FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: ALCINA de G.F.HAENDEL le 10 JUILLET 2015 (Dir.mus: Andrea MARCON ; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Alcina, dispostif global ©Patrick Berger
Alcina, dispostif global ©Patrick Berger

Après Ariodante l’an dernier, Andrea Marcon et le Freiburger Barockorchester présentent cette année Alcina, l’opéra magique de Haendel, l’histoire de la magicienne Alcina et de sa sœur Morgane, qui séduisent les hommes et les transforment ensuite en animaux sauvages, en arbres et en rochers. Mais voilà, Alcina tombe amoureuse de Ruggiero qu’elle a attiré dans ses filets au point qu’il en a oublié sa fiancée Bradamante. Bradamante ne s’en laisse pas compter,  vient chercher son aimé, et cherche à l’arracher aux trop doux sortilèges de la magicienne.

Pour ce spectacle phare du Festival 2015, Bernard Foccroule a réuni une distribution de très haut niveau, composée de chanteurs qui tous abordent le rôle pour la première fois, dont Patricia Petibon (Alcina), Philippe Jaroussky (Ruggiero), Anna Prohaska (Morgane) et Katarina Bradić (Bradamante). Il  a confié la mise en scène à Katie Mitchell, qui en est à sa quatrième production  à Aix. Elle a marqué par son travail sur Written on Skin de George Benjamin en 2012. La structure de son décor rappelle d’ailleurs ce spectacle, comme si se créait une sorte de style, bien que le décorateur en soit en 2015 Chloe Lamford et en 2012 Vicki Mortimer. Ainsi donc, est représentée une sorte de maison en coupe, de type maison de poupée, avec au centre un salon bourgeois, éclairé, lambrissé, et de chaque côté et au premier étage, dans un éclairage glauque et froid, les espaces cachés, les coulisses de la magie, qui abritent en haut la machine à transformer les hommes en animaux empaillés qui le mieux leur correspondent (qui ressemble étrangement à la machine à corned beef de Tintin en Amérique avec son tapis roulant) et en bas les « antres» de Morgane à jardin et d’Alcina à cour, où elles apparaissent vieillies et décaties. Elles passent d’un espace à l’autre par des portes qui sont des seuils à transformation puisque très habilement elles apparaissent jeunes et désirables dans l’espace central et passent de l’ombre à la lumière par un sas magique : magnifique travail de théâtre où les héroïnes vieillies et celles qui sont désirables s’enchaînent avec une précision qui va jusqu’au moindre geste. Ce mécanisme se grippera à la fin quand les pouvoirs magiques s’atténuent et s’épuisent au 3ème acte, non sans une jolie ironie.

Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger
Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger

Katie Mitchell revendique le « féminisme » de ce travail, qui glorifie le désir féminin dans ses manifestations diverses, Morgane plutôt SM et Alcina plutôt autoérotique, et l’homme objet, Ruggiero devenant une sorte de machine à donner le plaisir sans grande personnalité : le héros Ruggiero a perdu tous ses pouvoirs et tout son héroïsme au contact des mains expertes d’Alcina. Mais le désir de la magicienne se meut en amour de plus en plus exacerbé à mesure que Ruggiero va s’éloigner, car Haendel – et c’est l’un des prix de cet opéra – travaille particulièrement les ressorts psychologiques des personnages, qui ne sont pas des stéréotypes sortis des romans du Tasse ou de l’Arioste (en l’occurrence), mais des âmes qui vibrent et qui aiment.

La magie qui fait mouvoir l’histoire, c’est le désir et ses sortilèges, un désir ritualisé avec un lit central et des servants multiples qui gèrent les personnages et notamment Ruggiero comme des objets qu’on habille et déshabille à plaisir et qui ne font rien d’autres que se laisser faire. Au lit central qu’on fait et défait, qui ne sert à dormir qu’au lever de rideau, d’ajoutent des vitrines qui abritent soit des animaux empaillés, soit des végétaux, soit les produits qui servent à préparer la transformation: on pense aux expériences du XVIIIème siècle où l’on injectait des produits dans les cadavres (ou dit-on dans les corps vivants des serviteurs – à Naples notamment) pour des expériences « scientifiques », mais il y a quelque chose aussi d’expériences à la Mengele dans ces rituels où l’on injecte la mort lente à ces personnages, et une claire allusion à la mort par injection létale, c’est à dire les diverses barbaries de notre époque, sans parler de références plus littéraires (H.G.Wells).

Bramante reçoit l'injection fatale ©Patrick Berger
Bramante reçoit l’injection fatale ©Patrick Berger

Les animaux en vitrine rappellent d’ailleurs les cabinets de curiosité qui essaimaient les maisons aristocratiques européennes. Ainsi donc les deux sœurs s’inscrivent emblématiquement dans les occupations d’une aristocratie oisive qu’on connaît bien au XVIIIème, servies par une domesticité abondante, silencieuse, industrieuse où hommes et femmes s’affairent indistinctement dans la joie du transgenre.
Bien sûr les allusions directes au plaisir, la crudité de certaines scènes qui font penser à un porno soft et chic, l’utilisation des vocalises pour mimer le plaisir font rire ou sourire le public, mais ce sont des artifices désormais fréquents : les vocalises mimant le plaisir ici ou ailleurs les effets de la drogue existent depuis le Don Giovanni de Peter Sellars à la fin des années 80.
Au milieu de ce petit monde inoffensif à la « Histoire d’O », surgissent habillés en soldats d’intervention de type GIGN Bradamante et Melisso : gilets pare balles, petite valise contenant les outils de sabotage. Ils tranchent dans le paysage policé et glacé installé par la mise en scène, mais c’est aussi ce qui va exciter le désir de Morgane. Des hommes, des vrais ! Et le mâle Bradamante (très bien personnifié par Katarina Bradić) tranche avec la féminité d’un Ruggiero amolli : les schèmes sont inversés dans ce monde un peu isolé dans sa bulle que nous propose Katie Mitchell. Bradamante d’ailleurs est un peu l’élément perturbateur d’une histoire qui pourrait durer : Ruggiero l’a oubliée, il coule des jours tranquilles en dansant un tango éternel chez Alcina.

Passe muraille...©Patrick Berger
Passe muraille…©Patrick Berger

La magie est vécue à minima dans l’histoire que raconte Katie Mitchell, c’est une magie mécaniste (la machine à empailler, qui, on va le voir, employée à l’inverse, sert aussi à ressusciter) ou chimique (les injections d’un produit vert dans le corps des victimes). Le seul élément vraiment magique est le passage d’une pièce à l’autre, car – ce qu’on découvre bientôt- l’espace central est illusion et les autres espaces (premier étage et espaces latéraux) ceux plus gris du réel, hic et nunc, où Morgane et Alcina plus mûres et plus fripées mais pas cacochymes regardent les effets de leurs pièges ou méditent, assises à leur petite table, comme dans les coulisses d’une représentation qui a lieu au centre.
Certains moments sont à mon avis mieux réglés que d’autres : la transformation de Bradamante de soldat en charmante jeune femme par exemple, plus fraiche et plus spontanée que les deux magiciennes, un peu artificielles ou sophistiquées, ou bien l’exécution de la même Brdamante et sa transformation en petit oiseau, devant un Ruggiero prisonnier attaché à un pilier qui rappelle un peu Ulysse attaché au mât pour résister au chant des Sirènes. Le dérèglement de la magie dans la toute dernière partie où le rythme s’accélère et où plus rien ne fonctionne pour les deux femmes qui ne savent plus si elles apparaissent dans la splendeur de leur beauté ou dans la réalité de leur âge, joue à un « qui est qui » désespéré très bien construit dans son ironie et sa distance.
En revanche, les moments où Melisso et Bradamante posent des dispositifs électroniques destinés à bloquer les machines et les portes magiques me paraissent moins inspirés, dans leur allusion aux séries télévisées ou aux films « à sauvetage » d’inspiration américaine : bien sûr, Katie Mitchell cherche à transposer les aventures des héros de L’Orlando Furioso avec les moyens du jour et à l’aide de notre imaginaire embrumé par la TV ou les films de série B, mais c’est tellement grossier que l’effet d’ironie s’estompe, tout comme m’est apparue une facilité la mise sous vitrine des deux femmes, naturalisées pour l’éternité.
Au total, ce travail habile, qui commence en porno chic et finit en film de guerre US, est irrégulier et manque d’une certaine idée force. L’approche de Christof Loy à Zürich en 2014 (Alcina à Zürich) , qui jouait sur l’espace scénique, sur le baroque et sur la magie du théâtre rendait  de manière plus évidente l’ambiance particulière de la partition entre retenue et feu d’artifice, en faisant de l’espace théâtral un espace des âmes tiraillées entre réel et représentation.
Mais ce qui frappe ici, c’est la cohérence entre le plateau et la musique : il y a clairement une adhésion entre l’espace musical et l’espace scénique, et un véritable engagement des chanteurs au service de la production : chacun joue le jeu, chacun est à sa place, avec des fortunes diverses au niveau du chant, mais une impeccable cohésion scénique. Dans cet opéra de femmes, il faut souligner d’abord la performance de Katarina Bradić en Bradamante, performance scénique car elle est impressionnante de justesse dans Bradamante travesti en soldat et performance vocale grâce à une voix homogène, au timbre riche, aux agilités dominées et aux graves sonores aux aigus puissants. Une découverte faite pour interpréter les nombreux travestis du répertoire.
Anna Prohaska est en revanche une déception. Certes, les agilités, les mezze voci, les notes filées sont là, avec des aigus quelquefois plus fragiles. Mais il manque d’abord la projection: la voix passe mal (il est vrai que l’acoustique du Grand Théâtre de Provence n’est pas idéale). Ensuite le timbre n’est pas très agréable, un tantinet acide, et les graves sont complètement opaques. Les récentes prestations de cette chanteuse désormais populaire sur le marché lyrique ne m’ont pas convaincu. Il manque quelque chose à cette voix pour s’épanouir et emporter l’adhésion. Et tornami a vagheggiar exécuté avec soin mais sans vraie intensité en souffre .
Reste Patricia Petibon, qui comme les autres faisait ses débuts dans le rôle d’Alcina : elle domine le plateau, très largement, d’abord par ses qualités d’interprétation et d’actrice, puis par une voix particulièrement expressive : elle entre complètement dans la mise en scène, est complètement engagée en contrôlant chaque geste, chaque expression et avec un sens extraordinaire de la nuance et de la couleur; elle n’a aucun problème technique, ni dans la projection, ni dans le contrôle de la voix, ni dans les agilités : son ombre pallide est anthologique. Elle est très différente de Bartoli, peut-être plus intérieure, mais elle propose une Alcina qui ne se résigne pas, un vrai personnage tragique et tendu. Nous sommes  à un niveau d’excellence à jeu égal.

Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger
Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger

Du côté masculin, un Melisso (Krzysztof Braczyk) de bon niveau, au physique impressionnant de soldat d’intervention, dont la voix de basse sonne, bien posée, bien projetée, apparaît bien plus présent que l’Oronte un peu léger et sans personnalité marquée d’Anthony Gregory.
Philippe Jaroussky promène son extraordinaire facilité vocale, se jouant des agilités et des autres difficultés du rôle. Mais scéniquement, il n’entre pas vraiment dans le personnage : certes il est un homme-objet au départ et la mise en scène lui demande une certaine passivité, mais lorsque ses amis lui apportent ses habits de soldat et de héros (en réalité un habit d’officier et non d’intervention comme Melisso), il n’en fait pas plus et reste plutôt apathique en scène. Entre une Bradamante énergique et une Alcina passionnée, il reste un peu prostré, peut-être paralysé par ces femmes exigeantes.
Notons enfin l’Oberto magnifique qui nous est offert par Elias Mälder, le jeune chanteur du Tölzer Knabenchor : des interventions limitées au début (l’intrigue d’Oberto recherchant son père reste très secondaire) mais frappantes, voire stupéfiantes, qui ont emporté l’enthousiasme justifié de la salle.
Tout se passe comme si Katie Mitchell avait demandé à sa distribution masculine une relative discrétion, une modestie dans le jeu destinée à exalter la partie féminine. C’est ce qu’a fait Haendel dans la partition, réservant des rôles de complément aux voix masculines, et l’essentiel des airs spectaculaires au castrat et aux voix féminines : l’homme ici s’efface pour n’être qu’outil au service des passions des autres.
Le plateau et la mise en scène,sont soutenus avec attention par une fosse magnifiquement conduite par Andrea Marcon à la tête d’un Freiburger Barockorchester plus convaincant dans Haendel que dans Mozart (Die Entführung aus dem Serail). Marcon propose une interprétation très raffinée, soignant les équilibres sonores, jamais trop énergique, ni trop rapide, plutôt retenue et même souvent mélancolique. Il en résulte une ambiance quelquefois mystérieuse, quelquefois feutrée, et toujours très colorée, qui donne à la partition une vraie épaisseur, voire une vraie profondeur, en s’appuyant notamment sur de très belle cordes. Dans un style moins énergique et peut-être moins brillant que Giovanni Antonini à Zürich, il est tout aussi convaincant en ne recherchant jamais l’effet mais toujours le sens et la vérité du texte.

Ainsi cette production est-elle emblématique de la politique menée à Aix-en-Provence par Bernard Foccroule : chaque année une œuvre du répertoire baroque, chaque année un effort pour revisiter ce répertoire garanti à la fois par l’excellence musicale, incontestable ici malgré un cast un peu irrégulier, et par une mise en scène plutôt novatrice, mais sans excès : un début un peu hard qui peut faire frémir, puis un travail d’actualisation assez cadré sans bouleverser le regard sur l’œuvre. « Du plaisir sans peur », comme dirait Tartuffe.
Et puis, revoir Alcina fait toujours plaisir à Aix-en-Provence : l’œuvre est inscrite dans l’histoire du Festival, qui pour ses 30 ans en 1978 s’était offert Alcina avec une Teresa Berganza de légende en Ruggiero et une grande Christiane Eda-Pierre (dont on ne rappelle pas suffisamment la carrière) en Alcina, sous la direction de Raymond Leppard et dans une production marquante de Jorge Lavelli. C’était le début d’une grande carrière pour cet opéra devenu l’un des plus populaires du répertoire baroque. Il est réconfortant de penser que 37 ans après, c’est toujours vrai, et c’est encore à Aix. [wpsr_facebook]

Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli
Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: TRAUERNACHT , d’après des Cantates de Jean-Sébastien BACH le 21 JUILLET 2014 (Dir.mus:Raphael PICHON; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

PETITE FORME, GRANDS EFFETS

Dernière soirée de mes deux séjours aixois, the last, but not least.

Bernard Foccroulle, je l’ai écrit à propos de Winterreise, propose à côté des opéras de petites formes qui ont visiblement prise sur le public, vu qu’aussi bien la salle du Conservatoire Darius Milhaud que le délicieux théâtre du jeu de Paume étaient pleins. La petite forme de « théâtre musical » ou de « musique théâtralisée » peut s’exporter plus facilement, et quand c’est réussi comme c’est le cas aussi bien pour Winterreise que pour Trauernacht, cela assure un  véritable avenir pour ce type de spectacle. Amener à la musique classique ou au chant lyrique par des spectacles aussi exigeants et fascinants, c’est un défi autrement plus stimulant que d’afficher une Aida médiocre dans un Zenith quelconque.

