur le public. Mais voilà, quand elles jouent, c’est parfait, mais dès qu’elles chantent, c’est moins précis, moins en rythme, et quelquefois aux limites de la justesse (notamment Hilary Summers trop rauque, même si elle s’en sert avec brio). L’Alidoro de la jeune basse Ugo Guagliardo est très efficace scéniquement lui aussi, d’autant que dans la vision de Michieletto il est le personnage toujours présent en scène qui manipule toute l’action. Même si le timbre est pour mon goût un peu trop jeune pour le rôle, la voix a une belle couleur, et la prestation est très honorable.

Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli
Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli

Le Dandini de Nicola Alaimo est irrésistible de présence. On connaît ce baryton, neveu de Simone Alaimo, qu’on a vu à Paris dans Dandini et Melitone de La Forza del Destino. Belle technique, belle présence scénique, un vrai baryton de caractère à la voix plutôt puissante, avec un vrai contrôle sur la voix, qui dessine un personnage désopilant de Prince vulgaire et excessif.

Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli
Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli

Enzo Capuano en revanche est un peu décevant dans Magnifico : certes, lui aussi est scéniquement d’une rare justesse, dans son personnage de père méchant, voire violent, et pas vraiment la basse bouffe et presque inoffensive qu’on a l’habitude de voir. J’ai encore le souvenir de Paolo Montarsolo qui dans son monologue initial Miei ramponi femminini faisait crouler la salle. C’est la mise en scène qui impose un personnage plus négatif que le clown qu’était Montarsolo jadis, mais vocalement il ne réussit pas à s’imposer pour mon goût, même si scéniquement il est remarquable.

Javier Camarena est un Ramiro exceptionnel, dans la tradition des ténors latinos qui depuis Luigi Alva ont toujours été de grands rossiniens. La voix est ductile, puissante, et si le personnage reste un peu pâlichon (mais c’est aussi la couleur voulue par Rossini), la présence vocale est telle dans les airs qu’il remporte un immense triomphe, à l’égal de Bartoli. Un moment merveilleux de suavité musicale et de style, de très grand style même.
Reste Cecilia Bartoli, très familière du rôle, qu’elle reprend après avoir fréquenté d’autres répertoires ou un Rossini plus sérieux (Desdemona d’Otello par exemple). Les agilités de l’air final « Non piu’ mesta » sont étourdissantes, les cadences acrobatiques. On connaît cette Bartoli-là qui est un feu d’artifice irrésistible.

Enzo capuano (Magnifico) et Angelina (Cecilia Bartoli) © Silvia Lelli
Enzo capuano (Magnifico), Angelina (Cecilia Bartoli) et Ramiro (Javier Camarena) © Silvia Lelli

Mais dans la ligne de sa Norma de l’an dernier, c’est son sens dramatique aigu qui m’a frappé et c’est là ce qui m’a peut-être le plus ému : une Angelina quelquefois déchirante, discrète, modeste, d’une étonnante justesse en bref un vrai personnage à la fois émouvant, mais aussi énergique, qui ne s’en laisse pas compter. On reconnaît les très grands à leur capacité à vous étonner et à être là où on ne les attend pas : Cecilia Bartoli est de ceux-là.
Mais le plateau et l’orchestre n’auraient peut-être pas remporté l’immense triomphe qu’ils ont connu à Salzbourg sans le travail de Damiano Michieletto, qui donne sens à l’ensemble et qui porte complètement la soirée. C’est à mon avis lui la clef de voûte et qui va n’en doutez pas, faire courir le public cet été à Salzbourg. On connaît la technique de Michieletto : de la transposition naît la lumière. Il éclaire les livrets par une vision d’aujourd’hui (rappelons Un Ballo in maschera de la Scala vu comme une campagne électorale à l’américaine par exemple).
Ici toute l’action est transposée dans un bar-buffet à l’américaine (ce pourrait d’ailleurs être en Sicile ?) un peu cheap, tenu par un Magnifico qui a tout d’un émigré italien avec ses deux filles oisives et pestes, et Angelina qui fait tout le boulot : laver les sols, nettoyer les tables, servir les clients. La situation est donc respectée.

Au palais apparition d'Angelina © Silvia Lelli
Au palais apparition d’Angelina © Silvia Lelli

On passe ensuite au Palais, vu comme un bar de luxe, divans, lumières tamisées, jardin, fréquenté par l’aristocratie locale, structuré comme le bar de Magnifico mais en version luxe, avec l’apparition d’Angelina en star hollywoodienne qui m’a rappelé Audrey Hepburn. Ainsi les deux moments sont-ils d’une lumineuse clarté dramaturgique, d’une belle lisibilité et d’une grande logique.

Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli
Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli

Toute l’action est pilotée par Alidoro, sorte de magicien qui gère les lieux, les gens, les lumières, qui crée les situations, génie invisible ou visible selon les moments, et qui arrive dès l’ouverture comme descendu du ciel. C’est lui le deux ex machina, c’est lui le génie, le magicien d’Oz, sorte d’enfant grandi trop vite avec son petit costume blanc et son Bermuda. Une sorte de vision du bon génie qui créé les situations où les méchants se confirment et où la bonté d’Angelina éclate.
Alors, changements à vue, décor à transformations, changements de lumières très efficaces d’Alessandro Carletti et utilisation très réussie de la vidéo, qui contribue à éclairer l’intrigue, tout cela file avec une grande fluidité.  Avec évidemment des moments désopilants, qui provoquent applaudissements à vue, et une vraie joie du public.
Le rythme, la couleur, les contrastes, tout dépend de ce travail scénique d’une incroyable précision, d’une très grande tenue, et en même temps d’une justesse dans la transposition qui éclaire l’intrigue sans jamais casser l’histoire : Michieletto en bon italien a son Rossini dans le sang, mais il a su aussi en tirer des éléments moins souvent valorisés, comme la violence subie par Angelina, et la pointe tragique qu’on lit pendant le premier acte, une pointe de serio dans cette fête du giocoso. Un spectacle complet, une vision à la fois traditionnelle et renouvelée, une ambiance poétique par l’image finale où tous lavent les sols, pendant qu’Angelina, de blanc vêtue, chante son rondo, rythmée par les bulles de savon qui envahissent la scène, à la fois issues du nettoyage général et du rêve de la jeune fille. Monsieur Propre au pays des Fées. [wpsr_facebook]

Effets vidéo © Silvia Lelli
Effets vidéo © Silvia Lelli

 

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010:LA SONNAMBULA de Bellini avec Natalie DESSAY à l’Opéra Bastille (3 février 2010)

La Sonnambula, un des phares du répertoire du bel canto entre au répertoire de l’Opéra de Paris. Voilà une des curiosités de notre opéra national, des pans entiers du grand répertoire ont été oubliés par les programmateurs: ce qui se passe sur le bel canto est aussi vérifiable sur le vérisme: Adrienne Lecouvreur entrée dans années 90 (avec une Freni impériale pour sa dernière apparition à Paris), André Chénier cette année, on n’ose imaginer quand on verra Fedora. Certes, toutes ces oeuvres ne sont pas des chefs d’oeuvres, mais, outre que la plupart des livrets s’appuient souvent sur des oeuvres françaises, les voir une fois au répertoire de notre opéra national ne pourrait pas nuire à la culture musicale du public.
Natalie Dessay promène sa “Sonnambula” sur les scènes internationales depuis quelques années, et elle fait un triomphe ce soir, dans une production de 2001 de Marco Arturo Marelli, louée à l’opéra de Vienne pour la circonstance. Solution pratique, qui permet de voir une production nouvelle à moindre frais. Pourquoi pas? vu les coûts d’une nouvelle production! Gérard Mortier l’a abondamment pratiquée par rapport aux productions de Salzbourg au début de son mandat (la presse française l’avait alors beaucoup et stupidement critiqué).

