OPERA VLAANDEREN 2015-2016 (ANVERS): AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL et Bertolt BRECHT le 24 JUIN 2016 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; ms en scène: Calixto BIEiTO)

Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns
Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns

Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme “provocateur ” dans une maison où Bieito a ses habitudes.

Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand

Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns

Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle  : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt “queen of the porn” que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.

Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.

Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns

Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .

Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.

Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.

Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;  elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (Fliegende Holländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.

Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns
Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns

Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad,  en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill  qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]

$$$$$ ©Annemie Augustijns
$$$$$ ©Annemie Augustijns

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: ARMIDA de Gioacchino ROSSINI le 22 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus: Alberto ZEDDA; Ms en Scène: Mariame CLÉMENT)

Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns
Rinaldo Dieu du Stade © Annemie Augustijns

Les représentations des « opera seria » de Rossini sont assez rares hors de la péninsule. En France en particulier, qui semble les ignorer, y compris lorsqu’ils sont en français. On y préfère le Turc en Italie dont on voit fleurir des productions, ou les sempiternels Barbier de Séville ou Cenerentola, et même pas l’Italiana in Algeri. La récente Zelmira de Lyon au-delà de la fête musicale qu’elle a été, laissait regretter qu’elle ne fût pas produite scéniquement. C’est dire que l’initiative de l’Opéra des Flandres de présenter à Gand et Anvers la quasi inconnue Armida de Rossini était digne d’intérêt. La France baroqueuse se repaît des multiples Armide produites entre le XVIIème et le XVIIIème, mais ignore le Cygne de Pesaro qui a quand même vécu 40 ans de sa vie à Paris.
Rossini est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, d’abord à cause d’une vocalité difficile et acrobatique que défendent de rares chanteurs (notamment les ténors), ensuite parce que l’orchestration est une mécanique de précision et demande souvent des instrumentistes exceptionnels, et un sens du rythme et de la pulsation que peu de chefs ont su insuffler. Il ne suffit pas de dire « ça pétille comme du champagne », qu’on lit et qu’on entend jusqu’à la nausée, pour faire sonner Rossini et seuls de très rares chefs de grande envergure (Muti, Gatti) se sont risqués à ce répertoire.
Cette complexité, Armida en est un exemple, exigeant rien moins que six ténors dont trois de grand niveau, un soprano qui puisse retrouver un son proche de la Colbran, une de ces voix à la limite, sur le fil du rasoir, à la fois dramatique et acrobatique, soprano et un peu mezzo, mezzo et beaucoup soprano, avec un volume important, des agilités étourdissantes, des aigus assurés et des graves profonds.

Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns
Paradis..artificiel (Acte III) © Annemie Augustijns

Composé pour le San Carlo de Naples en 1817, le livret s’inspire évidemment de la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso et des amours de Rinaldo et Armida. Magie et jardins enchantés( qui sont autant de pièges) sont les ingrédients habituels de ces opéras, où curieusement Wagner va puiser des situations dans Tannhäuser (le Venusberg) et encore plus dans Parsifal (le royaume de Klingsor). Dans le fatras religieux qui caractérise Parsifal, on ne penserait pas combien l’aimable rêve de la Renaissance et les jardins enchantés du baroque ont pu influencer l’œuvre d’art de l’avenir, qui en l’occurrence est plutôt celle du passé.
On se trouve donc à Jérusalem dans l’armée des croisés dirigée par Goffredo (Godefroy de Bouillon), où Armida qui veut tromper les chrétiens et les capturer pour les entraîner dans ses pièges à plaisir se prétend la reine de Damas chassée par Idraote. Goffredo se laisse prendre et envoie Rinaldo, le plus grand des héros, aider la magicienne, mais les deux furent jadis amants et l’ancien amour explose à nouveau. Gernando, jaloux, provoque Rinaldo qui le bat en duel, et puis disparaît dans le Venusberg d’Armida : forêts enchantées, plaisirs infinis, et oubli du devoir.
Mais bientôt deux anciens amis partent à sa recherche et réussissent à le convaincre de revenir combattre. Il quitte Armida, celle-ci, folle de rage, détruit son palais enchanté et jure de se venger.
Mettre en scène Armida, c’est prendre le risque d’un travail illustratif à la Pizzi, casques étincelants, plumes et fleurs, ou essayer de poser une problématique pour une partition qui en manque : nous sommes dans l’univers du conte, dans une culture Renaissance issue du Moyen âge, revue et corrigée par un XVIIIème amoureux des machines scéniques et des opéras à merveilles et à l’aube d’un romantisme qui va exalter les amours interdites dans une nature quelquefois sauvage et toujours complice.
Mariame Clément, qui assure la mise en scène, décide de casser cet arrière fond, pour lui substituer une mythologie moderne, non empreinte d’ironie : pour Mariame Clément, les héros des contes de fées modernes, ce sont les sportifs et notamment les footballeurs.

Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns
Rinaldo-Zidane tue Gernando© Annemie Augustijns

Rinaldo-Zidane (numéro 10) amoureux tue Gernando d’un coup de tête, et tout les hommes du chœur qui sont ses compagnons, et qui pratiquent le même sport, ont d’ailleurs la tête ensanglantée.

Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns
Chevaliers et poupée gonflable (Acte I) © Annemie Augustijns

On pense immédiatement à l’exploitation que Mariame Clément eût pu faire dans le même contexte de l’affaire Valbuena/Benzema. L’idée qui n’est pas forcément absurde, mais un peu simpliste, est développée dans tout l’opéra : l’entrée du chœur au deuxième acte, en équipe de foot piégée par les nymphes de la forêt vêtues comme des personnages sortis de photos de Pierre et Gilles est ridicule à souhait, d’autant plus quand le chœur de footballeurs enlève chaussettes et chaussures à crampon : sans chaussures, plus de foot possible, ouh là là le piège !

Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns
Les nymphes des jardins enchantés © Annemie Augustijns

Mariame Clément conduit aussi l’idée d’une Armida seule femme au milieu d’un univers masculin qui se bat avec ses arguments. Mais au-delà, elle ne réussit pas à trouver de fil cohérent

Armida et Rinaldo rêvent...© Annemie Augustijns
Armida et Rinaldo rêvent…© Annemie Augustijns

Le spectacle est malheureusement souvent grotesque, on n’y trouve pas un seul moment traité avec rigueur, sauf peut-être le deuxième acte, traité comme un rêve dans un univers à la Pierre et Gilles.

Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns
Voilà ce dont ils rêvent © Annemie Augustijns

Bien des idées sont seulement ébauchées, comme lancées, avec un jeu d’acteur fruste et traditionnel,  et des contextes qui veulent faire sens mais qui se dégonflent vite : décor du stade de Berlin du genre « Les dieux du stade » au premier acte, avec piste en tartan (le première image, c’est Rinaldo seul au milieu de la piste…), mélanges de costumes médiévaux et modernes,

Acte I © Annemie Augustijns
Acte I © Annemie Augustijns

les chevaliers deviennent des footballeurs, qui se passent de main en main une poupée gonflable dont on devine qu’elle est un substitut d’Armida, podium qui trône au milieu des retrouvailles d’Armida et Rinaldo, Armida devenue la star qui chante au milieu du chœur footeux en s’habillant en meneuse de revue tout de rose vêtue, accompagnée d’un chœur qui devient l’ensemble des danseurs admiratifs accompagnant Esther Williams ou Ginger Rodgers, mais aussi Idraote en vieux compagnon (musulman) d’Armida qui brutalement se mue en  jeune révolté à Kalashnikov : on a souvent l’impression que tout fait ventre parce que si les idées ne manquent pas en jouant sur les mythes du jour et sur les peurs du jour, mais l’ironie tombe à plat  malgré une palette d’images, qui ne donnent finalement  aucune direction rigoureuse, parce qu’aucun choix n’est fait comme si la production n’avait pas bénéficié de temps suffisant pour trouver sa couleur. Un dernier exemple d’incohérence ou d’ébauche : Armida dans la scène finale apparaît devant un rideau rouge de théâtre, nous indiquant le théâtre comme solution, et ainsi on entrevoit le “théâtre dans le théâtre” (vieille lune des mises en scène baroques) qui surgit à la dernière minute alors qu’à d’autres moments au contraire on efface le quatrième mur en faisant tomber en pluie des pétales de fleurs sur le spectateur.

J’eus nettement préféré un bon vieux Pizzi qui sait au moins ce que spectacle veut dire ou même une reprise du spectacle de Ronconi à Pesaro en 2014 (qui aurait été repris par un assistant, hélas) que ce spectacle qui semble inachevé ou très vite élaboré sur des grandes lignes, mais jamais vraiment travaillé dans le détail et qui finit par faire pschiiitt. Évidemment, à mesure que les actes avancent, les « idées » diminuent, tout ce qui pourrait avoir de « magique » et de rêve disparaît au troisième acte pour laisser la place à la crudité de la femme blessée et désespérée pendant les dernières scènes; les personnages sont isolés, et pendant les duos entre Rinaldo et Armida, ou pendant le monologue final d’Armida, les chanteurs sont à peu près livrés à eux mêmes…après tout, c’est peut-être préférable, mais on reste incontestablement sur sa faim.
C’est vraiment dommage parce que si scéniquement rien ne tient vraiment, musicalement au contraire il en va tout autrement. C’est une œuvre où il y a un seul rôle féminin, Armida, six rôles de ténor et deux rôles de basse. Bien sûr tous les rôles de ténor ne requièrent pas des voix exceptionnelles, mais il y a au moins trois parties notables, Rinaldo, Gernando et dans une moindre mesure Goffredo. Le reste de la distribution est épisodique.
Le rôle du chœur est essentiel ainsi que la présence affirmée de l’orchestre : l’opéra a quelque chose de monumental, c’est un écrin somptueux pour la chanteuse qui l’a créé, Isabella Colbran.

Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns
Carmen Romeu (Armida) © Annemie Augustijns

C’est la jeune Carmen Romeu qui chante Armida ; sacré défi pour une chanteuse qui a une voix très harmonieuse, avec des graves singuliers jamais poitrinés et des aigus qui triomphent. Cette voix est singulière par son homogénéité sur tous les registres. C’est bien ce qui frappe dans ce timbre assez sombre (qui rappelle par certains aspects la Gencer), mais il est à mon avis périlleux d’affronter un tel monument, même si elle l’a chanté à Pesaro. Il se passe avec Armida l’inverse de ce qui est arrivé à Lyon avec Zelmira. À Lyon, l’art consommé et la personnalité scénique incroyable de Patrizia Ciofi ont donné au personnage la force émotionnelle qui compensait une voix pas (ou plus) tout à fait adaptée au rôle. À Gand, Carmen Romeu a toutes les qualités vocales requises, même si son troisième acte accuse une (toute) petite fatigue et même si les aigus ne sont pas toujours impeccables. C’est une vraie voix, une véritable artiste. Il reste que pour tenir pareil rôle, il faut aussi une personnalité assise, une présence scénique qui transcende, et là, il reste encore un degré à gravir. Il est vrai que la mise en scène n’aidait en rien à s’emparer du personnage, mais si elle occupe vocalement la scène, elle ne l’occupe pas corporellement. Il lui manque le charisme nécessaire pour des rôles aussi incroyables. Il faudrait l’entendre et surtout la voir dans quelques années, mais quelle belle voix !

Le jeune roumain Leonard Bernad (Biterolf dans le Tannhäuser de Bieito sur cette même scène) chante à la fois Idraote (au premier acte, vraiment remarquable, engagé, dynamique) et Astarotte (un peu plus pâle) au second ; c’est une voix intéressante, à suivre, la seule basse de la partition, qui fait partie de la troupe de l’opéra des Flandres.
Une note positive aussi pour l’Eustazio, assistant de Goffredo dans la mise en scène, chanté par Adam Smith, lui aussi de la troupe de l’Opéra des Flandres (il chantait Walther von der Vogelweide dans Tannhäuser de Bieito), la voix est belle et ronde, et très bien posée.
Dario Schmunck était Goffredo et Carlo (au 3ème acte), la voix de ténor est claire, mais semble un peu fatiguée, les aigus sont quelquefois détimbrés ou détonent, et il n’a pas vraiment la couleur d’un ténor rossinien. Ce n’est pas le cas de l’américain Robert Mc Pherson, Gernando (et Ubaldo), qui, à quelque menu problème près dans le suraigu, montre de belles qualités de musicalité et d’élégance, et un timbre qui quant à lui est typique de Rossini dont il interprète de nombreux rôles, tout en fréquentant aussi le bel canto romantique. Sa prestation comme Gernando est vraiment de qualité, notamment pour la diction et l’homogénéité.

Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns
Enea Scala (Rinaldo) © Annemie Augustijns

Rinaldo, c’était Enea Scala qu’on avait remarqué dans le pêcheur de Guillaume Tell à Genève ; d’une certaine manière, un ténor est né : très large étendue vocale, avec des graves assez impressionnants dans ce type de voix, et des aigus et suraigus maîtrisés, contrôlés et tenus. Une présence vocale et scénique forte et une belle résistance. Enea Scala est pour moi ici une révélation authentique et on entend derrière cette voix tous les possibles bel cantistes ou surtout Grand Opéra (et notamment Meyerbeer): c’est un Jean (du Prophète), un Raoul (des Huguenots), et évidemment un Léopold de la Juive de Halévy qu’il chantera bientôt à Lyon. Il a emporté l’enthousiasme du public qui l’a salué tout particulièrement. Retenez ce nom, très facile par ailleurs à retenir pour un amateur d’opéra.
Le chœur de l’Opéra des Flandres, dirigé par Jan Schweiger, malgré les ridicules de la mise en scène, se sort de ce travail important avec les honneurs : on oublie souvent le rôle important des chœurs dans les opéras de Rossini, et notamment ceux de la dernière période. Ils portent en eux bien des chœurs de Verdi. Il y a là de la puissance et de l’engagement même si la diction italienne n’est pas toujours claire.
Alberto Zedda est l’homme au monde qui connaît le mieux Rossini et celui qui au monde a fait le plus pour le faire reconnaître, aimer et représenter. Son travail à Pesaro au-delà de ses immenses recherches musicologiques est irremplaçable, notamment auprès des jeunes chanteurs qu’il suit et forme. Il effectue avec l’Opéra des Flandres un travail suivi et admirable pour présenter les opéras de Rossini et sa popularité auprès du public est évidente. À 87 ans, il dirige encore avec une énergie et un allant étonnants : c’est une vraie force de la nature.
Mais il n’a jamais été pour moi le chef rossinien dont on rêve, même si les chanteurs sont suivis avec précision, même s’il a une science notable des rythmes et un sens de la pulsation. Son orchestre est toujours un peu brutal, un peu trop martial pour mon goût (encore que pour cette œuvre et pour cette mise en scène, cela puisse se justifier). J’aime un Rossini plus fluide, plus subtil, qui fasse place plus évidente au lyrisme et moins à la force.
L’orchestre a néanmoins fait ce qu’il fallait, malgré les pièges incroyables jetés sur le chemin des cors, complètement à découvert dès les premières mesures, et qui font ce qu’ils peuvent. Rossini est un compositeur qui n’a pas toujours pour certains pupitres les prudences nécessaires et ce début d’ouverture est redoutable pour les cors. Mais pour le reste, et même pour cette partie si périlleuse, l’orchestre s’en sort avec les honneurs.
Ainsi donc, cette Armida plus que discutable scéniquement se sauve musicalement, grâce à un plateau de qualité qui répond au défi, et où chœur et orchestre défendent avec ardeur la partition ; il reste que la mise en scène très « Regietheater » de Mariame Clément demanderait justement plus de régie, et plus de théâtre. De ce côté, c’est un ratage, et c’est dommage. [wpsr_facebook]

Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns
Ronaldo (de dos, numéro 10) contre Gernando (Acte I) © Annemie Augustijns