TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

Dernier des grands théâtres à publier sa saison, il Teatro alla Scala a enfin dévoilé la liste des dix titres d’opéras qui seront affichés l’an prochain. Dix titres l’an prochain, seize (Ring compris) cette année, les restrictions frappent le théâtre et la culture en Italie, et en frappant les opéras (on le voit aussi au Mai Musical Florentin, dans une situation dramatique), on frappe au cœur de l’identité italienne.

La saison qui vient un peu réduite, mais est très diversifiée: on y trouve Verdi (3), Rossini (1), Mascagni (1), Berlioz (1), Rimski Korsakov (1), Mozart (1) , Strauss (1), Donizetti(1): la liste des auteurs parle d’elle-même, c’est un retour au répertoire italien, qui couvre la moitié des productions. Dans les nouvelles productions, deux sont une exclusivité Scala (Traviata et Così fan tutte), les autres (Les Troyens, Elektra, La fiancée du Tsar, Le Comte Ory) sont des coproductions avec Londres, Lyon, Berlin, Aix, Barcelone, MET; tandis que Lucia di Lammermoor est achetée ou louée au MET, et le reste (Cavalleria Rusticana, Trovatore, Simon Boccanegra) sont prises dans le répertoire de la maison, et pas forcément dans les réussites: au total sept spectacles sur dix seront nouveaux pour le spectateur milanais.
Et la saison s’ouvrira sans doute sur une bataille. 23 ans après la production poussiéreuse dès la création de Liliana Cavani (1990), qui révéla Roberto Alagna, la saison ouvre avec La Traviata (l’administration d’alors n’avait pas voulu ouvrir sur Traviata, par crainte de débordements) dirigée par Daniele Gatti, avec Diana Damrau (qui désormais chante Violetta partout), Piotr Beczala, Zeljko Lucic: une distribution solide pour une mise en scène de Dmtri Tcherniakov qui signera aussi le décor. Gatti n’est pas trop aimé à la Scala dans Verdi, nul doute que Tcherniakov sera accueilli par des bordées d’insultes par les “gardiens du temple”, et Damrau en Violetta, même si elle est bonne, sera sans doute accueillie fraichement par les mêmes (je souhaite me tromper): en bref, tous les ingrédients sont réunis pour une bonne recette de soupe à la grimace. Pour ma part, je suis très heureux du choix de Tcherniakov, de Gatti que j’aime bien, et de Damrau que je respecte infiniment. Croisons les doigts pour ces 8 représentations du 7 décembre au 3 janvier pour lesquelles, ô miracle, il n’est pas prévu de distribution B (pour l’instant, car à la Scala, si le pire n’est pas toujours sûr, le meilleur non plus: on guettera donc les habituels changements de cast en cours de répétitions).
Suivra un étrange montage ballet-opéra Fokine/Roland Petit/ Mascagni avec Le Spectre de la Rose (Mikhail Fokine), sur une musique de Weber orchestrée par Berlioz, La Rose malade, musique de Mahler, chorégraphie Roland Petit et Cavalleria rusticana dans la production de Mario Martone, le tout dirigé par Daniel Harding. Ce devrait être très bien à l’orchestre, Harding réussissant bien Mascagni. La distribution en revanche est assez passe-partout, Liudmyla Monastyrska (Santuzza), Jorge De León (Turiddu), Vitaliy Bilyy (Alfio), Valeria Tornatore (Lola) tandis que Mamma Lucia sera chantée par Elena Zilio, qui eu son heure il y a quelques dizaines d’années. (9 représentations du 12 janvier au 9 février).
Pier Giorgio Morandi, sans doute pour remerciement des très bons Macbeth cette année, alternatifs à Gergiev un jour bon, un jour non, dirigera une série de 9 représentations (1er/28 février) de Lucia di Lammermoor dans la mise en scène du MET de Mary Zimmermann (dans laquelle Natalie Dessay a triomphé à New York) avec deux distributions: cela donnera l’occasion à Albina Shagimuratova de (alternant avec Jessica Pratt)  se faire connaître à Milan: elle est vraiment très bonne et nul doute que sa Lucia sera une surprise pour le public. Vittorio Grigolo alternera dans Edgardo  avec Piero Pretti. Les reste de la distribution est solide (Fabio Capitanucci/Massimo Cavaletti, Orlin Anastassov/Sergey Artamonov, Juan Francisco Gatell).