Ainsi de Trauernacht, un spectacle monté autour d’extraits de Cantates de Johan Sebastian Bach (sauf le premier Motet a capella, de Johan Christian Bach), qui traitent de la mort, ou plutôt des étapes du deuil.
C’est à Katie Mitchell que Bernard Foccroulle a confié la mise en scène, et la partie orchestrale est dirigée par Raphaël Pichon, jeune chef d’orchestre qui a commencé comme contreténor, et qui désormais se promène et promène sa formation fondée en 2006, l’Ensemble Pygmalion, de Festival en Festival en France et ailleurs.
J’ai vu à Berlin en avril Le Vin herbé de Frank Martin et j’en ai rendu compte. Ce spectacle est une cantate profane que Katie Mitchell avait mis en scène au Schiller Theater dans les ruines d’un théâtre bombardé, évocation des bombardements du théâtre berlinois. Les deux spectacles ont en commun la forte ritualisation, et l’insertion dans le cadre d’un théâtre mis à nu, réduit à l’essentiel, un plateau où subsistent quelques éléments, table, chaises, étagères, et sur lequel les protagonistes se déplacent silencieusement (pieds nus) avec une lenteur très calculée, où tout fait symbole et où le moindre geste est isolé, désossé, décortiqué, dans un silence partagé par la scène et la salle, opportunément rappelé au public par Raphaël Pichon dans l’introduction consacrée à l’intermittence, très bien faite par ailleurs.
C’est en effet de mort, et de deuil qu’il va être question, c’est à dire ce qui unit tous les humains présents, sur scène, dans la fosse et dans la salle : tous nous avons souffert de la mort d’un proche, tous nous avons connus ces repas d’après, et tous nous avons surmonté nos deuils.

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est ce parcours que Katie Mitchell, en s’appuyant sur la musique de Bach, évoque dans un spectacle d’une très grande tenue et d’une très grande simplicité, presque hiératique, où se mélangent les souffrances du deuil et les complexes relations familiales autour d’une table qui réunit deux frères et deux sœurs, le traditionnel quatuor basse, ténor, soprano, alto., autour du souvenir du disparu. Les habits qu’on trie et qu’on jette…une chemise…une paire de chaussures, les lettres qu’on retrouve, et le repas qui réunit tous les membres de la famille, avec ses gestes du quotidien le plus banal, on met la table, on change les assiettes, une cuillère tombe, on sert la soupe, on mange lentement, on parle, on s’énerve, on revient à table, on s’émeut, le tout en chantant Bach, sans qu’une seule fois on s’interroge sur les rapports entre scène et musique.

Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est le spectateur qui spontanément tisse les rapports entre ce qui est vu et ce qui est entendu, qui met en Correspondance, dans le même sens que je l’employais pour les images de William Kentridge dans Winterreise. Ce repas auquel nous assistons, c’est aussi comme une Cène dont le personnage central, le père (Frode Olsen, émouvant dans sa très courte intervention) ne serait plus, chaise vide à table, et en retrait, au fond, dans l’ombre, se rappelant aux protagonistes et aux auditeurs en sifflant, et n’apparaissant qu’en un moment bouleversant pour chanter le Es ist vollbracht de la Cantate BWV 159 devant ses proches prostrés. C’est aussi en ce sens qu’il faut considérer la nécessité du rituel, de cette lenteur calculée où chaque geste du quotidien est décomposé et presque suspendu dans le temps, ritualisé comme le serait la préparation de l’offertoire pendant la messe.
Il y a d’autres moments musicaux qui vous atteignent au plus profond, par exemple Stirb in mir pour alto (magnifique Eve-Maud Hubeaux, voix sonore, bien projetée, large, profonde) de la Cantate BWV 169. Très sensible, et particulièrement bien chanté par la jeune basse Ich habe genug, de la Cantate BWV 82 (malencontreusement écrit dans le programme Ich habe genung. J’ai d’ailleurs remarqué trop de coquilles et de fautes dans les programmes d’Aix cette année, les vérifications et relectures gagneraient à être plus attentives).
TRAUERNACHT_0604-1000pxlLe baryton-basse islandais Andri Björn Robertsson y a montré des qualités exceptionnelles de tenue vocale, de diction, de phrasé, c’est pour moi, avec l’alto précédemment citée, les deux voix qui se révèlent dans ce quatuor : voilà un nom à suivre, à la fois pour le timbre, très chaud, très velouté, et pour la technique et la maîtrise. Un de plus dans la série actuelle très talentueuse des chanteurs du Nord (et aussi passé par une formation londonienne…). Non pas que l’irlandaise Aoife Miskelly ait démérité, mais la partie pour soprano (essentiellement Die Seele ruht in Jesu Händen BWV 127) est limitée, quant au jeune ténor Rupert Charlesworth, il a des difficultés dans le grave, détimbré, et le bas medium qui nuisent au relief de ses interventions notamment l’extrait de BWV 90 Es reißet euch ein schrecklich Ende, alors que la voix se libère dès qu’il monte à l’aigu.
Autre artisan de la réussite de ce magnifique moment, tout en retenue, Raphaël Pichon, et l’ensemble des onze musiciens sélectionnés pour l’occasion et formant l’Ensemble baroque de l’Académie Européenne de Musique dans la fosse, notamment les bois, particulièrement exposés. Aussi bien dans la manière d’accompagner, presque en sourdine, les voix que lors des interventions d’ensemble et notamment au début (BWV 146, Wir müssen viel durch Trübsal , sorte de programme de ce qui va se passer sur scène). Raphaël Pichon sait alterner énergie et recueillement, il sait aussi orchestrer le silence, si je puis me permettre ce presque oxymore. Il y a des œuvres où le silence doit être tissé au son, doit s’imposer, doit être écouté. Ce soir, c’était le cas : on est presque gêné d’applaudir à la fin, après le Choral murmuré, et sublime BWV 668 Vor deinem Thron, sorte de musique aux limites mêmes du son et de l’audible, qui secoue profondément à la fin du spectacle. Voilà beaucoup de talents rassemblés, et voilà un très beau moment de musique, où le visuel sert l’émotion, et où se construit quelque chose d’inextricable entre musique, chant, visuel.
Un spectacle qui va aider à aimer Bach et qui clôt pour moi une édition 2014 d’Aix-en-Provence très équilibrée, de grande qualité avec des spectacles quelquefois discutables, mais donc stimulants. Bernard Foccroulle est en train de réussir un travail ancré dans la tradition du Festival et en même temps novateur et passionnant. [wpsr_facebook]

Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt

 

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logoL’an prochain, Aix reprendra pour notre bonheur Winterreise avec Matthias Goerne et gardera pour une part sa couleur baroque avec Alcina de Haendel dans une production de Katie Mitchell et Die Entführung aus dem Serail de Mozart (production de Martin Kušej qui sera sans doute discutée..) mais le festival revêtira aussi d’autres couleurs, plus récentes, russes (Iolanta de Tchaïkovski et Persephone de Stravinski dans une production de Peter Sellars) et britanniques avec la reprise d’un must d’Aix, Le Songe d’une nuit d’été  de Britten dans la mise en scène de Robert Carsen, qui reste l’une des grandes références des 15 dernières années et aussi un projet contemporain de Jonathan Dove, Le Monstre du Labyrinthe, avec le London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée dirigés par Sir Simon Rattle, qui prendra la direction du LSO après ses années berlinoises.

