BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LES INDES GALANTES de Jean-Philippe RAMEAU le 24 JUILLET 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; ms en scène: Siri Larbi CHERKAOUI)

Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl

Je rappelle souvent quand j’écris sur une oeuvre baroque ma relation à l’Incoronazione di Poppea. J’en ai vu de nombreuses productions respectueuses, reconstitutions modernes des codes baroques. Elles ne m’ont pas marqué plus que ça; même merveilleusement chantées, mises en scène et dirigées, elles sont presque oubliées. J’ai vu l’Incoronazione di Poppea (impossible aujourd’hui) de l’Opéra de Paris en 1978 (Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov, Christa Ludwig) dans l’antique version Leppard. Et c’est cette production pour moi qui demeure à tout jamais inoubliable.
Je sais parfaitement que je suis à rebours. Mais je soutiens que toute oeuvre d’opéra s’apprécie par l’effet produit sur le spectateur, au-delà des codes et de ce qu’il faut ou qu’on doit faire ou ne pas faire. Je plaide pour cette disponibilité-là, je plaide pour l’absence de doxa, partout, toujours, dans un sens comme dans l’autre: la doxa, c’est le début de la bêtise. Il y a bien des idéologues du baroque en France, certains respectables, que j’ai lus avec attention (le regretté Philippe Beaussant par exemple) même si je ne partageais pas toujours leur avis. Je comprends la volonté de retour aux sources, mais pourquoi alors ne pas s’y mettre aussi au théâtre, et montrer Racine comme au XVIIème et surtout le dire comme au XVIIème?
Les conditions de la représentation d’opéra au XVIIIème n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et aujourd’hui, on impose un style musical reproduit du XVIIIème siècle ou prétendu tel, avec des codes de représentation et un espace théâtral qui n’a plus rien à voir avec les contextes pour lesquels ces œuvres  ont été conçues. Je ne prétends pas que l’on rentre à cheval au :milieu de l’orchestre, ni qu’on déguste des plats raffinés dans sa loge, mais la question de la fidélité à une tradition ou une histoire continue de me poser problème quand elle s’oppose à des habitudes bien ancrées de la représentations aujourd’hui. Faire de la reconstitution musicale à notre sauce d’hommes et de spectateurs du XXIème siècle en pensant respecter une vérité historique qui n’est évidemment pas celle qu’on pense sera pour moi longtemps encore un sujet de méditation et de discussion. Les temps avancent, les regards se transforment, de plus en plus vite et les formes théâtrales s’adaptent au public, aux modes, aux sociétés et à leurs évolutions. c’est la loi de l’herméneutique. Les regards d’aujourd’hui doivent accueillir des spectacles d’aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai été un peu étonné de constater les réactions très contrastées à la production des Indes Galantes du Festival de Munich signée Sidi Larbi Cherkaoui, qui a reçu un accueil exceptionnel du public local, et pour laquelle j’ai lu émanant de spectateurs français des réactions d’une très grande violence sur les réseaux sociaux,  criant pour faire bref à la trahison.
Ma première constatation, c’est au-delà des débats sur le style, que le public s’est précipité pour voir Rameau, qui entrait au répertoire de la Bayerische Staatsoper de Munich. Cela veut dire qu’à travers cette production, et quelles qu’en soient ses qualités ou ses défauts, Rameau a parlé au public. C’est déjà un point formidable. Tout comme l’Orfeo de Monteverdi magnifique de David Bösch en 2014 et 2015 avec Christian Gerhaher, dans ce lieu magique qu’est le Prinzregententheater, idéal pour ce type de représentations, petit Bayreuth pour petites formes (même si on y a représenté jadis Die Meistersinger von Nürnberg) . Mon seul regret est que le théâtre ne serve pas pendant la saison, ne serait-ce que quelques soirées.

L’entrée au répertoire des Indes Galantes, et je crois même, celle de Jean-Philippe Rameau au Bayerische Staatsoper ne pouvait se faire sous le signe de la tradition : en confiant la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui, en résidence au Toneelhuis d’Anvers, c’est la tradition flamande de danse (héritée d’Alain Platel et d’Anna Teresa de Keersmaker) et de mise en scène (Au Toneelhuis d’Anvers, règne Guy Cassiers avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui a collaboré pour Rheingold à la Scala et à la Staatsoper de Berlin) qui débarque dans l’univers baroque.
Rappelons pour l’histoire que Les Indes Galantes fut la production phare de l’Opéra de Paris dès qu’elle fut créée en 1952: ce fut même un objet de curiosité du public, tant le spectacle était fastueux et même parfumé ! Une vitrine pour une maison  à l’époque assez traditionnelle. La production était signée Maurice Lehmann, alors administrateur de l’Opéra, mais qui fut aussi longtemps directeur du Châtelet, et où il signa des productions qui firent époque (L’Aiglon en 1945 sans cesse repris, L’Auberge du Cheval Blanc en 1960) et qui furent parmi les premiers spectacles de théâtre que je vis tout enfant. Ce maître du grand spectacle fit de ces Indes Galantes un triomphe (283 représentations à l’opéra jusqu’à 1970) . C’est que Les Indes Galantes est un opéra fantasmagorique, au livret lâche, hétérogène, divisé en quatre entrées qui sont en fait quatre histoires différentes et quatre ambiances différentes, toutes exotiques, (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) permettant à Rameau une fantaisie immense dans la composition et des moments virtuoses. De fait, il y a dans Les Indes galantes des morceaux de bravoure que beaucoup connaissent sans même savoir d’où c’est extrait.

C’est la question de l’exotisme qui est ici centrale, la représentation de l’autre dans un XVIIIème où se consolident dans les grandes puissances d’alors les possessions coloniales et où on découvre des mondes divers et leurs produits.
Sidi Larbi Cherkaoui a parfaitement saisi la problématique de l’oeuvre, si l’on peut parler de problématique qui est une vision généreuse d’un monde pacifié par l’Europe. Ce belge d’origine marocaine représente par ses origines et sa formation ce melting pot, cette diversité que les Indes Galantes fantasmaient. C’est bien de l’idée de diversité qu’il est parti, mais  de la diversité du monde d’aujourd’hui: que reste-t-il de la diversité du XVIIIème dans celle du XXIème. Il répond: l’école, les musées, les réfugiés et toujours la religion.
Sidi Larbi Cherkaoui ne « modernise » pas le propos, il l’actualise en posant la question: que nous montreraient aujourd’hui du monde Les Indes Galantes ? Que sont nos Indes? Où vont-elles se nicher?  Quels horizons le monde nous propose-t-il aujourd’hui?

