OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LE ROI CAROTTE, de Jacques OFFENBACH le 14 DÉCEMBRE 2015 (dir.mus: Victor AVIAT; Ms en scène: Laurent PELLY)

Le Roi Carotte et ses radis  ©Stofleth
Le Roi Carotte et ses radis ©Stofleth

Depuis le développement des recherches éditoriales sur Offenbach, depuis la publication des Contes d’Hoffmann revus par Jean-Christophe Keck, la curiosité se focalise sur certaines productions du Mozart des Champs Elysées. Et voilà que l’Opéra de Lyon pour les Fêtes de fin d’année exhibe des cartons une œuvre d’Offenbach totalement inconnue, Le Roi Carotte, jamais repris depuis les premières séries de représentations qui remonte à 1872, une fable légumineuse sur le pouvoir, sur un livret de Victorien Sardou, accueillie triomphalement à Paris, puis à Londres, à New York, à Vienne, et qui a disparu des scènes en 1877 parce que trop coûteuse à monter. Pensez donc, à peu près 6h de spectacle, 40 rôles différents, des centaines de figurants, des décors monstrueux, une sorte de féérie jamais vue, d’autant plus féérique qu’un an après la défaite de la guerre de 1870, la France a besoin de rire, et en particulier Paris, moins d’un an après la Commune.

143 ans après la première, l’Opéra de Lyon a décidé de proposer Le Roi Carotte, profitant d’une nouvelle édition, de Jean-Christophe Keck, dans une version revue par Agathe Mélinand pour la mise en scène de son complice de toujours Laurent Pelly.
Bien sûr, une renaissance après tant de temps eût justifié de monter la version originale, ou à défaut celle allégée revue par Offenbach, d’environ 3h. La version d’Agathe Mélinand est plus réduite encore (2h15 avec entracte). Il faudrait attendre un Festival pour remonter le oser spectacle dans la version originale, qu’un opéra en saison peut difficilement assumer vu les dimensions. Je pense que les polémiques éventuelles sur les coupures sont inutiles, cette série de représentations ne manquera pas de mettre la focale sur l’œuvre et gageons (ou espérons) que Lyon ne soit que la première d’une série de propositions.
En effet, comment gérer, à l’heure de Star Wars, l’opéra féérique ? Il est clair qu’en 1872, les moyens de théâtre étaient différents et que le public avait d’autres habitudes et d’autres attentes. Il est difficilement pensable de proposer les six heures, à moins de réécrire complètement le livret en l’actualisant (car l’essentiel des six heures est du texte parlé). Déjà, les allusions mythologiques et les jeux de mots de La belle Hélène ou d’Orphée aux Enfers échappent à un public qui a bien moins de références classiques qu’alors, imaginons le cas du roi Carotte avec ses allusions politiques, c’est un travail d’orfèvre à confier à un chansonnier.

Barricades et révolution ©Stofleth
Barricades et révolution ©Stofleth

Enfin, 3 heures de spectacle correspondent presque à certains opéras de Wagner, c’est dire que c’est déjà un ensemble très lourd. Gageons que le choix d’Agathe Mélinand et de Laurent Pelly se justifie par l’économie de la pièce et par la réception d’une telle production pour le public d’aujourd’hui.

Victor Aviat ©Harald Hoffmann
Victor Aviat ©Harald Hoffmann

Ces deux heures quinze suffisent quand même à donner une très bonne idée d’ensemble et de vérifier que ce Roi Carotte est du grand Offenbach, mené d’une main sûre par le jeune chef Victor Aviat, un jeune hautboïste remarqué, qui entame une carrière de chef en remportant en 2014 le Nestlé and Salzburg Festival conductors award. Avec un sens théâtral marqué, un sens du rythme et de la pulsation très affirmé, il imprime une dynamique communicative à l’orchestre avec un son clair, une lecture particulièrement entrainante et l’orchestre de l’opéra le suit, sans scorie aucune, ainsi que le chœur bien préparé de Philip White, alerte, vif, très en verve. Il y a une tradition bien installée d’Offenbach à l’Opéra de Lyon, et cela se sent, tant l’ensemble des forces a cohérence et énergie.

Car la machine fonctionne au service d’une musique qui touche tous les claviers, avec un sens de l’ironie marquée, comme souvent chez Offenbach, c’est à la fois très symphonique, c’est aussi lyrique, en pastichant les duos d’amour de l’opéra traditionnel notamment bel cantiste, mais c’est aussi un joli exercice acrobatique où chaque son peut figurer un légume ou un insecte : nous sommes dans une fantasmagorie visuelle et sonore, très spectaculaire, qui reste un peu superficielle mais techniquement très au point.
La difficulté consiste à faire du spectaculaire de 2015 et non de 1872, c’est à dire employer les moyens du théâtre d’aujourd’hui pour rendre les tableaux d’hier recevables ou présentables.

Étudiants ©Stofleth
Étudiants ©Stofleth

Bien sûr, à la fois par l’inspiration, due au conte d’Hoffmann Petit Zacharie, appelé Cinabre qu’on retrouve dans la Chanson de Kleinzach des Contes d’Hoffmann, et par certaines scènes comme celle des étudiants qui renvoie à celle du prologue des mêmes Contes d’Hoffmann, on reconnaît la manière d’Offenbach d’utiliser des motifs qui se répètent ou simplement évocatoires qui construisent un système d’écho entre ses œuvres. Il faut toujours tenir compte chez Offenbach de l’imitation du premier XIXème siècle (Rossini, Auber), de l’interprétation, et de la folie déglinguée qui peut résulter de l’ensemble. L’histoire du Roi Légume est une histoire linéaire assez claire, mais qui donne aussi prétexte à des parodies, à des scènes presque fermées (comme celle de Pompéi, ou celle des insectes) qui ne sont qu’une partie de ce que le spectateur de 1872 avait pu voir et applaudir. Mais l’œuvre est à la fois loufoque, comique, ironique, amère, voire tragique. La monumentalité du propos permet une pluralité de styles et de situations au total assez inhabituelles chez Offenbach, dans cet opéra potager, c’est bien à une macédoine de styles comme de légumes à laquelle nous sommes conviés.
Agathe Mélinand a adapté le texte en travaillant comme à l’accoutumé à la transformation des allusions d’Offenbach aux « actualités » du temps en jeux sur nos habitudes ou nos actualités, allusions, jeu de mots, gestes, paroles à double sens, et travaille ainsi à l’implication du public qui lit quelque part son propre monde ; le descriptif de la situation financière de Krokodyne et la manière dont Fridolin XXIV a ruiné son royaume est à ce titre désopilant tellement cela parle au spectateur, qui évidemment pense à la France d’aujourd’hui voire à la situation économique du monde (crise des subprimes comprise) et rit. C’est pourquoi je parlais de chansonniers plus haut. En tous cas, tout est fait pour que le public entre de plain pied dans l’œuvre et qu’un échange scène-salle puisse naître dans une sorte de bonne humeur communicative.
Laurent Pelly a eu l’intelligence de ne pas afficher de style pompeux ou m’as-tu-vu, et de construire la fantasmagorie sur des éléments apparemment simples mais parlants, plutôt que sur du tape-à-l’œil.
Comme souvent chez Pelly, peut être plus que chez d’autres metteurs en scène, on ne peut séparer les costumes, qu’il a réalisés et qui sont vraiment splendides, notamment la carotte, bien sûr, mais surtout les radis, d’un réalisme troublant ou les céleris-rave (ce sont parmi les costumes les plus réussis vus sur une scène ces derniers temps) qui apparaissent dans un brouillard inquiétant, ni les décors (de Chantal Thomas) très réussis du propos d’ensemble. Il y a d’abord une volonté de ne pas surcharger, mais en même temps de donner le plus de fluidité possible à la succession des tableaux, le risque de ce type d’œuvre étant de ralentir le propos par de trop fréquents changements. Ici, des éléments glissent, se mettent en place, qui un livre gigantesque, qui une passoire, qui un presse purée, qui une galerie de tableaux, qui Pompéi, qui le Vésuve, qui une planche d’entomologie.

Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth
Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth

Ces éléments n’envahissent jamais le plateau et n’écrasent pas le propos, mais dessinent des ambiances qui laissent les personnages évoluer. C’est qu’à la manière du grand opéra romantique, on voyage beaucoup dans ce Roi Carotte, de Krokodyne à Pompéi,  sur le Vésuve, dans des livres, au sein du potager, composant à chaque fois une ambiance ou un tableau, qui rappelle quelque peu les cabinets de curiosités. C’est que Pelly réussit à afficher avec un vrai réalisme poétique une intrigue qui voit une Carotte devenir Roi et tout un potager devenir Cour avec un effet carotène garanti (serviteurs – ou bâtards ?- tous roux).
L’histoire du Roi Carotte est assez simple : Fridolin XXIV règne sur Krokodyne, mais dilapide le trésor et envisage pour se refaire d’épouser Cunégonde (et sa dot), une princesse délurée et pleine d’envies et de désirs. Pendant ce temps, la sorcière Coloquinte qui a été privée de ses pouvoirs pendant 10 ans par le père de Fridolin les retrouve et veut se venger sur le fils; suite à un accord avec Robin-Luron  le bon génie de Fridolin, celle-ci le détrône, et  Robin-Luron l’accepte pour son bien, pour que Fridolin devienne plus sérieux, il en profite pour libérer Rosée du Soir amoureuse de Fridolin en secret.

Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Carotte (Christophe Mortagne) ©Stofleth
Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld), Carotte (Christophe Montagne) et les “carottides” ©Stofleth

Coloquinte met sur le trône une horrible Carotte aimée de tous et notamment de Cunégonde, que rien n’arrête grâce à l’effet d’un philtre: Le Roi Carotte va s’installer et faire régner la tyrannie. Fridolin va de son côté partir faire une sorte de voyage initiatique à la recherche de l’anneau de Salomon qui seul peut faire cesser l’enchantement de Coloquinte, la petite troupe se rend jusqu’à la Pompéi d’avant l’éruption, elle récupère l’anneau, revient à Krokodyne grâce à la complicité des abeilles, le Roi Carotte, détesté, est détrôné et Fridolin revient au pouvoir à la satisfaction de tous.
L’ histoire tient du conte de fées, du voyage initiatique au royaume du délire, et de la satire politique (des pouvoirs abusifs, des courtisans qui tournent casaque, des cours corrompues, n’oublions pas que le public sortait à peine ses ruines du second Empire). Laurent Pelly joue sur tous ces tableaux, à la fois travaillant sur le conte (la vision de la sorcière Coloquinte), sur la fantasmagorie (très beau tableau des insectes en planche d’entomologie), sur la bande dessinée (Pompéi), sur les effets de théâtre (l’éruption du Vésuve), sur le dessin animé (le personnage de Robin-Luron, un génie qui ressemble bien un peu à Jiminy Cricket) et décline la thématique potagère : la prison est un panier-égouttoir à légumes, et Le Roi Carotte finit en purée dans un gigantesque presse-purée. Mais il est surtout très attentif au jeu des chanteurs : il a en main une troupe remarquable, très équilibrée, très homogène, très engagée, qui s’amuse et qui donne à l’ensemble une très grande légèreté.

Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth
Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth

Bien sûr, Yann Beuron (Fridolin XXIV) domine la distribution, c’est le rôle le plus important, et il joue un vilain enfant-pas-si-sage, un fêtard qui s’adonne au vice avec grand naturel et simplicité, mais terriblement sympathique. Face à lui saluons la Cunégonde d’Antoinette Dennefeld, dont on connaît à Lyon la belle voix  de mezzo, entendue dans L’enfant et les sortilèges et Isolier (excellent) du Comte Ory, et qui fait preuve d’un dynamisme et d’un allant irrésistibles qui lui procurent l’un des triomphes de la soirée. Christophe Mortagne en Carotte avec un encombrant costume aux jolis fanes est un ténor d’horrible caractère à souhait, qui réussit une très grande variations de couleurs et qui pose vraiment le personnage. Avec ses sons désagréables, son émission nasale à souhait, ça couine à tous les étages . Jean Sébastien Bou dans un rôle de complément de ministre vendu (Pipertrunck) fait évidemment remarquer une belle voix de baryton marquante,  d’une grande élégance tout comme Boris Grappe dans Truck (l’autre ministre) montre son efficacité dans la veulerie..

Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth
Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth

La jeunesse craquante de Rosée-du-soir (la soprano Chloé Briot) et la fraîcheur de Robin-Luron (la mezzo Julie Boulianne) donnent aux deux rôles une présence marquée, sympathique, celle de personnages positifs de dessin animé ou de bande dessinée,

Coloquinte (Lydie Pruvot)
Coloquinte (Lydie Pruvot)

par opposition à tout le groupe des horribles dont une Lydie Pruvot (Coloquinte) désopilante dans ce rôle exclusivement parlé de sorcière.
Le chœur de Philip White est très engagé, et très agile dans le jeu, on l’a dit plus haut, et une bonne partie joue les petits rôles, très nombreux, y compris dans cette version bistourisée.
L’impression de troupe est telle qu’il est presque difficile de distinguer les uns et les autres, mais ce qui est certain, c’est que c’est une production de fin d’année réussie, alliée au célèbre Mesdames de la Halle représenté au théâtre de la Croix Rousse.
Ce Roi Carotte repris à la TV, puis enregistré pour un DVD, va compléter la tradition de l’Opéra de Lyon, marquée par des interprétations désormais historiques de Jacques Offenbach. Il faut découvrir cette musique, parodique quelquefois, romantique à d’autres moments, spectaculaire et pleine de vie, très variée et étonnante. Il faut découvrir cette satire du Grand Opéra romantique, qui est à la fois comédie, vaudeville, mais aussi opéra à machines et opérette. Ce Roi Carotte a quelque chose de très classique dans sa facture et dans sa construction, et se paie le luxe d’annoncer d’une certaine manière ce que va dénoncer le Festival « Pour l’humanité » en mars: l’excès, l’intolérance, la méchanceté, la deshumanisation, qui est au centre d’une histoire qui donne le pouvoir à de méchants légumes, qui n’ont rien d’humain (et donc à l’inhumanité) . Victorien Sardou n’y est pas étranger : il reste qu’Offenbach réussit à surprendre, et nous laisse dans la douce (même en décembre) nuit lyonnaise plein de bonne humeur et plein d’images grâce à l’excellent travail de Pelly, ce n’est pas la moindre de ses qualités en ces derniers mois plutôt gris.[wpsr_facebook]

L'explosion du Vésuve ©Stofleth
L’éruption du Vésuve ©Stofleth

LA MONNAIE BRUXELLES 2014-2015: DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 9 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Ludovic MORLOT; Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

C'est du cinéma...Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

C’est du cinéma…Le meurtre du Commandeur ©Bernd Uhlig

Chaque mise en scène de Krzysztof Warlikowski stimule le petit monde du lyrique. Il y a un snobisme « Warli » qui fait sourire. S’attaquant à l’opéra des opéras, à n’en pas douter le ban et l’arrière ban feraient le voyage de Bruxelles (le dimanche, Thalys permettant) pour s’esbaudir délicieusement de la dernière trouvaille du maître, un maître qui fait partie d’une génération notable de metteurs en scène formés à l’école de Krystian Lupa tout comme Grzegorsz Jarzyna. Et la génération suivante arrive, elle s’appelle Jan Klata ou Barbara Wysocka dont on va voir la Lucia di Lammermoor à Munich le mois prochain. Autant dire une école qui déferle actuellement sur l’Europe, et qui donne une vision décoiffante, passionnante et neuve de la scène polonaise d’aujourd’hui et plus généralement de la scène européenne.

Don Giovanni n’est pas un opéra facile. Warlikowski dit juste quand il affirme que l’œuvre de Mozart est plus puissante que celle de Molière, même si cette dernière reste référentielle pour bien des aspects et notamment la question de l’aristocratie et du libertinage, mais sur la question de la femme, Mozart est autrement plus riche …
De toute manière, un metteur en scène se doit de s’y frotter, et quelquefois même de s’y écrabouiller. À vrai dire, peu s’en sont sortis. Sellars il y a longtemps à Bobigny, puis ailleurs, ou même Bondy jadis à Vienne (Theater an der Wien) avaient laissé de belles traces, Guth à Salzbourg a ouvert des pistes, et Tcherniakov à Aix a exploré un chemin nouveau. Haneke à Paris (merci Mortier) est sans doute celui qui jusqu’ici s’en est le mieux sorti, grâce à une transposition et une actualisation heureuses qui éclairent magnifiquement les attendus du livret sans en bouleverser les données traditionnelles.
Mais pour trois ou quatre productions réussies, combien d’échecs surprenants: Strehler à la Scala, juste joli et élégant, Chéreau à Salzbourg, belles images, mais problématique peu claire, Carsen à la Scala, sans aucun, mais aucun intérêt, tout comme Zeffirelli jadis à Vienne ou même Ronconi à Bologne…

Don Giovanni est un questionnaire à choix multiples : un opéra idéologique sur la liberté, un opéra sur (ou contre) le libertinage, un opéra sur l’aristocratie finissante, sur le désir et ses mécanismes chez les femmes comme chez les hommes, un opéra sur (ou contre) la femme, sur la course à la mort (Claus Guth), sur la désespérance, sur l’au-delà etc… etc…

Warlikowski est très conscient de cette complexité, si conscient qu’il essaie de répondre à tout. Sa volonté, c’est d’embrasser cette histoire dans sa totalité. Et c’est en même temps une volonté tragique, car c’est le type même d’histoire dont on ne touche jamais le fond, car elle est mythe.

