FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 8 JUILLET 2016 (Dir.mus: Louis LANGRÉE; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Fiordiligi (Lenneke Rutien) ©Pascal Victor / ArtComArt

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. (J.J Rousseau, Confessions, Livre VIII)

Les opéras de Mozart sont très souvent représentés, mais, et c’est paradoxal, les productions en sont rarement convaincantes, y compris musicalement. Des trois opéras de Da Ponte, seul Le Nozze di Figaro (vertu de Beaumarchais ?) ont connu des représentations exceptionnelles (Strehler, Solti, à Paris par exemple) mais qui peut citer un Don Giovanni qui fasse l’unanimité ? Strehler s’y frotté sans convaincre (Scala 1987), Chéreau n’a pas plus réussi (Salzbourg 1994) pour ne parler que de ceux qui me sont chers, mais combien d‘échecs cuisants!  De la trilogie Da Ponte, Cosi fan tutte est l’autre opéra délicat à mettre en scène, avec son intrigue faussement légère, ses dialogues ambigus et ses faux semblants. L’histoire même des représentations, avec le trou d’un siècle (le XIXème) qui range l’œuvre au rang des pochades, met en évidence plus que pour tout autre opéra la question de sa réception. Pochade il y a cent ans et chef d’œuvre aujourd’hui, fragilité des jugements humains pour une œuvre sur la fragilité des sentiments humains.
À certains moments, il me prend le désir d’un Così fan tutte à la Michael Hampe (il en existe une vidéo, production Salzbourg-Scala des années 80), soleil, Naples et perruques, avec de faux albanais qui ne trompent personne, mais auxquels tout le monde fait semblant de croire, sans trop se creuser la cervelle. Il y a dans Così un jeu sur le théâtre qu’avait bien saisi Luca Ronconi en son temps, voire Chéreau aussi sur la scène d’Aix, bien que ce ne soit pas sa mise en scène la plus convaincante, mais aussi d’autres jeux sur la vérité et le mensonge, en des constructions en abyme. Les Hermann à Salzbourg en 2004 présupposaient que les deux sœurs comprenaient immédiatement de qui elles étaient le jeu et que derrière les albanais il y avait leurs fiancés. Double « burla », double farce. Toujours à Salzbourg, mais quelques temps avant, en 2000, Hans Neuenfels en faisait une expérience d’entomologiste, où Alfonso, mettait en éprouvette de petits insectes interchangeables (nos couples), et mélangeait pour voir le résultat. Autant de visions, la plupart justes, mais pas toujours rendues avec la conviction voulue. De toutes les productions vues ces dernières années, celle de Claus Guth (Scala 2014)est sans doute la plus juste, la plus équilibrée, qui fait d’ailleurs des choix bien proches que ce qu’Honoré ressent confusément. Cela reste ma référence récente.

Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I ©Pascal Victor / ArtComArt