Le colonialisme, ses souvenirs, ses restes,  ses conséquences y compris sur les enfants, les réfugiés, la questions de l’ailleurs à nos portes: voilà les thèmes que Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de traiter. Très intelligemment il décale ironiquement la vision un peu condescendante de l’occident du XVIIIème sur ces mondes inconnus qu’il découvrait et qu’il a colonisés, exploités puis quelquefois abandonnés. Au milieu des préoccupations fortes de l’Europe d’aujourd’hui, dans le maelström des causes et des effets de sa propre politique, y compris dans ses relations aux USA, à la paix à la guerre, Sidi Larbi Cherkaoui, non sans ironie assez souriante nous présente les Indes Galantes du jour.
Des Indes Galantes devenues Indes Galeuses en quelque sorte.

Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl
Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl

La démarche d’actualisation peut évidemment être discutée et questionnée, mais elle n’est pas la première sur cette oeuvre (Laura Scozzi à Toulouse, Bordeaux, Nuremberg) et ainsi Sidi Larbi Cherkaoui pose lui aussi la question du regard occidental sur l’autre.

Les Indes Galantes, avec son livret complètement a-dramaturgique, et sa nature de divertissement est ici une oeuvre mise sur sur le grill de l’analyse: quel sens aurait aujourd’hui par exemple la mise en scène mythique de Maurice Lehmann, pur divertissement superficiel qui d’une certaine manière nie la valeur éventuellement didactique de l’oeuvre.

Cherkaoui pose la question de notre propre regard  sur ce regard un peu condescendant des contemporains de Rameau: en posant la question de l’exotisme du jour. L’exotisme vaut quand on va au devant des pays ou populations concernées, par le tourisme par exemple; il vaut moins lorsque l’exotisme vient à nous: et comment vient-il à nous?
En faisant appel au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Nicolaus Bachler tient à respecter la nature de l’oeuvre, un « opéra-ballet »  et en même temps il  lui confie non un ballet, mais une mise en scène d’opéra, ce qui détermine des prises de position nettes, puisque Sidi Larbi Cherkaoui par sa culture très ouverte, par ses origines, par ses fonctions dans le Toneelhuis d’Anvers, est parfaitement adapté à diriger une oeuvre par nature hybride, et dont le livret propose une dramaturgie finalement tout aussi ouverte. Monter au XXIème siècle Les Indes Galantes peut parfaitement emprunter le chemin proposé par Munich.
Il n’y a pas de règle écrites ou non écrites qui déterminent un style d’approche pour des oeuvres qui elles-mêmes ne sont pas catégorisées, et offrir un Rameau aussi stimulant, c’est évidemment le servir auprès d’un public qui n’a aucune idée préconçue sur la manière de le représenter: il n’y pas de doxa sur Rameau en Allemagne, bien heureusement.

Quelle histoire nous raconte donc Cherkaoui?
Si l’on se fonde sur le prologue, le sujet du librettiste Louis Fuzelier en est la querelle entre Hébé (la jeunesse) Cupidon (l’amour) et Bellone (la guerre).
L’espace de jeu (décor d’Anna Viebrock, la décoratrice de Christoph Marthaler) est neutre et s’adapte à toutes les situations, sur la scène assez vaste du Prionzregententheater (où l’on jouait le répertoire d’opéra quand le Nationaltheater était fermé ou en reconstruction). Ce plateau est délimité par des cloisons plutôt neutres (encore que les hauts murs fassent voir des fils barbelés, comme si l’on était à l’intérieur d’un camp) dominées par une hélice d’hélicoptère (et non un ventilateur comme j’ai lu) signe que la guerre menace toujours (rappelons que les hélicoptères signaient la fameuse attaque d’Apocalypse now) …mais tour à tour ce plateau, avec quelques objets rapidement mis en place sera salle de classe, musée, église, camp de réfugiés, les changements se faisant aussi en chorégraphie. Car il n’y a pas de frontière entre danse et jeu et danse et chant, d’où l’avantage d’avoir dans la troupe une Lisette Oropesa  américaine qui a touché à tous les arts de la scène dans sa formation, qui peut chanter en dansant dans le prologue où à la fin par exemple.

L'exotisme aux portes de l'Europe..©Wilfried Hösl
L’exotisme aux portes de l’Europe..©Wilfried Hösl

Cette circulation des genres est parallèle à la circulation des lieux et des idées. Commençons donc, une fois n’est pas coutume, par le programme de salle qui évoque de manière très précise les cahiers d’écolier et le matériel pédagogique d’antan, y compris du XVIIIème, interrogeant la représentation du savoir et son évolution, montrant une salle de Museum, avec ses squelettes sous vitrine, mais aussi des écoles en Palestine (Bethleem) ou au Mexique. La question que pose le programme de salle, et bien évidemment le spectacle, c’est « qu’est devenu l’exotisme ? » et, mieux encore, que sont devenus ces pays idéaux des Indes Galantes. Le XVIIIème, c’est la cité idéale (Turin par exemple) héritée de la renaissance, c’est le bon sauvage, c’est l’état de nature rousseauiste, c’est le monde comme représentation (il n’est que rappeler ces « sauvages » qu’on ramenait de ces contrées exotiques pour les présenter  dans les salons, et qui le plus souvent mouraient de maladies inconnues chez eux.La démarche de Sidi Larbi Cherkaoui au contraire de ce qu’on écrit des spectateurs qui ont crié à la trahison, est pour moi, particulièrement proche de ce XVIIIème siècle des Encyclopédistes, avec leur volonté d’apprendre le monde et de l’expliciter : il utilise dans son décor et ses accessoires

Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl
Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl

des planches qui remontent à cette époque, et l’idée même de Musée, est en même temps idée de capture d’un état du monde. S’il a pensé à Diderot, Rousseau, D’Alembert et même Voltaire, dans leur regard et sur la scène du théâtre et sur la scène du monde, Sidi Larbi Cherkaoui me paraît aussi bien proche dans sa démarche d’un Montesquieu, très contemporain de Rameau (son aîné de 6 ans, et qui mourra, en 1764, 9 ans après Montesquieu), avec son regard sur l’exotisme, y compris les ambiguïtés sur l’esclavage, mais aussi et surtout ses considérations sur la relation des peuples au climat. Comme on le voit, Sidi larbi Cherkaoui et ses dramaturges sont loin du n’importe quoi dont certains les ont accusés. 
Ainsi de l’école, premier tableau, prologue, qui est en même temps un enjeu essentiel de toute civilisation. Et la discussion entre Hébé (Lisette Oropesa en souriante institutrice) et Bellone (une matrone en costume militaire américain) pose la question d‘une manière brutale qui est celle de la formation ou de la formatation des esprits.
L’idée du livret de Fuzelier est que sous tous les climats c’est l’amour qui doit vaincre. C’est une idée éminemment pacifiste et typiquement illuministe : la croyance en la paix éternelle ou à l’apaisement des oppositions par le savoir et la raison est un élément central de la pensée de l’époque (voire d’aujourd’hui chez ceux qui croient encore aux Lumières). En la rendant visiblement idéologique, Sidi Larbi Cherkaoui en donne les clefs d’aujourd’hui, soulignant que les débats sont toujours ouverts. En transférant cette idée toute simple dans le monde d’aujourd’hui, il place évidemment l’ensemble au bord de la falaise, au bord du gouffre, car les événements du jour vont tous, sous tous les horizons, à rebours de cette généreuse proposition. Non, ni les Indes, ni l’Europe hélas ne sont Galantes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Campra (1697) que Rameau évidemment connaissait. Pour rendre cette fragilité, il place les chanteurs et le chœur (magnifique Balthazar Neumann Chor) toujours sur le fil du rasoir qui sépare la danse du chant et du jeu. Les chanteurs chantent, mais dansent aussi, de manière quelquefois hésitante et fragile, mais ils jouent le jeu : en refusant la séparation des genres et des fonctions, et de manière prodigieusement intelligente parce que presque métaphorique, Sidi Larbi Cherkaoui dit l’impossibilité des œillères, d’un seul style, de la séparation des genres : très moderniste pour cela il joue l’opéra-ballet ou le ballet-chanté où tout le monde fait tout, même avec la maladresse sympathique qui en ressort. Comme entre les Indes et nous en cette époque globale, entre les genres il n’y a plus les frontières, fussent-elles celles du rêve, il y a devant tous la réalité de l’effort que chacun doit fournir : effort des artistes jouant aux funambules entre les genres, effort des élèves dans cette classe initiale du prologue, effort du spectateur pour comprendre que nous ne sommes plus dans le monde des Indes Galantes, et qu’aujourd’hui les Indes se présentent à nous dans une réalité plus crue. 
Ainsi aux frontières de l’humain les cartes sont brouillées : maître  et esclave, femmes et hommes, dieux et hommes:

Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl
Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl

Amour devient aussi une sorte de dame-pipi qui garde des toilettes qui sont aussi une cabine d’essayage mais même dans les mariages (la célébration des mariages est une scène désopilante de la deuxième entrée (le Pérou) avec des couples qui se présentent devant le prêtre, où il refuse de regarder les couples homosexuels : dans un monde où les frontières se fissurent à tous les niveaux, nos Indes à nous sont à la fois fragiles et tellement plus élargies. Sans parler du rôle du Musée, où les couples mythiques sont muséifiés à l’intérieur de vitrines et où les danseurs miment des scènes mythologiques. Ce spectacle est une ode à la respiration, à l’humanisme et à l’humanité. Toutes les valeurs d’un monde « idéal » du jour y sont exaltées, au cœur d’une Allemagne qui vit cette question qu’une brûlante actualité a ramené sous les feux de la rampe et que la Chancelière affronte avec honneur. La première partie est donc ce mélange viebrockien entre salle de classe et salle de Musée d’histoire naturelle, celle qui nous apprend qu’un squelette en vaut en autre, comme prison pour couples  sous vitrines…

Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl
Le Turc généreux: Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl

La première entrée le turc généreux semble être une des racines du Singspiel de Gottlieb Stéphanie le jeune Die Entführung aus dem Serail, c’est la même histoire. La scène péruvienne où la religion est représentée par Huascar le prêtre est ici représentée par un prêtre catholique devant un autel baroque construit de corps entremêlés, devant qui on va procéder à des mariages (y compris, – horreur- gays, comme je l’ai plus haut évoqué) allusion double aux méfaits des religions et à l’art baroque d’Amérique du Sud, signant le triomphe de la vraie religion sur les “superstitions” locales :

Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl
Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl

et toute la trame prend une étrange actualité. D’autant que la jeune Phani, objet du désir du prêtre, est amoureuse d’un étranger (dans l’histoire un espagnol) : toutes les ambiguïtés de la religion d’aujourd’hui sont évoquées, avec un vrai sourire.
 Ainsi donc toute la deuxième partie pose la question de « l’exotisme chez nous », non pas l’exotisme souriant d’un zoo humain qu’on regarde avec condescendance séparé par des grilles qui sont des océans ou des montagnes ou ces frontières qu’on veut fermer (les imbéciles !!) poreuses depuis l’éternité et pour l’éternité, mais l’exotisme brutal qui a débarqué « chez nous » conséquence des folies de ce Bellone du début qui veut apprendre aux enfants les armes (planches newlook) au lieu des papillons.

Troisième entrée ©Wilfried Hösl
Troisième entrée ©Wilfried Hösl

Nous sommes tous égaux devant l’amour, car l’amour veut dire égalité. Et Cherkaoui nous impose ce regard sur l’autre à aimer. Ces réfugiés avec leur tente en plastique et leurs habits de fortune sont au pied de la porte blindée de l’Europe, qui en laisse généreusement passer quelques-uns. La dernière image revient à un réalisme plus cru mais en même temps très poétique : on revient dans la salle de classe du début (l’institutrice qui était Hébé et qui est Zima): car ce voyage en exotisme moderne était en fait une leçon de choses, une leçon de morale, une leçon dirait notre Education Nationale, d’Education civique et morale. Les enfants sont là, brandissant les couleurs de l’Europe, la maîtresse est là, l’amour est là et tout le monde participe au nettoyage…sur fond de soldats sur des Segways qui sécurisent le terrain. L’Utopie a des limites, mais c’est quand même la paix des hommes dans sa désormais terrible fragilité. 
Le spectacle qui ne sépare ni chorégraphie, ni mise en scène, les frontières sont abolies entre les genres, met sans doute les uns et les autres un peu en danger, la compagnie Eastman d’Anvers (les danseurs) qui est celle de Cherkaoui, sans doute plus coutumière du mélange des genres que le merveilleux Balthasar Neumann-Chor (dirigé par Detlef Bratschke) appelé comme spécialiste de la période, et contraint à bouger, à danser, à chanter dans ce magnifique creuset lyrique et théâtral, les solistes, dont certain dansent franchement, d’autres moins, mais tous très engagés dans la mise en scène, avec une distribution que j’ai trouvée très engagée, très vivante, malgré les difficultés évidentes pour certains de la mise en scène.

Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl

On note l’excellent Goran Juric, de la troupe du Bayerische Staatsoper, Bellone sonore et personnage remarquable, Hébé (et Zima, qui ferme par la dernière entrée l’opéra) est Lisette Oropesa, qu’on a vue dans Konstanze au Nationaltheater, et dans Sophie (de Werther) au MET, et dans Nanetta de Falstaff à Amsterdam. Comme d’habitude, elle est très attentive à la diction, au contrôle de la voix, à la fluidité, et en plus elle chante quelquefois en dansant. Encore une chanteuse qui montre la formation accomplie de l’école anglo-saxonne, ainsi qu’un engagement scénique notable qui se traduit par un plaisir visible à être sur scène, même si l’engagement scénique nuit quelquefois à la fluidité de la langue, pourtant si travaillée. Moins efficace sur la diction, mais remarquable de musicalité et de contrôle, Anna Prohaska (Phani/Fatime) est une Phani très lyrique et très émouvante (« Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore ! ») Et tout aussi prenante dans Fatime (notamment dans l’air « Papillon inconstant vole dans ce bocage » ), c’est dans ce répertoire que je la trouve la plus convaincante.

