OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 18 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO, Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte III, Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV, Giulietta ©Jean-Pierre Maurin

Pour cette période de fêtes, l’Opéra de Lyon programme la reprise d’un spectacle qui à l’époque (2005) avait eu un très beau succès, Les Contes d’Hoffmann, dans la mise en scène de Laurent Pelly, et surtout dans l’édition de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, qui à ce jour est la plus complète et tient compte des importantes découvertes de nouvelles musiques, notamment sur l’acte de Giulietta, qui change complètement de couleur, et sur la partie finale (Stella) beaucoup plus longue et chantée que dans les versions traditionnelles. Je vous épargnerai la saga des éditions de l’unique opéra d’Offenbach, mais peut-être pas mes nostalgies: j’ai toujours aimé le septuor de l’acte de Giulietta, très spectaculaire, qui a disparu (légitimement) de cette version, parce qu’il n’est pas de la main d’Offenbach, et mes oreilles furent bercées de “Scintille diamant” dans la version traditionnelle, alors que l’air est complètement transformé depuis la découverte de nouveaux documents.
Programmer la musique incluse dans l’édition Kaye/Keck est donc non seulement légitime, mais recommandé, même les auditeurs seniors ont été bercés d’autres versions mâtinées de Guiraud, qui avaient leur charme aussi, mais qui tiraient l’opéra plus vers la fantasmagorie d’opérette, que vers l’ambiance sombre du fantastique hoffmannien.

Les musiques découvertes encore récemment font donc ressortir les aspects noirs de l’œuvre et demandent une mise en scène adéquate: celle de Laurent Pelly n’a ni couleur ni clinquant, noir et gris dominent, dans un décor qui fait de cloisons qui bougent sans cesse, délimitant divers espaces, et diverses ambiances, avec des éclairages qui doivent beaucoup au cinéma expressionniste. Cette reprise, confiée à Christian Räth, montre une production qui après 7 ans n’a rien perdu de sa prise sur le public (grand triomphe final) et qui n’a pas vieilli. C’est le décor qui fait l’univers étrange dans lequel les personnages évoluent: des ombres, des redingotes grises, une belle géométrie des choeurs et des scènes, tout cela fait son effet, même si la direction d’acteurs reste assez conventionnelle.

Acte II Olympia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin
Acte II Olympia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin

L’acte II (Olympia) est le plus ironique, et au fond le moins sombre: cette histoire de poupée qui se brise, de diable berné par un docteur amoureux de la physique qui lui paie imprudemment un billet à ordre sur une banque en faillite, et d’un Hoffmann amoureux d’une lointaine silhouette qu’il découvre sans la voir vraiment (l’amour est aveugle), tout cela est assez divertissant sans aller bien loin. C’est un univers mécanique à la Jules Verne qui constitue le cadre de l’acte, la poupée est maniée par une sorte de machine de théâtre, et la malheureuse chanteuse doit chanter son fameux air en montant et descendant au rythme des aigus et des vocalises  avec le choeur assis sur des gradins coincés entre des structures métalliques à mi-chemin entre Meccano et tour Eiffel. Car tout le deuxième acte est conçu par Offenbach comme un spectacle dans le spectacle, Spalanzani donnant sa fille à voir comme un objet (qu’elle est) à des spectateurs rassemblés pour cela.
Le troisième acte (Antonia) est le plus réussi, parce qu’il est simplement le plus fort, et dramaturgiquement, et musicalement. Quand Patrice Chéreau fit sa fameuse mise en scène à Garnier (qui entre parenthèses pourrait encore aujourd’hui faire les beaux jours de Bastille), il affirma qu’il fallait “revenir à Hoffmann” et prit –  sur la version traditionnelle de Guiraud – des libertés avec le texte (il supprima la Muse et fit chanter Nicklausse par un homme) et l’ordre des actes. Affirmant avec raison que l’acte d’Antonia était le plus intense, il le mit en dernier, et le plaça après l’acte de Giulietta, dramaturgiquement moins bien ficelé. Les anciens se rappellent Christiane Eda-Pierre, Nicolaï Gedda et Tom Krause (qui vient de disparaître) autour de cette calèche noire d’où descendait le docteur Miracle…souvenirs..souvenirs…(4 reprises , 39 représentations en tout, 104% de fréquentation…fascinant).
Chez Pelly, le décor (de Chantal Thomas) est un intérieur de grande maison triste et sombre structuré par un grand escalier central qui se disloque ou se recompose à plaisir. Magnifique image que celle d’Hoffmann et Antonia d’un côté et de l’autre, se regardant et se tendant les bras dans le vide, chacun sur sa rampe. Miracle, personnage à la Murnau, apparaît tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt sur les côtés et même dans le lustre, mais aussi en ombre. Un moment très réussi qui arrive aussi à créer une sorte d’intimité par un jeu de cloisons autour de la chambrette d’Antonia qui se referment sur elle comme un piège, mais aussi une sorte d’ambiance de maison hantée à la Edgar Poe.
L’acte de Giulietta, le dernier, est sans doute à cause de la Barcarolle le plus populaire de tous au niveau musical: il mélange l’histoire de Peter Schlemihl – héros du conte fantastique de Adalbert von Chamisso – qui a vendu son ombre et celle d’ Erasmus Spikher (dans l’opéra Hoffmann lui même) qui perd son reflet, c’est néanmoins à mon avis le moins construit du point de vue dramaturgique, parce que le moins linéaire. Pelly le place dans une ambiance “vénitienne” avec des sofas qui glissent comme des gondoles et des rideaux translucides comme autant de linceuls, ambiance plus aérienne, plus impalpable comme un reflet qui se perd. C’est très agréable à voir mais n’a pas la force de l’acte précédent.
Premier et dernier acte se passent dans un espace assez nu et le dernier acte est bien plus développé dans cette édition que dans l’édition traditionnelle, avec notamment l’air de Stella Hoffmann!Hoffmann! Ah! /Souviens toi du passé, l’air de la Muse C’est moi, la fidèle amie et surtout l’ensemble final magnifique qui se conclut par le désormais célèbre On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs.
Au total une des meilleurs productions de Laurent Pelly, qui à l’époque fourmillait d’idées.