Ainsi, l’accueil de cette production a-t-il été très contrasté (public furieux dès l’entracte, wallons, flamands dans l’ire une fois réunis), la critique plutôt dubitative, et l’on sort un peu sonné d’un travail sans conteste d’une intelligence explosive, qui secoue tout ce qu’on croyait jusqu’ici savoir sur Don Giovanni et qui nous fait perdre quelque peu nos repères
On ne s’attaque pas impunément aux monuments, à Mozââââârt, à Don Giovââânni, parce que tout le monde connaît, en a ses représentations et donc sa réponse et parce que ce type d’œuvre est conservé sous verre. Haneke à Paris a eu le génie de conserver la structure du livret et les rapports des personnages entre eux : il les a simplement transposés, mais avec des relations hiérarchiques modernisées, et des relations affectives d’aujourd’hui. Le public s’y retrouvait parfaitement.

Les femmes ©Bernd Uhlig
Les femmes ©Bernd Uhlig

Warlikowski met en scène la complexité et donc les contradictions, l’histoire et le mythe, le réel et le fantasmé, la ligne droite et le méandre. Et là, le public ne s’y retrouve plus du tout, tant le livret se diffracte, tant le donjuanisme explose en autant de fragments, en autant de personnages, en autant de lieux, en autant de situations diverses où la violence n’est jamais du côté d’un Don Giovanni plutôt absent, distant, en permanence ailleurs, mais plutôt du côté des autres et de tous les autres, à commencer par le magnifique commandeur Sir Willard White dont la couleur de peau est un des fils que suit Warlikowski. Commandeur noir, danseuse noire stéatopyge à la fin, telle la Vénus hottentote qui stimula tant de fantasmes, mais aussi le Ku Klux Klan comme variation sur la violence de nos regards et nos rejets.  C’est un élément inattendu, mais qui fait partie du jardin des désirs plutôt que des délices, dans une composition globale assez proche de l’univers de Jérôme Bosch .
Musicalement la représentation a aussi été critiquée. Pourtant, du côté de l’orchestre, j’ai trouvé que Ludovic Morlot a plutôt bien dominé ce travail, très énergique, très carré. Pas spécialement lourd ou pesant comme je l’ai lu çà et là, mais dramatique et compact. Une direction plutôt symphonique, qui a du corps, de l’épaisseur, et qui n’a effectivement rien de giocoso, mais la mise en scène non plus. Elle tient bien un orchestre qui ne m’a pas frappé par la qualité des pupitres pris singulièrement, mais qui globalement a répondu à la commande. On vient d’apprendre le départ de Morlot, consécutif à un conflit artistique avec l’orchestre. C’est une aventure de plus à rajouter à celles des directeurs musicaux cet automne. Et comme tout départ, il est regrettable.
Du point de vue de la distribution, il est difficile de faire la part du jeu et du chant, tant l’un est imbriqué dans l’autre.
C’est aveuglant dans le cas de Barbara Hannigan, qui fut une Lulu de référence avec ce même Warlikowski, et dans ce même théâtre, qui est une Marie d’exception (Die Soldaten) et qui est une surprenante Donna Anna. Elle utilise ses suraigus au service de son jeu, un jeu volontairement hystérique et possédé par l’addiction au sexe, dès la première scène. Du point de vue stylistique – et je l’avais déjà remarqué dans le répertoire classique – Mozart ou Rossini- elle a tendance à user et abuser du portamento. Elle reste impressionnante de présence et d’engagement, mais on a entendu des Anna musicalement plus convaincantes. En revanche, il est difficile de penser que Warlikowski utilise gratuitement une chanteuse qui fut sa Lulu…lui qui aime l’autocitation.
Rinat Shaham en Elvire est tout autant dominée par l’addiction sexuelle, son entrée en scène est saisissante ; elle est néanmoins plus émouvante notamment dans mi tradi, un des rares airs applaudis à scène ouverte.

La ci darem la mano ©Bernd Uhlig
La ci darem la mano ©Bernd Uhlig

Quant à Julie Mathevet en Zerline, elle est intéressante en scène, notamment dans ses numéros de danseuse de boite sur un podium, ou habillée un peu comme l’actrice fétiche de Warlikowski, Renate Jett (dans Iphigénie en Tauride par exemple), comme une Marilyn vieillie, elle revêt plusieurs costumes et plusieurs styles, comme une figure interchangeable et permanente, et reste cependant bien pâle vocalement.

Jean-Sébastien Bou est un Don Juan impeccable scéniquement, qui traverse l’œuvre comme une sorte de zombie ou d’objet, le regard vide (sur les vidéos qui rappellent, qui citent même le film Shame de Steve Mc Queen) une sorte de corps qui se vide, un corps malade (il se traîne au 2ème acte avec un cathéter) un corps qu’on habille, qu’on dénude, un être sans tenue, qui n’est habillé que par ce que les autres projettent en lui. Il en résulte un chant jamais agressif, souvent indifférent, mais une voix très bien posée, au timbre assez velouté, qui manque d’un peu de puissance dans les parties plus héroïques, mais qui propose dans l’ensemble un vrai personnage, qui existe sans exister. Ce corps étendu au final sur une table, presque comme pour une sorte de sacrifice humain, qui fait presque penser à celui, rôti de Peter Greenaway dans Le cuisinier le voleur sa femme et son amant, et qui finit comme le Christ d’une pietà déglinguée, c’est tout l’univers concassé que nous propose Warlikowski.

Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig
Montée de Don Giovanni au sacrifice..©Bernd Uhlig

Avec un Don Giovanni qui structurellement s’autodétruit sans être transparent, il fallait un Leporello qui fût son égal, voire son supérieur. Dès la deuxième scène, Leporello en smoking et Don Giovanni nu puis en ridicule costume de ville, fagoté avec des mocassins rouges et habillé par les autres montrent un rapport maître-valet presque inversé, un Leporello vidé de toute sa valence comique, un Leporello qui sera un double dès la scène finale du 1er acte : un double barbu parfaitement construit, au contraire de la plupart des mises en scène où Leporello et Don Giovanni déguisés sont justement « reconnaissables »  même si pas reconnus par les autres.
Vocalement, la voix d’Andreas Wolf, n’est pas de celles qu’on note, malgré tout plus volumineuse et plus marquée, plus basse et un peu plus sonore que celle de Don Giovanni, mais sans vrai caractère. On oubliera le chanteur et on gardera l’acteur, bien que Warlikowski le rende volontairement bien pâle lui aussi dans un couple Leporello/Don Giovanni qui n’existe pas en tant que tel dans la mise en scène.
Si le Masetto de Jean-Luc Ballestra est honnête mais sans grande personnalité, l’Ottavio de Topi Lehtipuu est très franchement décevant. Le personnage est à la fois falot et par moments pris d’une hyper excitation, allant au rythme d’un plateau tantôt plongé dans une sorte de torpeur post alcoolique, tantôt saisi d’une excitation post coke,  volontairement effacé, un peu comme tous les hommes d’un plateau décidément dominé par les femmes. Il est très décevant vocalement, lui dont j’aimais il y a quelques lunes la voix posée et élégante est ici en grave difficulté, incapacité à tenir les longues notes, incapacité à vocaliser sans accident, incapacité à placer la voix sans qu’elle ne bouge dangereusement, c’est beaucoup pour un Ottavio dont on attend justement une ligne de chant impeccable. Cet Ottavio involontairement tremblant conviendra à la vision d’un monde très instable du metteur en scène, mais c’est un peu difficile quelquefois pour l’oreille.
Au total, ce n’est pas du côté du plateau que viendront les consolations à une mise en scène que mon voisin considérait comme abominable : un certain public ne peut s’y raccrocher.
Une abomination ? L’abomination serait plutôt les réactions incompréhensibles d’un public choqué jusque par le dessin animé à la mode des années 30, un peu leste (les aventures d’un zizi transformiste et serpentesque, seule concession de la soirée au giocoso) mais visiblement on ne joue pas avec le zizi : « on est pas au porno » a dit une dame derrière moi qui sans doute n’a pas été élevée au biberon des samedis du Canal+ des origines.
Bref une mise en scène qui passe sinon au dessus, du moins totalement à côté des attentes et des idées préconçues d’une partie du public.
Et pourtant, si l’on observe la simple dramaturgie organisée par Da Ponte, et seulement la dramaturgie voulue ou induite par le livret, on se dit qu’il n’a pas fallu beaucoup d’effort à Warlikowski pour illustrer simplement ce que le livret souvent dit, explicitement ou implicitement.
Prenons par exemple la fin en deux parties, un final à la pragoise, où Don Giovanni meurt et où commencent les saluts, ce qui m’a fait gamberger (« pourquoi diable s’arrêter sur la mort ? » etc…) puis les autres personnages s’assoient et chantent le final de Vienne traditionnel, comme dans un bis. Ils sont assis, face au public, et ils discutent comme au salon, chacun de leur disgrâce. Mozart rejoint Molière dans cette terrible fin où les personnages tous meurtris, détruits, blessés, chantent comme s’ils étaient heureux, ils disent leur désarroi et la musique guillerette donne à ce désarroi (aucun ne sera plus comme avant) un ton éminemment sarcastique. Molière avant Mozart avait mis dans l’ultime réplique de Sganarelle cette mélodie grinçante du bonheur : « Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content.(…) ». La belle satisfaction que voilà, et qui montre que la mort de Don Juan n’arrange rien, et surtout pas ceux qu’il a outragés de mille manières.
Chez Mozart, les a-t-il vraiment outragés ? On est toujours surpris de l’énormité des ressentiments des uns ou des autres et du caractère discutable voire léger des offenses. Prenons le Commandeur : c’est bien lui qui provoque Don Giovanni en duel, c’est bien Don Giovanni qui essaie de l’éviter et se trouve presque contraint d’accepter le duel, c’est tellement ambigu que certains metteurs en scène (Guth) estimant que ce Don Giovanni n’est pas assez noir ni méchant lui font tuer le Commandeur en traître (dans le dos, ou avec une arme dissimulée et non l’épée etc…). Chez Warlikowski, dans la pantomime initiale dans les deux loges qui se font face, le commandeur assis dans une loge voit Don Juan et Anna en posture fort explicite et se précipite lui-même dans leur loge pour le provoquer, non parce qu’il viole sa fille, mais plus sans doute parce que sa fille se jette sur Don Giovanni : il faut éliminer l’intrus, pour enlever à sa fille son jouet. Mais un coup de revolver suffit pour régler son compte à ce père abusif…qui est une des obsessions explicites et continues de Donna Anna…Freud quand tu nous tiens…
La loge de théâtre est réutilisée lors de la rencontre au cimetière et dédouble le Commandeur, figure de cire hyperréaliste  statufiée dans la loge de droite, figure fantasmatique et vivante dans celle de gauche, jeu de doubles mort et vivant, peur et courage, qui font aller les regards vers la mort ou la vie, vers l’un ou l’autre, le même et différent à la fois, dans un mouvement où public et Don Giovanni ont des mouvements presque identiques.
Par ailleurs, chez Mozart, les femmes sont bien plus ambiguës que victimes clairement identifiables: Donna Anna reste un mystère, est-elle amoureuse de Don Giovanni, l’a-t-elle accueillie dans sa chambre (bien des metteurs en scène le laissent supposer), écarte-t-elle Ottavio parce qu’elle ne l’aime pas ? Le père mort invoqué à la fin est-il un prétexte ? Anna est plus une victime consentante sans doute en proie à l’horreur d’elle-même qu’une victime passive des entreprises de Don Giovanni. Elle cherche à lui nuire et le poursuivre plus par sentiment d’expiation personnelle que par vengeance ; elle le poursuit par amour, un amour à la Phèdre poursuivant Hippolyte pour qu’il la regarde enfin « Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. » (Phèdre Acte II, 5).