Le jeu des doubles rôles ne permet pas seulement de resserrer la distribution, mais permet surtout au metteur en scène de raconter son histoire avec des personnages qui sont quelquefois des doubles (Hébé/Zima en est un exemple), Tareq Nazmi est aussi un Ali très convaincant. François Lis est vraiment très convaincant en Huascar, le prêtre amoureux d’un Pérou très proche de nous, j’ai beaucoup apprécié et sa diction et une voix bien posée, et des graves sonores. J’ai aussi particulièrement  apprécié le ténor Cyril Auvity,  en Valère et Tacmas, avec sa très belle ligne et sa très belle diction et surtout sa suprême élégance , qualités partagées par Mathias Vidal en Carlos, qui réussit à imposer un vrai personnage. Dans l’ensemble, les français engagés en nombre  sur cette production ont bien défendu un chant français qui dans ce répertoire a peu de rivaux et l’ensemble du plateau (y compris l’Adrario élégant de John Moore) se sort  avec beaucoup de style de l’aventure assez neuve dans laquelle les a entraînés Sid Larbi Cherkaoui.

J’ai souligné combien ie Balthasar Neumann-Chor de Fribourg familier d’un chef aussi sensible que Thomas  Hengelbrock avait su s’intégrer dans la production, y compris parmi les danseurs, sans perdre grand chose de ses qualités, notamment sa diction et son sens des rythmes et sa musicalité.

Le britannique Ivo Bolton, désormais directeur musical du Teatro Real de Madrid, où on l’a entendu excellemment diriger Das Liebesverbot de Wagner, est à Munich l’unique référence en matière d’opéra baroque: c’est lui qui dirige toutes les productions. On lui doit aussi l’Orfeo de Monteverdi l’an dernier; Il est souvent critiqué par les français, d’autres disent en revanche qu’il n’est correct que dans le répertoire baroque. Bien sûr on peut regretter que s’ouvrant à ce répertoire la Bayerische Staatsoper ne fasse pas aussi appel à d’autres chefs. En tous cas, il s’en sort dans Rameau avec tous les honneurs: as de lourdeur, pas de tempos trop rapides, mais une vraie élégance, une vraie souplesse de l’orchestre avec de très beaux moments et une dynamique affirmée dans certains morceaux (à la fin notamment). Rassemblé autour de lui un orchestre spécialement réuni, avec des solistes venus d’autres orchestres baroques, qui sonne sans aucune scorie, avec force, avec style, parfaitement en place. Une direction qui accompagne avec sureté, mais aussi quelquefois une certaine ironie les folies du plateau.

Il faut reconnaître l’investissement notable de la Bayerische Staatsoper dans l’opération: un choeur extérieur, un orchestre composé ad-hoc, ce sont des coûts notables pour seulement quelques représentations; On comprend pour quelles raisons la production n’est pas reprise au répertoire dans l’année mais on peut le regretter: le succès extraordinaire du spectacle, longuement applaudi à la première, et l’affluence de public ensuite pour un répertoire inhabituel, sont des indices que peut-être il faudrait songer à reprendre ces productions qui l’an dernier et en 2014 (David Bösch pour l’Orfeo) et cette année, ont fait le plein et on donné envie de les revoir. Il faut noter aussi que la production des Indes Galantes de Laura Scozzi, vue à Bordeaux cette année et à Nuremberg, a marqué aussi par son approche (un peu similaire) les publics. Le baroque ferait-il son chemin dans ce temple de l’opéra du XIXème qu’est la Bayerische Staatsoper?

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Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl
Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 21 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Martin DUNCAN; dir.mus: Constantin TRINKS)

Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl
Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl

Encore une représentation de répertoire que cet  Entführung aus dem Serail dans une production qui remonte à 2003 (alors confiée à Daniel Harding). L’œuvre est devenue relativement rare sur les scènes malgré une histoire pourtant politiquement bien correcte, et cette rareté n’est à mon avis pas étrangère aux évolutions de la situation géopolitique des dernières années, même si on va cette saison voir cet opéra représenté à l’Opéra de Paris d’où il était absent depuis 1984, soit trente ans. Mais j’ai entendu aussi certains mélomanes pourtant fanatiques de mes amis faire la moue devant cette œuvre, comme si elle n’était pas assez digne d’intérêt pour les penseurs de la musique. Pourtant, aussi bien l’intrigue que la nature des personnages éclairent évidemment le parcours de Mozart et surtout une certaine permanence des thématiques illustrées: c’est une oeuvre illuminisme (Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait plu à l’Empereur qui lui trouvait trop de notes.) et éclairée et sous des dehors superficiels et anodins, elle n’est pas loin des dénonciations voltairiennes.  Mozart et son librettiste nous disent clairement dans ce livret que les turcs (et les musulmans) ne sont pas comme nous le pensions: il y a aussi un islam qui a bien plus grand cœur et plus d’humanité que le christianisme. Un message qui aujourd’hui éclaire de sa lumière une brûlante actualité.
Pour ma part, je l’ai vu pour la première fois dans la production de Günther Rennert au Palais Garnier, Karl Böhm au pupitre (même avec Böhm on trouvait toujours pour Entführung des places pour étudiants à 10F…) et Christiane Eda-Pierre dans Konstanze, Kurt Moll (Osmin) et Stuart Burrows (Belmonte), Bassa Selim étant Karl Heinz Böhm (fils de…et surtout le François Joseph dans les trois films  « Sissi » avec Romy Schneider…) puis dans les reprises, Paul-Emile Deiber. J’ai encore dans la mémoire la direction de Böhm, à la fois énergique, alerte, jeune, claire, et cristalline – je me souviens de la légèreté du triangle et des cymbales, qui rappellent les fanfares de janissaires et qui malgré tout étaient des éléments dansants et aériens : rarement direction musicale m’a autant marqué, qui m’a vraiment fait rentrer directement dans le tissu de la partition,  au point que lorsque j’écoute cet opéra (je l’ai vu assez rarement depuis) c’est la petite musique de Böhm que j’ai toujours en moi et du coup, j’ai une grande affection pour ce Mozart-là, avec ses dialogues, avec ses redoutables airs (parmi les plus difficiles pour soprano) qui exigent à la fois les agilités, une certaine assise,  une certaine largeur, mais aussi les aigus et les suraigus : à ce titre, Martern aller Arten est sans doute l’un des airs les plus ardus du répertoire, à cause de ses difficultés techniques et de sa longueur. C’étaient donc ce dimanche à Munich de grandes retrouvailles avec un opéra très lié à mes premières expériences lyriques et donc une grande joie.
À Paris, la mise en scène de Günther Rennert, très classique, très représentative de la mise en scène mozartienne allemande de grande tradition de ces années-là, sans grande imagination, mais sans âge également, aurait donc pu vivre longtemps.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