Acte III Antonia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin
Acte III Antonia (Patrizia Ciofi)©Jean-Pierre Maurin

Du point de vue de la distribution, les choses sont inégales: Patricia Ciofi devait alterner avec Désirée Rancatore, ce qui promettait une belle bataille de sopranos en alternance, mais Madame Rancatore pour des raisons que seules les sopranos connaissent  a déclaré forfait. Du coup Madame Ciofi a dû demander à changer un peu ses dates: je devais avoir Patrizia Ciofi, j’ai eu Talise Trevigne, jeune soprano américaine qui vient de chanter les trois rôles à Knoxville. Il est toujours intéressant  de découvrir des voix nouvelles et la prestation de Talise Trevigne fait vraiment apparaître la difficulté d’aborder en même temps les trois rôles: quand on distribue trois sopranos différents pour les trois rôles, on a un soprano colorature léger (Dessay) pour Olympia, (capable de monter au contre mi bémol non écrit par Offenbach) de vocaliser sur les sommets, un rossignol en somme, un soprano lyrique pour Antonia (qui monte au si naturel quand même), la tessiture de Giulietta est celle d’un lirico spinto, nécessitant plus de graves et surtout une voix plus large et plus dramatique (Crespin…). Il faut donc pour interpréter les trois rôles avoir une voix ductile capable de monter très haut, d’une étendue large, assez dramatique: la quadrature du cercle en somme: en se promenant dans les distributions du passé, on constate que Anja Silja les a chantés, tout comme Irmgard Seefried, Anna Moffo et Joan Sutherland, c’est à dire des voix de natures très différentes. On constate aussi que bien peu de théâtres ont pris le risque d’afficher une seule chanteuse.

Talise Trevigne © Kingmond Young
Talise Trevigne © Kingmond Young

À Lyon Talise Trevigne ne m’a pas convaincu du tout et n’a visiblement ni les aigus d’Olympia ni ceux d’Antonia: à chaque fois, les notes hautes sortent mal, fausses, émises avec difficulté, et quand les suraigus sortent ils ne sont pas tenus mais à peine atteints. Elle est à l’aise dans les agilités, douée d’un beau médium assez charnu, mais avec un vibrato quelquefois accusé (dans Antonia c’est assez sensible); c’est peut-être dans Giulietta qu’elle s’en sort le mieux, même si les graves sont absents et inaudibles. Bilan plus que contrasté donc, qu’on excusera parce que c’était sa première apparition, et parce que néanmoins la voix a cette qualité de diction des chanteurs d’outre atlantique, d’une grande clarté, et que l’artiste a une certaine personnalité scénique. Mais il ne faut vraiment pas qu’elle chante ça et surtout pas les soprano légers qu’elle n’est pas du tout et dont elle n’a pas les notes. Rarissime à Lyon, quelqu’un l’a huée.

Laurent Alvaro©Jean-Pierre Maurin
Laurent Alvaro©Jean-Pierre Maurin

C’est bien plus sûr du côté masculin: le Coppelius/Dapertutto/Miracle/Lindorf de Laurent Alvaro est vraiment tout à fait à sa place dans un rôle où peut-être pour ma part je souhaiterais des graves mieux assis, mais la voix est large, la diction parfaite, le volume remplit facilement la salle. Chaque apparition de ce chanteur confirme qu’il est l’un des plus intéressants de l’hexagone. Pour mon goût, je préfère l’élégance d’un Laurent Naouri, à mon avis irremplaçable dans ce rôle, mais la silhouette, la présence, la coloration du chant, la force de conviction, tout en fait un excellent Diable.
Plus décevant (oserais-je dire comme d’habitude) Peter Sidhom dans Crespel (Acte d’Antonia inspiré du conte Le Violon de Crémone), pas de conviction, pas de force de jeu, pas de couleur, un chant sans intérêt; c’était un Alberich pour moi médiocre, on aurait pu penser qu’au moins Crespel…eh bien non.
Une très agréable surprise et disons le, l’un des très gros succès de la soirée, le très jeune Cyrille Dubois dans les quatre valets (Andrès/Cochenille/Frantz/Pitichinaccio) et surtout dans Frantz. On a l’habitude d’entendre dans le rôle un ténor de caractère à la Michel Sénéchal (il y était désopilant): ici, c’est l’élégance du chant qui frappe, la fraicheur, l’humour et surtout l’incroyable mobilité du corps, il esquisse des mouvements de danse, lancé, pointe, écarts, le tout en chantant son air de “la méthode”, Jour et nuit je me mets en quatre. ll capte l’intérêt du public, occupe l’espace et la scène et en plus il chante bien, juste, avec une voix bien projetée. Belle prestation, d’un artiste issu de l’Atelier de l’Opéra de Paris qui décidément produit de vrais espoirs. Cela fait plusieurs fois que je remarque que beaucoup de ces jeunes sont valeureux et intéressants. Cyrille Dubois, à ne pas manquer si on lui donne des rôles qui font exploser sa personnalité !
Les autres rôles de complément sont tenus très honorablement notamment Christophe Gay (Schlemihl).
Angélique Noldus, que j’avais beaucoup aimée dans la Dame Marthe du Faust de triste mémoire de l’Opéra de Paris, m’a à la fois séduit et déçu. Séduit dans les airs (nombreux dans cette édition ) de la Muse ou de Nicklausse, notamment l’air du dernier acte C’est moi, la fidèle amie. La personnalité est attachante, l’artiste est émouvante, douée d’un naturel confondant en scène et dans la voix, jamais apprêtée. Mais justement quelquefois, et on aimerait un peu plus d’apprêt, un peu plus de manière (même si elle joue un rôle masculin, Nicklausse). Par ailleurs, certains aigus  sortent mal, d’autres sont somptueux; c’est un tout petit peu irrégulier, mais cela reste une artiste de valeur qu’il faut suivre.

Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin

Enfin, le vrai cadeau de la soirée, John Osborn,  un Hoffmann idéal pour le volume d’un théâtre comme Lyon. Nul besoin de forcer, une ligne de chant exceptionnelle, un vrai style français, avec la couleur, avec les nuances, avec les aigus et même plus! De plus, il est doué d’une diction impeccable sans l’ombre d’un accent et d’une belle personnalité en scène.
Je sais qu’il commence à aborder les rôles post-romantiques français (on pense à Werther…) et pourtant, même si cet Hoffmann est remarquable, c’est une voix faite pour les ténors (plus rares sur le marché) de Grand Opéra français, Meyerbeer, Halevy, Spontini, voire Henri des Vêpres Siciliennes de Verdi. On manque cruellement de voix pour ce répertoire-là, c’est le moment qu’un directeur avisé programme Les Huguenots, il serait un Raoul de choix (Bruxelles l’avait fait, comme me l’a susurré un lecteur lui aussi avisé). Quand on a un tel style, on le garde jalousement pour bel cantare.

Pour accompagner cette distribution plus homogène du côté des hommes que des femmes, un choeur de l’Opéra de Lyon (dir.Alan Woodbridge) en grande forme, très mobile, très impliqué dans le jeu, et mettant en valeur tout particulièrement le texte, on sent la familiarité avec le répertoire.
Quant à Kazushi Ono, à la tête d’un orchestre de l’opéra en formation “moyenne” (un calibre Mozart des Champs Elysées…) sans aucun accroc, il imprime un grand sens dramatique, avec une vraie précision dans les détails de l’orchestration, mais sans vrai lyrisme et avec un peu de sécheresse, mais cela cadre avec l’ambiance expressionniste de la mise en scène, un Offenbach qu’il tire vers les années 20. C’est surprenant, mais loin d’être désagréable à entendre, favorisé par l’acoustique très sèche de l’Opéra qui ne comble décidément pas les amateurs d’ivresse sonore.
Dans l’ensemble une soirée qui sans être mémorable fait passer un très bon moment, avec un public très disponible qui fait un triomphe au plateau, et une réalisation musicale soignée, dans une mise en scène fluide, d’une grande qualité esthétique et bien spatialisée. Un vrai bon spectacle de fêtes. Nous chassons d’ici langueur et soucis, glou glou.[wpsr_facebook]

Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Giulietta ©Jean-Pierre Maurin

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 16 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Lyon 16 octobre

Quand on aime on ne compte pas.

Profitant d’une place laissée libérée qu’un ami m’a proposée, je me suis rapidement décidé à  revoir cette production et d’assister à sa troisième représentation. Il y avait une certaine hardiesse à retourner voir ce spectacle le jour anniversaire de la mort de Marie-Antoinette (16 octobre 1793), mais personne n’y a pensé…
Je n’ai évidemment pas  grand chose à rajouter à ce que j’ai écrit précédemment (voir le compte rendu de la Première), mais tout de même, cette deuxième vision m’a permis de constater d’une part que le spectacle a toujours une grande force, d’autre part que certains détails de mise en scène m’avaient échappé et que, concentré sur tel ou tel aspect du travail, j’en ai encore une idée plus nette, d’autant que musicalement, c’est vraiment une soirée exemplaire. L’orchestre est toujours d’une très grande clarté, d’une rare lisibilité, et conduit de manière très dramatique sans aucune signe de pathos. On ne peut diriger Poulenc comme Puccini. La lecture de Kazushi Ono est, comme toujours chez ce chef, une lecture objectivée qui ne se permet aucun laisser aller à du sentimentalisme ou du sirupeux.