Pas d’ambiguïté en revanche chez Elvire, elle aime Don Giovanni et le poursuit jusqu’au bout de ses assiduités, et de sa volonté de le sauver malgré lui, elle ravale son orgueil, son dépit, pour s’humilier lors de la scène du festin.
Enfin on sent bien que Zerline en fera beaucoup voir à son Masetto : dès le jour du mariage, elle se laisse séduire par l’épouseur du genre humain, et pas seulement par ses promesses, mais aussi par son corps.
Chez Mozart, les femmes font vivre Don Giovanni, à moins que ce ne soit l’inverse : elles sont une drogue tout de même bien consentante, et pas vraiment les victimes du grand seigneur méchant homme. Et même chez Da Ponte, Don Giovanni est plus l’objet des fantasmes des unes (Elvire, Zerline) et des désirs des autres (Anna) que l’inverse. Son énergie le fait apparaître protagoniste, mais en réalité même chez Da Ponte il est la projection des regards et des fantasmes des autres : Warlikowski ne fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique, faisant du donjuanisme une situation partagée par la plupart des personnages, et notamment par les femmes, totalement habillées pour l’hiver dans ce travail (toutes des nymphos) que j’ai trouvé assez misogyne (y compris dans son traitement de la femme noire, marquée par des attributs féminins démesurés).
La grande différence entre la vision habituelle du livret et ce qu’on voit ici est que Don Giovanni ne domine plus rien chez Warlikowski, tandis que dans un univers assez médiocre qui est l’univers de Da Ponte, Don Giovanni reste un dominateur : Ottavio n’est pas vraiment un aigle, Masetto est un benêt, et Leporello un double comique et dérisoire ;  tous se font rouler dans la farine les uns par les autres et tous par Don Giovanni. Don Giovanni reste un esprit dominant ou du moins dominant sur du vide, et donc peut-être faussement dominant.
Warlikowski enlève à Don Giovanni son initiative, son statut, sa noblesse, il le rend comme une part des autres et ne s’appartenant plus : même la séduction de la servante d’Elvire commence par une vision d’Elvire au lit…avec sa servante…ce qui relativise toutes les passions…et ridiculise par ricochet Don Giovanni (le trompeur trompé).
En fait, Warlikowski est dans la logique de Da Ponte, et ne trahit rien du livret : les possibles dans Mozart/Da Ponte sont très larges. Et le personnage de Don Giovanni pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Ainsi, Warlikowski considère tout ce monde assez interchangeable, dans un univers élaboré par Malgorzata Szczesniak à la fois hyper clean et un tantinet vulgaire, du salon high tech à la boite échangiste, un univers qui dans mon monde cinématographique hésite entre Kubrick et le Fellini du Satiricon ou de la Città delle donne.
Car Warlikowski construit un système référentiel centré sur l’univers du cinéma, et ce dès l’ouverture : les deux couples dans les loges ne sont pas au théâtre, ils sont au cinéma et regardent le film de la scène qu’ils sont en train de jouer. C’est une pantomime en musique (sur l’ouverture) pour le spectateur, un film muet qu’on regarde, où Don Giovanni m’a fait penser à Rudolf Valentino, grand séducteur devant l’éternel : rôles bien marqués, regards lourds, gestes larges, Leporello l’ami un peu indifférent, le Commandeur méchant, Donna Anna assoiffée de chair et Don Giovanni solitaire et glacé.  Et Warlikowski s’amuse : il recommande aux spectateurs qui ne peuvent voir ce qui se passe dans la loge de regarder le film au centre (un billet déposé sur les fauteuils d’orchestre nous y invite), comme si le film était là pour rendre service au spectateur, alors qu’il est part de l’histoire qu’il veut raconter, parce qu’il veut que le spectateur ait la même posture que ses acteurs, regardant un film muet qui raconte une histoire finalement autre que celle (la même et pas la même) qu’on aperçoit se jouer dans les loges. Il piège d’ailleurs doublement le public, en ouvrant ainsi sur une fausse adresse au spectateur et clôturant sur une pirouette qui joue sur les deux finals de l’œuvre l’un (Prague) sur la mort du héros, l’autre (Vienne) sur les commentaires de toutes les victimes plus ou moins consentantes, et donc sur la misère, la faiblesse et la médiocrité humaines.
Mais le cinéma est une référence permanente, une référence que je sens mais où j’avoue humblement mon incompétence. Certes, la référence est explicite à Steve Mc Queen (Shame) tant par l’addiction sexuelle du héros que par la relation à ses amis qui ressemble aux relations avec Leporello et par d’autres signes comme l’univers du décor, ou même à Hunger qu’ont ressenti quelques amis à moi. Sans doute les costumes, et notamment ceux de Don Giovanni, et les attitudes, se réfèrent-ils à d’autres films peu identifiables pour moi. Mais ce qui est clair, c’est que Warlikowski plonge dans l’univers du cinéma pour mieux inscrire Don Giovanni dans un univers d’aujourd’hui, dans les mythes d’aujourd’hui et dans les peurs d’aujourd’hui. C’est à la fois un travail sur le mythe et sur la société d’aujourd’hui, qui perd tous repères religieux, moraux, sociaux. Une société perdue dont l’image perd complètement le public : au regard perdu de Don Giovanni correspond le regard perdu du public qui prend pour pornographie  sexuelle, la pornographie sociale et morale au quotidien qui nous est imposée par le délitement des temps et que métaphorise sur scène le metteur en scène polonais. Venu à Don Giovanni pour retrouver  Mozââââârt, le public se retrouve face à un cinéma miroir, où il ne se reconnaît pas alors qu’il est dans le miroir. D’où la violence du refus.
Alors ? Warlikowski a-t-il réussi son coup ?
Oui, si l’on compte que ce spectacle continue d’intriguer, et qu’il ne donne pas toutes les réponses en multipliant les questions comme autant de possibles. Il est bouillonnant d’idées, de toutes sortes, jusqu’à l’indigestion. Incontestablement c’est une fête de l’intelligence.
Mais c’est tout autant « le canard du doute aux lèvres de vermouth » cher à Lautréamont qui nous saisit. Il y a quelque chose qui résiste et qui nous manque pour être complètement emporté ou convaincu. Il reste au bout du bout un doute. Ce n’est pas la plus convaincante des mises en scènes de Warlikowski : Lulu, qui est ici une référence, par le décor, par l’interprète, par le lieu aussi,  était bien plus dominée. Mais peut-être aussi Don Giovanni est-il un opéra impossible à contenir, comme ces masses qu’on essaie de dompter et qui s’échappent par tous les pores et toutes les fissures, une sorte de Chose informe et toujours dangereuse, un piège dans lequel systématiquement on tombe. Nous sommes tombés dans ce piège, et nous en restons agacés. Aucune réponse à Bruxelles, mais tant de questions en plus.