Mais Massimo Bogianckino importa à Paris quelques années plus tard LA mise en scène de Entführung aus dem Serail  de l’époque, celle de Giorgio Strehler, sans doute la plus belle mise en scène de cet opéra dans les cinquante  dernières années ; quand il l’importa, en 1984, elle avait déjà 19 ans : une mise en scène créée au Festival de Salzbourg en 1965 (Mehta, Rothenberger Wunderlich) reprise à la Scala deux fois dans les années 70, et qui fut, et reste à mon avis la référence, dans les décors de livre d’enfant de Luciano Damiani, avec ses jeux d’ombres et de lumières, avec sa merveilleuse poésie qui en faisait l’Enchantement au Serail.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

En 1993-1994 encore, elle fut reprise à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch pour servir d’écrin à la Konstanze de Mariella Devia : la production avait une trentaine d’années et je suis sûr qu’une reprise aujourd’hui garderait encore sa fascination.

À Munich, la production date de 2003 (elle fut très mal accueillie), et elle est signée Martin Duncan, dans des décors de Ultz, typique des choix de Sir Peter Jonas, alors intendant: un spectacle coloré, souriant, mais qui propose un choix radical en supprimant totalement les dialogues, et en les remplaçant par une récitante en nikab – elle se dévoile très vite pour afficher la soif de Konstanze et Blonde pour la liberté féminine créant ainsi une sorte de chambre d’écho entre le Sérail d’hier (le palais de Topkapi) fermé et réservé aux femmes et aux eunuques, et le monde d’aujourd’hui : femmes voilées, ouvriers turcs couverts du drapeau national (applaudissements dans la salle) traversant la scène (en réalité machinistes). Tout l’opéra se réduit alors aux parties chantées, qui se déroulent systématiquement ou presque dans des sofas suspendus multicolores avec la récitante qui raconte et quelquefois commente brièvement l’action .

À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl
À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl

Chaque scène et chaque personnage dans un sofa se déplaçant latéralement ou en hauteur, comme si défilaient des sortes de miniatures ou des saynètes, en font un spectacle de marionnettes chantantes, les sofas suspendus à des fils rappelant  ceux avec lesquels on manie des marionnettes : la conséquence, Bassa Selim, rôle exclusivement  parlé devient par la suppression des dialogues un rôle presque muet (sauf dans la scène finale), et il n’y plus d’espace pour aucun des effets humoristiques des dialogues sur lesquels repose quasiment toute l’avancée de l’intrigue, ni aucun des éléments dramaturgiques de la trame.
L’humour et le sourire sont portés par la récitante, Demet Gül, une excellente actrice d’origine turque qui commence par parler au public en turc (sourires), et qui tient le fil d’un récit entrecoupé d’airs, comme un texte illustré où les images seraient remplacées par la musique. C’est amusant au départ, c’est vite un peu lassant, malgré la jolie manière dont sont réglés les airs, que les chanteurs exécutent assis ou couchés sur les sofas, avec pour les duos, deux sofas (un par protagoniste) ou plus rarement un sofa pour deux…Il reste que certains moments sont réussis, comme l’apparition des eunuques qui se dénudent et demeurent en pagne face au public, puis se retournent, se plient et semblent écrire, puis se tournent vers le public avec sur leur pagne une croix à la place du sexe, ou le jeu sur les fruits et les délices portés par des esclaves-table, ou Osmin massant violemment Pedrillo etc..etc..
Autre conséquence inattendue, la musique qui en ressort apparaît, isolée des contextes dialogués, plus mélancolique, plus retenue, plus triste, et moins légère qu’habituellement. Déjà sous ce Mozart encore jeune pointent les opéras de la maturité, et ce n’est pas là le moindre paradoxe que les personnages prennent plus de poids et de consistance musicale que dans la version dialoguée, tout en restant des marionnettes. Il reste pour moi, malgré de jolis moments, que l’on y perd au niveau de l’intérêt dramaturgique.
Musicalement en revanche , la production fonctionne bien grâce à une distribution équilibrée et de très bon niveau.
Deux ténors et deux sopranos aux qualités voisines, une basse, un rôle parlé, voilà l’exigence. Belmonte est un ténor lyrique dont la tessiture est voisine de Tamino, et qui donc demande une belle assise et un certain volume, et un beau contrôle sur la voix pour les mezzevoci que le rôle demande. On disait souvent quand j’étais jeune fan d’opéra « qui chante Belmonte ou Tamino finira en Lohengrin ». Pedrillo est plus léger, et peut être interprété par un ténor de caractère. Blonde exige une note très haute dans son premier air, et est une voix typique de colorature léger. Konstanze est un lirico-colorature, agilités, cadences pyrotechniques, mais aussi assise large : il ne faut pas un simple colorature, mais une voix qui ait une certaine consistance. Une Konstanze doit pouvoir chanter la Comtesse ou Donna Anna (même si l’inverse n’est pas forcément le cas)
Jusqu’ici Lisette Oropesa (http://lisetteoropesa.com) a chanté des sopranos plutôt légers, et la voir affichée dans Konstanze m’a surpris. C’est une délicieuse Sophie de Werther, (et dans pas si longtemps probablement du Rosenkavalier), c’est une Suzanne, c’est une Gilda notable (que les genevois ont pu applaudir dans le récent Rigoletto ) : un soprano formé à l’école américaine: contrôle, diction, projection, technique impeccables. Si les américains ont peu de théâtres d’opéra (globalement pas plus nombreux qu’en France), ils ont un réseau d’universités et de lieux de formations enviable. Un jeune artiste américain arrive sur le marché avec une bonne technique, et surtout un répertoire large, qu’il a pu éprouver dans les représentations montées dans les universités. Les artistes américains trouvaient par exemple dans les années 70 et 80 en Allemagne un marché tout près à les accueillir : 250 théâtres de répertoire avec des troupes demandant des artistes agiles et adaptables. C’est encore vrai aujourd’hui, mais l’arrivée  des chanteurs issus des écoles russes a un peu bouleversé la donne, surtout pour les voix plus consistantes.