Alors, on imagine avec quelle curiosité je pouvais attendre la vision de Christophe Honoré, dont j’ai tant apprécié les Dialogues des Carmélites et Pelléas et Mélisande à Lyon.
Le Così qui nous été offert à Aix en Provence est dur, cruel : aucun personnage ne s’y rachète. Cette lecture qui privilégie les tensions, les frustrations et les ambiguïtés installe l’action dans un contexte qui surprend, l’Abyssinie italienne des années 30, celle de la colonisation fasciste, celle d’une Italie dominatrice à mille lieues de la Naples solaire souriante et légère de l’original. Ce qui frappe d’abord, c’est l’ambiance nocturne, avec ces feux installés qui ressemblent aux fanaux installés par les prostituées de la via Appia pour signaler leur présence. Alors que Così fan tutte est originellement une affaire de six personnages en quête d’amour( ?), ce Così s’installe dans une société coloniale, avec des dominants et des dominés, une société qui s’ennuie et qui trompe son ennui par l’exploitation notamment sexuelle des autochtones. Il y a donc beaucoup de personnages, des oisifs, des soldats désœuvrés dans un monde étouffant, dans la nuit tropicale moite et infinie. Six personnages en quête de rien.
Qui dit colonisation dit colonisateurs et colonisés, dit violence mentale et physique et en même temps un type de rapports humains pervertis : le désir de l’autre est quelquefois transgressif et le désir de l’altérité absolue est dans cette Abyssinie fasciste le désir de l’autre, de l’africain, de celui qui est à l’opposé de moi, que je méprise et que j’exploite. Mais le désir ignore ces frontières-là. C’est ce que Christophe Honoré se propose d’explorer, et c’est ce qui fait doute chez moi : il y a dans Così, quels que soient les points de vue, un espace typiquement « XVIIIème » qui est celui du jeu. Ce peut être un jeu à la Valmont-Merteuil, qui finit mal, un jeu à la Crébillon, moins définitif, mais peut-être plus excitant. Il y a dans ce Mozart là quelque chose des égarements du cœur et de l’esprit, quelque chose des fragilités, des sentiments vacillants, de la lutte des sentiments contre le désir, ou même de la lutte du désir contre les sentiments, ou du désir qui les révèle, y compris contre la volonté. Le cœur, celui qui a ses raisons que la raison ne connaît pas, est quand même le noyau de l’histoire : Honoré s’intéresse beaucoup plus au désir, Da Ponte aux fragilités du cœur.
Chez Honoré, le jeu grince dès le départ, ce qui pipe un peu les dés : Don Alfonso est un homme mur ravagé par l’alcool, désabusé, misogyne, un tantinet vulgaire qui lui aussi erre dans ce milieu oisif et cherche à se divertir, au sens pascalien du terme, les deux fiancés sont frustes, en terrain conquis : ils trompent leur oisiveté en lutinant l’autochtone. Rien de souriant ni de sympathique. Bien sûr, il y a dans Così fan tutte de quoi faire un film gris, voire noir, et beaucoup s’y sont essayés, mais pas que. Il y a un vaste espace pour toutes les ambiguïtés et tous les doutes : Così fan tutte, comme Don Giovanni est un Dramma giocoso : l’expression aujourd’hui lue de manière presque oxymorique laisse un espace pour le serio, pas forcément pour le serioso (entendu au sens de trop sérieux).
Ce qui me gêne dans le choix de Christophe Honoré, ce n’est pas qu’il pose les questions- il pose d’ailleurs les vraies questions-, c’est qu’il les résolve de manière univoque. Il nous impose dès le départ une réponse indiquant la voie à suivre, comme une sorte de mécanique implacable. Imposant un milieu surprenant (l’Abyssinie italienne à laquelle personne de pensait et personne ne pense plus) et imposant des comportements univoques (de militaires, de corps de garde, de violence exprimée ou rentrée, de colons), il verse des révélateurs pour produire un résultat au fond attendu. Mais dans ce Così plutôt sérieux, dont les personnages inspirent de moins en moins la sympathie, il ne peut échapper à la machine mise en place par Da Ponte, notamment au premier acte, aux lazzi, au jeu, qui devient étrange dans un décor nocturne par ailleurs très suggestif. J’avoue ne pas être du tout convaincu par ce choix de transfert de contexte, destiné à noircir les personnages et à exacerber leurs désirs au contact de l’altérité et du pouvoir local que ces personnages ont sur les gens : la scène du deuxième acte, où les deux femmes se frottent de manière sans équivoque à un serviteur noir est à ce titre emblématique, très bien faite, mais est-elle si justifiée ?

