THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES/RADIO FRANCE 2013-2014: DANIELE GATTI DIRIGE L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE LE 17 OCTOBRE 2013 (HAYDN, RAVEL, TCHAÏKOVSKI) avec JEAN-YVES THIBAUDET

Daniele Gatti © Klaus Rudolph

Rarement à Paris en semaine,  je n’avais pas entendu l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Élysées depuis longtemps. Une fois de plus, les souvenirs de concerts mémorables sont remontés. Dans les années 70, il y avait des concerts le samedi à 11h, tantôt l’orchestre de Paris (à l’époque avec Solti) tantôt le National. Et je me souviens d’un Boléro de Ravel dirigé par Leonard Bernstein (avec l’Orchestre National de France) fulgurant où Bernstein dirigeait seulement avec ses épaules. Voilà les images qui montaient en moi au moment où je suis entré dans la salle.
Ne suivant pas régulièrement les saisons parisiennes, je suis surpris que sur les 30 concerts ou à peu près donnés par l’Orchestre National dans la saison, bien peu soient répétés (sinon en tournée). Il en est d’ailleurs à peu près de même du Philharmonique. Cela signifie-t-il que le public n’est pas assez nombreux pour remplir au moins deux fois la salle pour le même programme? Cela signifie-t-il que la forte occupation des salles interdit la reproduction d’un programme de concert? Je l’ignore, mais je trouve un peu dommage que des musiciens répètent un programme pour ne le donner qu’une fois au final, même si les concerts sont retransmis par la Radio.
J’ai toujours entendu dire que la meilleure manière de faire travailler un orchestre et de lui donner une identité forte, un son bien à lui, c’est d’une part le faire jouer souvent, ce qui semble une évidence, mais aussi créer les conditions pour que les membres de l’orchestre jouent ensemble le plus possible, par exemple à travers des formations de chambre issues de l’orchestre, dans des programmes alternatifs. C’est notamment ce qui se passe à Berlin par exemple (où par ailleurs chaque programme est reproduit trois fois la plupart du temps). Mais aussi ailleurs, à Zurich par exemple, dans une ville certes riche, mais plus petite que Berlin ou Paris, les programmes de l’orchestre de la Tonhalle sont répétés deux à trois fois.
Les traditions de l’organisation musicale et des concerts varient d’un pays à l’autre, et l’organisation parisienne  bénéficie d’une offre abondante et souffre évidemment d’un manque de structures d’accueil adéquates, le nouvel auditorium de Radio-France (1400 places), et la future Philharmonie (2400 places), devraient donner un souffle nouveau à la vie musicale parisienne, mais poseront des problèmes au théâtre des Champs Elysées, qui devra sans doute redimensionner et réorienter sa programmation.

Il reste que malgré le plaisir de revenir au Théâtre des Champs Elysées, on ne peut que constater l’installation relativement exiguë des orchestres  dans l’espace qui leur est dédié. Depuis que je m’intéresse à la musique, on entend parler à Paris d’un auditorium digne de ce nom, et la rénovation plus ou moins ratée de Pleyel a rajouté à une déploration désormais vieille de 40 ans et plus. Qu’enfin les décisions aient été prises, et qu’enfin les chantiers soient en marche, même trop tardivement ne peut qu’être salué.

Malgré tous ces préliminaires où les questions sont plus nombreuses que les réponses, le concert donné ce jeudi 17 octobre confirme ce que j’écrivais à l’issue de la IXème de Mahler à Lucerne (avec le Concertgebouw), Daniele Gatti est une chance pour Paris. Comme le fut précédemment Kurt Masur, qui travailla de manière approfondie sur le répertoire notamment allemand et en particulier Mendelssohn (normal pour un chef qui a dirigé à Leipzig de nombreuses années) et Beethoven. Son approche à la fois classique et très précise a été très bénéfique.
L’apport de Gatti est autre. Daniele Gatti a un regard très acéré sur les évolutions de la littérature musicale entre 1880 et 1930: c’est un analyste. Et il applique à tous les répertoires cette même approche: son Rossini par exemple ne “pétille pas comme du champagne”, mais il surprend par certains sons, certaines prises de risques qui cassent un peu les images qu’on peut avoir d’un Rossini léger et superficiel; dans son Rossini, on lit les nouveautés et donc le futur. Ce qui frappe aussi dans son approche, c’est la clarté du propos, la mise en lumière des architectures, mais des architectures de rigueur et de masses, plus que les élégances des volutes: c’est un architecte à la Bernini plus qu’à la Borromini, malgré quelques fulgurances imaginatives: il y a dans l’église de San Andrea del Quirinale à Rome (Bernini) une architecture assez massive et rigide, qui surprend malgré l’espace réduit, et quand on lève les yeux sur la coupole, sort un défilé de putti en mouvement qui virevoltent et qui cassent par ce sourire et cette vigueur juvénile l’impression d’ordonnancement théâtral et rigide des espaces.
Gatti c’est un peu ça, et c’est aussi pour cela qu’il fonctionne dans Rossini, car il laisse toujours un espace à la surprise ce qui peut mettre d’ailleurs l’auditeur en désarroi.
Cette vision architecturée, on la voyait aussi dans les Parsifal qu’il a dirigés désormais un peu partout, à qui les grincheux reprochaient un tempo lent. Outre qu’il n’est pas le seul (Levine, Toscanini), ce qui frappe c’est sa mise en perspective des sons, le soin donné aux équilibres, la parfaite adéquation à l’espace (à Bayreuth cela sonnait juste, cela sonnait évident) et la faculté  de tirer de cette musique l’émotion grâce à cette rigueur même (c’était très sensible aussi dans ses Meistersinger  à Salzbourg, comme à Zürich et bien entendu dans son Mahler à Lucerne)
Dans les trois pièces proposées, c’est d’abord cela qui prend et surprend: une parfaite limpidité du propos, une mise en place exemplaire, une mise en valeur des équilibres qui laissent se développer chaque moment soliste, au prix, notamment dans Haydn, de laisser l’impression de construction écraser un peu la fluidité du discours, et d’une sorte de monumentalité classique, au détriment d’un tantinet d’imagination. Un Haydn où c’est la grandeur qui est soulignée tirant plutôt vers Beethoven, vers l’aval, moins que vers l’amont – c’est surprenant d’ailleurs de voir comment le Beethoven de Gatti est peu commun, peu “beethovenien” au sens traditionnel du terme, quand son Haydn l’est au contraire. Il y aussi une volonté d’imposer un univers symphonique, inscrivant Haydn en parallèle à la première symphonie de Tchaïkovski, Gatti montre en même temps l’aval et l’amont, un parcours qu’il a déjà exploré à travers Beethoven et Mahler, il asseoit les origines et les racines, et en même temps les évolutions.
Ce qui frappe également dans ce Haydn, c’est la qualité et la maîtrise de la petite harmonie, qu’on va vérifier aussi dans Ravel un peu plus tard et dans Tchaikovsky . C’est la force de cet orchestre et aussi de la tradition française, moins précise dans les cordes mais très remarquable au hautbois, à la flûte, au cor anglais, à la clarinette. Les interventions du hautbois, importantes dans le premier mouvement (au début où il est placé en contrepoint des cordes), sont particulièrement mises en relief. En tous cas, dans ce répertoire qui ne fait pas partie de l’univers de Gatti, nous sommes devant une interprétation très en place, même si assez sage.
Le concerto en sol de Ravel est une des pièces maîtresses du répertoire pianistique français, et en même temps un très bel exercice de style pour l’orchestre, qui n’est jamais en retrait, qui n’est pas là pour accompagner simplement le piano, mais pour jouer avec lui. Si le piano est particulièrement virtuose, l’orchestre est très sollicité à tous les pupitres qui doivent faire preuve eux aussi d’une belle virtuosité. C’est une oeuvre marquée par la tournée que fit Ravel aux USA, et par l’influence qu’eurent sur lui les rythmes de jazz. C’est un moment étourdissant qui nous a été donné, notamment grâce à la présence électrisante de Jean-Yves Thibaudet, qui illumine le premier mouvement (et pas seulement!) grâce à sa familiarité avec Ravel dont il a enregistré une intégrale récompensée par un Grammy Award, grâce à sa virtuosité, grâce à son sens du rythme et sa proximité avec le monde du jazz, grâce en somme à une imprégnation de l’univers voulu par Ravel, à la fois fait de réminiscences classiques (2ème mouvement, adagio) et d’échos persistants de la musique américaine: la parenté et les relations intertextuelles entre la Rhapsody in blue de Gerschwin (1924) et le concerto en sol (1929-31) dans le premier mouvement sont frappantes. Créé à Pleyel par Marguerite Long et l’orchestre Lamoureux sous la direction du compositeur  le 11 novembre 1931, il a été créé simultanément le 22 avril 1932 aux Etats Unis par le Boston Symphony Orchestra et le Phladelphia Orchestra.
Plus encore que le premier mouvement, éblouissant d’énergie et magnifiquement exécuté par Thibaudet, plus encore que le troisième mouvement bref et fulgurant, qui évoque fortement l’univers de Stravinsky, avec un concours particulièrement réussi des cuivres et des bois, d’une grande précision, et d’un ensemble rythmiquement impeccable , c’est l’adagio qui m’a beaucoup frappé, car il y a eu une véritable construction en écho orchestre-soliste qui mettait en valeur les différents pupitres et une fois de plus la petite harmonie (la flûte, le cor anglais -exceptionnel-, le hautbois) en créant une ambiance  sereine, et nocturne où l’on entend presque Chopin.
Le jeu de Thibaudet est à la fois virtuose, une sorte de feu d’artifice technique, mais cette technique dit quelque chose, elle n’est jamais gratuite elle n’est jamais une machine technique, comme chez certains pianistes d’aujourd’hui. Il y a dans son jeu une sensibilité qui sait colorer le propos, qui sait aussi évoquer, un toucher qui ne cherche pas la démonstration, mais qui la met au service d’une entreprise plus globale: la manière dont les instruments de l’orchestre et le soliste s’écoutent pour construire un univers commun dans ce second mouvement est vraiment passionnante, et constitue pour moi l’un des sommets de la soirée.
Après ce moment exceptionnel, couronné par une interprétation d’une grande délicatesse de la Pavane pour une infante défunte en bis, Daniele Gatti ouvrait son cycle des symphonies de Tchaikovsky par la Symphonie n°1, “Rêve d’hiver”, qui n’est pas, loin de là, la plus connue. Si les dernières sont plus ouvertes, plus internationales, celle-ci marque encore fortement (elle date de 1866) l’influence chez Tchaikovsky, comme chez ses collègues contemporains, de la musique populaire russe. On retrouve les mêmes traces insistantes chez Moussorgski par exemple, avec un traitement plus rude. Tchaikovsky utilisera ces traces de mélodies populaires dans ses opéras (voir les magnifiques moments des premières scènes d’Eugène Onéguine, par exemple). C’est cette réélaboration et cet appui sur les racines slaves de la musique, mais aussi sur les univers de Schumann et de Mendelssohn, qui frappent dans le premier mouvement souvent tendu et aux mouvements énergiques , mais c’est une fois de plus le deuxième mouvement qui frappe par l’utilisation des bois dans une évocation mélancolique de mélodies populaires, au titre très senti, qui est à lui seul tout un programme “Pays désolé, pays brumeux” (seuls les deux premiers mouvements portent un titre), le travail de tout l’orchestre est vraiment exemplaire (avec des cordes d’une grande délicatesse) ainsi que les cuivres qui reprennent la mélodie initiale avec une tension particulière et émouvante, relayés par l’ensemble de l’orchestre. La fin du mouvement qui va en s’atténuant a de lointains (et prémonitoires) échos presque mahlériens. La légèreté du scherzo montre d’un côté de nouveau une influence de Mendelssohn et sa valse nous plonge dans un autre univers familier à Tchaikovski, celui  du ballet et des danses qui émaillent ses opéras, mené avec une suavité particulière par l’orchestre: cette valse garde un accent particulièrement mélancolique, presque urgent quelquefois et Gatti accélère le rythme rendant la tension presque palpable. Un beau moment.
Le dernier mouvement ne m’a pas vraiment touché sauf peut-être les jeux coloristes sur la gamme qui précèdent le final un peu convenu: ce sont les trois premiers mouvements et en particulier les deux mouvements centraux qui marquent l’auditeur et qui me paraissent les plus réussis.
Ce fut  un beau concert, avec comme sommet l’interprétation du concerto en sol de Ravel, et tout au long du programme, l’impression très nette d’un orchestre maîtrisé, en ordre de marche, qui suit son chef avec précision et qui répond aux sollicitations, avec une note particulière pour les bois remarquables et particulièrement sollicités tout au long de la soirée.
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Jean-Yves Thibaudet ©DECCA