Nota: Ce spectacle a été vu sur Mezzo, sera sur le site d’Arte dans quelques jours…et se joue jusqu’au 30 décembre…
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Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig
Donna Anna a aussi la gachette facile ©Bernd Uhlig

OPERA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LE COMTE ORY de GIOACCHINO ROSSINI le 25 FEVRIER 2014 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

En 1824, Rossini quitte l’Italie pour Paris où il va diriger le Théâtre Italien. Et dès 1825, il propose Il Viaggio a Reims, une pochade qui célèbre le sacre de Charles X à Reims (Carlo decimo Re di Francia…) exhumée en 1984 au Festival de Pesaro par un certain Claudio Abbado dans une production non égalée de Luca Ronconi qu’on a vue à Pesaro, Milan, Vienne et Ferrare.  Cette œuvre étonnante tourne autour d’une intrigue minime : un accident de diligence empêche une dizaine de personnes de rejoindre Reims pour le sacre. Une intrigue minime qui par son statisme permet en réalité à une poignée de chanteurs un feu d’artifice pyrotechnique : Cecilia Gasdia, Lucia Valentini-Terrani, Lella Cuberli, Katia Ricciarelli (ou Montserrat Caballé), Samuel Ramey, Chris Merritt, Ruggero Raimondi, Carlos Chausson et quelques autres s’y sont illustrés. Mais Rossini est trop fin connaisseur du théâtre pour ne pas voir dans cette œuvre de circonstance une impasse : il la retire de la scène au bout d’une petite semaine, malgré le succès. Et il conserve dans un coin de sa tête les musiques.
Rossini est un maître du réemploi : un seul exemple, l’ouverture d’Aureliano in Palmira (1813), ouvrira aussi bien Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815) qu’Il Barbiere di Siviglia (1816).

À Paris, il va essentiellement recycler en français des succès italiens. Maometto II devient à peu de frais le Siège de Corinthe. Mosè est recyclé et remanié assez profondément en Moïse et Pharaon. En 1829 cependant, il créé à Paris sa seule grande œuvre originale en français, Guillaume Tell, un des opéras fondateurs du style Grand Opéra à la française. Seule œuvre originale ? Pas vraiment, car en 1828, pour l’Opéra de Paris (et sans ballet !), il a créé Le Comte Ory, sur un livret d’Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson, en utilisant pour 50% environ des musiques du Viaggio a Reims restées au placard. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais d’une vraie création. L’ouverture par exemple, est originale, même si elle s’enchaîne avec la première scène qui reprend le début de Viaggio a Reims. Alors que le premier acte est recomposé presqu’entièrement à partir des musiques du Viaggio a Reims, le deuxième est fait d’un style sensiblement différent avec beaucoup de musique nouvelle.
J’ai fréquenté passionnément Il Viaggio a Reims dans l’étourdissante version d’Abbado (je lui ai consacré une chronique dans le blog) qui reste un des immenses souvenirs de Scala, où Abbado consentait à chaque représentation devant le délire de la salle le bis du Gran’pezzo concertato a 14 voci, qui est l’ensemble final délirant de l’Acte I du Comte Ory. Aujourd’hui d’ailleurs, Il Viaggio a Reims est plus fréquent sur les scènes que Le Comte Ory, car d’une part il est en italien et les chanteurs préfèrent, d’autre part il a perdu son caractère d’opéra de circonstance, et malgré (ou à cause de) sa pauvreté dramaturgique, il permet tous les délires sur la scène.
Je n’ai vu qu’une production du Comte Ory, proposée par Rolf Liebermann Salle Favart en 1976, dirigée par Michel Plasson, avec Michel Sénéchal dans le rôle titre, et dans une mise en scène de Robert Dhéry. Et je pense que c’était une erreur que de proposer à l’Opéra Comique une œuvre créé pour l’Opéra de Paris, qui n’a ni le format ni la forme de l’Opéra Comique.
Dans son effort de réécriture, Rossini réserve à la Comtesse Adèle et au Comte Ory les plus improbables acrobaties vocales : pour mémoire, le rôle du Comte Ory reprend des musiques destinées à celui de Madame Cortese dans Il Viaggio a Reims, chantée chez Abbado par Katia Ricciarelli, puis Montserrat Caballé…autant dire que le ténor est à rude épreuve : suraigus, agilités, scalette, il faut un acrobate aussi décomplexé scéniquement que vocalement pour assumer le rôle.

On a peu d’idée de la gloire de Rossini dans la première moitié du XIXème siècle : il a 32 ans en 1824 quand Stendhal publie sa Vie de Rossini, on lui fait un pont d’or pour venir à Paris. Il peut tout se permettre, tant le public l’accueille et le fête.
Ainsi de ce Comte Ory.
Il travaille pour l’Opéra, sans passer par les fourches caudines du ballet obligatoire, sans vraiment obéir aux lois du genre, tant cette comédie qui se prête à tous les délires se prête peu en revanche aux rigidités de notre Opéra national : mais on ne refuse rien à Rossini. Le livret, dont on a dit qu’il était « une érection de deux heures et quart », s’appuie sur  une romance picarde médiévale, remise au goût du jour et transformée en pièce de théâtre (pour le Vaudeville) dont le titre est aussi Le Comte Ory. Outre le goût marqué de l’époque pour le Moyen-Âge, le livret en effet illustre une verve toute rabelaisienne que Lucien Febvre a brillamment évoquée dans Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais. Un Moyen-Âge leste, déluré, festif dans la tradition du Décaméron de Boccace, hymne au désir sexuel qui traverse les trois personnages principaux et qui désacralise tout, les croisades, la fidélité conjugale, la religion, et évidemment le genre, puisque le page Isolier, un Cherubino après la lettre se retrouve à disputer la belle Adèle à son maître priapique, le comte Ory, dont les compagnons se déguisent en religieuses ravagées de désir et d’ivresse à l’acte II. Le trio du second acte, si exactement dessiné dans la mise en scène de Pelly, est en fait une partie fine au lit où ténor (Ory), mezzo-soprano (Isolier) et soprano (Adèle) s’en donnent à cœur joie (quand on est deux, quand on est deux, on a moins peur…).
Car si le comte Ory ne pense qu’à ça, si Isolier ne pense qu’à elle, la vie d’Adèle la comtesse, qui a fait serment de fidélité et chasteté en l’absence de son mari, n’en est pas moins traversée par des désirs moins chastes : c’est bien ce que raconte Pelly, qui fait de cette histoire médiévale l’histoire de l’ennui dans la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui, une bourgeoisie à la Chabrol, frustrée, en proie aux fantasmes et aux fausses croyances, et prête à tout pour se changer les idées : Pelly va même jusqu’à penser la comtesse comme un personnage pathétique, du moins le déclare-t-il, même si sa mise en scène ne le souligne pas.
Car tromper l’ennui est bien le point de départ de cette actualisation du livret, qui laisse de côté tous les aspects médiévaux, et finalement rend tout aussi bien justice à une histoire qu’on a critiquée en disant qu’elle racontait deux fois la même chose, alors que rien n’est moins sûr.
Certes, le premier acte et le deuxième acte montrent les efforts du comte Ory pour conquérir la belle Adèle qui telle Pénélope, attend le retour de son mari des Croisades (et à Lyon, les Croisades, c’est évidemment la guerre au Proche Orient ou en Afghanistan, dont on voit quelques images)… Mais aussi bien musicalement que dramaturgiquement les choses sont subtilement différentes.
Musicalement, la première partie laisse au chant le primat : grands airs très acrobatiques qui se succèdent, final ébouriffant qui reprend le Gran’ pezzo concertato a 14 voci du Viaggio a Reims, feu d’artifice d’aigus et d’agilités dans une dramaturgie minimale où il se passe peu de choses et où l’orchestre donne le rythme, la respiration, accompagne sans être exactement protagoniste, mais où la musique est plus fluide, plus rapide, plus démonstrative.
L’espace est public : une salle (ici une sorte de salle polyvalente de village, salle de sport et de réunion avec bar minable et scène de fortune), mais une atmosphère un peu rêvée qui mélange du concret (boissons et nourriture, chaises de plastique, R5 de la comtesse) et de l’abstrait : pas de murs, un fond noir, un décor qui évoque, écartelé entre l’hyperréalisme et le rêve.
La seconde partie, qui raconte selon le même schéma une nouvelle tentative du comte pour circonvenir Adèle, se déroule non dans un espace public (comme la première partie), mais privé, le château (ou la demeure) d’Adèle. Nous en voyons les appartements (là aussi sans murs) : cuisine, antichambre, chambre, salle de bains. Espace si privé d’ailleurs que dans sa salle de bains, Adèle se lave les dents, prend ses pilules et fait ses petits besoins. Les personnages, moins stéréotypés, moins en représentation vocale, interagissent. On y voit d’abord le monde des femmes, recluses dans le château, qui brodent, lisent ou tricotent, puis le monde des hommes (déguisés en religieuses) qui s’introduisent dans ces appartements avec la ferme intention d’y passer une nuit de viveurs au milieu de femmes et de vin. Encore un monde de femmes-femmes, d’hommes chantés par des femmes, et de femmes chantées par des hommes, encore un labyrinthe pour identifier un genre… L’actualisation des costumes (de Pelly aussi) sert le comique : le comte en religieuse s’étend sur le lit, laissant voir sous la jupe grise des jambes qu’on suppose velues qu’il gratte goulûment.
L’Opéra vu par Rossini n’est décidément pas un monde très politiquement correct.
Musicalement, le second acte est sensiblement différent du premier et bien des analystes ont souligné l’aspect moins démonstratif de la vocalité : Dmitri Korchak (le comte Ory) était bien plus à l’aise dans ce second acte qui permet à la vis comica de se répandre et d’irriguer l’ensemble, mais on note aussi un rôle de l’orchestre plus subtil, un tissu mieux construit fait de voix et d’orchestre notamment dans le fameux trio, qui est l’un des sommets de l’œuvre. Un orchestre peut-être moins fluide, moins léger, moins “italien”, plus proche de Guillaume Tell que du Barbiere di Siviglia.
L’œuvre est intéressante pour qui aime Rossini parce qu’en deux heures, on passe d’un Rossini à l’autre, d’un Rossini proche du Barbiere ou de Cenerentola, un Rossini léger, primesautier, pétillant (comme du Champagne, naturellement…c’est toujours ce qu’on dit), qui montre que le français s’adapte finalement assez bien à un rythme italien, à un Rossini plus symphonique sans être lourd, avec des jeux de réponses entre les voix et les instruments, où le compositeur montre d’une manière non indifférente sa capacité à densifier le tissu musical. Mais tissu musical, tissu textuel et tissu scénique dans cette seconde partie se répondent et la rendent encore plus réussie, plus explosive, plus subversive aussi que la première.