Ci dessous la programmation 2015, telle que communiquée par le Festival :

Alcina de Georg Friedrich Haendel • direction musicale Andrea Marcon • mise en scène Katie Mitchell • Alcina Patricia Petibon • Ruggiero Philippe JarousskyFreiburger Barockorchester

L’Enlèvement au sérail de Wolfgang Amadeus Mozart • direction musicale Jérémie Rhorer • mise en scène Martin KusejFreiburger Barockorchester

A Midsummer Night’s Dream de Benjamin Britten • direction musicale Kazushi Ono • mise en scène Robert Carsen • Tytania Sandrine PiauOrchestre de l’Opéra national de Lyon

Iolanta de Piotr Ilitch Tchaïkovsky & Perséphone de Igor Stravinsky • direction musicale Teodor Currentzis • mise en scène Peter SellarsOrchestre et chœur de l’Opéra national de Lyon

Le Monstre du labyrinthe de Jonathan Dove • direction musicale Sir Simon Rattle • mise en espace Marie-Eve Signeyrole London Symphony Orchestra & Orchestre des jeunes de la Méditerranée

Svadba / Mariage d’Ana Sokolovic • direction musicale Dairine Ni Mheadhra • mise en scène Ted Huffman & Zack Winokur

Winterreise de Franz Schubert • mise en scène et création visuelle William Kentridge • baryton Matthias Goerne

 

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: LE VIN HERBÉ de Frank MARTIN le 26 AVRIL 2014 (dir.mus:Franck OLLU; ms en scène: Katie MITCHELL)

 

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin, compositeur suisse né à Genève en 1890 et mort à Naarden aux Pays bas en 1974, n’est pas si fréquemment joué ou représenté. Pour ma part, depuis 2007, où Claudio Abbado a présenté à Lucerne les Sechs Monologe aus Jedermann avec Thomas Quasthoff, je n’en avais pas entendu. Avec Der Sturm (La Tempête, d’après Shakespeare) un opéra créé à Vienne et Monsieur de Pourceaugnac, d’après Molière,  (1962), repris à Lausanne en 2007 (dirigé par Jean-Yves Ossonce), Le Vin Herbé (1938-1941) est l’un des trois « opéras » qu’il a composés et sans doute le plus célèbre.
Il fallait d’ailleurs avoir une dose d’inconscience ou un sacré cran pour composer une version musicale du mythe de Tristan et Iseut après le Tristan de Wagner. Mais Frank Martin entreprend un chemin différent : Wagner s’est inspiré de la version de Gottfried de Strasbourg, elle même appuyée sur celle de Thomas d’Angleterre, plus que sur celle de Béroul. Frank Martin s’appuie sur la réécriture du mythe par Joseph Bédier au début du XXème siècle, qui s’est inspiré notamment de Béroul et de Thomas d’Angleterre, et qui a très largement contribué à populariser le mythe : il n’écrit pas un opéra mais un oratorio profane. (1938 / 1940-1941), texte d’après trois chapitres du Tristan et Iseut de Joseph Bédier 1. Le Philtre, 2. La Forêt de Morois, 3. La Mort
Frank Martin prend en quelque sorte le contrepied de Richard Wagner, en s’appuyant sur un chœur de 12 voix d’où quelques solistes émergent, et sur un orchestre pour 7 instruments à cordes et piano. Est-ce pour autant un opéra dit « de chambre » ? Rien n’est moins sûr, notamment après le spectacle de la Staatsoper Berlin im Schiller Theater, qui présentait dans la même salle le lendemain Tannhäuser de Wagner, d’un tout autre format.
Le spectacle, créé en mai 2013, mis en scène par Katie Mitchell (dont on connaît le magnifique Written on Skin de George Benjamin), impose une atmosphère confinée et sombre, mais pas vraiment chambriste. Nous sommes invités comme à une représentation clandestine, nocturne, dans les ruines d’un théâtre où une troupe semble représenter de manière fugace un mystère. L’influence du religieux est marquante dans l’œuvre de Frank Martin, très marqué par Bach, et fils de pasteur.
L’ensemble des acteurs, vêtus comme en 1940, semblent sortis d’un film de ces années-là (plus ou moins contemporaines de l’œuvre), peu de lumière, mais des bougies, des lampes vacillantes (magnifiques éclairages de James Farncombe) un plateau de théâtre en ruines, un rideau déchiré qui donnent presque l’impression d’une église, ou du moins d’une célébration païenne d’un monde qui se réveille d’une longue nuit. C’est aussi pendant la guerre que Cocteau écrivit l’Eternel Retour, version cinématographique du mythe de Tristan qui fit long feu, avec Jean Marais et Madeleine Sologne réalisé par Jean Delannoy.
Ainsi Katie Mitchell inscrit-elle son travail dans  la (fausse) simplicité d’un théâtre bombardé, allusion au Schiller Theater lui-même bombardé en 1943, réduit à l’essentiel, aux meubles abandonnés et contraint à l’utilisation de ce qu’on trouve sur place pour créer l’illusion théâtrale, l’un des moments les plus réussis à ce titre est la tempête sur le bateau,  créée à partir d’une corde tendue et des mouvements des personnages.