Il en résulte une tension permanente, dès même la désormais fameuse première scène qui a encore choqué certains éléments du public: s’il s’agissait de Lulu, personne ne broncherait, s’agissant de Dialogues des Carmélites, évidemment, la première scène, construite en opposition au reste, prend une valeur très emblématique et surtout inattendue, mais au total cohérente: elle contient en germe la fin de l’oeuvre où la dame aux seins nus qui émerge du lit du marquis de La Force est aussi le centre de l’image finale de l’opéra,  levant le poing dans un style très “Viva la Revolución”.
Si la conduite (et la réponse) de l’orchestre apparaissent exemplaires (et cette fois, presque tous les cuivres ont répondu présent), l’écoute très attentive du chant montre une fois de plus une distribution équilibrée, très solide, avec de très belles qualités, notamment dans le contrôle du souffle et du volume et dans le style: il n’y a aucune faiblesse, il y a simplement des voix plus intenses que d’autres, mieux dominées que d’autres, mais dans un ensemble sans conteste de grande qualité et de bon niveau.
Sylvie Brunet, outre la qualité de l’interprétation scénique et l’intensité du personnage qui obtient un triomphe à la fin, utilise les déchirures de sa voix pour construire vocalement une première Prieure à la fois puissante, imposante,  avec des fêlures vocales qui cadrent parfaitement avec les fêlures humaines, et de fait, il n’y a rien à dire: Sylvie Brunet sait utiliser les rayons et les ombres de sa voix actuelle pour conduire le personnage. Sa mort est l’un des moments très forts et très marquants de ce spectacle.
Anäik Morel, peut-être encore plus que samedi dernier, montre un contrôle vocal exemplaire et une ligne de chant très homogène, avec des aigus pleins, et pas criés,  ce que l’on pourrait reprocher quelquefois à Sophie Marin-Gregor dans la nouvelle Prieure: une tension entre des aigus très larges un peu criés quelquefois et un medium un peu mat mais la présence vocale est telle, avec une telle intelligence de la diction et du phrasé, avec un ton d’une telle justesse, que l’ensemble ne peut que “passer” avec facilité, et ce n’est que justice.
Hélène Guilmette, toujours un peu en retrait scéniquement, un peu pâle par rapport à d’autres personnages, nous a gratifiés de jolis moments vocaux, notamment au premier acte, avec un beau contrôle, une vraie réussite dans la manière d’adoucir, de chanter sur le fil de voix, de produire des mezze voci et, nos amis italiens diraient des “smorzature” (littéralement des atténuations) très bien conduites et maîtrisées.
Sabine Devieilhe reste ce soleil décrit samedi, j’ai été très attentif à son attitude en scène quand elle reste en retrait (et la mise en scène la met souvent en arrière): elle est d’une criante vérité, petits gestes, regards, sourires, tout cela donne au personnage une présence inouïe, avec une voix très bien projetée, très homogène, particulièrement maîtrisée techniquement.
Du côté masculin, rien à dire de Laurent Alvaro, un marquis encore jeune et vigoureux, à la voix puissante, bien projetée, bien posée, ni de Loïk Felix, dont la douceur vocale est presque émouvante. Le discours de l’aumônier reste toujours équilibré (noblesse oblige), toujours maîtrisé, sans jamais entrer dans le pathétique; ainsi Loïk Felix est sans doute dans sa diction le plus naturel et le plus fluide de tous, exprimant une humanité touchante.
Quant au jeune Sébastien Guèze, j’ai encore une fois apprécié à la fois son engagement scénique et la personnalité sensible du Chevalier de la Force qu’il dessine, son timbre juvénile qui en fait de la graine de ténor pour du bel canto français ou du grand opéra, avec peut-être un peu plus de fluidité dans la montée à l’aigu, qu’on sent quelquefois un peu forcée: j’ai cru entendre un futur Henri (Les Vêpres Siciliennes) dont il a incontestablement la couleur, il chante déjà Floreski de Lodoïska et si la voix s’élargit encore il y a peut-être du Raoul (des Huguenots) dans l’air…
En tous cas entre Loïk Felix et Sébastien Guèze, on tient là deux ténors (très différents) de style français: le marché est plein de ténors pour le répertoire italien, on serait heureux d’avoir des héritiers de la tradition des ténors français. Depuis Vanzo, et à part Alagna, les dernières années n’ont pas fait sortir des jeunes vraiment valeureux dans le répertoire du XIXème en France, même si quelqu’un comme Florian Laconi est actuellement à suivre avec attention.
Du point de vue de la mise en scène, quelques points se sont précisés, d’autres restent plus troubles.
Les religieuses à l’acte I, deuxième tableau, fabriquent en fait des hosties dans une distribution rigoureuse du travail, une table pour étendre la pâte, la chauffer et la faire prendre dans des sortes de crêpières, deux tables pour créer les hosties, et côté jardin, quelques religieuses les mettent dans des sachets de tulle (un peu comme des sachets à dragées). C’est historique, les Carmélites deviennent après la révolution  le plus gros fournisseur de France en hosties, succédant aux fabriquant d’oublies qui en avaient le monopole auparavant.
La statue en arrière plan qu’on voit de dos est celle de la République. Ainsi, les Carmélites sont installées derrière: littéralement, elles lui tournent le dos, mais cette République est là, toujours présente, comme une statue du Commandeur, et elle domine Paris et le monde extérieur.
Je n’avais pas remarqué non plus combien la masse silencieuse qui assiste au lever du marquis de la Force  fait singulièrement penser au Lever du Roi à Versailles, le marquis de la Force  n’étant que reproduction d’une sorte de rituel aristocratique (avec droit de cuissage à la clé: on n’est pas loin du Beaumarchais du Mariage de Figaro, l’immense succès théâtral de 1784, annonciateur de futures révolutions ). Mais ce peuple silencieux a ses brassards tricolores, comme les révolutionnaires de la partie finale: ce sont les mêmes, ils sont un présent qui est aussi futur, ce sont les masses silencieuses où couvent le ferment révolutionnaire. D’ailleurs, ils sont sur la scène côté jardin, là où ils seront à la dernière scène du supplice, et comme à la première scène (lorsqu’elle crie) , c’est parmi eux que Blanche “se noie” dans la scène finale.
La plus grande ambiguité reste à mon avis le statut de ces révolutionnaires,  qui apparaissent comme des partisans, comme je l’ai écrit par ailleurs, plus que des révolutionnaires officiels: toute la scène finale sent la justice expéditive quand la Révolution veillait à fortement ritualiser la République toute neuve. Pas de rituel ici, mais au contraire un dispositif à la fois presque expéditif et fortement symbolique aussi: les religieuses tombant dans un trou, et disparaissant semblent être effacées sans laisser de traces. Ces “partisans” pourraient être aussi bien des révolutionnaires latino-américains, mais aussi, et c’est plus inquiétant, des miliciens d’une dictature cherchant à purifier la terre des éléments qui leur font obstacle. C’est ambigu et par la même stimulant: il est bon d’avoir des questions sans réponse, ou des questions dont on a peur des réponses, à la fin d’un spectacle.

En tous cas, ce fut une deuxième vision, aussi stimulante, aussi passionnante que la première, une belle réussite qui tient en haleine pendant trois heures: on peut aimer ou non cette musique, mais on ne peut nier une puissance d’émotion toute particulière à ce travail. Il y a encore des places, allez-y vous ne le regretterez pas.
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Christophe Honoré

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC le 12 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Kazushi ONO; ms en sc: Christophe HONORÉ)

Les saluts, le 12 octobre 2013

Représentation dédiée à Patrice Chéreau, qui fut sept ans directeur du TNP de Villeurbanne.

“Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous”, cette phrase, inscrite sur le fond du décor unique de Dialogues des Carmélites dont la Première a eu lieu hier 12 octobre à l’Opéra de Lyon, est une variation  sur une expression de la première Lettre de Saint Jean « Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous » (1 Jn 4, 16). Elle est aussi le point de départ central de l’encyclique de Benoît XVI, “Deus est caritas”, dont je vous renvoie au texte et qui dit en substance dans son introduction: Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : «Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous».
La question de l’amour de Dieu est au centre de l’œuvre de Bernanos, il faut d’ailleurs faire justice à la grammaire: le génitif “de Dieu” est à la fois objectif et subjectif, c’est l’amour de Dieu vers nous, et l’Amour que nous portons à Dieu qui va faire l’objet du Dialogue et des débats qui essaiment l’œuvre. C’est d’ailleurs, un relatif obstacle pour rentrer dans la réalité du texte que sa transformation en opéra: la nature des échanges favorise évidemment le renvoi au texte théâtral: un passage aussi fondamental que la dernière rencontre de la vieille prieure et de Blanche “Oh, il y a bien des sortes de pauvreté, jusqu’à la plus misérable, et c’est de celle-là que vous serez rassasiée…” (scène VIII) qui pose des questions fondamentales sur le sens de l’agonie du Christ et du Martyre, mérite audition, lecture et relecture. À l’opéra,  la musique, la performance vocale, le texte sont dilués ensemble et éparpillent l’attention du spectateur, qui doit être très sollicitée intellectuellement.
L’Encyclique de Benoît XVI date de Noël 2005, elle est inscrite dans l’actualité du monde contemporain . C’est une réflexion de cet ordre qui a conduit sans doute Christophe Honoré à placer l’opéra dans un contexte moderne, ces Carmélites sont des femmes d’aujourd’hui, recluses dans une sorte de loft ouvert sur Paris par une grande baie, mais séparées de la ville par une béance, un trou béant (délimité par deux murs de briques partiellement recouverts de chaux, avec des fenêtres dont la construction ont été abandonnées) dont on verra l’usage plus tard. Ce loft recouvert de plaques de bois n’est pas vraiment un loft entretenu, des plaques ont disparu, laissant voir le crépi et la structure:  une installation très frustre, presque un squat, où les femmes vivent en groupe, toujours en groupe, toujours sous l’oeil l’une de l’autre, elles travaillent, elles dorment, elles prient toujours dans le même espace, accédant à l’extérieur par une porte grillagée à gauche.
La réflexion de Christophe Honoré nous ramène donc immédiatement à nous et à cette question sans réponse: que nous disent ces femmes et ces débats sur Dieu, la mort, la liberté aujourd’hui?
Mais aussi sur la jeunesse des révolutions, question tellement forte aujourd’hui dans les pays arabes, qui est traitée ici à la fois par le texte et par l’intrigue – l’irruption de la Révolution et des révolutionnaires dans ces vies recluses-, et par l’insistance de Christophe Honoré qui fait lire en prélude  au spectacle un texte de Bernanos sur la jeunesse par une choriste qui précise au public que la jeunesse renvoie non seulement aux jeunes, mais la jeunesse des pays en révolution.  Tout cela évidemment stimule le spectateur amené, voire contraint de faire des liens divers avec le bruit du monde.
Le monde, il est présent, et tellement violemment, dans la première scène, qui représente dans le même espace, l’hôtel particulier du Marquis de la Force: le Chevalier son fils fait irruption dans sa chambre, suivi d’une foule au statut brumeux, alors que le père s’ébat avec une jeune femme aux seins nus  dans un lit bien défait; voilà qui fait sonner de manière toute particulière la première réplique du père “Pourquoi diable ne le demandez-vous à ses femmes, au lieu d’entrer chez moi, sans crier gare, comme un turc”. Tous les spectateurs ne peuvent qu’être troublés, voire dérangés par la crudité de la scène: on s’attendrait peu à voir une scène d’une telle intimité dans la pièce de Bernanos. C’est incontestablement une violence, d’autant plus que le dispositif scénique donne un statut particulier au “quatrième mur”: le spectateur se retrouve non spectateur mais voyeur, à la fois de l’intimité du Marquis de la Force, mais aussi ensuite de la communauté recluse des carmélites. Et cette position est vraiment dérangeante. Sur scène,au lever de rideau, un groupe silencieux regarde le dialogue entre le jeune Chevalier et le marquis de la Force, pendant qu’il se rhabille ainsi que sa compagne (qui se trouve être sans doute la gouvernante de la maison ou quelque chose d’approchant) et les spectateurs sont dans la même position, voyeurs-spectateurs d’une intimité, ici des corps, et plus avant des âmes.
Le monde, c’est aussi un marquis de la Force libertin, plutôt ouvert, qui évoque les premiers soubresauts de révolte dès le mariage du Dauphin (1770), correspondant exactement à la naissance de Blanche, un monde que Christophe Honoré voit toujours sous les yeux de tous, qu’il soit l’Hôtel particulier des La Force, ou l’espace reclus du Carmel: il n’y a pas plus d’intimité des corps que des âmes, pas de scènes à deux, rien que des moments où tout est mis sous les yeux du public, ce qui ne manque pas non plus d’être dérangeant: que ce soient les carmélites ou le groupe de la première scène, tout se déroule sous les yeux de ce chœur antique silencieux qui visiblement n’en pense pas moins dans cet espace unique qui est surtout espace tragique: “le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui”, rarement cette affirmation ne m’est apparue plus vraie, plus forte, plus urgente.
Le rideau se lève sur une scène, il faut le dire, qui en a surpris, voire choqué plus d’un, mais une scène rendue sans doute nécessaire pour marquer les contrastes entre le dehors et le dedans, le monde et le carmel,  et souligner en même temps les parallèles: les débats ou les dialogues sous les regards de tous, les intimités violées (à ce titre, la mort de la prieure est à mettre en parallèle avec la première scène), les relations humaines et leurs faiblesses, aussi bien dehors que dedans, tout est impudiquement exposé.
Christophe Honoré a accordé une attention très subtile, très précise, très millimétrée aux gestes, au théâtre, au naturel: c’est l’avantage du cinéaste de poser un regard au microscope sur le réel. Il n’y a pas un personnage qui soit négligé, pas un détail qui ne soit omis, pas un geste qui ne soit juste, ou justifié. Tout fait sens. Dans sa volonté de marquer l’actualité de cette communauté, au sens moderne du terme, il en fait une communauté religieuse qui travaille pour se financer on le voit à l’ordinateur dans un coin de l’espace qui doit servir à la gestion de la machine économique, on le voit aussi jusqu’à la manière dont est représenté l’aumônier, Loïc Félix (remarquable), un prêtre de couleur, allusion à la réalité d’aujourd’hui où de nombreux prêtres en France viennent d’Afrique pour compenser la crise européenne des vocations. Un travail enraciné dans l’aujourd’hui,  avec une attention aux personnages qui stupéfie.
Les costumes de Thibault Vancraenenbroeck, insistent sur la simplicité, ce sont des costumes de “ménagères” de plus ou moins de cinquante ans, les carmélites ont toutes des sandales (les révolutionnaires leur apporteront des chaussures à talons

Les chaussures à talons ©Jean-Louis Fernandez

, symbole de leur retour à la féminité) des robes simples de travailleuses, avec des blouses ou des tabliers, un peu comme dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à Munich;

En prière ©Jean-Louis Fernandez

elles portent toutes le voile à un moment ou à un autre, mais rarement ensemble, elles revêtent leur vêtement blanc, mais seulement au moment des offices et ce jeu des costumes renforce l’impression de réalisme, voire de crudité et impose une mise en proximité (entendue comme opposée à tout ce qui serait mise à distance) du spectateur, d’autant que l’espace relativement réduit de la salle de Lyon et sa couleur noire renforcent cette intimité collective.
En choisissant d’inscrire dans le présent cette histoire du passé (j’emploie inscrire dans le présent et non actualiser à dessein: le mot actualiser me suggère un simple habillage, le mot inscrire m’invite à me mettre en question, me met en miroir), Christophe Honoré ne fait que continuer ce qu’il a si intelligemment fait avec la Princesse de Clèves dans son film La belle personne.
Mais s’agit-il d’une mise au présent d’une histoire passée? Après tout, Bernanos utilise  la nouvelle La Dernière à l’Échafaud (Die Letzte am Schafott) de Gertrud von Le Fort, publiée en 1931 (elle même inspirée des écrits de soeur Marie de L’Incarnation,  la seule à avoir échappé à la mort) pour écrire un scénario pour le cinéma en 1948, qui est adapté pour le théâtre par Jacques Hébertot en 1952, inscrivant définitivement l’oeuvre dans l’urgence du présent, et dans le débat intérieur de Bernanos lui-même: le passé est un prétexte pour lire notre monde, pour nous lire nous-mêmes.
Dans le travail de Christophe Honoré, on est aussi frappé par l’élargissement du débat, notamment à la fin quand interviennent les révolutionnaires: ces révolutionnaires, qui cassent la citation “Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous” pour ne laisser que les lettres qui composent “Nous avons l’amour de nous” tout en envoyant à la mort ces femmes, pour des raisons idéologiques. Sont-ils des méchants? Discours complexe s’il en est, tant des révolutionnaires ressemblent ou à des partisans,  (il y a quelque chose d’une ambiance “seconde guerre mondiale”) ou à des représentants d’une idéologie totalitaire désemparés face à la simplicité du témoignage de ces femmes, apparemment inoffensives en réalité redoutables dans un contexte où tous les esprits doivent s’uniformiser: éradiquer tout ce qui ne serait pas la nouvelle norme, éradiquer ce qui est autre, éradiquer ce qui est résistance,  voilà qui nous renvoie à bien d’autres contextes anciens, modernes ou contemporains.

On le voit, la prise de position de Christophe Honoré est particulièrement complexe, et fait qu’on ne vit pas ce travail comme un spectacle, mais comme une interrogation qui renvoie aux tréfonds de l’individu et donc qui renvoie à soi: il fait du théâtre un miroir de nos doutes, de nos certitudes, de notre être au monde: ce que le théâtre est, normalement, ce qu’il oublie d’être, quelquefois, pour n’être que spectacle.

Vers le supplice ©Jean-Louis Fernandez

C’est particulièrement sensible dans la scène finale: deux groupes, côté jardin,  les spectateurs de l’exécution, à droite côté cour, les carmélites chantant le Salve Regina, ponctué par les coups de percussion marquant les têtes qui tombent. Christophe Honoré en fait une exécution sans rituel, sans guillotine, comme une justice expéditive qui utilise les moyens du bord: on ouvre les fenêtres (obscurcies par une palissade de bois), les portes sont ouvertes sur le trou béant qu’on avait remarqué dès le départ dans le décor, entre le “loft” et la baie vitrée donnant sur Paris, et une à une on pousse dans le trou les Carmélites, et les corps tombent. Mais chaque corps tombe à sa manière, raide et en arrière pour Madame Lidoine, apeurée ou hésitante pour d’autres, résolue aussi, avec le  moment ultime où Constance et Blanche émergée de la foule se fixent, et par de petits gestes, se font comprendre mutuellement ce qui va être leur destin commun, prévu depuis longtemps par Constance, qui se jette, apaisée, dans le vide pendant que Constance va tomber, en arrière, comme Madame Lidoine, mais dans la foule et non dans le vide. Magnifique fin, images puissantes, ponctuées par un orchestre extraordinairement mené par Kazushi Ono.

Alors, au service de ce point de vue, je l’ai dit,  un travail d’une rare précision sur les personnages,  servi par des chanteurs pleinement engagés dans l’opération.
Ce qui caractérise Lyon, ce sont des distributions équilibrées, souvent très homogènes, et rarement erronées: cela se vérifie une fois de plus. Il n’y a pas de hiatus dans ce plateau, où tous les chanteurs, où tous les artistes (y compris le chœur) ont quelque chose à faire, un rôle à tenir, et pas seulement à être là. De plus, une distribution à dominante française, ce qui montre la vitalité actuelle du chant en France.

Sylvie Brunet-Grupposo et Hélène Guilmette ©Jean-Louis Fernandez

La première prieure de Sylvie Brunet-Grupposo est imposante par une voix qui sonne bien dans l’espace de Lyon, une voix puissante de mezzo, pas toujours homogène cependant, mais émouvante, mais déchirante notamment dans la scène de la mort et de son refus. La lyonnaise Sylvie Brunet (qui fut jadis un soprano) faisait là sa première apparition  sur la scène de l’opéra de Lyon. Le public l’a abondamment remerciée et saluée, avec justice. Une hésitation cependant, qui ne tient pas à la performance de l’artiste, mais à la lecture par Honoré du personnage: madame de Croissy est une aristocrate, la nouvelle prieure, Madame Lidoine, ne l’est pas. En fait Honoré inverse les positionnements des rôles, aussi bien physiquement, que dans la gestuelle, que dans la manière de dire le texte, que dans le costume: Madame de Croissy apparaît bien plus comme une femme simple qu’issue de l’aristocratie, comme si à l’approche de la mort, elle se débarrassait des oripeaux sociaux; au contraire Madame Lidoine, Sophie Marin-Degor, voix très présente, vibrante même, acquiert immédiatement une distance, une grandeur simple qui la mène à l’héroïsme: sa manière de mourir est un vrai chef d’œuvre, c’est une aristocrate du cœur. Anaïk Morel, en Mère Marie de l’Incarnation, est aussi une très belle surprise, un mezzo puissant, charnu, rond, une tenue de scène altière et en même temps simple, donnant une étonnante vérité au personnage . Cette chanteuse qui a fait plusieurs années de troupe à Munich commence à apparaître dans les grands rôles (bientôt Carmen à Stuttgart), ce n’est que justice car dans ce rôle un peu ingrat, celui de la gardienne de la règle, intègre et loyale, et un peu intégriste, elle est d’une grande justesse, dans sa modestie même, lorsqu’on devine qu’elle aimerait devenir Mère Supérieure et que ses compagnes élisent Madame Lidoine.
La Blanche de la canadienne Hélène Guilmette (qui chantait Constance à Munich dans la production de Tcherniakov) est un personnage, très juste, adulte mais pas trop, qui ne cesse d’habiller ses doutes, qui arrive pleine de volonté d’héroïsme quand la soumission, la simple soumission est la règle. Elle est juste, mais rarement émouvante. Le chant est correct, avec des aigus cependant quelquefois un peu criés, sans être toujours exemplaire, mais sans jamais être vraiment pris en défaut. Elle laisse un sentiment mitigé et elle n’arrive pas à convaincre, elle ne marque pas.
Il est vrai qu’elle pâlit devant la vraie triomphatrice de la soirée, une sorte de soleil qui irradie dès son apparition, Sabine Devieilhe, qui va devenir sans doute très vite une coqueluche des scènes d’opéra. Elle m’avait frappé en Reine de la Nuit, mais la Reine de la Nuit n’est pas vraiment un rôle, tant ses apparitions sont limitées à deux airs, elle frappe ici par sa présence incroyable: on n’a d’yeux que pour elle dès qu’elle intervient: elle transmet fraîcheur, optimisme, jeunesse, sourire: non seulement la voix est somptueuse, colorée, menée avec suprême intelligence, mais le personnage est vu avec une telle immédiateté, une telle vérité qu’elle laisse pantois et qu’elle provoque l’enthousiasme: l’opposition Constance/Blanche est criante, aveuglante. Quels moments!