Leo Nucci dans la production de la Scala

Après cette Lucia à usage local, une reprise  de Il Trovatore, dans la mise en scène mortifère et ennuyeuse de Hugo de Ana, dirigée par

Daniele Rustioni

Daniele Rustioni (excellente perspective) avec les Luna Leo Nucci & Massimo Cavalletti, les Leonora Maria Agresta (bien) & Lucrezia Garcia (moins bien, voire erroné), les Manrico Marcelo Álvarez & Yonghoon Lee et les Azucena Ekaterina Semenchuk & Luciana D’Intino. Dieu reconnaîtra les siens. On sait combien il est difficile de réussir un Trovatore: échec de Muti quand il a tenté en 2000/2001, et il faut remonter à 1964 pour trouver une distribution clairement attirante (Simionato/Bergonzi/Cappuccilli/Tucci) malgré une programmation au moins dans trois saisons entre 2000 et 1964…On verra…Il Trovatore, ou la palpitation musicale permanente: un Trovatore réussi, c’est alors une pépite, une merveille, une garantie de nirvana musical.
Deuxième production de Dmitri Tcherniakov, celle de Carskaja Nevesta (La fiancée du Tsar) pour 5 représentations du 2 au 14 mars et au pupitre pour la première fois de la saison Daniel Barenboim. C’est la production qui ouvrira  la saison prochaine de la Staatsoper de Berlin, avec Anatoly Kotscherga, Olga Peretyatko, Johannes Martin Kränzle, Pavel Černoch,Tobias Schabel, Marina Prudenskaya, Stephan Rügamer et même Anna Tomowa-Sintow!! On ira pour sûr, soit à Berlin (plus économique), soit à Milan (plus chic!!).
En avril, pour 6 soirs (du 8 au 30), la production londonienne des Troyens de Berlioz, mise en scène de David Mc Vicar, dirigée par Antonio Pappano, avec une distribution intéressante sans plus (Anna Caterina Antonacci Cassandre, Daniela Barcellona Didon) on trouve aussi dans le cast Samuel Ramey, Paolo Fanale, Maria Radner, mais, hélas, l’Enée de Gregory Kunde, qui à mon avis a passé l’âge…
En mai, tout le monde ira revoir l’Elektra d’Aix (mise en scène de Patrice Chéreau) dans la même distribution et avec le même chef (Esa Pekka Salonen) pour 6 représentations du 18 mai au 10 juin et avec Evelyn Herlitzius, Adrianne Pieczonka, Waltraud Meier, René Pape, Franz Mazura (87 ans?)… Beh oui, on ira…comment faire autrement?
En juin une nouvelle production de Così fan tutte dirigée par Daniel Barenboim et Karl Heinz Steffens (en juillet) . La Scala vivait sur la production fameuse de Michael Hampe (saison 1982-83) faite pour Riccardo Muti. Stéphane Lissner a confié à Claus Guth la nouvelle production (excellente idée) . La série de 11 représentations du 19 juin au 18 juillet sera chantée par Maria Bengtsson (Fiordiligi), Katija Dragojevic (Dorabella) Adam Plachetka (la découverte de Vienne) & Konstantin Shushakov (Guglielmo), Rolando Villazón et l’excellent Peter Sonn (Ferrando), avec l’Alfonso de Michele Pertusi, et la Despina de Serena Malfi. Così fan tutte n’est pas si fréquent, on ira donc voir avec plaisir de préférence en juillet pour coupler avec le très attendu Comte Ory de Rossini pour 8 représentations du 4 au 21 juillet avec Juan Diego Florez en alternance avec Colin Lee, Stephan Degout et Nicola Alaimo dans Raimbaud, Aleksandra Kurzak et Pretty Yende dans la comtesse de Formoutier dans la production de Laurent Pelly qu’on aura vu à Lyon début 2014 (mais sans Juan Diego Florez!) et dirigé par le très fiable Donato Renzetti.

Anja Harteros/Placido Domingo dans Simon Boccanegra

En automne 2014, un seul titre, Simon Boccanegra dans la mise en scène ratée de Federico Tiezzi avec deux distributions et deux chefs:
-du 31 octobre au 11 novembre, dirigé par Stefano Ranzani
-les  6, 13, 16 et 19 novembre par Daniel Barenboim
Les dates des deux distributions ne sont pas arrêtées, mais vous pourrez voir en alternance Leo Nucci/Plácido Domingo (Simon), Carmen Giannattasio/Anja Harteros (Amelia), Alexander Tsymbalyuk/Orlin Anastassov (Fiesco), Ramón Vargas/Fabio Sartori (Gabriele Adorno), Vitaliy Bilyy/Artur Rucinski (Paolo).

Voilà une saison un peu grise, avec trois sommets: Traviata, La fiancée du Tsar et Elektra. Pour le reste c’est selon les envies. Il faut quand même poser le problème des distributions et des voix: quand les cast ne sont pas importés (Elektra, La fiancée du Tsar), il y a des choix au moins très discutables: certes, on peut me reprocher de jouer au tifoso de football qui fait le jeu à la place de l’entraîneur, mais tout de même: il y a sur le marché au moins un Enée qui fonctionne,  Bryan Hymel, on se demande pourquoi aller chercher Kunde dans Les Troyens dont les dernières prestations sont très moyennes, même s’il fut un bon chanteur ou l’affichage d’un Trovatore très moyen dans une production mauvaise. La Scala depuis longtemps a un étrange fonctionnement dans les distributions; il lui manque un responsable de casting incontesté tel un Pål Moe ou une Joan Ingpen qui faisait les distributions de Liebermann ou du MET. Mais c’est aussi un signe probable que ce théâtre désormais fait moins rêver les artistes qu’il y a quelques dizaines d’années et de l’évolution des temps qui fait qu’un théâtre comme la Scala cible un public de passage heureux d’être là mais pas forcément amateur d’opéra, encore moins connaisseur, encore moins mélomane (j’ai des amis qui sont non pas mélomanes, mais sopranomanes). Il faudrait en analyser plus profondément les raisons, et elles sont très nombreuses, externes et internes au fonctionnement de la ville et de son théâtre symbole.
Mais quelques jours en Italie ne se refusent pas, même dans le brouillard de l’hiver milanais, et, il faut aussi le dire, une soirée à la Scala, même grise, c’est toujours quelque chose.

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI le 5 février 2013 (Dir.Mus : Baldo PODIC ; Ms en scène : David McVICAR)

©GTG/Yunus Durukan

Pour célébrer Verdi, le Grand Théâtre de Genève affiche La Traviata avec trois Violetta, deux Alfredo et deux Germont, pour permettre des représentations plus nombreuses au calendrier plus serré. La production de David Mc Vicar, metteur en scène apprécié des scènes lyriques, est coproduite par le Liceu de Barcelone, le Scottish Opera et le Welsh National Opera. David Mc Vicar n’est pas venu la régler, et c’est Bruno Ravella qui l’a réalisée. Afficher Traviata, c’est s’assurer au moins l’affluence du public, tant l’œuvre est populaire. Il y a de plus sur le marché des Violetta et des Alfredo suffisamment nombreux pour être assuré d’une représentation au moins passable, le risque n’est donc pas si grand. Si l’on essaie cependant de se demander quelles sont les conditions d’une grande Traviata, alors c’est différent, car réunir les trois pieds du trépied lyrique, chant, orchestre, mise en scène, est une entreprise délicate pour une œuvre si marquée par les gloires du passé, à commencer par Maria Callas, dans toutes les mémoires et les discothèques, qui l’a chantée un peu partout, et pour laquelle on a de nombreux enregistrements audio. Toutes les grandes des soixante dernières années ont abordé le rôle, Sutherland, Scotto, Caballé, et même la jeune Freni à la Scala. Plus récemment, Stratas, Cotrubas, Gruberova, Studer, et encore plus récemment Dessay, Harteros, Netrebko, Gheorghiu et bien d’autres. En plus des deux jeunes soprano affichées, Maria Alejandres et Agneta Eichenholz, c’est une Traviata star que Genève a invitée pour deux représentations, Patrizia Ciofi, qui a triomphé dans le rôle (on l’a vue récemment à Orange) un peu partout.
Sur scène, j’ai vu notamment Teresa Stratas,  personnage bouleversant, mais voix à la limite, Ileana Cotrubas, un petit oiseau victime du destin, elle aussi bouleversante, Anna Netrebko dans ses années glamour, Natalie Dessay, bête de scène, dans la très intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, au chant problématique, Tiziana Fabbricini, au chant habité, mais à la technique discutable, qu’on a enterrée très vite, alors que ce fut une Traviata d’une grande justesse. Rappelons à ce propos que Riccardo Muti à la Scala a osé Traviata dans un théâtre où l’ombre de Callas bloquait les programmateurs, il a donc choisi de faire en 1990 une Traviata de jeunes, Tiziana Fabbricini, Roberto Alagna. Dans une époque formatée par le chant baroque et dans une moindre mesure  rossinien, qui aime les voix techniques, propres, qui aime l’émotion née de la forme et non des tripes, une voix comme celle de la Fabbricini, aux défauts marqués, aux solutions techniques hardies et peu orthodoxes, toujours à la limite du problème d’intonation mais toujours juste dans l’émotion, incroyablement habitée (sur scène) ne pouvait pas conquérir le public sur la durée. C’est pour moi regrettable, il faut aussi des voix qui osent, et pas seulement des voix conformes. Pour ma part, j’ai de la tendresse pour elle, et je regrette une carrière trop vite interrompue: elle chante encore dans de petits théâtres italiens: dans un monde lyrique où chantent les Oksana Dyka et autres voix insanes et inutiles, elle a encore sa place.
Pour ma part, deux expériences assez récentes ont emporté mes suffrages, celle de la production intelligente de Christoph Marthaler (certains vont me vouer aux Gémonies)  au Palais Garnier, qui fait de Traviata l’histoire du dernier amour d’Edith Piaf (avec Theo Sarapo), avec une Christine Schäfer que les puristes critiqueront,  qui était d’une justesse et d’une émotion incroyables, aux côtés d’un Jonas Kaufmann magnifiquement dirigé et lui aussi à sa place scéniquement, sinon vocalement (la couleur…) et puis une représentation de répertoire à Berlin avec Anja Harteros, qui est pour moi vocalement la plus grande Traviata d’aujourd’hui: intensité, intelligence, couleur, technique, tout y était, avec physiquement une étrange ressemblance avec Maria Callas, dont elle jouait habilement.
Il faut pour Traviata une voix à la fois triomphante, qui ait les aigus et suraigus et les agilités pour le premier acte, un centre large de lirico spinto pour l’intensité du “Amami Alfredo” du second acte, une capacité à contrôler et à chanter piano et pianissimo au troisième. Bref, c’est souvent la quadrature du cercle, on a rarement les trois à la fois, et bien des chanteuses ne lancent pas le mi-bémol final du premier acte ou n’arrivent pas à retenir le volume de l'”Addio del passato” du troisième acte.
Lors des semaines qui précédèrent la Traviata de la Scala en 1990, qui agita le petit monde des lyricomaniaques, tous convenaient qu’un des indices essentiels d’une Traviata réussie est le fameux “amami Alfredo” dont il était question plus haut. Précédant le départ de Violetta et après la terrible scène avec Germont, il est le centre du tableau, une sorte de climax. Il nécessite volume, expressivité, tension de la part du soprano, mais surtout efficacité à l’orchestre dans l’accompagnement, c’est le lien orchestre/voix qui ici plus qu’ailleurs doit conduire à la réussite émotive de ce moment. Ou bien mes attentes sont trop grandes, ou bien je n’ai jamais eu de chance, mais je n’ai jamais entendu un “Amami Alfredo” qui me fasse trembler d’émotion… si, une fois, Fabbricini, seule avec piano (et donc sans orchestre…).
La représentation de Genève n’a pas échappé à ce destin: ni Ciofi, ni l’orchestre n’étaient au rendez-vous de l’émotion ni du transport. C’était du travail propre, sans plus. C’est d’ailleurs l’impression générale d’une représentation qui ne sera pas à inscrire dans les annales des Traviata, pour au moins deux raisons que je vais essayer de clarifier, la personnalité scénique et vocale de Patrizia Ciofi, et la direction musicale de Baldo Podic.
Tobias Richter fait appel à des chefs qui ont travaillé avec lui lorsqu’il était à Düsseldorf (plus tard dans la saison par exemple Alexander Joel sera au pupitre de Madama Butterfly). Je l’ai écrit par ailleurs, dans la géographie lyrique de la Suisse, Zürich et le théâtre de tradition germanique et Genève celui de tradition plutôt méditerranéenne. Pour ces opéras italiens, pourquoi ne pas faire appel à la génération de jeunes chefs italiens remarqués comme Gaetano d’Espinosa, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni? Ou même Gianandrea Noseda, de la voisine Turin? Le chef croate Baldo Podic dirige avec précision mais sans legato, sans vrai lyrisme, avec un tempo lent qui épuise les chanteurs et notamment le ténor qui s’époumone et en perd le souffle  dans “De’ miei bollenti spiriti” et surtout dans la cabalette “O mio rimorso o infamia” (quelquefois coupée). Ce tempo lent, sans vraie dynamique plombe le début de l’œuvre. Et de longues phrases musicales apparaissent isolées, sans vrai discours, sans allant. Veut-il accentuer l’aspect “cérémonie funèbre” voulue par le metteur en scène. Il reste que ce parti-pris crée l’ennui, notamment dans le second acte, quelquefois un vrai trou noir.
Évidemment, au troisième acte, cela convient mieux et il n’est pas étonnant qu’il soit le plus réussi dans l’économie générale.  Combien on remarque une fois de plus que le choix musical du chef est déterminant pour le comportement du plateau: on peut avoir ce type de parti pris, mais alors, il faut ciseler le propos, il faut du relief, il faut des instruments impeccables: ce n’est pas toujours le cas. Il faut du feu pour Traviata, on a ici de la lave refroidie, et solidifiée.

Acte 2 tableau 2 ©GTG/Yunus Durukan

Patrizia Ciofi promène sa Traviata de théâtre en théâtre, cette artiste sympathique par ailleurs a toujours eu depuis ses débuts (et je l’ai vue en tant que jury de concours de chant au tout début de sa carrière) le même défaut, celui de chanter avec une jolie technique mais avec toujours la même expression frappée de tristesse et de mélancolie, quel que soit l’air chanté. Et si l’expression mélancolique dans Traviata convient, il faudrait que le chant arrive en écho, ce qui n’est pas le cas: l’expressivité est souvent absente,  et je trouve que son chant, de manière surprenante pour une artiste aussi solide, n’est pas toujours très engagé . On n’est pas saisi par l’émotion de cette vie dévorée, et la musique de Verdi ne s’enrichit pas d’une interprétation incandescente, mais au  contraire assez sage. De plus, le début du premier acte a très mal commencé, problèmes de justesse, instabilité dans les graves. La voix se réchauffe vite et les aigus passent, et même le mi-bémol de la fin du premier acte sur le fil. Quant à l'”addio del passato” assez réussi, il n’offre pas d’aspérité et m’est apparu solide mais sans véritable modulation, peu de chant piano ou pianissimo, mais soyons honnêtes: c’est l’un des meilleurs moments de la soirée.

Leonardo Capalbo ©GTG/Yunus Durukan

Le jeune Leonardo Capalbo, issu de l’école anglo-saxonne malgré son nom aux consonances péninsulaires, a des difficultés avec l’aigu quelquefois, mais un joli timbre, une voix agréable, et un certain engagement. La diction est bonne, l’émission correcte, mais là aussi, il manque de couleur et chante toujours  de la même manière avec des sons un peu fixes. Peu aidé par le chef, il s’épuise. Mais scéniquement il est très crédible (la mise en scène offre ses fesses à la vue d’un public qui glousse d’aise), notamment au troisième acte lui aussi, mais moins au deuxième acte. Loin d’être scandaleux, il n’a pas la lumière solaire que diffusait le jeune Alagna à la Scala en 1990, il reste encore un peu appliqué, mais il faudra le réécouter.

 

 

Tassis Christoyannis ©GTG/Yunus Durukan

Tassis Christoyannis, comme d’habitude, est techniquement très au point, la voix est bien posée et c’est lui qui est le plus convaincant au niveau du chant: diction exemplaire, projection, timbre assez clair et charnu. Ce n’est pas toujours un interprète engagé cependant, d’autant que la mise en scène lui impose d’être toujours en retrait, froid, raide, regardant sa montre et vaguement absent, malgré les paroles qu’il prononce.
Les autres interprètes sont bien à leur place et le chœur de Genève dirigé par Ching-Lien Wu est comme d’habitude excellent.
La mise en scène de David Mc Vicar excitait la curiosité, vu la renommé actuelle de ce metteur en scène et ses récentes réussites (le Ring de Strasbourg). J’ai lu que ce travail genevois était décoratif, c’est à dire inutile. Je ne suis pas tout à fait d’accord: certes, la mise en scène ne dérange pas, et s’adresse au public visé par Traviata, celui de la bourgeoisie assise et triomphante qu’on va affoler une seconde par la paire de fesses de Leonardo Capalbo (pour un public qui a vu le Tannhäuser de Py avec son étalon nu en majesté sur scène, on tombe de plusieurs degrés!).
Toutefois, le travail est plus fin qu’il n’y paraît: d’abord, en déplaçant l’intrigue à la Belle Époque (costumes de Tanya Mc Callin qui signe aussi les décors), il insiste sur les derniers soubresauts de cette bourgeoisie qui génère des Traviata, un chant du cygne.
Chant du cygne, l’ensemble de la production est donc marquée par la mort: elle se déroule sur la pierre tombale de  Violetta, au milieu de lourdes draperies noires de catafalque, qui ont peut-être un effet délétère sur la réverbération du son dans une salle déjà peu gâtée par l’acoustique. Pendant le prélude, Alfredo revient sur cette tombe, ramasse quelques feuilles mortes, et sans doute se souvient de toute l’histoire.
Nous sommes donc d’emblée dans un travail de mémoire et à la mémoire de Violetta, beaucoup de noir, beaucoup de sombre, de violet, et quelquefois, le rouge passion (au troisième acte). Une incongruité au deuxième tableau du deuxième acte, ce cancan sur la musique de la danse bohémienne, et le pas de  deux Toréador/Toro (chorégraphie de Andrew George)  qu’on aurait pu nous éviter.

Patrizia Ciofi Acte II ©GTG/Yunus Durukan

A cette mémoire de Violetta, s’ajoute une mémoire au second degré, au deuxième acte, celle de LA Violetta du siècle, Maria Callas.

Maria Callas dans l’acte II

Des gestes, des poses étudiées directement inspirées par les photos très célèbres de la mise en scène de Visconti à la Scala en 1955, mêmes objets, même coiffure ou presque, même robe ou presque, même ambiance vaguement végétale (jardin d’hiver) et cette alternance noir et blanc qui sont les couleurs de la mise en scène du même Visconti à Covent Garden quelques années plus tard. Aucun doute, Mc Vicar installe un système référentiel.
Ce deuxième acte est d’ailleurs le plus réussi scéniquement, avec la scène d’intimité qui ouvre l’acte, les changements d’espace gérés par les rideaux qui glissent, les allusions à Callas, mais aussi le second tableau, très ironique avec son ballet ridicule, cette fête assez funèbre où les invités curieux du destin du couple Violetta/Alfredo, regardent avides et presque goyesques la scène de cette intimité qui explose. L’ensemble final est très réussi, où Violetta revient avec tendresse vers Alfredo désespéré: joli moment de tendresse, assez émouvant.
Le lit monumental du troisième acte est évidemment un lit presque sépulcral, sa monumentalité et le vide qui l’entoure donnent encore plus de relief à cette mort terriblement théâtrale . Signalons la jolie idée de la lettre dissimulée sous les draps, apprise par cœur que Violetta récite sans la lire: si Madame Ciofi y mettait plus de ton…
Voilà une soirée qui  n’est pas totalement convaincante, essentiellement à cause d’une direction musicale à mon avis très discutable qui ne réussit pas à faire fusionner le plateau, avec une Violetta certes parmi les Violetta du jour, mais qui n’emporte pas totalement non plus mes suffrages, et dont la voix accuse quelque signe de fatigue. Comme le troisième acte est le plus réussi musicalement , on sort avec un cœur satisfait, mais l’âme a encore soif. Alors, en rentrant chez soi, on se précipite dans sa discothèque et on écoute “l’addio del passato” de Maria Callas, avec Giulini.
Et là, l’âme a enfin droit au  sublime et tout se remet à sa juste place..

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Maria Callas Acte II

 

 

 

KOMISCHE OPER BERLIN 2011-2012 le 14 janvier 2012: LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI (Dir.mus: Patrick LANGE, Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Alfredo-Le souteneur- Violetta (Acte I) - Photo Komische Oper

Chants et danses de la mort…Danse macabre…pourraient être des titres alternatifs à cette Traviata de Hans Neuenfels, production 2008 de la Komische Oper, reprise cette année (avec des répétitions, et non simple titre du répertoire, comme l’indique l’expression “Wiederaufnahme”). On pourrait y ajouter le titre fameux essai de Catherine Clément “L’opéra ou la défaite des femmes”, tant ce travail souligne le chemin consenti vers la mort et consenti vers l’amour de l’héroïne verdienne. Hans Neuenfels signe là une production au total assez conforme à ce qu’on attend de Traviata, et sans véritable “provocation” du genre des rats de son dernier Lohengrin.
Musicalement, le chant est contrasté: la Violetta de Brigitte Geller est très correcte. La voix est bien posée, intense, la technique est maîtrisée, les notes aiguës sont là même si elles sont savamment préparées, l’agilité est là aussi, et les pianissimis du fameux “addio del passato” (ou son équivalent allemand, puisque l’opéra est chanté en allemand dans la version de W.Felsenstein) un peu difficiles, mais “passables”. Au total, une prestation intense, en place, rien à dire. Même remarque et voire un peu plus pour le Germont de Tom Erik Lie, très belle voix de baryton, qui sait parfaitement moduler, varier la couleur, et chanter avec engagement et intensité, un nom à suivre.
Il est plus difficile en revanche d’apprécier la prestation du ténor gallois Timothy Richards en Alfredo. La voix est plus large que haute, la souplesse et la ductilité font défaut, le chant tout en force n’est pas exempt de scories notamment du côté de la justesse, tout cela est bien fixe, et pour tout dire, pas vraiment passionnant. En tous cas, ce n’est pas un Alfredo, ni pour la couleur, ni pour l’éclat, ni non plus pour le jeu, que j’ai trouvé un peu fruste.
Notons au passage la Flora de Karolina Gumos, appréciée la veille dans Mercedès, et dont la voix marque une vraie personnalité.
Ce qui m’a vraiment séduit musicalement et fortement induit à suivre de plus près ce chef dans le futur, c’est la direction inspirée et engagée de Patrick Lange, jeune chef allemand directeur musical de la Komische Oper, ex-assistant de Claudio Abbado (quand on connaît ses saints…). J’ai rarement entendu une Traviata aussi fine, aussi intime, avec des pupitres aussi intelligemment mis en valeur, ce qui donne une vraie couleur mélancolique à l’ensemble et qui surtout tire profit avec bonheur d’un orchestre aux dimensions relativement plus modestes qu’un orchestre d’opéra habituel. Grande souplesse, engagement, attention soutenue aux chanteurs qui sont parfaitement suivis, voilà des qualités qui font de Patrick Lange un nom à suivre et que nos théâtres feraient bien d’inviter. Une vraie alternative à Daniel Oren et autres routiniers de luxe.
A cette couleur musicale très respectable correspond une mise en scène qui ne peut vraiment heurter un public conservateur. Hans Neuenfels propose donc une marche à la mort, dans un espace désespérément vide et froid:  du noir, du métal, des panneaux coulissants qui délimitent un espace contre lequel les protagonistes se heurtent  ou qui disparaissent en désarçonnant les personnages, comme si même l’espace leur échappait. Les costumes de Elina Schnizler sont plutôt du genre macabre-grotesque, un docteur Grenvil en Gilles/Polichinelle, une Flora en collant-squelette. Violetta elle-même porte un costume de soirée à frous-frous, puis redevient au deuxième acte premier tableau une femme simple,

Chez Flora (Acte II, 2) - Photo Komische Oper

 

Chez Flora - Photo Komische Oper

au deuxième tableau chez Flora, quand elle revient au baron, elle porte un costume de prostituée, mini robe de cuir, perruque rousse (elle est d’ailleurs impressionnante dans cet accoutrement). Le vieux Germont en costume d’un vilain bleu avec une croix visible à 500m, et Alfredo en smoking blanc d’abord (l’apparition), puis en bûcheron du dimanche (deuxième acte, le retour à la terre), puis en costume du bleu sale paternel (deuxième acte, chez Flora), et enfin retour au blanc pendant la scène finale. Des costumes qui évidemment parlent, et correspondent aux différents moments du texte et de l’intrigue.

Neuenfels inscrit dès le début Violetta dans un destin de femme, mais un destin qui lui est interdit: quand défilent en fond de scène des mariées, des femmes enceintes, puis des veuves, elle vit dans un espace réduit à une relation au plaisir, représenté par un jeune acteur-danseur (Christian Natter) une sorte de souteneur, mais aussi de “Servant” illustrant une vie qu’elle refuse et qu’elle va abandonner. Elle chante le “E’ strano” du premier acte en jouant avec ce personnage, puis en l’éloignant quand Alfredo chante a capella. Lorsqu’au deuxième tableau du deuxième acte, elle revient à cette vie qu’elle abhorre, le “Servant” verra son cœur arraché, et servir de figure répulsive et magique lors de la scène du jeu de cartes, où au lieu de jouer aux cartes, le baron et Alfredo piquent avec des aiguilles dans ce cœur qui bat encore, seul au milieu d’un plat…

La scène de l’acte II entre Germont et Violetta est très réussie même avec ses quelques exagérations, où Violetta arrache la perruque blanche de Germont dès le début de la scène, marquant immédiatement qui sert le vrai et qui sert les apparences, où elle essaie de se blottir contre lui, cherchant une affection et où il se refuse,

Acte II,1 - Photo Komische Oper

où elle offre sa tête au billot dont Germont serait le bourreau et où elle chante un “amami Alfredo” à terre de manière assez bouleversante.

"Je suis une putain" - Photo Komische Oper

Au second tableau, chez Flora, elle chante l’ensemble final sur un podium où il est écrit “je suis une putain!”, ce qui évidemment tranche avec le texte qui est chanté et provoque un vrai choc.

Acte III - Photo Komische Oper

Enfin, au dernier acte, par le jeu des panneaux coulissant, elle disparaît derrière laissant seuls en scène Alfredo et Germont, et Grenvil et Annina, comme perdus. Grenvil en Gilles/Polichinelle, sorte de clown triste, donne vraiment à ce moment une couleur déchirante. La fête est finie, les personnages sont seuls face à leur destin et leur remords (Germont entre noyé dans l’alcool, éperdu de remords). Et Violetta réapparaît pour mourir et tomber dans les bras d’Alfredo, comme une Pietà inversée où elle deviendrait christique.
On le voit, avec des idées, avec des moments vraiment justes et émouvants, chanté correctement et excellemment dirigé, on passe une soirée assez réussie, et le public, plus clairsemé que la veille (environ 70% de remplissage) fait un accueil très chaleureux à la production. Merci Patrick Lange, merci Hans Neuenfels.