Lisette Oropesa, la Konstanze du jour
Lisette Oropesa, la Konstanze du jour

Lisette Oropesa a toutes les qualités exigées par Konstanze : une fraîcheur et une jeunesse enviables, une technique solide, cela se sent dès son premier air très paminien , Ach ich liebte déjà difficile dans la retenue qui exige déjà aigus et trilles. Konstanze demande des aigus et suraigus assurés (ce fut un rôle où brilla Gruberova), quelle qu’en soit la hauteur, des agilités, des choix de cadences sans concessions, et une endurance notable : Martern aller Arten est chanté par Lisette Oropesa sans aucune faiblesse, aucune fatigue, et on sait la difficulté de cet air, mais l’ensemble du rôle est  donné avec la même sûreté, et la même maîtrise. Je ne doute pas que cette excellente chanteuse n’approfondisse le travail interprétatif sur un rôle assez riche et plus profond qu’on ne le pense généralement. Mais déjà quelle maîtrise ! Cela confirme ce que je pressentais, à savoir que Lisette Oropesa, magnifiquement préparée et techniquement sans failles, est une personnalité attachante, sympathique et douée et se trouve sans aucun doute à l’aube d’une grande carrière.
On connaît mieux Javier Camarena, un ténor habitué des rôles belcantistes et rossiniens, même s’il a chanté Belmonte à Salzbourg en 2013. C’est lui aussi un très bon technicien avec un sens de la respiration, avec un très beau contrôle sur la voix et sur le souffle, qui se joue des difficultés techniques. Ce qui caractérise cette voix c’est d’abord un style et une très grande élégance : dans Entführung, les deux protagonistes ont de nombreux airs (Konstanze en a trois dont deux consécutifs et Belmonte quatre). On se souviendra de son Wenn der Freude Tränen fliessen, un moment de lyrisme élégiaque qui fait du deuxième acte (qui concentre la plupart des grands airs des personnages)  le sommet musical de l’œuvre. Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la prestation, même si la voix me semble un tantinet légère pour le rôle, non qu’elle ne réponde pas aux exigences, mais pour Belmonte, j’aime des voix un peu plus consistantes : j’y entends une couleur un peu trop rossinienne dans sa manière, mais c’est plus une question de goût.  Cela reste vraiment de très bon niveau.

La Blonde de Rebecca Nelsen est aussi typique de l’excellence américaine. Il suffit de consulter son site internet (http://rebeccanelsen.eu)  pour constater le répertoire impressionnant qui recoupe celui de sa collègue Lisette Oropesa. Rebecca Nelsen fait une jolie carrière en Allemagne et Autriche, on l’a vue notamment dans Blondchen au Festival de Salzbourg en 2013 (aux côtés de Javier Camarena et de Desiree Rancatore) ; fraîcheur, jeunesse, vivacité du personnage et du chant, mais aussi parfaite maîtrise technique et naturellement les aigus voulus par le rôle et notamment dans son air  initial qui ouvre l’acte II Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln . Qui dit mieux?
Pedrillo est peut-être plus complexe. Apparemment c’est le valet habile et léger, une sorte de Figaro du Barbier, mâtiné de Leporello, car il hésite quelquefois à agir par peur, mais c’est à lui que Mozart donne l’un des airs les plus poétiques de la partition, sinon le plus poétique (en tous cas un de mes préférés), la romance In Mohrenland gefangen war. C’est avec Osmin le rôle qui souffre le plus de la disparition des dialogues, parce que c’est lui qui très largement fait avancer l’action (c’est notamment lui qui fait entrer Belmonte dans la place) et qui dans cette vision retrouve une place secondaire qu’il n’a pas dans l’œuvre en réalité. Il est confié à Matthew Grills, un tout jeune ténor, qui appartient à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper, et qui en 2013 faisait partie de l’Opera Studio de Portland et surtout du Merola Opera Program, l’un des programmes de formation les plus en vue actuellement aux USA. Il a déjà chanté Belmonte  à Santa Fé. C’est dire la confiance que la Bayerische Staatsoper investit sur ces jeunes artistes. Et de fait, Matthew Grills montre une agilité, une vivacité et  aussi une versatilité exemplaires, même si la voix gagnerait à être un peu plus projetée, il obtient un très gros succès notamment dans Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, presque a capella où il montre un potentiel d’émotion non négligeable allié à un jeu qui a une forte prise sur le public, un air qui rappelle d’ailleurs que nous sommes aux débuts de la mode des opéras à libération qui culminera à Fidelio et qui passe notamment par Lodoiska (Cherubini, 1791) et même Zauberflöte (1791). C’est à n’en pas douter de la graine de Ferrando ou de Tamino. C’est notamment l’un de ceux qui malgré une mise en scène qui confine sur des sofas et donc qui bride les mouvements et les jeux de scène, celui qui s‘en s’en débrouille le mieux en arrivant à faire ressortir la vivacité et l’inventivité du personnage avec à la fois une simplicité et une justesse notables.
Dans cette ode à la liberté et au courage, typique de l’Aufklärung, mais aussi à la clémence (dans le Bassa Selim de 1782 pointe naturellement le Titus de 1791), Osmin représente le totalitarisme, la violence la jalousie et le désir, une sorte de Monostatos avant la lettre. Le rôle est confié le plus souvent à une basse profonde (Kurt Moll l’a souvent chanté et l’enregistré) qui descend jusqu’au ré. C’est pour une seule fois, Franz Hawlata qui le chante.
Franz Hawlata est un des chanteurs les plus connus de la distribution. Je l’ai notamment vu dans Hans Sachs à Bayreuth, dans La Roche de Capriccio à Vienne. C’est un chanteur-acteur notable, avec grand sens de la comédie et du théâtre : son Sachs était à Bayreuth magnifiquement joué et dit, il était chanté de manière plus contrastée, certains parlaient de « Sprechgesang ». Son Osmin aurait évidemment gagné à être plus joué, et nul doute que la présence des dialogues auraient donné plus d’aisance et de brillant à la prestation.
Réduit au chant, et aux airs, c’est peut-être paradoxal mais le charisme scénique d’Hawlata en prend un coup. Certes, au début notamment, la voix bien timbrée, la diction donnent une assise au personnage. Mais la profondeur exigée et les graves redoutables font un peu défaut, la voix se détimbre, devient mate, et les défauts constatés ces dernières années réapparaissent. Cette voix est fatiguée, et même si l’artiste garde un relief scénique intact, le relief vocal est érodé. Il doit chanter Sir Morosus dans la prochaine Schweigsame Frau : il excelle dans ce type de rôle de Strauss, on le sait, mais la voix sera-t-elle au rendez-vous?
Le choeur du Bayerische Staatsoper très en place, est divisé entre les femmes (sur scène) et les hommes (en fosse) car dans le Sérail, pas de place pour les hommes. Il est comme toujours excellemment préparé (par Stellario Fagone, le chef de choeur en second auprès de Sören Eckhoff).
Quant l’orchestre, il est confié à Constantin Trinks, un des chefs de la jeune génération (39 ans), qui fait partie des bons chefs de répertoire à suivre. Je me souviens de son excellente direction de Das Liebesverbot de Wagner à Bayreuth en 2013. On retrouve ce soir une battue précise, des gestes nets, du rythme, de la vivacité et un son clair. Cela reste peut-être un peu “martial” mais je me demande cependant si l’absence de dialogue ne pèse pas elle aussi sur la direction et sur le rythme général et si elle ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble. Le rythme des dialogues peut influer sur un tempo, sur un discours musical et c’est bien là l’un des éléments de réussite d’un Singspiel (ou même d’une opérette). Ici il y a du Sing, mais pas de Spiel…d’où une musique moins en prise avec l’intrigue. Il reste que ce travail avec l’orchestre remarquable qu’on connaît (les  bois étaient ce soir vraiment excellents) reste de très bon niveau et convaincant.
Pour conclure, voilà un spectacle un peu frustrant. La satisfaction musicale entre en concurrence avec le dessein général d’un travail qui efface le côté Singspiel, c’est à dire un spectacle où le dialogue est le moteur de l’action et la musique un moment d’arrêt sur image. Quand le moteur s’arrête ou disparaît, le spectacle change lui-même de nature : un récitant au lieu d’une scène de théâtre renvoie l’opéra non au Singspiel , mais à une sorte d’opéra-oratorio qui lui modifie sa nature profonde : on a deux actions (récit et chant) sans moteurs. Pour moi il s’agit d’une erreur et l’ambiance générale en pâtit, c’est dommage quand il n’y a pas de faiblesses sur le plateau.
Je pense qu’en gardant l’excellente idée des sofas, on eût pu dialoguer de sofa à sofa avec des effets intéressants. Si le metteur en scène a voulu actualiser en introduisant une récitante d’aujourd’hui qui tente de clarifier l’intrigue (le plan de Topkapi est plusieurs fois projeté pour montrer les progrès de Belmonte vers le Serail) pendant que l’histoire est renvoyée au passé, il eût pu alors aller plus loin dans l’actualisation. Ici le chant prend un coup de vieux et de lointain, qui nuit à la vivacité de l’ensemble et qui crée inévitablement un peu de langueur. Malgré des effets amusants et des sourires, malgré une réalisation de bon niveau, malgré l’excellence musicale, c’est un peu le désenchantement au Sérail. [wpsr_facebook]

Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl
Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WERTHER de Jules MASSENET le 7 MARS 2014 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU, Ms en scène: Richard EYRE) avec Jonas KAUFMANN

 

Jonas kaufmann, Werther au MET ©  2014 The Metropolitan Opera.
Jonas kaufmann, Werther au MET © 2014 The Metropolitan Opera.

Pour cette nouvelle production de Werther, le MET a programmé le couple Jonas Kaufmann/Sophie Koch qui avait triomphé à Paris dans la mise en scène de Benoît Jacquot en 2011, et pour l’occasion Sophie Koch a fait ses débuts à New York, tout comme le baryton serbe David Bižic qui chante Albert.
La présence de Jonas Kaufmann, un an après son Parsifal encore ici dans les mémoires, donnait évidemment à la production un relief particulier, et ce soir, encore plus puisqu’il était souffrant à la représentation précédente et avait déclaré forfait.
Si cette représentation n’atteint pas la magie de celle de Paris, elle reste de très haut niveau, vocal et orchestral, grâce à un plateau très bien distribué dans les principaux rôles et à un orchestre bien mené par Alain Altinoglu.
Sans doute la mise en scène très plate de Richard Eyre y est-elle pour quelque chose.
Richard Eyre l’a conçue, avec son décorateur Rob Howell (qui signe aussi les costumes), insérée dans une sorte de cadre qui renverrait à ces gravures qu’on trouve dans les maisons bourgeoises et qui raconteraient l’histoire de Werther. Double dispositif : dans la première partie, un espace extérieur, jardin, tables, parasols qui pourrait être l’espace du bonheur et de la légèreté, et pour la deuxième partie (actes III et IV) deux espaces intérieurs, un salon bibliothèque bourgeois lourd,  un peu étouffant (acte III) et la chambre de Werther qui vient s’insérer à l’acte IV, un peu comme chez Benoît Jacquot (il semble que Richard Eyre ait vu le DVD d’un peu trop près…). Accompagnant ce dispositif des projections vidéos (nature, arbre, lettres) qui commentent l’histoire et montrent le cours du temps et la valse des saisons.

Sophie Koch & Jonas kaufmann© 2014 The Metropolitan Opera.
Sophie Koch & Jonas kaufmann© 2014 The Metropolitan Opera.

La mise en scène prend le parti pris de raconter non pas une histoire du XVIIIème siècle, mais contemporaine de l’opéra, une histoire bourgeoise de la fin du XIXème : Charlotte pourrait sortir d’un roman proustien, Sophie est une petite coquette un peu coquine, Albert est un soldat (ce qui expliquerait sa logue absence) qui ressemble étrangement à un officier soviétique : Werther a un costume hors d’âge, longue redingote un peu démodée pour l’époque voulue, mais qui lui donne ce caractère « ailleurs » qui fait tout son charme…
On s’attache à des petits détails, des « petits faits vrais » dirait Stendhal, mais on ne dit rien de fondamental. L’ouverture à rideau ouvert montre la mort de la mère, puis son enterrement : sans doute pour planter le décor et plomber l’ambiance, mais l’effet est inverse : dès la première scène un peu primesautière, cette mère semble avoir été complètement oubliée.
La première partie, plus légère, est même quelquefois un peu ironique, notamment dans la manière de traiter le couple Werther/Charlotte, avec ses hésitations, ses tentatives, ses refus : la salle sourit, voire rit. Et les attitudes éplorées de Werther un peu excessives, attirent là aussi quelques rires.

Le prologue (enterrement de la mère) © 2014 The Metropolitan Opera.
Le prologue (enterrement de la mère) © 2014 The Metropolitan Opera.

On comprend qu’en fait Richard Eyre en imitant ces gravures qui raconteraient l’histoire, insiste sur les attitudes « parlantes », d’où des gestes vaguement caricaturaux, mais cela tombe un peu à plat. Cette volonté de tout montrer (presque comme dans une bande dessinée) fait que, contrairement à la tradition, on voit Werther se suicider, hésiter d’abord à se tirer une balle dans la tête, mais finissant par viser le cœur, avec abondance d’hémoglobine, jusque sur les murs. Quant à la dernière image, suspendue comme dans un final de film, elle montre Charlotte prenant à son tour le pistolet, pendant que les enfants chantent Noël…
Si l’on ne saisit pas que la référence du metteur en scène, ce sont des gravures historiées qui doivent tout décrire pour être comprises du spectateur, on prend la mise en scène pour ce qu’elle est en réalité, une simple illustration, avec quelques jolies images, mais sans vraie distance ni grandes idées.
Mais la vacuité du propos du metteur en scène permet aussi de constater que dramaturgiquement, cette première partie est bien faible, avec des longueurs et des choses un peu inutiles, destinées à faire pittoresque, ou couleur locale : bien sûr, la présence des enfants annonce la scène finale, et leur innocence et leur fraîcheur est un écho aux rêves de Werther, mais on est bien loin de Goethe tout de même. Il faut attendre l’entrée de Werther (ou de Jonas Kaufmann ?) pour que cela prenne corps, pour que s’installent la mélodie et la poésie, et l’intérêt. Mais la nature représentée ici est à la fois attendue et banale, il n’y a rien de Sturm und Drang, tout juste une sorte de jardin anglais, tout juste une représentation bien cadrée d’une nature domestiquée et peu propice aux orages désirés, même si les arbres se glissent dans les interstices des cadres qui forment perspective. Nous ne sommes pas non plus dans le romantisme, et à peine dans le romanesque.

