BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN (für Kinder/pour enfants) le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Boris SCHÄFER; Ms en scène: Maria-Magdalena KWASCHIK)

Dispositif général © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Dispositif général © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

 

Depuis 2010, le Festival de Bayreuth propose, parallèlement aux représentations dans le Festspielhaus, des représentations pour enfants des opéras de Wagner, entreprise assez lourde qui mobilise un orchestre, un chef, une salle de répétition où ont lieu des représentations.
Les productions (jusqu’ici Tannhäuser, le Ring, Meistersinger, Tristan und Isolde) font ensuite l’objet de DVD.
Pour ces représentations du Festival mais qui ne sont pas le festival, une structure de production, BF Media, a été montée : c’est elle qui notamment avait eu la responsabilité des opéras du jeune Wagner l’an dernier.
Cette année, c’est Lohengrin qui est présenté. Le principe en est simple : une version réduite d’environ 1h20, un orchestre d’une trentaine de musiciens, un chef, une mise en scène autonome et des chanteurs engagés dans le Festival.
Il y a peu de spectateurs (au maximum 200), avec gradins et places réservées aux enfants sur un tapis qui constitue les premiers rangs, qui crée une grande relation de proximité avec la scène, notamment avec les enfants, qui sont plus de la moitié du public pour ces 10 représentations du 25 juillet au 7 août.
Un programme très bien fait, avec le résumé de l’action, des jeux, des dessins, et des explications très claires sur l’œuvre et sa genèse, est distribué au public.
C’est un spectacle qui n’est pas à négliger, loin de là : il ne s’agit pas d’un travail rapide et sans intérêt, mais d’un vrai spectacle, qui révèle sur l’œuvre des points dramaturgiques importants. Dans la version présentée, de Daniel Weber, travaillée musicalement par Marko Zdralek, c’est le premier acte, qui pose clairement les enjeux, qui constitue la moitié du spectacle, la réduction des actes II et III fait apparaître en creux les longueurs de la dramaturgie wagnérienne, car malgré les coupures, tout y est. On alterne texte parlé et texte chanté : les chanteurs parlent, expliquent aux enfants l’histoire, suscitent leurs réactions, et surtout ils chantent, et ils chantent bien, et à pleine voix, et comme à l’opéra.

Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Il en résulte un spectacle qui fonctionne, avec ses moments d’émotion, avec son rythme (c’est raconté comme un conte de fées) avec un peu de distance souriante (arrivée de Lohengrin sur une sorte de gros vélo-char illuminé dominé par un enfant-cygne). Le décor, minimaliste, est géré et déplacé par les enfants du chœur Bayreuther Kinder- und Spatzenchor an der Hochschule für evangelische Kirchenmusik, qui va prend la place du chœur habituel pour les rares moments où il intervient (très bien réglés d’ailleurs) : décor (Alexander Schulz) de praticables en bois facilement déplaçables qui structurent l’espace, et qui constituent aussi des caisses où l’on trouve les objets, où l’on place les vaincus (combat Lohengrin-Telramund très bien réglé et intelligemment conclu, corps de Telramund mis en boite au troisième acte). Les costumes ont été élaborés par des élèves des écoles de Bayreuth, bien faits, bien identifiables, comme ce chapeau d’Ortrud fait de serpents entremêlés (tout cela est très bien illustré dans le programme de salle). La mise en scène de Maria-Magdalena Kwaschik raconte l’histoire, conçue comme un récit. Cela visiblement passionne les enfants qui restent silencieux et qui bougent à peine (leur âge va de quatre/cinq ans à une douzaine d’années).
Musicalement, c’est l’orchestre de Francfort/Oder (Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt(Oder) dirigé par un jeune chef, Boris Schäfer, installé au fond sur des gradins derrière l’espace scénique, un accompagnement de bon niveau, même si l’on entend quelques scories dans les cuivres (comme chez leurs collègues du Festival…), avec un vrai sens dramatique et des moments très lyriques.

Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Norbert Ernst, chante Lohengrin. C’est le Loge du Ring de Castorf. Même si la voix n’a pas l’étendue nécessaire pour affronter le rôle au théâtre, il chante avec une grande élégance et on reconnaît ses qualités de diction, de couleur et de phrasé, très beaux filati, très bon contrôle vocal, et un personnage de chevalier blanc sympathique qui convient très bien pour les enfants. Ces derniers ont apprécié son humour gentil et ses entrées dans son char à pédale tout illuminé.

Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Elsa, c’est Christiane Kohl, la troisième Norne dans le Ring, une voix ronde, bien lyrique, qui remplit la salle, un peu en retrait au niveau théâtral.

Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Telramund, c’est Jukka Rasilainen, qui n’est pas distribué au Festival cette année mais qui y a chanté Kurwenal dans la production Marthaler, et aussi Telramund, Amfortas et le Hollandais. Son Telramund est magnifique : il en fait un méchant de guignol, avec clins d’œil aux enfants, et il est de plus bien chanté : dans une salle aussi réduite, pour que les enfants comprennent, il faut un chanteur qui ait le sens du phrasé, une impeccable diction et qui sache communiquer. Il a toutes ses qualités.
Ortrud, Alexandra Petersamer est l’une des Walkyries (Rossweisse) du Ring de Castorf comme elle le fut du précédent. Son Ortrud est solide, la voix est large, bien projetée, homogène avec de très beaux aigus.
Le roi Heinrich a un rôle dans cette mise en scène essentiellement fonctionnel : il est  interprété par le bariton-basse Raimund Nolte qui ne chante pas au festival, mais que les parisiens ont vu dans Melot dans le dernier Tristan parisien dirigé par Philippe Jordan.
Au total, un vrai moment de théâtre et d’opéra, très séduisant, voire émouvant, qui a rencontré un très gros succès (impossible d’avoir des places), très mérité comme en ont témoigné les applaudissements nourris des (jeunes) spectateurs. [wpsr_facebook]

Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef” bis” (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel “Isolde” qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. “Lust” final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg