THÉÂTRE À L’ODÉON : MAß FÜR MAß (MESURE POUR MESURE) de SHAKESPEARE PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 14 avril 2012 (Ms en Scène :Thomas OSTERMEIER, avec LARS EIDINGER et GERT VOSS)

Lars Eidinger / Photo ©Arno Declair

Entre Der Menschenfeind (le Misanthrope) et Mass für Mass (Mesure pour Mesure), c’est un bien beau cadeau qu’Olivier Py a fait au public parisien, invitant la troupe de la Schaubühne, pendant ces trois semaines:  c’est bien une troupe qui a investi la scène parisienne, puisque, d’une pièce à l’autre, on retrouve quelques acteurs (Jenny König, Bernardo Arias Porras, Lars Eidinger) qui ont enchaîné les deux spectacles. Une troupe, et une individualité, Gert Voss, 71 ans, un des acteurs fétiches de Claus Peymann à Bochum d’abord, dont il fut l’inoubliable Arminius/Hermann dans Die Hermannschlacht (La bataille d’Arminius) de Heinrich von Kleist, l’un des plus grands spectacles de Peymann et du théâtre des trente dernières années en Europe, puis à Vienne où il le suivit. Il fut aussi un des acteurs préférés de Thomas Bernhard, fut enfin “Jedermann” de Hoffmansthal, à Salzbourg pendant des années, on l’a vu à Paris en janvier au Théâtre de la ville dans Einfach kompliziert de Thomas Bernhard, mise en scène de Claus Peymann, actuel directeur du Berliner Ensemble. Bref, une légende vivante du théâtre allemand, un de ces acteurs à la Bernhard Minetti qui marquent la scène une fois pour toutes. Entre Gert Voss (71 ans) et Lars Eidinger (36 ans), qui représentent deux générations d’acteurs géniaux de la scène allemande, tout le plateau de “Mesure pour Mesure” est composé d’acteurs plus jeunes, engagés  auxquels on ajoute le vétéran de la Schaubühne,  Ehrard Marggraf, 87 ans, un acteur dont la carrière s’est faite en l’Allemagne de l’Est, qui joue à la fois Escalus le conseiller prudent du duc, et la maquerelle Madame Overdone (Madame Exagérée), avec cette diction de l’allemand si extraordinaire, si fluide, si poétique, qu’on ne retrouve que chez les acteurs de cette génération.

Hans Hartwig, Bernardo Arias Porras/Photo ©Arno Declair

Dans cette pièce elle aussi “einfach kompliziert”, simplement compliquée, qui nous parle du pouvoir et de ses excès tyranniques, de la grâce, de la foi, de la radicalité religieuse, des hommes dissolus, de la relativité des sentiments, du désir et de sa violence, mais aussi des ambiguïtés des êtres et des âmes¨, qui est une comédie, mais aussi une tragi-comédie, qui quelquefois frôle la tragédie, Thomas Ostermeier a cherché systématiquement à offrir une authentique vision shakespearienne, où la parole côtoie le chant (polyphonique – tous les acteurs chantent accompagnés du chant de Carolina Riaño Gómez  de la guitare de  Kim Efert, et de la trompette de Nils Ostendorf) où le rire côtoie les larmes, où la légèreté flirte avec la violence, où la mort est toujours là, qui guette les accidents de la vie pour frapper.  Rapidement, l’histoire est apparemment assez simple: le Duc de Milan, Vincentio (Gert Voss) qui connaît le passé de Angelo, un juriste apparemment vertueux et intransigeant  qui a abandonné une femme, Mariana juste avant de l’épouser parce que sa dot n’était pas assez importante, lui confie le pouvoir pendant une absence feinte (il va observer ce qui se passe sous les habits du moine Lodovico). Angelo, tout à sa volonté radicale de tout nettoyer (il tient un jet d’eau dont il arrose toute la scène) condamne à mort le jeune Claudio pour avoir mis enceinte Juliette, sa fiancée, à la veille du mariage, au nom d’une loi qu’il exhume et qui n’était plus jusqu’alors en usage. Son ami Lucio, un jeune dépravé, pousse  Isabelle, soeur de Claudio, qui a fait vœu de chasteté et va devenir novice, à aller implorer la grâce de Claudio auprès d’Angelo. Celui tombe fou de désir pour elle et va finir par exiger qu’elle se donne à lui en échange de la vie de son frère. Mais le duc veille, et tout finira bien(?), enfin, pas si bien puisque si Claudio sera sauvé, Isabelle épousera le duc sans avoir à dire mot, et Angelo devra épouser Mariana qu’il avait refusée précédemment.
Ostermeier, en mélangeant burlesque et tragique, en demandant à ses acteurs de jouer plusieurs rôles (Claudio est aussi Mariana, Escalus Madame Exagérée, le prévôt est aussi frère Thomas) et les acteurs masculins jouant aussi des rôles féminins,  se met dans une logique qui était celle du monde élisabéthain, y compris en laissant les acteurs qui ne jouent pas à vue, comme chez Brook, laissant au centre un espace vide pour le jeu, seulement rempli par un lustre, qui est lustre ou croc de boucherie. Les acteurs sont présents en scène à peu près 15 minutes avant le début, ils sont là quand le public entre dans la salle.  Mais faisant jouer en costume modernes, il pose aussi des questions d’aujourd’hui, qui ont une particulière résonance, comment devient-on un tyran ( comme le Néron de Britannicus, monstre naissant)? Comment au nom de la vertu et de la loi peut-on être profondément inhumain et injuste (question qui s’est posée sous la Terreur en France)? Comment la foi peut-elle mener au refus de sauver un être cher? Peut-on perdre sa virginité et donc sa grâce, pour sauver la vie terrestre d’un frère, qui a pêché? Quel est le bon gouvernement? Le duc apparemment représente le bien, et Angelo le mal, mais le duc est aussi un souverain, absolu, et Angelo, un être fragile, qui doute. Ostermeier nous montre Claudio, la victime, en version christique (cheveux longs, à moitié nu, incroyablement maigre), celui qui meurt pour tous les autres et pour racheter les autres (et donc sa sœur) mais il nous montre aussi Angelo, à un moment, tête en bas, les bras en croix, offert, se poser la question du pardon. Il nous montre le duc, déguisé en moine, bien près de succomber à la tentation représentée par Lucio, mais aussi  par Isabelle (il est sensible, comme Angelo, aux mains innocentes d’Isabelle posées sur son corps). Le duc représente le compromis, le politique, Angelo représente la rigidité, jusqu’à la tyrannie, au nom d’une vertu qu’il finira par ne plus pratiquer  lui même. Il demandera à Isabelle son corps, en échange du frère, mais, tel Scarpia, ayant obtenu ce qu’il veut (ou du moins ce qu’il croit) il donnera l’ordre de sacrifier Claudio quand même, le tout en un crescendo du désir que la mise en scène souligne avec un incroyable souci du détail infime qui fait sens. Le regard d’Angelo/Eidinger la première fois qu’il sent sur son corps la main d’Isabella, les gestes gênés qui s’en suivent, la fuite éperdue, tout cela est époustouflant de précision, de justesse, d’émotion rentrée. Toutes les scènes à deux sont des moments  de tension inouie. On reste ébahi par la voix froide, sans âme, de Angelo quand il commence à nettoyer (au karcher?) la scène et le pays, puis par sa coloration, peu à peu et surtout quand le désir humain, platement humain, l’envahit jusqu’à la monstruosité. On reste ébahi par le débit plein de calme, et de douceur, d’une voix si douce qu’on se demande comment elle peut passer la rampe, de Gert Voss, lorsqu’il s’adresse à ses partenaires, mais aussi lorsqu’il s’adresse au public, avec un si confondant naturel qu’on a l’impression qu’il n’y a plus de jeu, qu’on est au delà du jeu.

Stefan Stern /Photo ©Arno Declair

On reste ébahi devant la performance du jeune Stefan Stern (le Ferdinand de Kabale und Liebe vu en janvier à la Schaubühne de Berlin), en dévoyé, viveur, qui pense par le sexe, et qui dans ses échanges avec le moine Lodovico (le duc déguisé), semble en savoir beaucoup sur les vices du duc: ment-il? dit-il le vrai? la pièce ne le dira pas avec clarté. On reste confondu par la jeune Jenny König,  qui est si frêle, et qui est si forte dans sa manière de s’opposer, à Angelo/Eidinger, mais aussi à Claudio (qui est le très jeune et très talentueux – jolies mimiques, regards si expressifs- Bernardo Arias Porras).
Dans cette boite mordorée, close ou presque conçue par le décorateur Jan Pappelbaum: le centre est occupé par un lustre auquel pend pendant bonne partie de la pièce,

Jenny König /Photo ©Arno Declair

une carcasse de porc, qu’on va dépecer, décapiter, poignarder, symbole de cette “cochonnerie” qui se déroule sous nos yeux. Et les personnages quels qu’ils soient s’y confrontent, s’y lovent, se roulent dessus. Isabelle sera violée (ou presque) par Angelo sur cette carcasse dont il maculera de sang la robe immaculée de la jeune fille.
On ne cesserait de révéler des idées, des gestes, des moments qui nous laissent interdits, mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il y a des moments ou, spectateur, j’ai été touché non plus par les personnages, mais par la pure performance de jeu, complètement bouleversé d’admiration par les uns ou les autres (et en particulier par Gert Voss, que j’ai trouvé éblouissant, un de ces acteurs charismatiques qui peuvent en 2h30 tout jouer, avec un ton multiple et une voix presque égale,  avec des modulations d’une telle variété qu’elles confondent), mais surtout par l’art théâtral en soi, qui ce soir était comme un grand opéra qui faisait tomber sur le public une chape d’émotion palpable, tant quelquefois le silence était lourd.
J’avoue qu’il est difficile de distinguer ce qui est plus étonnant des le jeu pur de cette troupe prodigieuse, ou la mise en scène: c’est peut-être l’intrication d’un travail qui a trouvé sa troupe et ses acteurs.  Thomas Ostermeier et ses acteurs laissent en tous cas  à la fin tout le système ouvert: on sort mal à l’aise, car le dénouement ne dénoue rien: Mesure pour Mesure? Mon oeil!
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Ehrard Marggraf, Gert Voss, Lars Eidinger /Photo ©Arno Declair

 

THÉÂTRE À L’ODÉON (ATELIERS BERTHIER) le 27 FÉVRIER 2012: LE MISANTHROPE/DER MENSCHENFEIND (MOLIÈRE) PAR LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN (Ms en scène : IVO VAN HOVE, avec LARS EIDINGER et JUDITH ROSMAIR)

