ROYAL OPERA HOUSE COVENT GARDEN 2013-2014: MARIA STUARDA de Gaetano DONIZETTI le 5 JUILLET 2014 (Dir.mus: Bertrand de BILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER) avec Joyce DI DONATO

La Prison et la Salle d'exécution © Bill Cooper ROH 2014
La Prison et la Salle d’exécution © Bill Cooper ROH 2014

En cette fin de saison, Covent Garden affiche outre Ariane à Naxos, Bohème, cette dernière nouvelle production de Maria Stuarda à peine plus de deux semaines après la première de la Manon Lescaut kaufmannienne, toujours à l’affiche.
Des 71 opéras de Donizetti, bien peu remplissent les affiches des théâtres, Don Pasquale, La fille du Régiment, L’Elisir d’amore et Lucia di Lammermoor sont les titres les plus fréquents. Anna Bolena a été créée à Vienne il y a peu encore avec Garanca et Netrebko. A l’Opéra de Paris, je n’ai pas souvenir que Maria Stuarda, Anna Bolena, Lucrezia Borgia ou Roberto Devereux aient été présentés.
C’est un répertoire difficile, qui ne souffre pas la médiocrité musicale : vu la légèreté des livrets en général, impossible de s’accrocher aux branches d’une mise en scène. Grande spécialiste,  technicienne hors pair, Mariella Devia a défendu ce répertoire pendant toute sa carrière. Elle n’a pas fait la carrière internationale qu’elle pouvait mériter, et elle reste peu connue en France. Voilà une chanteuse intègre, sérieuse, qui n’a jamais menti : précision, agilité, contrôle vocal, justesse, aigus, elle a toutes les qualités vocales qu’exigent ces rôles, mais avec en scène une retenue et une timidité qu’on lui a souvent reproché. À la Scala, Caballé s’est fait jeter (Anna Bolena), Fleming s’est fait jeter (Lucrezia Borgia), Mariella Devia en revanche a toujours été bien accueillie, notamment lors de la dernière série de représentations de Maria Stuarda, en 2008, où elle faisait face à Anna-Caterina Antonacci . L’œuvre n’avait pas été reprise depuis 1971, avec Caballé et Verrett…
C’est dire que lorsqu’il y a une Maria Stuarda quelque part en un lieu accessible, mieux vaut y aller, d’autant qu’il y a une vraie tradition de bel canto chez les anglo-saxons, pensons à Sutherland, Sills, Horne, Verrett aussi et qu’en affichant Joyce Di Donato, qui aujourd’hui est la digne héritière des grandes aînées, Covent Garden donnait au public une garantie.
C’était ma première Première au ROH, ce qui m’a permis de constater que tutto il mondo è paese : les huées sont la chose du monde (lyrique) la mieux partagée. Contre la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser.

XVI°/XXI° © Bill Cooper ROH 2014
XVI°/XXI° Elisabeth/Leicester © Bill Cooper ROH 2014

Au lever de rideau, surprise : les personnages sont en costumes contemporains, mais Elisabeth en costume du XVIème : installée derrière un pupitre du type « The president of the United States of America » elle chante son premier air comme un discours politique, puis restée seule, elle retire sa perruque rousse, et se retrouve chauve. Marie Stuart, elle aussi est en costume du XVIème siècle. On veut sans doute établir un rapport entre le XXIème siècle, où l’Écosse s’apprête à voter pour son indépendance et la revendication de Marie Stuart. « Mary Queen of Scots » sur la couronne d’Angleterre. Du XVIème au XXIème siècle : Écosse/Angleterre, c’est une vieille histoire…