Loïk Felix (l’aumônier) et Anaïk Morel (Mère Marie de l’Incarnation) ©Jean-Louis Fernandez

Dans cet opéra de femmes, les hommes ont des rôles de complément, sauf peut-être l’aumônier de Loïc Félix, très présent dans la dernière partie, dont l’humanité est ici marquée: il apparaît d’abord en Prêtre, avec la distance voulue, puis en habit civil (un prêtre sous la révolution n’est pas fort bienvenu), il est alors d’une banale humanité, fume comme un humain parmi d’autres, presque humain avant d’être prêtre,  avec un discours d’une justesse et d’une douceur particulières. Sa voix de ténor, apaisée, toujours égale, sa manière de colorer, tout cela rend sa prestation vraiment excellente, sans apprêt, sans effet, il séduit. Très joli moment.
Le Marquis de la Force de Laurent Alvaro permet de retrouver sa belle voix de baryton sonore et puissante (que j’avais bien appréciée dans La Muette de Portici à l’Opéra Comique) dans un rôle devenu un peu ingrat vu la situation décrite plus haut, dont il se sort avec beaucoup de naturel.
Le chevalier de Sébastien Guèze est intéressant à plus d’un titre, en premier lieu une jolie voix, un timbre séduisant, une belle technique; c’est un ténor qui commence à chanter dans les opéras internationaux (dont Dresde, futur terrain de Serge Dorny qui, on le sait quitte Lyon en 2015). Au niveau scénique, il a une fraîcheur et un naturel notables, et cet engagement dans le personnage se marque dans des moments très émouvants, dès le départ avec le père, mais surtout dans la scène des retrouvailles avec Blanche, à travers la porte grillagée, très bien réglée par la mise en scène avec cette main qui passe dans l’interstice, avec une Blanche d’abord distante, puis qui se laisse aller complètement à ses sentiments, dans une relation très affective, voire légèrement trouble qu’on lit dans les gestes entre les deux personnages. Guèze a la nervosité de la jeunesse, mais jamais l’excès qu’on voit quelquefois dans le Chevalier de la Force, en bref, un chanteur intelligent et sensible. À suivre avec attention, le bon ténor étant un produit rare.
Notons enfin deux rôles secondaires, le 1er commissaire de Rémy Mathieu, voix intéressante au timbre velouté et donc joli chant (salué à la fin par le public), et Nabil Suliman, habitué de Lyon, à la jolie voix de baryton, peut-être un tantinet plus en difficulté dans le geôlier, mais au timbre toujours séduisant.
Ce qui caractérise tous les protagonistes de cette production, c’est, sans doute aussi grâce à Christophe Honoré, l’extrême naturel des attitudes et de la diction, jamais déclamatoire, jamais artificielle, qui donne beaucoup de fluidité à l’ensemble et une grande puissance théâtrale. Cela vaudrait reprise vidéo, sous la réalisation de Christophe Honoré, bien sûr, car cette vérité-là passerait très bien à l’écran.

On doit enfin souligner le magnifique travail de Kazushi Ono avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Laissons de côté les quelques scories au niveau des cuivres, pour remarquer d’abord l’extraordinaire lisibilité de cette approche, servie, pour une fois, par l’acoustique sèche de la salle, une lecture tour à tour glaciale ou sensible, toujours attentive à ce qui se déroule en scène, et qui laisse identifier avec une précision remarquable les filiations de cette musique: j’ai été stupéfait, je ne l’avais jamais remarqué à ce point, par la filiation magistrale (c’est à dire “référée à un maître”) de Poulenc à Moussorgski, et du même coup à Debussy (n’oublions pas que Debussy avait sans cesse son Boris sur le piano). D’abord dans la première scène de Constance, puis dans son dialogue amer avec Blanche, où l’accompagnement orchestral me renvoie à l’univers moussorgskien, puis dans l’utilisation des bois notamment à la fin, hautbois, cor anglais, clarinette, qui nous plonge dans un univers à la Khovanchtchina: et de fait, si l’on y prend garde, l’histoire de Khovanchtchina et surtout des Vieux Croyants est à rapprocher de celle de ces Carmélites, surtout à la fin quand ils décident le martyre pour échapper à Pierre le Grand.
La parenté musicale évidente m’a frappé ici, grâce au traitement particulièrement raffiné de la partition par Kazushi Ono.
Dans les versions contemporaines, j’avais jusque là privilégié l’approche de Riccardo Muti dans la belle production très ritualisée de Robert Carsen à la Scala (au Teatro degli Archimboldi) en 2000 et 2004 dont il existe un DVD avec Anja Silja, Dagmar Schellenberger et Laura Aikin.
Je suis décidément très séduit par ce que j’ai entendu hier à Lyon, qui continue la tradition locale puisqu’en 1990, Kent Nagano avait déjà repris l’oeuvre dans une version remarquée qui a fait l’objet d’un enregistrement paru en 1992.

On va voir en décembre prochain une production au théâtre des Champs Elysées, sans doute très différente, mise en scène par Olivier Py (un artiste rare sur nos scènes en cet automne….) avec une distribution très attirante, voire de très grand luxe (Rosalind Plowright, Sophie Koch, Patricia Petibon, Sandrine Piau, Véronique Gens, Topi Lehtipuu), on pourra comparer aussi  l’approche de Jérémie Rhorer avec celle de Kazushi Ono.
Mais ce qui se voit à Lyon vaut d’autant plus le voyage, car c’est une tout autre option sans aucun doute; Christophe Honoré signe là son premier opéra et réussit un beau spectacle, surprenant, profond, qui interroge. Kazushi Ono confirme qu’il excelle dans ce type de répertoire, et Serge Dorny sait construire une distribution engagée, équilibrée, intelligente. À la puissance publique de lui trouver un remplaçant de son niveau.
Je ne puis que très vivement conseiller le voyage de Lyon, pour rentrer dans cette œuvre que certains dédaignent, et que j’ai vraiment redécouverte hier: il n’est jamais trop tard.
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L’arrivée de Blanche ©Jean-Louis Fernandez