Abyssinie...©Pascal Victor / ArtComArt
Abyssinie…©Pascal Victor / ArtComArt

Et c’est bien ce qui me bloque et m’a fait écrire un tweet lapidaire qualifiant cette mise en scène  de « ratée » : la lettre aux chanteurs du programme impose un contexte dont je persiste à ne pas voir la pertinence : rien dans le texte de Da Ponte ne dit que les albanais sont refusés parce qu’ils sont albanais ou qu’une intrusion d’étrangers est malvenue. Les deux femmes expriment leur désagréable surprise à ce qu’on leur mette dans les pattes deux hommes qui pénètrent chez elles alors qu’elles sont dans la déploration du départ de leurs amants, ce n’est pas l’autre qu’elles refusent a priori, mais la présence mâle dans leur univers à ce moment-là. Bien sûr, Christophe Honoré a voulu exacerber les tensions, et marquer les possibles du désir (son allusion à Sade dans son texte est en ce sens cohérente), mais je trouve que la lecture de Sade enrichit des œuvres bien plus avant dans le temps, de la première moitié du XXème siècle par exemple, et paradoxalement moins des œuvres contemporaines du divin marquis. La transposition dans un monde aux relations de pouvoir ou de force, destinée à aiguiser le désir, ne répond pas pour moi aux possibles de ce texte-là, ironique toujours, sarcastique quelquefois, pastiche des drames bourgeois ou des tragédies lyriques. Mozart mime le pathétique avec un sourire permanent, même si amer quelquefois.
Du coup, la comédie, intrusive dans un contexte qui ne lui est pas favorable, apparaît être un chien dans un jeu de quilles, même si le clown peut être triste, elle dérange bien sûr, et c’est voulu, et cela ne fonctionne pas.
Je trouve donc que la transposition ne prend pas sens, parce que Così fan tutte n’est pas un opéra noir. C’est une œuvre sans doute amère, sans doute porte-t-elle un double sens, sans doute le rire ou le sourire sont-ils quelquefois forcés. Mais orienter toute l’œuvre vers une vision où tout concourt ici à dévaloriser les personnages, les hommes comme les femmes, est « una forzatura » diraient nos amis italiens une sorte de vente forcée: personne n’en réchappe. Du côté des femmes, il y a de la sensibilité au moins en plus du désir: mais les hommes, aussi bien Alfonso, ivrogne revenu de tout que les deux tourtereaux, que Guglielmo qui embroche dans un coin une prostituée, ou que Ferrando pas bien malin sont peu recommandables…ces femmes n’ont pas un goût très sûr, mais elles ont le goût qui leur correspond et n’ont que ce qu’elles méritent. On a beaucoup glosé sur le déguisement « parfait » en Dubats, ces soldats locaux employés par les italiens (Regio Corpo di Truppe Coloniali), où les blancs deviennent noirs méconnaissables :  certes, l’impossibilité de reconnaître leurs amants donne au désir ces femmes un exquis parfum d’exotisme, avec tous les fantasmes que l’homme noir peut éveiller. Mais la possibilité de les reconnaître, dans d’autres mises en scènes, donne aussi au jeu peut-être encore plus de profondeur. Toujours ce côté univoque et presque chimique de réaction en chaîne qui me dérange ici.
Seule la Despina (magnifiquement incarnée par Sandrine Piau) équivoque, plus dame que suivante (un peu dans le sillage de Haneke ou même Guth), revenue de tout, sans illusion sur personne, ni même sur elle-même, réussit à se détacher et à imposer un vrai personnage singulier, le seul peut-être à exister face à des couples sans grand intérêt et un Alfonso à la dérive.
Ce manque de légèreté et ce pessimisme structurel ont été exploités dans d’autres mises en scène, mais le propos ici a généré chez moi un certain ennui, notamment dans la première partie, à cause d’un manque de rythme, voire de vitalité. J’ai trouvé cela mortifère, et je ne sens pas Mozart ainsi, même en 1790…Amer oui, mortifère non.
Il y a sans aucun doute de jolis moments notamment dans la deuxième partie (celui de la douche notamment) parce que Honoré est un sculpteur de caractères, parce qu’il est attentifs aux gestes, aux regards, mais dans un espace ( avec de très beaux décors d’Alban Ho Van) qui n’a pas emporté ma conviction parce que l’œuvre ne semble jamais prendre son envol, dans une atmosphère sombre et lourde que la musique ne contribue pas à éclairer.

En effet, pour conduire un tel travail de mise en scène, il eût fallu à mon avis que la distribution fût sans failles, et que la musique n’allât pas son chemin, et un chemin au total assez fade.
Le ténor Joel Prieto est Ferrando, une voix agréable sans caractère particulier ; peu de lyrisme, peu d’expressivité, peu d’accents : una aura amorosa complètement anonyme. On demande pour Ferrando une certaine présence, une certaine élégance qu’on n’a pas ici, un chant plat qui ne réussit jamais à captiver.
Nahuel di Pierro entendu dans Il Viaggio a Reims n’avait pas vraiment marqué dans Lord Sydney, même si c’est un chanteur valeureux. Il ne marquera pas plus dans Guglielmo. Une certaine brutalité qui va certes avec le rôle que lui dessine Christophe Honoré, maislà aussi un chant assez anonyme : c’est là qu’on s’aperçoit combien Mozart est difficile, il faut le style, la diction, l’expression et la présence. Ce chant est correct, sans scories, mais sans rien de particulier non plus.