Acte II © Bill Cooper ROH 2014
Acte II © Bill Cooper ROH 2014

C’est le fil ténu de la logique interne d’un travail qui n’est pas loin s’en faut l’un des plus limpides ou des plus réussis de la paire Caurier/Leiser : une gestion intéressante du face à face Elisabeth/Maria Stuarda, exacerbant les oppositions jusqu’à la caricature. Elisabeth entre dans la prison de Maria Stuarda, et s’installe à table ; on lui apporte un Picnic Basket qu’un spectateur de Glyndebourne ne désavouerait pas, on lui dresse la table, elle boit sa coupe de champagne et jette ses restes à Maria Stuarda agenouillée et soumise.
Autre idée un peu excessive, dans la salle d’exécution à l’américaine, ouverte sur l’extérieur par des fenêtres où regardent des spectateurs le bourreau qui va exécuter Maria Stuarda, attend et boit des rasades de whisky, comme s’il lui fallait du courage ou qu’il était vaguement dépressif, parce que selon les témoignages historiques le bourreau était saoul et s’y reprit à trois fois. Manière de jouer avec la vérité historique tout en jouant sur d’autres claviers, l’ironie, la distance, le whisky – écossais-…

Scène finale © Bill Cooper ROH 2014
Scène finale © Bill Cooper ROH 2014

Une seule trouvaille, un moment fort, lorsqu’enfermée dans la salle d’exécution, Maria tend à travers la fenêtre son bras pour saisir Leicester, qu’Elisabeth a forcé à assister à l’exécution.
Pour le reste, peu de travail de direction d’acteurs, des attitudes convenues, sans idées force autres que celles signalées, dans un décor essentiel de Christian Fenouillat fait à l’économie (Manon Lescaut aurait-elle coûté trop cher ? Coûter  cher est évidemment le péché mignon de Manon…) Une première scène devant un panneau représentant Parliament House, quelques barrières de métal pour contenir la foule, et des canapés de cuir de type de ceux qu’on doit voir dans certains clubs privés londoniens…puis on passe chez Marie Stuart, en prison où va se dérouler le reste de l’opéra, dans un moderne quartier de haut sécurité ou un couloir de la mort. Pas de vérité historique vu que Marie Stuart a séjourné dans plusieurs châteaux (sa captivité a duré 19 ans, Elisabeth rechignant à un procès et encore plus, à une exécution).
Mais l’opéra n’est pas l’histoire, et  la figure de Marie Stuart – victime – a bercé mes mythes historiques des années de jeunesse. Je me souviens d’ailleurs avoir lu dans la foulée et Marie Stuart et Don Carlos de Schiller…La construction, assez fidèle à Schiller, est évidemment dominée par la rencontre Elisabeth/Marie, qui n’a jamais eu lieu où Marie traite Elisabeth de bâtarde et signe ainsi son arrêt de mort. Tout la seconde partie  n’est que lamento et déploration.

La mise en scène n’étant pas à la hauteur, la soirée a donc reposé entièrement sur la musique. Bertrand de Billy, le chef français qu’on ne voit pratiquement jamais en France a porté le plateau avec un sens du théâtre accompli, une attention aux chanteurs, essentielle dans ce type de répertoire, et au volume orchestral, qui ne couvre jamais les voix, mais aussi avec un rythme, une dynamique, une pulsation vibrantes. C’est vraiment la confirmation que Bertrand De Billy est un vrai chef d’opéra et que ce répertoire lui convient à merveille, bien mieux à mon avis que le répertoire wagnérien, où tout est parfaitement en place, mais sans cette petite lueur qu’on perçoit en revanche nettement dans cette Maria Stuarda. C’est un mystère pour moi que Bertrand de Billy n’ait jamais été invité à l’Opéra de Paris, qui pourrait très avantageusement se substituer à bien les Oren de passage…
La distribution est évidemment dominée par Joyce Di Donato. Enfin du vrai bel canto ! pourrait-on exulter. Une technique sans failles, sur toute l’étendue du registre (peut-être quelques problèmes dans le suraigu, mais vraiment minimes), un volume vocal très respectable, un travail sur le souffle exemplaire, avec des pianissimi exceptionnels, notamment dans la seconde partie où elle est bouleversante, une diction impeccable, les mots sont sculptés, colorés, modulés et cela rend l’interprétation évidemment intense. Mais ce qui projette sa Maria Stuarda au niveau des grands modèles de jadis, c’est aussi un timbre sombre (Joyce Di Donato a commencé mezzosoprano) qui m’a fait penser à certains moments à Leyla Gencer, ma Maria Stuarda préférée. Rien que pour elle, cela valait la traversée du Channel. Je ne pense pas qu’on ait eu droit depuis longtemps à une telle leçon de chant. Devia chantait merveilleusement Maria Stuarda ; Di Donato EST Maria Stuarda.