J’ai évidemment voulu revoir ce spectacle vu en janvier 2011 qui m’a marqué et qui m’a fait mieux découvrir le travail de Ivo van Hove. C’était le 27 février la première parisienne et le public, à part une dizaine de départs anticipés, a réagi plutôt positivement à ce Misanthrope un peu particulier. Des jeunes d’une classe criaient d’ailleurs leur enthousiasme, ce qui est plutôt sympathique. Le spectacle qui fait abondamment appel aux mythes “Apple” du jour et qui est construit sur une alternance scène et vidéo sans laquelle il ne fonctionnerait pas, se présente tel que je l’avais découvert il y a un peu plus d’un an et et tel que j’en avais rendu compte sur ce blog. Quelques remarques cependant: Lars Eidinger est toujours cet Alceste repoussant (moins cependant que dans mon souvenir à Berlin et moins que sur les photos de scène), et en même temps bouleversant avec sa voix chaude, douce, et ses crises insupportables, y compris lorsqu’il chante “Honesty” de Billy Joel, où il est vraiment exceptionnel face à Oronte. Philinte (Sebastian Schwarz) a, me semble-t-il, gagné en consistance et en profondeur par rapport à janvier 2011, il a une vraie présence apaisante qui en fait une sorte de négatif visible d’Alceste. J’ai été séduit par Jenny König (Eliante), qui campe une  Eliante toute retenue, mais toute énergique,  remarquable face à un Alceste qui l’instrumentalise: la mise en scène du rapport Eliante-Alceste est très serrée et souligne l’ambiguïté d’Alceste qui joue avec elle, authentiquement sincère, la totale insincérité en dépit qu’il en ait.
La scène entre Célimène et Arsinoé est traitée avec un jeu très précis entre la scène et le regard de la vidéo qui accentue les gros plans sur les deux personnages. Avantages du cinéma et du théâtre pour traiter deux visages d’une rare expressivité, l’un plus marqué, l’autre tendu mais jeune, deux actrices très contrôlées, dans une des scènes les plus connues de la pièce, où il n’y a pas de comique de situation, mais beaucoup plus de tension que d’habitude, dans un jeu qui engage à fond, au delà de la parole qui est pourtant essentielle dans cette scène .
Ce qui m’a frappé encore plus que la première fois, c’est justement cette tension qui court toute la pièce:  les scènes sont jouées souvent lentement, puis montent progressivement en tension jusqu’à l’explosion, explosion d’une violence de la parole, de violence entre les personnes (la scène du sonnet d’Oronte en est le modèle), violence du sexe et des rapports au corps: Alceste et Célimène bien sûr, car Célimène est un corps en permanence offert, qui semble en permanence disponible, mais aussi Alceste et Eliante, de manière encore plus violente peut-être à cause de la résistance d’Eliante qui nous mène proche du viol. Et même Arsinoé et Alceste, qu’elle poursuit, qu’elle effleure, contre qui elle se blottit. Mais aussi corps d’Alceste, sali, détruit, et pourtant encore érotisé.
Au total, une expérience forte, inhabituelle, qui montre un Alceste qui rompt tout vernis social, toute trace de rapport humain dans un choix résolu de l’autodestruction et qui finit pourtant par retrouver Célimène à la fin, dans une sorte d’isolement de la chair, puisque le rideau tombe sur leur étreinte.
Post Scriptum: le jeu sur la lance de pompiers dans la dernière scène. Lors de la représentation de Berlin, elle avait échappé des mains d’Alceste et arrosé le public et j’avais pris cela pour un accident. On retrouve exactement le même jeu, y compris sur les rires entre Alceste et Célimène, au milieu d’une scène finale plutôt grise et tendue (Eliante/Philinte d’un côté, immobiles, et Alceste/Célimène de l’autre, dans une sorte de poursuite.) . Ce n’était donc pas un accident, mais faisait partie du jeu, à moins que l’incident ait donné ensuite l’idée d’un jeu, c’est aussi possible. Mystères du théâtre…

En tous cas, de nouveau me frappent les performances d’acteurs, tous excellents, à commencer par Lars Eidinger et Judith Rosmair, et la précision extrême du travail de mise en scène, notamment le jeu sur la vidéo et le plateau, le jeu dedans/dehors, coulisses/plateau: les acteurs attendent leur scène dans un espace de loges: on est au théâtre, tout cela est un jeu sur l’apparence semble dire Ivo van Hove,  espace de jeu, espace d’attente se mélangent puisque la caméra poursuit chacun et s’en moque . J’ai été aussi fasciné par le travail sur le rythme de la parole, sur la modulation de la voix (les acteurs sont munis de micros qui amplifient légèrement): la première scène est à ce titre exemplaire, avec un Alceste tout intériorisé, qui finit par exploser avec Oronte, pour ne pas cesser ensuite de se “distancier”.
Enfin, la distance comique a largement puisé ce soir dans l’utilisation par moments d’expressions françaises (les propositions très crues d’Oronte à Célimène par exemple) qui détendent l’atmosphère et provoquent des rires, mais les moments du rire restent grinçants, tant la vision sociale qui nous est soumise est aussi proche du nous.
Je ne peux évidemment que conseiller d’aller voir ce Molière, qui montre tout de même le terreau inépuisable qu’il constitue.

THÉÂTRE A LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN: LE MISANTHROPE/DER MENSCHENFEIND de MOLIERE (Mise en scène: Ivo van HOVE, avec Lars EIDINGER et Judith ROSMAIR) le 8 janvier 2011