Rod Gilfry est Don Alfonso : même si le rôle est toujours à la limite du chant et du récitatif et ne demande pas d’effort particulier, il exige un art aigu du parlando, une vélocité de l’expression particulière et de la couleur vocale : la voix de Gilfry est fatiguée, ou du moins apparaît telle. Même si dans Alfonso ce peut être un atout, cela reste ici décevant du point de vue de l’expression. Autant j’avais bien aimé ce chanteur dans Saint François d’Assise (il est vrai assez loin de Don Alfonso), autant aussi sur cette même scène son Don Giovanni m’avait déçu. J’écrivais : « Don Giovanni vocalement sans relief et scéniquement « forcé ». Il est mal dans le rôle que veut lui faire jouer Tcherniakov. Là où il y a trois ans un Bo Skhovus à la voix vacillante était phénoménal de justesse et d’adéquation à ce Marlon Brando bis voulu par la mise en scène, Rod Gilfry reste un peu extérieur: il joue mais il n’est pas, il chante mais sans éclat ni accent, il n’est pas Don Giovanni, ni dans la vision de Tcherniakov, ni dans toute autre vision ». Si on remplaçait Don Giovanni par Don Alfonso, on aurait exactement la même impression. Don Alfonso (ah ! Gabriel Bacquier ! Ah, Ruggero Raimondi à la voix même usée jusqu’à la garde !) exige non seulement une implication, mais surtout un maniement de la langue impressionnant (un maniement qui rappelle ce qu’exige Falstaff), une aisance dans l’expression. Ici tout est caricatural, exagéré, il joue ou surjoue mais on n’y croit pas. Et puis cet Alfonso vulgaire et usé voulu par la mise en scène correspond-il à ce seigneur libertin ? Je préfèrerais un vieux Valmont, bien plus crédible dans l’imposition du pari, bien plus crédible aussi auprès de Despina.

Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt
Cosi fan tutte, acte I Despina (Sandrine Piau) ©Pascal Victor / ArtComArt

La distribution féminine correspond mieux au niveau requis pour un festival, et même à ce qu’a voulu Christophe Honoré : on sent que dans cette œuvre  la psyché féminine l’intéresse plus en l’occurrence que son pendant masculin, sans doute aussi les qualités théâtrales des dames sont-elles bien plus convaincantes que celles de leurs collègues), même si je n’ai pas été emporté par la Fiordiligi de Lenneke Ruiten, au moins du point de vue du chant. Les qualités théâtrales sont, elles, notables. Elle montre une Fiordiligi d’un extraordinaire naturel, et d’une agilité scénique qui marque le spectateur. Si le ramage s’était rapporté au plumage, c’eût été sans doute un des clous de la soirée, et elle nous eût laissés pantois. Mais son chant reste plat, sans éclat particulier et sans caractère, même si correct. Ce n’est pas une Fiordiligi qui marque vocalement. Kate Lindsey a une voix plus personnelle, avec une belle chaleur et une belle rondeur, plus en phase avec l’œuvre et avec le caractère du personnage, même si Smanie implacabili n’a pas le relief qu’on attendrait. Sandrine Piau, on l’a déjà dit, est la seule vraie incarnation : elle incarne une Despina plus amie que suivante, désopilante dans ses déguisements successifs très couleur locale (très beaux costumes de Thibault Vancraenenbroek), même si la voix accuse certaines âpretés notamment à l’aigu. Il reste que des trois femmes, c’est elle qu’on va retenir, et qui ramasse la mise aux applaudissements.
Au-delà du chœur très épisodique, un Cape Town Opera Chorus dirigé par Marvin Kernelle très « couleur locale » et donc très vrai dans son comportement scénique, et bien en phase vocalement, le Freiburger Barockorchester était en fosse, ce qui garantissait niveau d’excellence et son légèrement rugueux qui convenait bien à l’ambiance voulue. Des cordes charnues, des cuivres impeccables, des bois de rêve qui confirment que nous avons là pour ce répertoire une des phalanges de référence : ils furent excellents. Mais j’ai été très déçu par la direction musicale, très précise, voire syncopée, de Louis Langrée. J’avais apprécié son Don Giovanni, je trouve son Così fan tutte assez anonyme, peu vital et pour tout dire sans prise de risque ni de direction claire. En ce sens, cette direction est à l’opposé de la mise en scène parce qu’elle est sans parti pris : ni marquée par la mise en scène : on aurait pu entendre dans la fosse quelque chose de plus sombre, ni par le « giocoso » : cela ne pétille pas non plus. C’est presque un pilotage automatique, tout ce qui est à faire est fait, mais sans accents ni personnalité.  Je pense que le manque d’engagement de la musique est pour beaucoup aussi dans l’impression d’ensemble distillée par la soirée : il eût fallu un Harnoncourt pour ce Così-là .
Une soirée qui laisse en bouche un goût d’inachevé. Un parti pris de mise en scène mené sans vraiment aller jusqu’au bout, comme au milieu du gué, qui commence par être « radical » et qui s’affadit à mesure malgré une direction d’acteurs très soignée, un parti pris de direction musicale justement sans parti pris malgré un orchestre superlatif, et un cast déséquilibré, qui n’est pas à la hauteur des attentes, malgré de fortes individualités. Le gracieux Mozart a encore frappé.[wpsr_facebook]

Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dorabella (Kate Lindsey) Guglielmo (Nauel Di Pierro) ©Pascal Victor / ArtComArt

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 14 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Constantin TRINKS, ms en sc: Richard JONES)

 

Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl
Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl

Venu surtout pour voir La Clemenza di Tito , j’en ai profité pour assister de visu à cette production de Richard Jones des Contes d’Hoffmann que j’avais vue à la télévision lors de la retransmission en décembre 2011 d’une des premières représentations (voir le blog). C’était alors Rolando Villazon, revenu de maladie, qui était Hoffmann et Diana Damrau qui chantait les trois rôles de femme. Cette fois, c’est le ténor maltais Joseph Calleja, désormais très demandé partout qui chante Hoffmann, et les trois femmes sont distribuées à Rachele Gilmore (Olympia), Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta), et les quatre méchants confiés à Laurent Naouri, l’une des référence dans ce rôle. J’étais aussi intéressé à entendre diriger Constantin Trinks, l’un des bons chefs germaniques actuels, que j’avais beaucoup apprécié dans Das Liebesverbot à Bayreuth cet été.

 

Acte I © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

A relire mon court compte rendu, l’impression globale de la production n’a pas beaucoup changé, bien que j’aie trouvé l’approche intéressante de cette représentation de l’univers mental d’Hoffmann qui écrit et qui est suivi de sa muse et des trois amis dont on évoque au premier acte les amours, Nathanaël (Dean Power, un voix de ténor très intéressante, à ce qu’on entend dans ses courtes interventions), Wilhelm (Joshua Stewart) et Hermann (Andrea Borghini) sorte de chœur antique muet qui observe l’action tout au long de la pièce.

Entre les actes ©Bayerische Staatsoper
Entre les actes ©Wilfried Hösl

À chaque changement d’acte, Hoffmann, la muse/Nicklausse et ses trois amis allument une pipe, comme pour reprendre la respiration lors d’un récit, à moins que ces pipes de contiennent quelque substance illicite, répondant à l’une des dernières répliques d’Hoffmann (adressée à Nicklausse) au premier acte :

Fume !
Avant que cette pipe éteinte se rallume
Tu m’auras, sans doute, compris
Ô toi, qui dans ce drame où mon cœur se consume,
Du bon sens emportas le prix.

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Le décor représente la même pièce, habillée différemment à chaque fois, à la perspective un peu faussée, comme dans les rêves, avec sur la gauche un corridor sans perspective et sur la droite, au mur, un tableau identifiant l’ambiance, une photo de classe pour la taverne de Luther,  pour l’acte d’Antonia un disque d’or (de la mère) ou de Giuletta une vue du Rialto à Venise. Des éléments permanents aussi: une desserte, tantôt buffet de cuisine, tantôt bibliothèque, tantôt réservoir à alcool, un lit dans un coin dissimulé par un rideau, ou démesuré pour l’acte de Giulietta, et des murs dont les décorations changent. Chaque acte renvoie à un univers artistique bien identifié, et éclairé par le luxueux programme de salle (relié, en couleurs, 180p…pour 7€…) pour chaque acte, celui de la canadienne Marianna Gartner pour l’acte I, une maison de poupée, du britannique Ray Caesar et son monde d’enfants angéliques et inquiétants pour l’acte II, et de l’artiste russe émigrée en Israël Alexandra Zuckerman pour l’acte III . Marquées par une volonté esthétisante, pour mieux éclairer le monde mental de ces récits fantastiques, les solutions théâtrales sont efficaces, comme la poupée vue  dans un théâtre de marionnettes où alternent habilement la poupée et la chanteuse réelle, ou comme le piano gigantesque dans lequel Antonia voit le docteur Miracle (et les partitions de Delibes, Boïeldieu, Adam, Auber qui peuplent sa vie et sur lesquelles elle meurt) ou la robe écarlate, somptueuse de Giulietta, évocation d’un tableau de 2007 « Confused woman » d’Alexandra Zuckerman.
L’univers de marionnettes et de jouets de l’acte d’Olympia,

Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Wilfried Hösl

celui inquiétant et angoissant d’Antonia, entourés de répliques du docteur Miracle qui se multiplient (moment qui rappelle le traitement de la scène de l’église du Faust de Lavelli où Marguerite était entourée de Mephistos oppressants qui tournaient autour d’elle) sont incontestablement des réussites.

Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Bayerische Staatsoper
Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Wilfried Hösl

L’acte de Giulietta me paraît en revanche le plus faible, parce que le plus confus scéniquement (il est vrai que c’est aussi dramaturgiquement le plus échevelé de la partition, le plus lyrique (barcarolle) le plus violent (meurtre de Schlémil) et le plus difficile à réaliser techniquement notamment la question du reflet, résolue ici par un jeu de masques collés au miroir géant qui envahit la pièce – et enfermés ensuite dans des vases). Chéreau, par un génial jeu de miroirs, avait réussi à montrer le reflet qui s’envolait dans les airs, inoubliable….

L’acte de Giulietta est d’ailleurs à tous points de vue le plus tortueux. La production hésite à user complètement de l’édition Kaye/Keck et construit une mixture (c’est le mot qui vient) alternant ancienne version (Scintille Diamant, l’air non écrit d’Offenbach par exemple) et nouvelle (absence du septuor), mais inscrit comme en surimpression les musiques des versions traditionnelles, enregistrées en arrière plan, qui servent d’accompagnement des dialogues, très souvent coupés par ailleurs. Il en résulte une macédoine musicale qui n’a aucun intérêt. Même non-choix pour le dernier acte, qui inscrit bien l’air final de la muse (on est grand par l’amour et plus grand par les larmes), mais pas la scène de Stella, complètement effacée.

ActeIII (Antonia) (en 2011)©Bayerische Staatsoper
ActeIII (Antonia) (en 2011)©Wilfried Hösl

Le troisième acte, celui d’Antonia, est le plus réussi, parce que le plus concentré au niveau dramaturgique, parce que musicalement le plus dramatique (et le meilleur) et parce que le mieux dessiné par la mise en scène. Il faut dire qu’Eri Nakamura, qui appartient à la troupe de la Bayerische Staatsoper fait une composition d’Antonia à la fois intense, dramatique, et magnifiquement chantée, la voix est large, les aigus pleins, la diction exemplaire. Elle obtient un triomphe mérité au rideau final.
Rachele Gilmore est aussi une poupée notable. Certes, le rôle est psychologiquement inexistant, on demande à la chanteuse d’être une machine bien huilée : Rachele Gilmore réussit à colorer et montrer un délicieux sens de l’humour : les aigus sont là, et l’air remporte son succès. Dessay avait jadis montré une incroyable homogénéité et une étonnante humanité dans ce rôle qui se prête pourtant si peu à l’incarnation, on n’en est pas là, mais c’est une prestation solide. Brenda Rae en Giulietta n’arrive pas à trouver le ton du rôle (pour cette raison d’ailleurs, c’est le plus difficile des trois), elle réussit à imposer un moment très dramatique, mais pour le reste est à peu près inexistante vocalement.
En Hoffmann, le ténor Joseph Calleja était attendu. Il déçoit. La voix est incontestablement chaude,  le timbre solaire, le volume central large. Bref, le personnage existe vocalement. Mais à côté du rôle. À côté du rôle parce qu’il dit le texte sans le vivre, sans aucun accent, et qu’il l’oublie quelquefois notamment dans les dialogues, mais plus grave, dans les airs (problèmes de tempo, de mesure, problèmes de calage avec l’orchestre). À côté du rôle aussi du point de vue stylistique : on pense à Puccini, quelquefois à Verdi, jamais à Offenbach. Ma référence historique d’Hoffmann dans mon univers lyrique est Nicolaï Gedda…on en est aux antipodes. On est aussi loin de la magnifique incarnation de John Osborn à Lyon en décembre dernier.
Calleja est Hoffmann qui chante, souvent très bien, mais sans être justement un Hoffmann, avec quelques difficultés à négocier les aigus et quelques sons à oublier dans les passages. Malgré l’évident succès remporté, je reste dubitatif, non sur la qualité intrinsèque de la voix, mais sur l’aptitude à affronter la technique de chant nécessaire à ce type de rôle.
Laurent Naouri m’a aussi un peu surpris…et déçu. Je l’ai entendu plusieurs fois dans ce rôle et il m’avait à chaque fois enthousiasmé par son timbre magnifique et ses aigus somptueux, par une largeur vocale et une homogénéité qui en faisaient un des chanteurs les plus élégants et intenses de la scène lyrique.
La voix reste évidemment d’une qualité de timbre rare, qui s’impose immédiatement, les aigus restent impressionnants (et évidemment mis en valeur, voire surchantés dans Scintille diamant), mais on demeure surpris de graves complètement détimbrés, voire absents, de difficultés dans les passages, de problèmes d’homogénéité vocale remplacés par une gestion intelligente du cri ou du son rauque jeté–parce qu’en phase avec rôle et situation-. Cela devient quelquefois gênant : on sent qu’il s’agit de pallier des difficultés techniques. Peut-être était-il dans un mauvais soir, en tous cas, je n’ai pas été convaincu par une prestation très attendue à cause des merveilleux souvenirs que j’en avais.

Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Avec Eri Nakamura, Antonia d’une intensité rare, comme on l’a dit, la plus convaincante était la Muse/Nicklausse, de Kate Lindsey, qui promène ce rôle un peu partout avec un immense succès. Un succès mérité malgré une diction française un peu problématique. Le chant est si intense, la voix si homogène, l’art de la couleur si consommé, que l’on ne peut qu’être emporté par l’émotion. C’est incontestablement la présence la plus forte sur le plateau et l’édition Kaye/Keck lui donne la part la plus belle. On imagine quel Sesto elle pourrait être dans La Clemenza di Tito (elle a déjà été Annio).
Grâce à l’excellence de la troupe de la Bayerische Staatsoper, le reste du plateau est très dignement tenu, Kevin Conners est un Cochenille  (assez délirant en poupée), Pitichinaccio, ou Frantz (il se sort bien de son « air de la méthode »), de même pour  Ulrich Reβ en Spalanzani, ainsi que le chœur vraiment remarquable : sa diction du français est exemplaire : on comprend chaque mot et l’intensité de sa présence (direction Sören Eckhoff) est vraiment notable.
La direction de Constantin Trinks est très précise, particulièrement dynamique, avec un sens marqué des crescendos, et un souci net du dosage des volumes. C’est une direction chaleureuse, aux couleurs variées, qui épouse parfaitement le propos de la mise en scène. La qualité des pupitres solistes de l’orchestre fait le reste. Mais c’est dans le troisième acte (Antonia) que le chef réussit à imposer à la fois une couleur dramatique et une tension à l’orchestre qui soutiennent tout particulièrement le plateau : c’est à ce moment qu’on sent le plus la dynamique imposée par la fosse et le chef vraiment inspiré. Les moments plus lyriques sont un peu plus indifférents et parlent moins. Il reste que l’ensemble est bien tenu, et confirme les qualités de ce chef, notamment au niveau des rythmes,  de la justesse des tempos et de la concertazione.
Un public bigarré, avec beaucoup de jeunes à peine sortis de l’adolescence a fait le meilleur accueil à la production.  Le succès a été en effet immense : explosion initiale, standing ovation, rappels infinis, tout particulièrement pour Kate Lindsey et Joseph Calleja.
Voilà une représentation de répertoire aux qualités suffisantes pour faire oublier les éléments un peu décevants, et pour garder un très bon souvenir d’ensemble.
Cependant, il faudrait éviter désormais de refuser les vrais choix d’édition : on peut choisir la version traditionnelle (pourquoi pas ?) ou la version Oeser, on peut choisir aussi la version Kaye/Keck , plus sombre, qui semble s’imposer aujourd’hui comme à Lyon, mais choisir une voie médiane, c’est tiédir le propos et finalement tourner le dos aux avantages de l’un et de l’autre. L’œuvre en ressort bancale et sans véritable armature, notamment pour l’acte de Giulietta, le plus concerné ou, plus que de reflet, c’est de perte d’âme qu’il s’agit.
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Image finale ©Bayerische Staatsoper
Image finale (avec Rolando Villazon en 2011) ©Wilfried Hösl