Elisabeth (Carmen Giannattasio) © Bill Cooper ROH 2014
Elisabeth (Carmen Giannattasio) © Bill Cooper ROH 2014

Carmen Giannattasio ne m’a jamais enthousiasmé. Je dois pourtant reconnaître que son Elisabeth se défend, avec des agilités au point, avec de la puissance, avec du style, avec aussi un effort notable d’interprétation. Toutefois, la voix n’a pas cette qualité intrinsèque qu’on attend dans ce répertoire, et les aigus et suraigus sont très acides. Certes, l’acidité vocale sied au rôle et ne gêne pas  fondamentalement, mais il reste que dans les scènes avec Maria, l’homogénéité de couleur manque.
Leicester (Robert Dudley, l’amour historique d’Elisabeth), c’est le ténor espagnol Ismael Jordi,  que les spectateurs de Bastille vont entendre dans Alfredo à la rentrée. S’il y a une tradition anglo-saxonne de bel canto pour les femmes, il y a pour les ténors une vraie tradition hispanique : Alfredo Kraus, Placido Domingo, José Carreras, Jaime Aragall, Ramon Vargas, Juan Diego Florez évidemment. Dans ce répertoire, souvenons-nous de Kraus, avec sa technique, avec ce timbre lumineux, ces pianissimi, et surtout cette émotion permanente dans la voix qui est la marque des très grands. Ismael Jordi a incontestablement une belle technique, une diction impeccable et une clarté du discours exemplaire. Il sait très bien projeter le son, l’aigu est très ouvert, mais c’est surtout le timbre qui m’est apparu vraiment séduisant, un timbre clair, lumineux, solaire, qui me rappelle le jeune Aragall. Peut-être doit-il encore travailler les aspects purement interprétatifs : la voix est vraiment intéressante mais il aurait intérêt à moduler un peu plus, à varier les accents. Il reste que c’est un ténor à suivre.
Matthew Rose est un Talbot (chargé de surveiller la reine d’Écosse) humain, qui prend le parti de Marie, et qui cherche à la sauver sans trahir Elisabeth, et marque une forme de loyauté aux deux reines, bien servie par un timbre chaud, velouté, qui produit un chant d’une grande humanité et le baryton Jeremy Carpenter est un William Cecil (l’ennemi de Marie) un peu plus pâle dans la vision des metteurs en scène, mais très correct vocalement
Le chœur du ROH est comme la veille particulièrement bien préparé par Renato Balsadonna, notamment dans la première partie.
Avec une mise en scène un peu plus convaincante, c’eût pu être une soirée anthologique. Cette Maria Stuarda est néanmoins l’une des soirées de bel canto qui marquera la mémoire, c’est assurément dans ce répertoire l’un des meilleurs moments d’opéra vécu ces dernières années, grâce à une formidable Di Donato, mais aussi à un plateau de bon niveau et surtout grâce à un chef de très grande qualité, ce qui ne se vérifie pas toujours dans ce répertoire où l’on entend beaucoup de médiocres. Habemus Reginam.[wpsr_facebook]

Acte I © Bill Cooper ROH 2014
Acte I © Bill Cooper ROH 2014

 

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 1er octobre 2011 (Dir: Philippe JORDAN, ms en scène Herbert WERNICKE)

Depuis  l’émotion qui m’a étreint au moment du trio final, la première fois que je vis Le Chevalier à la Rose à l’opéra – c’était la pâlichonne production parisienne de Rudolf Steinboeck, dirigée par Horst Stein, avec Christa Ludwig, Yvonne Minton, Lucia Popp dans des décors de Ezio Frigerio-, il y a toujours au moins un instant où mon cœur bat un peu plus vite, où les larmes sont (au moins) prêtes à couler. Elles coulèrent abondamment quand je vis Kleiber à Munich (Jones, Fassbaender, Donath) plusieurs fois, par bonheur. Kleiber, c’était une explosion sonore dès la première mesure:  il arrivait sur le podium et en une seconde, toute la masse de l’orchestre explosait dans une urgence inconnue jusqu’alors et une joie haletante et profonde mêlée d’intense émotion ne nous lâchait plus.

Il y a des œuvres qui appellent les larmes et Le Chevalier est de celles-là, il y a des œuvres qu’on ne se lasse pas d’entendre et le Chevalier est de celles-là. Il y a des œuvres enfin qui ne laissent qu’un goût de bonheur dans le cœur et Le Chevalier est de celles-là. C’est dire avec quelle joie j’ai fait le voyage de Milan, attiré par le trio de dames ( Schwanewilms, Di Donato, Archibald) affiché par le Teatro alla Scala. Jadis Kleiber y officia aussi, en 1976 (Lear, Fassbaender, Popp) et la partie du public qui le vit alors s’en souvient encore, évidemment.

La dernière production de 2003 (Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, dir.Jeffrey Tate) ne m’avait pas fait vibrer. Et j’avoue ne pas avoir encore trouvé mon chef straussien de prédilection aujourd’hui: Sinopoli, qui a beaucoup dirigé Strauss,  ne m’avait jamais convaincu, et je ne suis pas aujourd’hui maniaque de Christian Thielemann, j’en suis resté, en bon ancien combattant, à Böhm, Sawallisch, Solti, Kleiber, qui ont illuminé mes soirées straussiennes et cette lumière-là brille encore en moi, jamais éteinte, toujours vive, indétrônée.
Il se trouve cependant qu’à chaque fois que j’ai entendu Philippe Jordan dans ce répertoire, il m’a plu, accroché, et souvent convaincu. Son approche très élégante, assez marquée par la musique de chambre, sa manière de faire émerger les notes, de clarifier le jeu instrumental, tout cela me plaît tout particulièrement et tranche assez avec le Strauss qu’on entend habituellement. Et samedi soir 1er octobre à la Scala fut notamment grâce à lui une très belle soirée straussienne. Honneur aux dames: la Sophie de Jane Archibald est très émouvante. La voix n’est pas très grande ( aucune des trois d’ailleurs n’a ce qu’on appelle une grande voix, de ce point de vue, c’est assez homogène), mais le style et les inflexions sont justes et son duo de la Rose au deuxième acte est vraiment de grand niveau. De plus, elle compose un personnage très juste, très frais. Le Chevalier de Joyce Di Donato peut surprendre, on a l’habitude d’entendre cette magnifique artiste  dans Mozart, ou Rossini, et à cette voix claire on peut préférer des timbres plus sombres (Tatiana Troyanos fut mon Chevalier chéri), elle respire jeunesse et joie de vivre, et la voix est vraiment exceptionnelle, avec une très belle diction. Quant à Anne Schwanewilms, dont la voix a dans certaines inflexions quelque menue acidité, elle chante la Maréchale comme un long Lied, avec un sens du texte et de la diction qui confondent et qui émerveillent. Rarement il m’a été donné d’entendre un monologue du premier acte aussi fort, aussi intense, avec une simplicité et un naturel tout à fait exceptionnels, sans aucune recherche d’effets. Là non plus, la voix n’est pas immense, mais quelle performance! Quelle intelligence ! Quelle présence!

A ce trio de haut niveau, il faut rajouter  Peter Rose, qui compose un Ochs vocalement impeccable, avec de vrais graves; il propose un personnage jamais outré, n’en fait jamais trop, et ainsi en devient presque émouvant au troisième acte. Hans-Joachim Ketelsen est un Faninal honorable, et les rôles secondaires sont eux aussi très honorablement distribués et tenus, notamment Ingrid Kaiserfeld en Marianne Leitmetzerin et Hélène Schneiderman en Annina. Seule (grosse) déception, Marcelo Alvarez en chanteur italien. Vaut-il la peine d’afficher un tel nom pour un tel rôle? Et pour pareil résultat. Sauf à penser que cette contre performance est voulue par la mise en scène (le ténor ridicule et mauvais) force est de constater que nous n’y sommes pas. Difficultés a négocier aigus et passages, style douteux, aucune élégance dans un rôle qui en demande ( voir Gedda dans l’enregistrement de Karajan), en somme, un vrai ratage.

L’orchestre dont ce n’est pas le répertoire de prédilection, – Sawallisch en son temps avait beaucoup souffert pendant les répétitions de “La femme sans ombre” – a vraiment été cette fois exemplaire. Comme je l’ai dit plus haut, et comme les parisiens le savent, Philippe Jordan n’est pas un chef à effets, il ne recherche pas les gros contrastes ou les explosions sonores. Il est un vrai ” concertatore” soignant beaucoup les relations thématiques, cherchant à isoler les instruments, pour mettre en valeur les thèmes ( voir par exemple la manière dont il exalte l’instrumentation dans la présentation de la rose, et notamment le hautbois). L’introduction du troisième acte est un modèle d’attention à chaque pupitre, dont il obtient des sons d’un grand raffinement et d’une grande légèreté. Cette interprétation presque chambriste séduit sans aucun doute et le chef obtient un très gros succès du public. Ce travail remarquable, qui confirme l’aisance de Philippe Jordan dans ce répertoire, gagnerait cependant à mon avis  à avoir en plus une petite touche de fantaisie, voilà une qualité de son père Armin que le fils Philippe pourrait faire sienne, au moins quelquefois. Quand on a de telles qualités techniques, il faut aussi savoir oser!

La mise en scène de Herbert Wernicke a fait un bon tour d’Europe. Rappelons qu’elle est née pour Salzbourg, du temps de Gérard Mortier, il y a une quinzaine d’années et qu’elle fait partie de ces productions initiées par Mortier à Bruxelles, Salzbourg ou Paris qui continuent à vivre et à séduire. Citons pour mémoire La Clemenza Di Tito des Hermann, Katia Kabanova de Marthaler, l’affaire Makropoulos de Warlikovski. A Salzbourg d’ailleurs, le très large plateau du Grosses Festspielhaus donnait à la scène finale une grandeur mélancolique inoubliable. Wernicke place l’intrigue dans la Vienne du début du XXème siècle, et c’est en quelque sorte “la dernière valse” d’un monde de la légèreté qui s’éteint. L’œuvre est créée à Dresde en janvier 1911, trois avant la guerre et le début de l’engloutissement des empires européens. Fondée sur des jeux de reflets et d’images (salons viennois, salle du théâtre, fosse) elle n’est jamais outrancière, notamment au troisième acte, et reste toujours juste. Sa peinture des personnages, notamment la Maréchale très digne, très naturelle, et en même temps d’une criante humanité, et Octavian, jeune et fougueux, mais tendre bien personnifié par Joyce Di Donato, la Sophie enfantine, comme sortie d’un couvent, habillée de noir à la fin est vraiment bouleversante. La présentation de la rose, qui avec l’escalier et les costumes blancs (Octavian en haut de forme blanc à la Fred Astaire) rappelle les revues américaines de Music hall et renvoie la scène au monde des apparences et des paillettes, installe bien avec ses jeux de reflets et de miroir dont nous avons parlé cette idée d’un monde qui n’est plus celui du réel, un monde en suspension qui ne voit rien venir. Ce travail, bien repris par Alejandro Stadler ( rappelons que Herbert Wernicke est mort prématurément en 2002) garde une très grande force et réussit en actualisant l’intrigue et en transposant l’époque, à en maintenir intact le charme, et à donner à l’œuvre une réelle force intemporelle. Les parisiens connaissent certes la production, mais la Scala a réussi à afficher une qualité musicale exceptionnelle, rarement atteinte dans cette œuvre aujourd’hui.
Grande soirée et donc grande joie.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA DONNA DEL LAGO (LA DAME DU LAC) DE G.ROSSINI à l’OPERA GARNIER (JUAN DIEGO FLOREZ, JOYCE DI DONATO, DANIELA BARCELLONA) le 18 JUIN 2010