c-jan-versweyveld-0496.1294789089.jpgPhoto Jan Versweyveld

Etant  ce dernier week-end à Berlin pour revoir “La résistible ascension d’Arturo Ui”, en passant devant la Schaubühne, j’ai vu que Le Misanthrope (Der Menschenfeind) est programmé. La curiosité est grande de voir ce que le temple du “Regietheater” propose de faire de la pièce de Molière, et je prends l’un des tout derniers billets pour la représentation du samedi soir 8 janvier.
Le Misanthrope est le spectacle d’ouverture de saison de la Schaubühne cette année (Première le 19 septembre 2010); la mise en scène est signée Ivo van Hove dont on a vu à Avignon en 2008 des Shakespeare très remarqués et à Créteil un travail passionnant sur Cassavetes. Ivo van Hove, actuellement directeur du Toneelgroep Amsterdam, depuis 2001, fait partie de cette génération de metteurs en scène flamands qui sont aujourd’hui à la pointe du travail théâtral européen. Dans la ligne de ses Shakespeare d’Avignon, il utilise crûment les classiques d’hier pour montrer crûment les problèmes d’aujourd’hui.

Le Misanthrope, qui fut la première pièce de Molière à être “actualisée” dans des mises en scènes (jouée en costumes modernes dès les années 60) se prête bien à ce type de lecture, elle qui dénonce à la fois les mythes (la vérité à tout crins, la “transparence”  font aussi problème aujourd’hui, on le voit avec le débat autour de l’affaire Wikileaks) mais aussi les hypocrisies sociales, les réseaux, les faux semblants et les codes . Aussi personne ne peut s’étonner de trouver un décor très “high teck”, d’une immaculée blancheur, avec un mur d’écrans, et deux parois de verre séparant sur les côtés l’espace scénique  de caméras vidéos ominiprésentes qui élargissent les points de vue et relativisent les regards, personne ne s’étonnera non plus que tout ce beau monde (pantalon, chemise ouverte, pieds nus, ou jupes très échancrées-sauf Arsinoé…en pantalon noir-) utilise les gadgets du jour: Oronte lit son sonnet sur un I-Pad, Alceste écoute son I-Phone pendant que Philinte lui parle, et les lettres de Célimène à Acaste et Clitandre sont elles aussi transformées en déclarations sur I-Pad. Des caméras vidéo suivent donc la représentation, sur scène offrant les acteurs au regard sous des angles divers , gros plans, orientations latérales, et hors scène (l’arrière scène représente des loges de comédiens), voire sur le trottoir ravagé par la fonte des neiges en ce Berlin hivernal. Les espaces de jeu sont multipliés grâce à ces vidéos où les acteurs jouent évidemment en direct. L’acte I est assez classique, même si l’ambiance est très grise, voire sombre. La scène avec Philinte est terriblement amère,et  même la scène du sonnet d’Oronte est réglée (I-Pad compris) assez traditionnellement, et très bien réglée d’ailleurs (la manière dont Alceste se retient est désopilante). Tout bascule dans la grande scène IV de l’acte II où tout le monde se retrouve à écouter Célimène régler ses comptes avec des personnages de la bonne société.

Avantrepas.1294789457.jpgscene.1294789558.jpgAprès

Nous sommes autour d’une table, chacun a apporté des victuailles, pâtes, pastèque, biscuits, gâteaux à la crème, vin et Célimène est la vedette du jour, elle fait ses portraits, tantôt aux convives tantôt au téléphone, quand Alceste rompt la fête sociale en s’allongeant sur la table, et commençant à s’asperger des victuailles présentes, il se verse de la sauce au chocolat, du “rote Grütze”, fruits rouges en gelée, il se couvre le visage de tartes, et enfin baissant son pantalon il s’enfonce dans un autre orifice des saucisses viennoises (vu en gros plan grâce à la caméra), pendant qu’une baguette de pain se substitue triomphalement à son appendice érectile. A partir de ce moment, ce n’est plus le Misanthrope, mais le Misantrash. Alceste bascule dans l’absolu de l’excès devenant toujours plus sale, toujours plus repoussant, gluant, devenant vraiment celui qu’on a envie de voir disparaître. Alceste poursuit Célimène jusque dans la rue, revient, les pieds nus infectes de saleté, avec trois énormes sacs d’immondices qu’il déverse sur scène, et pour finir, arrose toute la scène, et sa partenaire, avec une lance à incendie (ce soir elle lui a échappé des mains et a arrosé le public, donnant une couleur burlesque à une scène finale qui se voulait tout en retenue et qui de ce fait rate un peu son objectif).
Je sens bien à mesure que je raconte le spectacle, que le lecteur a l’impression d’une mise en scène encore déjantée, décalée, difficilement acceptable, comme en a quelquefois le secret le théâtre allemand.

Pourtant, trois jours après, j’y pense et je n’oublie pas.
Au-delà du gadget, des débordements et de l’excès, c’est bien de cet excès même dont la pièce est porteuse. Alceste par son exigence est proprement insupportable à son entourage, comme tous les personnages maniaques de la galerie moliéresque: c’est un destructeur, destructeur d’ordre social, destructeur de tissu social, destructeur d’amitié. En détruisant, il se détruit lui-même et cette destruction finit par faire rire, comme les tartes à la crème que se lancent les clowns. Tout finit dans une clownerie cynique.
En rendant le personnage extrême, difficile même à regarder tant il est repoussant et pathétique à force d’être repoussoir, Ivo van Hove se situe bien au centre dela problématique, orientant le regard du spectateur vers un ressenti probablement proche de ce que le spectateur du XVIIème siècle devait éprouver à la vue de ce zombie, détruisant ainsi tout le capital de sympathie qu’Alceste en général provoque chez le spectateur d’aujourd’hui.

Le cas de Célimène est un peu différent. La “coquette” du XVIIème devient chez Van Hove une sorte de femme libérée, libre de son corps et cultivant plusieurs relations parallèles, elle est comme chez Molière tout ce qu’Alceste n’accepte pas, et aussi tout ce qu’il supporte de manière désespérée chez elle, par la force de l’amour et du désir, fortement souligné sur scène. Elle tient les hommes non par le discours, mais bien par le corps : le corps de Célimène est agressivement omniprésent, et la belle Judith Rosmair prête au personnage ses formes séduisantes et avantageuses qui passent tour à tour dans les mains et sur les lèvres d’Alceste, d’Oronte, d’Acaste et de Clitandre.
index.1294789525.jpgLars Eidinger est Alceste: sa voix douce et chaude fait contraste avec la violence démonstrative de l’engagement (qui doit lui  valoir une longue douche au sortir du spectacle). Cet acteur, l’un des grands de la Schaubühne (on l’a vu dans Tesmar de Hedda Gabler et dans le docteur Rank de Nora-Maison de Poupée-montés par Thomas Ostermeier). C’est un acteur qui ose, qui s’expose, de manière incroyable, une véritable explosion.2.1294789540.jpg Sa performance en Alceste est étonnante, pour tant et tant de raisons, il est vraiment exceptionnel.
Notons aussi l’Arsinoé de Corinna Kirchhoff, bien connue du public allemand, toute de noir vêtue, très rigide et droite au milieu de tous ces corps qui bougent, à la voix égale et tendue, au milieu de toutes ces voix qui crient, elle est tout sauf ridicule, et de fait, la scène avec Célimène où chacune joue à “l’amie qui vous veut du bien” (Acte III scène IV) n’est pas aussi amusante que d’habitude, mais d’une extrême tension. Les autres comédiens sont remarquables,  la mise en scène en fait souvent des spectateurs interdits des excès d’Alceste, Philinte (Sebastian Schwarz, 26 ans un des acteurs montants de la Schaubühne) quant à lui reste l’honnête homme équilibré, jusqu’au moment où il “éclate” lui aussi, tandis qu’Eliante (Lea Draeger) est un miracle de discrétion au milieu de ce monde agité.

Au total, ai-je aimé? Peut-on aimer un spectacle qui reste par bien des côtés difficile à supporter tant il “casse” les Misanthrope qu’on a l’habitude de voir? Après trois jours, cette représentation  reste en mémoire, et plus on en remonte les fils, plus on en saisit les choix, il se produit une sorte de cristallisation. Van Hove nous montre l’insupportable social, il prend de la distance à la fois avec la société avec ses mythes passagers (les produits Apple à la mode) et celui qui la pourfend, complètement (auto)destructeur, et qui finalement à la toute fin, retrouve Célimène (ils s’embrassent sauvagement au baisser de rideau) après l’avoir honnie: voudrait-on dire qu’il retrouve le monde? et nous dire que tout cela était bien inutile?

c-jan-versweyveld-6997.1294788903.jpgPhoto Jan Versweyveld