Le dispositif général (acte I) © 2014 The Metropolitan Opera.
Le dispositif général (acte I) © 2014 The Metropolitan Opera.

Il en va autrement musicalement.
La direction d’Alain Altinoglu très attentive aux chanteurs qu’elle ne couvre jamais, prend un parti pris un peu trop léché pour mon goût, mais a l’avantage de mettre en valeur le son de l’orchestre, et les pupitres solistes, comme les violoncelles. Il y a beaucoup de relief, une grande clarté de lecture, non dépourvue d’ailleurs d’une certaine complaisance qui finit par nuire un peu à la relation au plateau. Pour montrer les beautés sonores qui émergent de la fosse, le chef en oublie quelquefois la dynamique dramatique, et manque un peu de tension. Il reste que la couleur de la partition est bien rendue, sans pathos, avec des moments très réussis : toutes les parties plus symphoniques sont vraiment remarquables parce qu’Altinoglu fouille l’orchestre.

La distribution réunie est très honorable dans son ensemble, même si les rôles secondaires sont tenus de manière un peu pâlichonne par Philip Cokorinos (Johann) et Tony Stevenson (Schmidt), tandis que Jonathan Summers incarne un bailli un peu fatigué : la voix qui naguère fut belle manque cette fois de relief et de présence, et le personnage du même coup s’efface .
David Bižic, belle voix de basse chantante qui fait ses débuts au MET, manque encore d’aisance dans la langue française, et donc la personnification s’en ressent : tout le monde n’est pas Tézier qui arrive à faire d’Albert une figure protagoniste et pleine de relief.
Il en va autrement de Sophie, Lisette Oropesa, jeune soprano américaine, à la voix affirmée, qui interprète une Sophie plus mure qu’à l’accoutumée,  douée d’une diction exceptionnelle (supérieure en tous cas à celle de Sophie Koch), d’une voix assez large, et qui donne au personnage un poids un peu différent, aidée par une mise en scène qui en fait une jeune fille gentiment délurée. C’est un nom à retenir car non seulement la prestation est exemplaire, mais elle a prise sur le public qui lui fait un accueil triomphal.
Sophie Koch en Charlotte impose un personnage dramatique et affirmé. La voix remplit sans effort (et même un peu trop) l’immense vaisseau du MET. Il n’y a plus beaucoup de fragilité dans cette Charlotte-là. Il y a trois ans à Bastille, elle avait à la fois cette voix affirmée, cette énergie, mais elle avait aussi une certaine fragilité ; ma Charlotte préférée reste Susan Graham, plus mure, plus apaisante et plus intériorisée.
La fréquentation de rôles lourds, la voix qui incontestablement s’est élargie, font de la Charlotte de Sophie Koch un personnage presque verdien…on sent pointer au loin une Eboli…Ce n’est pas tout à fait ce que j’attends pour Charlotte. De plus, la diction m’est apparue plus relâchée : l’acoustique claire du théâtre faisait qu’on entendait chaque mot de la plupart des autres chanteurs, mais pas les siens, alors qu’elle était la française de la distribution.
Je suis peut-être injuste et un peu trop dur avec un travail qui reste d’un très haut niveau : évidemment le sens dramatique et la présence scénique donnent à sa prestation une rare intensité : elles ne sont pas nombreuses, les Charlotte de cette trempe.

Acte III © 2014 The Metropolitan Opera.
Acte III © 2014 The Metropolitan Opera.

Il faut d’ailleurs un très haut niveau pour tenir la scène face à Jonas Kaufmann. Il était un peu fatigué ce soir, avec quelques petits problèmes dans le suraigu et quelques hésitations au tout début : comme souvent, il a quelque difficulté à entrer en musique, et ses premières paroles sont légèrement pâteuses (je l’avais remarqué et dans Forza et dans Don Carlo à Munich), mais dès que la voix se découvre, se chauffe, s’installe, dès que les aigus sortent, c’est un enchantement.

Acte IV © 2014 The Metropolitan Opera.
Acte IV © 2014 The Metropolitan Opera.

Si Jonas Kaufmann peut chanter aussi bien Werther que Siegmund et bientôt Otello, c’est que sa technique est exceptionnelle et son intelligence du chant rare, c’est surtout qu’il est l’un des seuls à savoir ammorbidire, diraient les italiens, à savoir adoucir et chanter pianissimo et à assurer des mezze voci de rêve, grâce à un contrôle de tous les instants, une science accomplie du chant et une conduite de  souffle époustouflants : la mort de Werther, murmurée, est anthologique. Je l’avais écrit lors de ses représentations parisiennes, seul Alfredo Kraus avec un timbre plus clair, avait un tel contrôle et une telle technique.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Ce timbre sombre qui caractérise Kaufmann et qui surprend toujours les premières minutes sert évidemment le personnage qu’il interprète, doublé d’une présence charismatique : on ne voit guère que lui lorsqu’il apparaît.
Inutile de tergiverser, c’est un monstre sacré, et on comprend le public debout qui au moment des saluts hurlait Jonas ! Jonas !.
Il reste que je trouve qu’il y avait à Paris une magie juvénile, une émotion qu’on ressentait moins ici : est-ce la mise en scène ? est-ce que Kaufmann ne pourra plus chanter Werther dans quelque temps, lorsqu’il ne fréquentera que d’autres rôles plus larges ? est-ce que j’en attendais trop (c’est toujours possible) ?
Je pense qu’il faudra aller faire un tour au cinéma le 15 mars pour se faire une idée définitive. On le sait fragile et il avait dû renoncer précédemment pour fatigue passagère. Mais fatigué ou pas, il est sans aucune hésitation le plus grand aujourd’hui.
Ce fut quand même un pur bonheur et comme toujours une chance immense de l’entendre, et malgré les menues réserves çà et là, ce fut une grande et belle soirée.[wpsr_facebook]

Les saluts le 7 mars
Les saluts le 7 mars