180620102125.1276967678.jpgL’Opéra affiche La Dame du Lac, et propose la version italienne, il eût donc été plus pertinent de donner le titre italien (La Donna del Lago) que tout le monde connaît, avec sa traduction française…Mais la Dame du Lac sonnait sans doute plus son Walter Scott,  sonnait plus arthurien ou plus « Excalibur » pour un public français. En tous cas, c’est une excellente initiative que de mettre au répertoire cette œuvre assez rarement donnée, qui annonce dès 1819 les évolutions futures du Cygne de Pesaro, vers des formes qui se rapprochent plus du bel canto, même si le rondeau final trouve des échos dans Cenerentola. Pour cette entrée au répertoire, Nicolas Joel a réuni ce qui se fait de mieux en matière de chant rossinien, à commencer par l’Uberto de la décennie, Juan Diego Florez et Joyce Di Donato, que je découvris dans Sesto de La Clémence de Titus à Genève il y a quelques années, et qui m’avait frappé par l’intensité du chant et la qualité technique et qui depuis conduit une carrière exemplaire.

La Clémence de Titus est bien d’ailleurs un exemple de ces opéras d’où émerge la figure d’un souverain clément et bienfaiteur, et qui est aussi la figure tutélaire de La Donna del Lago. Chez Mozart on complote, chez Rossini on fait la guerre. Uberto/Jacques V renonce à l’amour et transforme cette renonciation en clémence.

Elena, « La Donna del Lago », est face à trois hommes qui l’aiment, Rodrigo le héros écossais rebelle, Uberto le roi d’Ecosse déguisé, son ennemi, et Malcolm, preux chevalier qui met son épée au service de la révolte écossaise, par amour pour Elena. Promise à Rodrigo, elle aime Malcolm, et elle éprouve pour Uberto (dont elle ignore la véritable identité) une tendre amitié.
Au milieu de cet imbroglio, un père, figure aimée mais qui exige qu’Elena épouse Rodrigo, et donc voilà la tendre Elena, beauté solitaire qui médite au bord d’un lac ou qui se réfugie dans des grottes ou des défilés étroits, prise au piège des désirs, des amours, des nécessités politiques, dans une atmosphère brumeuse d’une Ecosse où l’on pourrait rencontrer une autre victime des hommes, Lucia di Lammermoor.

Cette histoire poétique, qui se termine bien (Uberto/JacquesV  pardonne à tout le monde, au nom de son amour pour Elena, à qui il remet et son père et Malcolm), aurait pu trouver des ambiances crépusculaires dans la mise en scène, qui hésite entre plusieurs options sans vraiment choisir. La production de Luca Ronconi  en 2001 à Pesaro (Luca Ronconi, Daniele Gatti, Florez, Devia, Barcellona était très poétique -voir photo ci-dessous-

donna-8.1276967293.jpget assez convaincante, vocalement prodigieuse (Florez et Barcellona étaient dans la fulgurance de leurs débuts), celle de Muti à la Scala en 1992, dans une mise en scène de Werner Herzog, avec des chanteurs de très haut niveau, mais à la fin de meilleures années (Chris Merritt, 98675lmd.1276967858.jpgRockwell Blake, June Anderson), qui aurait pu être un grand rendez-vous, mais qui était au total, tant pas la direction que par la mise en scène, assez ennuyeuse. (Photo ci-dessous)

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Lluis Pasqual a choisi une voie médiane, très visuelle, mais en même temps une scénographie envahissante (portique circulaire à colonnes monumentales, entourant un espace vide (le lac et au fond des toiles peintes). Une belle idée que de faire apparaître du Lac les objets, le banc, Elena elle-même sortant des eaux. Une moins bonne celle de doubler les personnages (leur apparition est précédée de la vision de leur double dans les coursives) ou d’ajouter un ballet médiocre, qui non seulement n’éclaire pas l’œuvre, mais la  dérange, ou  bien de mélanger les époques, le chœur ayant une fonction de chœur antique, plus spectateur extérieur qu’acteur, et les personnages vivant leur aventure isolée, et jouant sur l’opéra dans l’opéra, l’opéra au miroir, l’opéra second degré, avec moments d’une discrète ironie, mais avouons le, aucune vraie trouvaille sinon que, comme d’habitude, les décors de Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino, ainsi que les lumières de Vinicio Cheli, donnent un cadre assez esthétique à l’histoire. L’intrigue, qui n’est pas si lancinante qu’on le dit, le livret, qui n’est pas si ennuyeux qu’on le dit pouvaient être mieux traités, et éviter de faire sentir des longueurs (surtout au premier acte).