Pourtant, la première partie donne l’occasion à Laurent Pelly de travailler sur des références culturelles nombreuses, dans la musique ou dans la culture générale de référence.
On sent parfaitement qu’il est dans son élément dans l’Opéra bouffe. Beaucoup moins bridé que dans sa mise en scène de I Puritani à Bastille, dont il ne savait visiblement pas quoi faire du livret, il fourmille d’idées et sait adapter la scène au rythme de la musique (il a une éducation musicale et cela se sent). Ici, outre la référence cinématographique à Chabrol, visible aussi dans les costumes, d’une simplicité presque démonstrative, il fait du comte Ory « sage ermite » un de ces prédicateurs qui font rêver le bon peuple.

Fakir 2C’est en sâdhu qu’apparaît le comte, un peu d’exotisme dans ce monde de brutes, un sâdhu (sorte d’ermite indien qui a renoncé au monde et qui vit des dons des autres) qui rappelle furieusement ce fakir des aventures de Tintin,  qui dans Le Lotus Bleu s’assoit sans problème sur un siège clouté, mais qui ne supporte pas les coussins.
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Un sâdhu qui se donne en spectacle,  que les spectateurs veulent consulter et auquel en échange ils apportent des victuailles.
Alors Pelly joue sur toutes les références possibles: quand Adèle chante son air En proie à la tristesse, parsemé de redoutables écarts et d’aigus et suraigus, elle chante comme la poupée des Contes d’Hoffmann, comme une mécanique, et en même temps comme souvent la vocalise trahit un état mental, ici le désir (le comte est presque nu, et les regards d’Adèle sont insistants et ciblés…). Par ailleurs, et c’est un autre exemple, les dernières mesures de l’acte sont calquées par la mise en scène sur celles du final du premier acte de Don Giovanni (Le Comte Ory comme succédané comique de Don Giovanni) où tous entourent Le comte, qui dans l’affolement général de ce final, réussit à s’échapper, comme Don Giovanni échappe à ses poursuivants:  c’est bien aussi un motif don juanesque que cette manière de se démasquer, spectaculairement, pour ensuite planter là les poursuivants.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Il y a chez le personnage dessiné par Pelly quelque chose de vaguement effrayant et monstrueux, supposé être irrésistiblement attirant pour les dames (l’attrait du mâle sauvage sans doute). Mais entre les numéros vocaux, et l’extraordinaire désordre scénique, on est plutôt dans un festival échevelé sans grande lisibilité des caractères : nous sommes dans le domaine de la seule caricature.
C’est incontestablement la seconde partie, conduite d’une manière à la fois rigoureuse et linéaire qui constitue le sommet de la loufoquerie. Un espace privé, grandes fenêtres, portes monumentales, qui va glisser devant nous laissant voir à cour une chambre et  derrière le lit une salle de bains, puis en glissant de l’autre côté une cuisine.

Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth
Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth

Trois espaces : celui de la comtesse, qu’on ne pénètre pas, celui du quotidien, où toutes les femmes  (vêtues comme la comtesse Adèle, en jupe et cardigan, sauf Dame Ragonde) s’ennuient aux travaux féminins (broderie, tricot) et les communs, la cuisine où vont se réunir les hommes – vêtus en religieuses. L’entrée du comte Ory dans la chambre, en religieuse, robe grise, sandales et sac à dos fait évidemment exploser la salle, et Korchak dont les qualités scéniques sont ici étonnantes est désopilant.

Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth
Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth

Le second acte alterne scènes collectives (chœurs de femmes en attente et en ennui et chœur des hommes prêts à tout), et des scènes privées (on a parlé d’Adèle dans sa salle de bains, un espace dont on ne sort pas, et qui devrait être le dernier recoin où elle peut se réfugier si le comte l’attaque). La présence d’un grand lit évidemment ne peut être gratuite.

Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth
Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth

L’entrée des religieuses (14..c’est beaucoup dit Adèle) donne l’occasion d’une de ces scènes gaillardes interrompues par Dame Ragonde (ils dissimulent le vin sous les robes) puis par Adèle qui les envoie dormir. Mais le sommet est évidemment la scène du trio entre le page Isolier qui intervient pour protéger Adèle des assauts du comte, le comte en religieuse qui envoie ses frusques en l’air pour se retrouver en caleçon, et Adèle, qui se protège au fond du lit.

Trio...Acte II © Stofleth
Trio…Acte II © Stofleth

Trois personnes dans un lit, qui s’en donnent à cœur joie (Ah ! grand Dieu, quelle trahison !) : le comte confond Isolier et Adèle, et la partie devient de plus en plus fine, pour le plus grand bonheur du public.
Tout cela est interrompu par le retour (trop tard…) des maris, en treillis et rangers bien de chez nous, avec un Isolier dont on devine qu’il sera dans un proche futur un Cherubino actif auprès de la comtesse.
Voilà une mise en scène qui donne à l’ensemble une bouffée d’allégresse et qui par son rythme, son ironie, sa justesse aussi, colore l’ensemble du spectacle et lui donne son incontestable relief. C’est le travail de Laurent Pelly jouant sur la gaillardise (toute médiévale cette fois) qui emporte la conviction et fait tenir l’ensemble, musique et chant dans une sorte de tourbillon qui stimule tout le plateau.

La direction de Stefano Montanari est très enlevée et un peu sèche, mais  sans doute aussi l’acoustique de Lyon ne sert-elle pas la fluidité rossinienne. Beaucoup de rythme, mais, notamment en première partie, un petit manque de légèreté : à certains moments cette musique devrait être à peine effleurée, jouée sur un souffle rapide, comme une caresse érotique. L’intérêt de cette approche au corps plus marqué est une meilleure cohérence entre première et deuxième partie, à mon avis plus réussie musicalement, plus fouillée, et plus en phase avec ce qu’on voit et qu’on entend. La direction contribue de toute manière avec bonheur à l’explosion générale ainsi que l’excellent chœur dirigé par Alan Woodbridge.
Il faut rendre hommage à une distribution qui défend parfaitement et l’œuvre et la lecture qu’en fait Pelly : tout le monde joue le jeu et s’engage d’une manière gourmande dans l’aventure.
À commencer par Dmitri Korchak qu’on a connu plus emprunté. Qu’il soit en fakir ou en religieuse, il est désopilant, très alerte, et particulièrement à l’aise dans le rôle. Par ailleurs, sa diction française est impeccable, quasiment sans l’ombre d’un accent. Vocalement, il a visiblement des problèmes au premier acte : manque de ductilité, sons un peu fixes, et surtout une tendance à pousser qui l’empêche d’avoir la souplesse exigée par Rossini et finit par créer quelques menus problèmes de justesse dans les hauteurs du registre. Au second acte, la vocalité plus humaine et plus égale, lui donne une aisance plus grande. La religieuse lui va donc mieux que le fakir. Il reste que Dmitri Korchak défend ce rôle très difficile avec pleine autorité et une belle présence.

Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth
Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth

Désirée Rancatore m’a surpris : je ne pensais pas qu’elle avait à ce point cet humour, cet allant, cet abattage qui en fait vraiment le centre de tout le premier acte, dans son personnage de comtesse un peu frustrée et travaillée par la bébête. D’ailleurs j’entendais certains spectateurs dire que cela ne démarrait qu’à partir de son air En proie à la tristesse. Cette présence affirmée qui marque le premier acte s’efface quelque peu dans un deuxième acte où son personnage est plus réservé et plus distant, surtout dans les premières scènes. Le rôle est maîtrisé et scéniquement et vocalement, où il réserve quelques suraigus piégeux. Certes, il y a dans la voix quand elle est très sollicitée à l’aigu quelque dureté, et la ductilité en souffre, mais que de moments dominés, que de cadences pyrotechniques, que de dynamisme. De plus, Pelly lui fait mimer Olympia la poupée, ce qui non seulement provoque un effet hilarant sur un public qui a vu Les Contes d’Hoffmann du même Pelly deux mois auparavant, mais aussi permet, en « mécanisant » les variations, de résoudre sans doute des pièges techniques dus aux exigences de fluidité et de legato, qui sont ici évités par le chant haché de la poupée, accompagné des gestes adéquats. Pas de logique psychologique à ce choix sinon la logique d’intertextualité, sopranos de tous les opéras unissez-vous, et l’installation d’une saine loufoquerie qui ne quittera pas la scène.
Certains d’ailleurs pourraient reprocher à Laurent Pelly d’avoir préféré la loufoquerie un tantinet vulgaire à l’élégance, qui siérait à la présence de l’œuvre au répertoire de l’Opéra, mais Pelly a choisi au contraire d’aller au bout de la logique du texte, qui ne tient que par la permanence du désir et de la paillardise d’un bout à l’autre, dans un monde que ne renieraient ni Rabelais, je l’ai dit plus haut, ni même Aristophane.

Cet ermite en rut, cette comtesse prise d’un désir violent pour le jeune page nous indiquent clairement dans quelle direction aller :

Cher Isolier, cher Isolier !
je veux t’aimer, je veux n’aimer que toi,
Non
N’aimer, n’aimer que toi !
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer.
Peut-on être plus clair ? Il y a dans le livret et dans la manière dont Rossini impose l’œuvre une volonté d’aller assez loin, et plus loin que ne le permettaient à l’époque les codes sociaux et les conventions de l’opéra, sans doute grâce à son immense gloire.
Isolier est chanté par la jeune Antoinette Dennefeld, particulièrement engagée elle aussi dans ce personnage de jeune mâle cherubinesque à qui elle donne une vraie présence: Rossini se souvient évidemment des Nozze di Figaro car  dans la relation Isolier/Comtesse Adèle on lit en filigrane la relation trouble Cherubino/Contessa. Elle fait preuve d’une belle énergie et d’un joli contrôle sur la voix, qu’elle sollicite et qu’elle colore avec maîtrise.

Je suis moins convaincu de la Dame Ragonde de Doris Lamprecht. Si elle est le personnage, ses interventions vocales sont un peu en-dessous de l’attendu, difficultés à l’aigu, peu d’agilité, voix un peu fatiguée.
Parmi les compagnons de débauche du comte Ory, Raimbaud a une place particulière, avec un air de choix venu du Viaggio a Reims : on se souvient dans l’enregistrement d’Abbado, de Ruggero Raimondi chantant Medaglie incomparabili où il imite plusieurs accents, l’air est repris par Rossini dans le second acte du Comte Ory ; il s’agit simplement d’énumérer cette fois-ci des vins de toutes origines : la voix de Jean-Sébastien Bou est moins profonde que celle de Raimondi, mais il possède pour cet air l’abattage voulu, le style et l’agilité, et une vraie présence, même si la voix disparaît un peu dans le grave.. D’ailleurs, il est dès le départ particulièrement en verve, et sa composition de Raimbaud notamment au premier acte est particulièrement notable en âme damnée du damné comte.
Enfin, le gouverneur de Patrick Bolleire affiche une voix à la fois sonore et profonde, avec une présence scénique affirmée (notamment en religieuse, et surtout en gouverneur de débauche): la prestation d’ensemble est vraiment solide.
Ce fut donc une bonne soirée, enlevée, alerte, allègre : une recette typiquement rossinienne qui a remis en mémoire une œuvre trop rarement montée. Elle le sera deux fois cette année, puisque la Scala, qui coproduit le spectacle, le présente en juillet prochain avec une autre distribution : Juan Diego Florez (Le comte Ory), Alexandra Kurzak (La comtesse Adèle), Stéphane Degout (Raimbaud), José Maria Lo Monaco (Isolier) sous la direction de Donato Renzetti. Voilà une occasion de l’entendre à nouveau. Dans un tout autre volume,  avec le ténor rossinien par excellence et l’un des deux barytons français de référence. Nul doute qu’elle sonnera encore différemment, mais il n’est pas sûr qu’elle sonnera mieux.
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Acte II © Stofleth
Desperate housewives…Acte II © Stofleth

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2012-2013 : FESTIVAL JUSTICE/INJUSTICE : CLAUDE, de Thierry ESCAICH et Robert BADINTER le 11 AVRIL 2013 (Dir.mus:Jeremy RHORER, Ms en scène: Olivier PY)

Jean-Sébastien Bou ©Stofleth

Claude,  d’après Claude Gueux la nouvelle de Victor Hugo, musique de Thierry Escaich qui réalise là son premier opéra et livret de Robert Badinter (pour lui aussi une première), est sans doute ce qui a motivé le festival 2013, Justice/Injustice: trois opéras Fidelio/Il Prigioniero et Claude dont le cadre est une prison et dont le thème est l’injustice.
Victor Hugo raconte l’histoire de Claude Gueux, qui a volé pour faire vivre sa famille (sa maîtresse et l’enfant qu’il a eu d’elle) et qui se retrouve condamné à 5 ans de travaux forcés, à Clairvaux. Il est fort, il a faim, et un prisonnier, Albin lui propose de partager son pain . Naît alors une amitié-amour que le directeur ne supporte pas par simple jalousie. Claude est en effet un ouvrier-prisonnier modèle, qui arrange les conflits, fait tampon entre l’administration et les prisonniers, et de plus travaille bien: obligé de s’adresser à lui pour faciliter les rapports avec les prisonniers, le directeur finit par le haïr. Et ordonne de séparer Albin de Claude. Claude ne supporte pas cette séparation, demande obstinément chaque jour au directeur de revenir sur sa décision, lequel refuse tout aussi obstinément. Alors Claude, dans l’impossibilité faire recours, décide de faire justice et tue le directeur, puis cherche en vain à se suicider Il est condamné à mort et guillotiné.
Cette histoire courte, que beaucoup de collégiens d’aujourd’hui lisent en classe, ne pouvait évidemment que séduire Robert Badinter, pourfendeur de la peine de mort et moteur de son abolition en 1981. L’histoire raconte comment un homme pauvre et sans instruction, mais intelligent et modéré, humain, sensible, se voit contraint par une logique implacable au  meurtre et au suicide.
De cette histoire, le librettiste s’est tenu aux faits, sans essayer de reprendre  toute la partie finale, le récit du procès et les  justifications et considérations  de Hugo qui constituent un bon tiers de la nouvelle. La prose hugolienne sortie du contexte est sans doute difficile à mettre en théâtre et en espace, d’autant que celle de Claude Gueux est faussement simple, avec de petits paragraphes qui sont autant de petits faits alternant avec des réflexions de Hugo, on passe alternativement du récit au discours: “Mettez un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n’en contiennent pas, au bout d’un temps donné, et par une loi d’attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant. Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant. Claude était aimant.” Il y a quelque chose d’une parabole dans le récit hugolien.
Le livret oblige à des raccourcis, oblige à laisser dire à la musique ce que le texte ne dit pas, et oblige la mise en scène à lire ce qu’il y a entre les lignes. Badinter et Escaich ont choisi une structure à la Wozzeck, une succession de scènes, un prologue, 16 scènes et un épilogue (Wozzeck a quinze scènes et dure 1h30, comme Claude) entrecoupés d’interludes musicaux. Il y a là une incontestable référence dramaturgique, la volonté d’un opéra qui soit une sorte de parcours, avec des scènes qui sont autant de flashes ou d’étapes vers un dénouement inéluctable. L’autre référence est celle de l’écriture d’une sorte de Passion, dont on a les composantes: des dialogues, mais aussi des récitants, et une présence du chœur en fond de scène (excellent chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Allan Woodbridge), une passion autour d’un personnage qui devient peu à peu christique comme le souligne le texte de Claire Delamarche dans le programme de salle. Ces choix imposent un texte simple qui peut apparaître simpliste, même lorsqu’il reprend la lettre du texte de Hugo; comme je l’ai écrit, hors contexte, le texte de Hugo peut aussi tomber à plat et le livret peut apparaître schématique, exagérément pathétique, alors qu’en fait il ne fait que suivre un sillon déjà tracé. Ainsi de cette belle phrase “Vous savez tous qu’Albin était mon frère. Je n’ai pas assez de ce qu’on me donne ici pour manger. Même en n’achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l’ai aimé d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé” qui devient chez Badinter “Choeur des détenus: Albin est venu, qui t’a donné ton pain
Claude: Oui, il est venu. Il m’a aidé, d’abord parce qu’il m’a nourri, ensuite parce qu’il m’a aimé
Le livret alterne aussi récit et dialogues, le récit est tenu soit par le chœur, soit surtout par deux personnages qui interviennent plusieurs fois, reprenant en résumé certains éléments du texte de Hugo, des récitants  qui joueraient le rôle de l’Évangéliste dans la Passion selon Saint Matthieu de Bach.
Mais il transforme aussi les circonstances: Claude Gueux n’est plus un voleur qui cherche à nourrir sa famille, mais un canut pris sur une barricade (nous sommes à Lyon, aux pieds de la Croix Rousse) et Claude devient ainsi un héros de l’injustice et de la répression. Ainsi le livret, pour accentuer la démonstration et marquer de manière plus dramatique le texte invente des situations: l’entrepreneur pour qui travaillent les ouvriers, qui exige toujours plus en donnant toujours moins et qui soudoie le directeur, ou les apparitions de la petite fille de Claude (scène 10). La référence à la Passion, la construction en oratorio avec chœur et une partie de l’orchestre en fond de scène, tout cela installe  un aspect rituel dans l’œuvre, marquée ainsi par le religieux. D’autant que  tout se déroule à Clairvaux, dont l’abbaye fondée par Saint Bernard a été transformée en prison en 1804 : cette ritualisation a évidemment aussi à voir avec le lieu, Clairvaux lieu de prière, d’ascèse et de travail depuis ses origines.
Malgré tout cela, ou à cause de tout cela, les choix du livret et le texte n’ont pas toujours l’effet dramatique voulu, parce que la construction reste linéaire: elle crée des situations dramatiques, elle crée des moments, mais qui  se répètent et deviennent comme une litanie de malheurs qui s’abattent sur Claude, Albin et les prisonniers. Il en résulte une vision très manichéenne avec les malheureux et les méchants, même si vols, viols, et violence essaiment le quotidien des prisonniers, tout cela semble plus ou moins écrêté:  Claude en justicier sauve Albin d’un viol (dans la mise en scène de Py), avant que ce dernier ne lui offre son pain. Trop de malheur tue le malheur. Et la musique de Thierry Escaich, pleine de climax, de crescendos, de crises, d’explosions, finit par s’installer dans une sorte d’habitude qui enlève du relief à l’histoire.

Thierry Escaich ©Guy Vivien

La richesse de l’orchestration, de l’instrumentation (y compris l’orgue: Escaich est  organiste) et la palette de couleurs qui en découle, accentue presque paradoxalement l’impression de répétition, de similitude de chaque moment. Il se passe avec la musique la même chose qu’avec le texte: la musique se déroule, presque pareille à elle-même, qui bannit au bout de quelques scènes tout inattendu. Au lieu de nous installer dans le théâtre, nous devenons spectateurs  d’une Passion christique, d’un oratorio mis en espace (un peu comme ce qu’a fait Sellars avec la Passion selon Saint Matthieu à Salzbourg et Berlin) et non d’un opéra mis en scène . Au lieu de la lourde machine d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, on pourrait tout aussi bien imaginer un espace vide, hiératique et cela fonctionnerait sans doute aussi bien.
La mise en scène d’Olivier Py soutient le propos de Badinter et Escaich et le prolonge d’une manière démonstrative. Lors du viol collectif d’Albin, le livret parle de jeu de ping-pong, la didascalie dit “Albin est expédié d’un détenu à l’autre” et Py traduit la violence des mots par une violence des gestes. Elle accorde aussi à la structuration de l’espace une grande importance avec deux structures de décor monumentales qui en tournant sur elles-mêmes (comme dans sa Carmen, toujours à Lyon) laissent apparaître de hauts murs irrespirables, avec un espace de jeu réduit accentuant l’impression d’étouffement, ou bien le bureau du directeur, comme une sorte de boutique, de niche confortable qui tranche avec le reste, et

Le mur de cellules ©Stofleth

surtout l’impressionnant dispositif du mur de cellules, comme un mur d’images, sorte de structure qui favorise le voyeurisme et qui laisse voir les détenus dans l’intimité de la cellule fractionnant l’histoire en petites histoires individuelles, un peu comme ces icônes byzantines structurées comme des vignettes de bande dessinées,

Le mur de cellules, révélateur des intimités ©Stofleth

où l’on découvre la nature homosexuelle de la relation Claude-Albin, sans doute réelle dans l’histoire originale dont s’est inspirée Hugo, esquissée chez Hugo, et montrée par Py.
Il y a là de très jolies scènes, par exemple la manière dont le travail des ouvriers est présenté: ils se passent une roue qu’ils manient, et se frappent en rythme la poitrine, comme des mouvements automatiques d’une machine ou d’une chaîne de montage. De très belles images aussi, comme le procès bâclé, ou comme cette scène finale, où la guillotine prend la place centrale du crucifix, avec une ballerine maladroite qui traverse la scène, pendant que sur la gauche,

Scène finale ©Stofleth

Claude, tenant dans la main son pain (allusion à sa faim permanente, à l’histoire avec Albin,  mais aussi à la Cène) reste dans une attitude fixe, presque fixée pour l’éternité, sous la neige qui tombe.  Un joli travail, solide, cohérent, collant à l’action, illustratif et didactique comme des fresques  racontant des scènes bibliques dans une église.

Jérémy Rhorer qui lui aussi comme Escaich est organiste,  accompagne cette grosse machinerie scénique et musicale avec une énergie, une agilité, une disponibilité exemplaires, des gestes précis, un œil partout et sur chaque pupitre;  on l’a vu plutôt dans un répertoire plus classique, avec des phalanges bien plus légères et il montre par son engagement et son autorité qu’il est désormais prêt à sortir du type de répertoire d’où il a émergé.
Enfin, la distribution réunie  on le sent, adhère pleinement à l’entreprise, par son engagement dans la mise en scène et dans le chant. Les deux personnages récitants ( Rémy Mathieu, Philip Sheffield) sont remarquables par leur diction, qui leur donne une très belle présence. Laurent Alvaro avec sa belle voix de basse (le surveillant général et l’entrepreneur, absents de l’original hugolien ) est noir à souhait. S’il est un personnage émouvant et d’une belle présence scénique, c’est Rodrigo Ferreira, Albin au physique à peu près opposé au texte de Hugo, qui décrit “Un jeune homme, pâle, blanc, faible” là où nous voyons un vrai gaillard en pleine force. En revanche, beaucoup de réserves dans sa voix de contre-ténor, qui arrive peu à dominer l’orchestre, et dont le timbre n’a pas la pureté voulue, mais, peut-être en cohérence avec l’histoire, cette voix affiche une telle fragilité qu’elle lui donne non l’étrangeté habituelle mais au contraire une certaine humanité.

Le directeur (J.Ph.Lafont) et Claude (J.Seb.Bou) ©Stofleth

Jean-Philippe Lafont compose dans le directeur un vrai personnage, une sorte de Scarpia sans subtilité, brutal, indifférent dont la voix de baryton n’accuse aucune espèce d’humanité, tout d’une pièce, très affirmée. Une très belle interprétation. Enfin, il faut saluer la performance physique et vocale de Jean-Sebastien Bou, baryton lui-aussi, qui face à la voix d’une seule pièce de Lafont, compose au contraire un personnage tout en subtilité et en humanité, en douceur de timbre (c’est un Pelléas) aussi avec une jolie palette de couleurs. Un engagement et une interprétation vibrants.
Un beau spectacle à l’actif de l’Opéra de Lyon, très travaillé, attentif, plein de sens, très bien servi par une distribution exemplaire mais en même temps et paradoxalement un spectacle qui ne suscite pas toujours l’émotion et peut provoquer malgré sa brièveté une certaine lassitude. Le livret et la musique ne réussissent pas à créer la tension suffisante pour une adhésion directe , à mon avis parce que l’œuvre hésite entre une forme théâtrale et une forme “oratorio” sans jamais trancher. Mais le succès rencontré autour du public lyonnais amène évidemment à souhaiter, comme toute création, que cette première présentation soit riche de potentialités, de reprises, d’autres visions, et qu’aussitôt née, elle ne soit pas remisée au cimetière des trop nombreuses créations d’un printemps, qui vivent ce que vivent les roses.
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Dispositif de Pierre-André Weitz ©Stofleth