La production de Marco Arturo Marelli, metteur en scène de qualité, qui avait en son temps proposé un Don Carlos/Don Carlo à Garnier sous le règne de Bogianckino ( raté, certes) ou à qui l’on doit un bon Capriccio de Strauss à l’opéra de Vienne l’an dernier, propose une vision de l’oeuvre rénovée. Tout se passe dans un sanatorium de luxe (ou un hôtel/sanatorium) en montagne et Amina est l’une des femmes de chambre. A ce propos, je voudrais préciser que Renaud Machart dans Le Monde a fait une petite erreur: le Comte Rodolfo, lorsqu’il chante devant le bar « Le moulin ! La fontaine ! Le bois ! (…) Je vous reconnais, lieux charmants. » n’admire pas le bar, mais un tableau au dessus du bar, censé représenter le village et ses environs.
Qu’apporte cette transposition ? Elle enlève peut-être à l’œuvre son côté pacotille et opérette, pour lui donner une valence plus “sérieuse” dans un univers médical où la “maladie” du somnambulisme pourrait s’insérer, ou une esquisse de travail sur les classes sociales (le comte/Amina), il reste que cette transposition ne me paraît pas vraiment déterminante pour la logique de l’œuvre, même si la vision finale du premier acte, avec la neige qui envahit l’espace suite à une baie vitrée qu’Elvino brise, et qui d’une certaine manière,  “congèle” l’espace, est assez riche. Au total un travail cohérent, qui n’ajoute rien à l’oeuvre, mais qui au moins, ne dérange pas.

Musicalement, Evelino Pidò  est un bon chef, précis, attentif aux chanteurs, très sûr pour un directeur d’opéra ou un orchestre. C’est un bon musicien, non un grand inventeur, c’est aussi un chef favori de Natalie Dessay. Sa direction de Sonnambula, qui n’est pas le chef d’oeuvre de Bellini , est très satisfaisante, pas routinière, mais sans vrai relief. Ce n’est pas ce soir qu’on trouvera des vertus nouvelles aux aventures d’Amina. Pour mon goût, je lui préfère Capuleti e Montecchi, Les Puritains et Norma (mais qui se risque à Norma aujourd’hui?) et on attends patiemment que l’Opéra ouvre enfin sa scène à ces oeuvres. Patience et longueur de temps…

La distribution réunie autour de Natalie Dessay est de qualité: on notera la Teresa (la mère d’Amina) de Cornella Oncioiu qui s’est taillé un beau succès, le Rodolfo de Michele Pertusi,  un rôle presque surdistribué à cette grande basse rossinienne qui en donne une interprétation chaleureuse impeccable, très musicale. Et qui confère au personnage une vraie tenue. La Lisa de Marie-Adeline Henry semble moins à l’aise, et la voix n’est pas toujours adaptée aux exigences du rôle: elle manque de fluidité, et les aigus sont un peu tirés. Notons surtout le jeune ténor  mexicain Javier Camarena qui chante Elvino avec un très beau style, une technique sûre, et un timbre très adapté à ce répertoire, qui va sans doute s’ajouter à la liste déjà longue des ténors sud-américains qui comptent, notamment spécialisés dans le bel canto. Seul petit problème, les graves et la dynamique: dès que le rythme s’accélère, on ne l’entend plus et on lui sent de petites difficultés. mais c’est une valeur à suivre.

030220101583.1265394621.jpgNatalie Dessay salue en diva!

Et Natalie Dessay? le public vient pour elle, elle est la Diva et le final devant le rideau (de Garnier) en Diva vêtue de rouge qui chante le dernier air comme en récital, lui va comme un gant. Le personnage est là, on sait le soin que la soprano française attache au théâtre et au jeu, et aux exigences en matière de mise en scène. Elle est cette Amina fragile qu’on attend, mais elle n’est pas seulement la fragilité, elle montre beaucoup de dignité. Elle a seulement quelquefois un peu tendance à surjouer, ce qui nuit à l’émotion. La  voix est là, très personnelle, moins élégiaque qu’énergique, très engagée, mais on aimerait aussi plus de suavité pour un personnage aussi typé. Les aigus triomphent toujours, même si le suraigu est moins facile qu’avant, mais la voie s’est élargie et remplit sans problème le navire de Bastille. Nul doute que Dessay change l’image du bel canto: ceux qui aiment Mariella Devia ne seront peut-être pas convaincus, il n’est même pas certain qu’un public italien soit totalement séduit. A la Scala, beaucoup de commentaires restaient un peu dubitatifs devant son Amina, malgré le succès indéniable. Mais voilà, notre Natalie est singulière, et sa présence est telle qu’on lui pardonne même ses quelques menus excès.

030220101586.1265394654.jpgSaluts du chef Evelino Pidò

Une très bonne soirée, qui vaut la visite: allez voir cette Sonnambula qui restera sans doute rare à Paris. Un beau succès qui fait regretter amèrement l’absence de bel canto dans le répertoire de la maison.