180620102124.1276967505.jpgLa direction de Roberto Abbado aurait pu être aussi plus vibrante. Roberto Abbado est un très bon technicien, soucieux des chanteurs, qui se sentent en grande sécurité avec lui. Ce n’est pas un inventif, et il manque à sa direction une vraie pulsion, un véritable engagement. Il reste que c’est en place. Mais on sait bien que ce n’est ni pour le chef ni pour la mise en scène que les foules parisiennes se battent pour chercher les quelques places disponibles (hier des places sans visibilité à 9 €)

Nicolas Joel n’a pas lésiné en effet pour faire de l’entrée au répertoire de l’Opéra de La Donna del Lago un événement grâce à une distribution exceptionnelle. Qui mieux que Juan Diego Florez, dont Uberto/Giacomo V est l’un des rôles fétiches, et Joyce Di Donato devenue l’une des grands stars du chant mozartien et rossinien pouvaient garantir une perfection qui à dire vrai donne le frisson, voire bouleverse. Du début à la fin Florez impose ses suraigus, son chant parfaitement maîtrisé, cette voix sûre, qui n’a pas le timbre nasal des ténors rossiniens traditionnels, mais qui reste une voix mâle, avec un magnifique timbre .On connaît  les débats qui agitèrent les lyricomanes passionnés dans les années 1980 ou 1990 autour de Rockwell Blake, ou même de Chris Merritt : rien de tout cela avec Florez qui fait l’unanimité, il  est proprement étourdissant, comme d’habitude pourrait-on dire, et sans aucun défaut. Joyce di Donato dans le rôle d’Elena, se ménage dans le premier acte, qui est très correct mais pas vraiment exceptionnel, mais  tout le deuxième acte (et tout le final) est un feu d’artifice vocal, où plus la technique impeccable est presque oubliée par l’engagement, et le plaisir de chanter qui électrisent le public, on atteint des sommets inouïs. Ni Devia ni Anderson ne m’avaient pareillement impressionné. L’air final et le rondeau sont deux moments qu’on n’oubliera pas de sitôt. Ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés par Daniela Barcellona, spécialiste du rôle de Malcolm, avec sa voix sombre, très ductile, puissante, aux ébouriffantes agilités, mais aux suraigus légèrement métalliques cependant (qui n’apparaissaient pas il y a quelques années). Simon Orfila en Douglas est une basse de qualité, qui remporte un franc succès dans « sul labbro tuo stranieri son questi accenti… », tout comme le Rodrigo de Colin Lee, convaincant par les aigus redoutables, par le style, par la technique moins que par le timbre. Le reste de la compagnie est sans reproche.

Je m’inscris en faux contre ceux qui ont écrit que cet opéra était un monstre d’ennui. S’il n’a pas la grandeur de Moïse, de Guillaume Tell ou même de Maometto II, il y a bien des moments marquants (« Cielo in qual estasi » est un des plus beaux duos que je connaisse) où Rossini s’essaie à un romantisme naissant et sombre, que la mise en scène, trop soucieuse de « faire quelque chose » et qui ne fait rien, n’a pas rendu et que la direction en place et indifférente de Roberto Abbado de saisit pas.
Alors, même s’il n’y a que des places sans visibilité, cela vaut à mon avis le déplacement, cela vaut même un petit voyage à Paris, car personne ne regrettera cette extraordinaire fête de la joie de chanter. Eh oui, il faut quelquefois se laisser aller à cette simple joie, qui fait toucher la perfection.

 

LA DONNA DEL LAGO
Gioacchino ROSSINI

Dir.Mus : Roberto Abbado
Mise en scène : Lluis Pasqual

18 juin 2010

Joyce Di Donato
Juan Diego Florez
Daniela Barcellona
Simon Orfila
Colin Lee