Le Vin herbé, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé, la tempête, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin appelle Le Vin herbé un oratorio  profane, qui va s’inscrire en contrepoint à un Wagner largement exploité par les nazis (et notamment Tristan und Isolde affiché avec Germaine Lubin à Bayreuth, puis à Paris) et qui va affirmer, dans un monde réduit en cendres et piétiné dans son tissu le plus humain à cause de la barbarie nazie, la suprématie de l’amour sur la mort et la nécessité d’affirmer encore et toujours, la suprématie de l’art.
La simplicité des lignes, la discrétion des mouvements des chanteurs, leur aspect presque interchangeable (comme leurs noms Iseut aux blanches mains, épouse de Tristan jalouse d’Iseut la Blonde) plaident pour l’image d’une sorte de célébration collective presque druidique d’une éternelle histoire d’amour qui survit même des cendres produites par la barbarie. Il en résulte un spectacle d’une force surprenante, d’une rare intensité, où la mise en scène par son austérité et son intelligence impose en quelque sorte la concentration sur la musique, ou mieux, tisse avec la musique un formidable lien . La présence sonore en est presque imposante, dans cet espace malgré tout relativement vaste pour un ouvrage considéré comme chambriste, qui ne pourrait être plus éloigné d’un orchestre wagnérien.  L’ensemble de deux violons, deux violes, deux violoncelles, d’une contrebasse et d’un piano dirigés avec fermeté et à la fois délicatesse par Frank Ollu éclaire cette musique, à la fois tonale et atonale, marquée par l’école de Vienne et Debussy, qui accompagne avec simplicité et intensité les voix, sans jamais créer de contrepoint, reproduisant en dialogue instrumental un dialogue qui ressemble à une sorte de litanie des personnages entre eux. Entre eux ? non, plutôt un récit presque psalmodié au delà du dialogue, comme une passion de Bach. La prestation des musiciens de la Staatskapelle Berlin est  exceptionnelle, et l’instrument prolonge le dire, et clarifie en même temps les circonstances du récit avec une force inconnue et surprenante.

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Au service de l’entreprise, une distribution de très bon niveau, largement appuyée sur la troupe, composée de chanteurs plutôt jeunes, ce qui donne encore plus de force à l’idée de résistance à laquelle cette représentation nocturne et clandestine semble se référer avec notamment en Iseut aux blanches mains Katharina Kammerloher, et la Branghien d’Evelin Novak, et bien sûr l’Iseut la blonde particulièrement intense d’Anna Prohaska, à la voix bien projetée, à l’aigu contrôlé, même si la diction française laisse un peu à désirer .

Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus
Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus

Du côté masculin, le Marc de Ludvig Lindström (un nageur de compétition devenu chanteur…) s’impose par sa voix sonore et juvénile, tandis que Matthias Klink illumine Tristan, tant par son intensité, par la poésie de son expression, par sa diction impeccable de clarté que par la délicatesse de la voix.

Au total, une soirée difficilement oubliable, grâce à une mise en scène d’une intelligence et d’une finesse rares, et d’une intensité musicale qui par l’émotion qu’elle distille égale des Tristan plus wagnériens. [wpsr_facebook]

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus