MÉMOIRE D’ABBADO 3: SALZBURGER OSTERFESTSPIELE 2000: SIMON BOCCANEGRA, de Giuseppe VERDI (Direction musicale: Claudio ABBADO; Ms en scène Peter STEIN)

Simon Boccanegra!

Pour l’an 2000, Claudio Abbado avait programmé son opéra fétiche au Festival de Pâques de Salzbourg dans une nouvelle production de Peter Stein, qu’on peut encore voir à Vienne car elle est encore au répertoire de la Wiener Staatsoper.

Avec la distance, la production est moins intéressante qu’il n’y paraissait, et le souvenir est vif encore de la mythique production de Giorgio Strehler,qu’on a vue partout dans le monde dans les tournées de la Scala et y compris à Paris avec Claudio Abbado à la tête de l’orchestre de l’Opéra, importée à Vienne pendant l’époque Abbado (1986-91) et stupidement détruite par l’équipe Ioan Holänder et Eberhard Wächter, .
Mais il y eut une Boccanegra Renaissance au début des années 2000: après Salzbourg, on vit l’opéra de Verdi porté par Abbado à Florence (il en reste un DVD) dans la production de Stein mais sans les Berliner, on le vit aussi en Emilie Romagne et notamment à Ferrare dans une autre production qu’il vaut mieux oublier, En bref, Claudio a reprispour quelques tours l’opéra qui lui était cher entre tous,et qui a marqué une nouvelle manière de diriger Verdi en devenant une des grandes références alors que il était considéré avant 1971 comme un opéra secondaire du Maître de Sant’Agata.
Alors vous pouvez imaginer les 15 et 24 avril 2000 avec quelle impatience ce Simon fut attendu. Et comme il fut différent des Simon entendus 20 ans auparavant. Oeuvre quasiment réservée à Abbado, très difficilement écoutable  après lui même par des chefs de grande réputation (je me souviens de Solti à la Scala, ou de Chung à Paris, voire de Chailly à Munich), elle réapparaissait au seuil du millénaire nouveau toute neuve dans le paysage, avec une Mattila somptueuse et un Alagna éblouissant. Ce n’était pas l’équipe mythique qu’on avait vue partout, Freni, Cappuccilli, Ghiaurov, Luchetti, Schiavi, mais il y avait les Berliner avec qui Abbado trouva un son et un ton neufs. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le texte ci-dessous.

 

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi.
Ces oeuvres qui vous accompagnent sans cesse, auxquelles vous faites référence, qui vous ont changé, qui ont transformé votre approche d’un auteur, de l’opéra ou du spectacle en général. Tout mélomane le sait.
Ce qui vaut pour le mélomane vaut aussi pour le musicien. Il y a des oeuvres qui, au delà d’une exécution contingente, habitent l’artiste et l’accompagnent. Il les porte en lui.
Il semble bien que Simon Boccanegra soit pour Claudio Abbado, quelque part, l’oeuvre d’une vie. Sinon, pourquoi après avoir fait renaître cette oeuvre mal connue du public et parcouru le monde avec une production mythique pendant une quinzaine d’années, pourquoi donc remettre l’ouvrage sur le métier ?
Pour tous la messe était dite.
Pour tous, mais par pour Claudio Abbado. Il y avait encore quelque chose à faire et à montrer. L’accueil incroyable du public à la répétition générale, les larmes de dizaines de spectateurs à l’issue du spectacle le prouvent : L’émotion est repassée, inépuisable. Nous doutions et nous avons été, comme tous, emportés par l’évidence : quelque chose nous a été donné de nouveau, quelque chose qui n’efface rien du passé, non, mais autre chose, tout aussi fort, qui nous gifle et nous emporte. A l’opéra, il arrive que les trains passent deux fois
On a pu émettre des doutes sur l’opportunité de reproposer une mise en scène de Simon Boccanegra après le spectacle historique de Strehler /Frigerio. La première réponse qui s’impose est que le spectacle doit vivre. Rester confiné dans les souvenirs, c’est fossiliser ce qui fait le rapport du spectacle au spectateur, qui est immédiat et en même temps fugace. Ces doutes étaient exprimés d’une part par ceux qui avaient vu le spectacle de Strehler, et qui avaient peur de vivre une éventuelle déception qui ternisse l’image de Boccanegra dans leur mémoire de mélomane, (on est dans l’ordre de l’affectif et non du musical (ou théâtral)). La seconde réponse, qui découle de la première est que le spectacle de Strehler remontant à 1971, il n’est pas absurde , 29 ans plus tard de proposer une vision nouvelle.
Peter Stein n’ignore pas ce passé, Claudio Abbado non plus. Stein utilise habilement le spectacle de Strehler, notamment dans le prologue,(Mouvements de foule, disposition du décor, jeu sur l’extérieur – intérieur (mieux réglé chez Strehler à mon avis)), même si le Palais des Fieschi est en réalité dans la vision de Stein un monumental tombeau, qui abrite Maria dans un cercueil de verre, telle la Belle au bois dormant car l’impression est bien celle d’un rêve, ou d’un conte, avec ce décor de Cité Idéale, ce cercueil de verre, ce palais tombeau dont on devine la silhouette dans la nuit: Stein lui-même confiait la difficulté qu’il y a à mettre en scène le prologue. De même dans le premier acte : le lever du rideau très lent sur un cyclo d’un bleu intense, solaire, face à la jeune Amélia, est à l’évidence une réponse au lever de rideau tout aussi lent sur la barque et la voile de Strehler et Frigerio., mais est aussi une réponse au prologue si sombre et si nocturne. Avec Amelia, le jour se lève, et c’est un jour ensoleillé.
Mais au-delà des allusions et des filiations, l’entreprise de Stein est d’un autre ordre, en pleine cohérence avec l’interprétation maturée par Claudio Abbado. La complexité du livret, avec son prologue très antérieur à l’action, ses clairs obscurs, ses révoltes qui ont toutes lieu derrière le rideau, ses personnages qui vieillissent ou qui se dissimulent, fait qu’il y a nécessité de clarifier les situations, identifier les caractères, montrer plus encore que suggérer. Strehler avait conçu un dispositif monumental, somptueux, mais aussi particulièrement poétique et élégiaque. Servi par des chanteurs dont la voix souvent suffisait, par sa splendeur et son expressivité, à camper un personnage, il y avait dans son travail une économie des gestes et des mouvements et un rythme qui répondait directement à la fosse et qui donnait au dialogue scène-fosse une unité peu commune.
Il y a chez Stein d’abord la volonté d’identifier les situations et de montrer les causalités : Boccanegra est élu doge au moment même où il perd son aimée : son cercueil de verre se dresse au fond, lorsqu’il est porté en triomphe. Faute de goût ? non. Il s’agit de décrire un parcours, qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria : le nom même de Maria doit être vu sous plusieurs clefs : il y a quelque chose de virginal – en dépit qu’elle en ait – dans cette Maria, sinon comment expliquer que la mort de Simon en forme de pietà, sinon comment lire en toile de fond, le mariage d’Amelia – Maria et Gabriele Adorno devant un portait gigantesque de Vierge à l’enfant. C’est que la pureté virginale baigne l’ensemble des personnages, Paolo excepté, tous les personnages du drame sont des personnages d’exception, des personnages positifs, nobles, des hommes de qualité. Au milieu de tous, Simon et Amelia, en blanc se retrouvent comme dans une union mystique, dans ce blanc aveuglant qui souligne leurs retrouvailles au fur et à mesure que se déroule leur duo.
La relation Amelia-Adorno est vue au travers du conte, avec les gestes innocents de l’amour innocent. Adorno (un extraordinaire Alagna ) entre en scène comme le danseur étoile du ballet classique, en courant, parcourant un immense tour de plateau pour se retrouver ensuite face à Amelia, : c’est Albert retrouvant Giselle, ou le Prince Siegfried rejoignant le Cygne blanc dans une suite de mouvements chorégraphiés qui font de cette rencontre le ballet d’amour et d’innocence. Karita Mattila (Amelia) quant à elle joue avec son corps, ses cheveux, elle est littéralement ” Nature “, sans apprêts, insouciante et heureuse. Les deux jeunes amants sont libres de toute contrainte. Ce n’est qu’après l’espèce de mariage mystique qu’est la scène de la reconnaissance Père-Fille, que le drame et l’histoire reprennent leur droit..
Du Prologue, qui n’est pas l’Histoire, mais une histoire lointaine et floue, on passe au début du premier acte à une sorte d’évocation du bonheur avant la chute, Univers du Conte, du Ballet, Univers Mystique immaculé où l’habit jaune de Paolo fait littéralement tache: c’est d’ailleurs lui qui précipite la chute: on rentre dans l’histoire.
Alors le décor reprend forme, après avoir été seulement couleur et structure minimaliste et géométrique, il redevient historié et descriptif lors de la scène du Conseil, fort bien réglée, avec un fort premier plan (le conseil) et un arrière plan (le peuple) qui pèse sur l’action. Comme souvent dans la mise en scène allemande, le décor et les costumes sont avant tous fonctionnels, avant d’être esthétiques. Les personnages sont typés : la plèbe en bleu, le parti aristocratique en rouge, le Cuir Noir pour les combats, le blanc pour le Rêve et le Bonheur, le jaune pour le traître (Paolo), et les costumes changent quand la situation change : Boccanegra quitte son habit blanc pour se mêler aux combattants. Entrée dans l’histoire et mêlée à l’intrigue, Amelia est vêtue de rouge, rouge-pouvoir, rouge-passion, mais aussi rouge aristocratique ou rouge-théâtre, tout comme Adorno qui a quitté l’habit du chasseur insouciant pour endosser un costume, rouge lui aussi. Fiesco quant à lui, qui se fait appeler Andrea, ne revêt qu’une redingote aux vagues reflets rouges, qui rappelle son appartenance partisane.
C’est que le décor laisse à chaque fois méditer sur la nature de l’action:
Le prologue laisse voir à la fois LA cité idéale (on est dans un rappel du passé, dans le monde du souvenir), et au fond, ce qu’on prend pour le palais des Fieschi, schématiquement gothique, est en réalité déjà un tombeau abritant le cercueil de verre de Marie. Idéal, Mort, Histoire et Politique, voilà les protagonistes du prologue inscrits dans le décor.
Le premier acte s’ouvre sur un espace vide qui se remplit bientôt d’une structure qui rappelle un retable ou un autel, où se célèbrent les retrouvailles, tout cela reste géométrique et essentiel, alors que le conseil se déroule devant une toile figurant un mur et des portes monumentales de palais, les rouges à gauche (Aristocrates) les bleus à droite(Plèbe) et Boccanegra en Blanc au centre.
L’agitation populaire se déroule en toile de fond et bientôt le décor laisse voir en transparence cette révolte, par un jeu intérieur et extérieur, pouvoir et peuple, qui fait immédiatement comprendre l’action.
Le deuxième acte, qui est celui du drame, de la tragédie, du complot se déroule cette fois dans un lieu clos, une sorte de Saint des Saints du pouvoir où tous passent clandestinement pour tramer…Une salle circulaire, qui fait penser à la salle octogonale du Palais de Néron – la Domus Aurea – (le divan de Boccanegra rappelle étrangement d’ailleurs un siège romain), avec sept portes fenêtres violemment éclairées, comme les sept portes de Barbe-bleue, au centre une table avec un calice. Salle circulaire, fortement centrée autour d’une table ronde, le calice étant le centre de l’action (Paolo y versera en effet le poison). Cette sorte de lieu où tout le monde passe rappelle aussi les décors uniques des tragédies classiques, c’est le lieu clos des rencontres, des crises, des conflits et des retournements. C’est aussi le lieu du moment de vérité. Mais c’est par ailleurs sensé être l’appartement privé du doge, le lieu interdit, qui ouvre les grands choix d’avenir (les sept portes); Paolo sortant, les portes s’éteignent: il n’y a plus de choix possible). Lieu interdit et pourtant violé par tous dès le lever du rideau. Lieu dans lequel on se cache derrière les portes, les colonnes, les rideaux, lieu de mort et d’assassinat, mais aussi lieu de dénouements, de reconnaissance où les grandes âmes se retrouvent (voir le trio Simon-Amelia-Gabriele). De ce lieu clos des complots on passe au lieu ouvert du peuple et des révolutions sous la voûte céleste. Tout se passe dans la nuit, sous les torches, et lorsque Simon regarde la mer, c’est une mer pâle, une mer du petit matin, qui lui fait face, la mer de la dernière aube.
La fin est complètement ouverte, l’espace sans limite, sans décor, les personnages au centre, les spectateurs, comme un choeur antique, au fond. Va s’offrir à eux le spectacle de la mort du doge.
Sous le signe de Maria, cette mort se conclut en pietà, la tête de Simon reposant sur le giron de Amelia-Maria puis le cadavre est élevé, comme ces funérailles de héros où l’on voit le corps montré au peuple éploré.
Il y a donc deux morts, une mort affective et religieuse, c’est la pietà, Simon meurt en reposant sa tête sur sa fille, une mort ” politique “, c’est la mort du héros, qu’on élève, qu’on exhibe à la foule. La boucle est bouclée, le drame individuel et familial, et le drame politique sont clos, puisqu’à travers Gabriele, devenu à la fois gendre et fils spirituel, les deux partis ennemis se réunissent enfin autour d’un doge reconnu par tous. De la dispersion et des oppositions du début de l’oeuvre, on est arrivé à l’unité par le sacrifice de Simon.
Chez Strehler Simon mourait en individu, seul face à la mer, chez Stein, il meurt ” accompagné ” par sa fille et son peuple, il meurt élevé à la grandeur des héros. Officiellement.

A cette mise en scène complexe et analytique (il faudrait aussi analyser les jeux étranges sur Maria, Gabriele et les subtils rappels de l’évangile, Mariage mystique, Annonciation, Pietà, il faudrait analyser aussi les rapports avec le cinéma, dans le traitement de l’acteur notamment), répond une direction musicale qui est le résultat d’une profonde relecture, une relecture, une fois de plus qui rend justice à l’évolution de la musique au XXème siècle, une relecture qui éclaire cette oeuvre sous un jour fort moderne, certains soli de vents renvoient presque à l’école de Vienne ! Une lecture nettement moins élégiaque que par le passé, plus incisive, plus tendue, mais pas plus froide, une lecture qui ne laisse en aucun moment indifférent et qui épouse parfaitement les intentions scéniques. Possédant parfaitement les arcanes de la partition, et à la tête d’un orchestre des grands jours, survolté, Claudio Abbado peut se consacrer à suivre avec une attention palpable chaque moment scénique, chaque mouvement, chaque souffle. Il joue sans cesse sur les couleurs faisant miroiter çà et là le métal, çà et là le feu, ailleurs l’élégie, toujours en architecte de la musique : il pousse les chanteurs à se dépasser, il les aide aussi , très attentif, en particulier à Carlo Guelfi, Simon un peu timide, un peu introverti, notamment au départ. On a pu écrire que devant une telle direction, qui elle-même est mise en scène, mise en espace musical, Stein ne pouvait guère que commenter l’action. Le tout étant si clairement identifiable dans la direction musicale que le rôle du metteur en scène devenait par force, limité!
A cet ensemble exceptionnel répond une équipe de chanteurs remarquables, dominée par l’extraordinaire composition de Karita Mattila en Amelia qui réussit avec des moyens différents, à sinon faire oublier, du moins égaler la performance légendaire de Mirella Freni. De Freni on se demandait comment une voix pareille pouvait sortir d’un si petit corps, il y a avait la poésie, une voix diaphane et éternellement jeune, un personnage tendre et fragile. Mattila, c’est l’opposé. Une voix plus sombre, plus adulte, plus “décidée”, un grand corps gracile, que les proportions énormes de la scène du Großes Festspielhaus fragilisent un peu, mais qui domine en taille Gabriele-Alagna, un jeu cinématographique, qui renvoie aux stars :tantôt Garbo, tantôt Huppert. Cette voix lyrique, pleine, qui sait tour à tour remplir la scène et la salle, mais aussi s’alléger et s’éclaircir: une Amélia incomparable. Entrée immédiatement dans les légendes de la scène.
Après le sombre prologue et ses voix de basse et de baryton qui s’entremêlent et donnent cette couleur obscure et mortifère au début de l’oeuvre, L’arrivée de la voix sublime de Mattila, puis l’entrée en scène ensoleillée de Roberto Alagna renforcent encore plus l’effet de contraste. Alagna, figure quasi enfantine, avec un timbre chaleureux tout en gardant une vigueur juvénile fait merveille. Certes, quelquefois des imprécisions, notamment dans la justesse, certes çà et là les tics traditionnels du ténor, et il faut bien le dire, de la star, mais ce sont dans ce cas des détails. L’important c’est que pour une fois Adorno existe, il en fait un vrai personnage, dont la présence s’impose vocalement et physiquement tout au long de l’opéra.
Très en voix lors de la répétition générale, le jeune Julian Konstantinov semble avoir été en peu en retrait lors de la première dans Fiesco. Son timbre de basse sa puissance néanmoins s’affirment à mesure qu’on avance dans l’opéra. Figure inquiétante à la Raspoutine, il ne fait peut-être pas tout à fait oublier le grand Ghiaurov, mais sa prestation reste de très haut niveau: c’est en tous cas une des basses d’avenir.
On se demandait comment allait se résoudre le problème Boccanegra. A Berlin,. Vladimir Chernov avait donné, en dépit d’une voix au volume limité, mais au timbre exceptionnel, une belle leçon de chant. A Salzburg, Carlo Guelfi a montré qu’il y a encore des barytons italiens de belle facture. Très attentif aux indications du chef, modulant chaque note, cherchant à donner une couleur particulière à chaque moment, jouant sur toute l’étendue du registre, des piani aériens au fortissimi (scène du conseil), il a emporté l’adhésion . Même si à la fin, la voix est fatiguée. Mais cela cadre tellement avec le sens de l’histoire et du livret que la fatigue de la voix, évidente par certaines fautes techniques (le souffle..), passe très bien la rampe et cadre très bien avec l’image de héros mourant qui domine les deux derniers actes.
De Lucio Gallo on retiendra l’extraordinaire personnage méphistophélique avec une voix presque trop belle pour le rôle, mais la composition est saisissante, notamment lors de la marche au supplice.
Enfin on s’offre le luxe de Andrea Concetti en Pietro, c’est un luxe, mais on reconnaît les grandes distributions à l’excellence des petits rôles.
En conclusion, nous avons là à l’évidence ce qu’on peut appeler une représentation de légende, une de celles où tout s’efface devant l’importance de l’ensemble et du résultat. Mais une fois de plus, nous sommes devant un cas d’école: là où le chef d’orchestre a une vision d’ensemble, là où il y a un vrai travail d’équipe, la réussite est assurée. Et quand il s’agit de Boccanegra et d’Abbado, nous sommes au-delà de la simple réussite, nous sommes de plain-pied dans l’histoire de l’interprétation musicale.
Un seul regret: qu’un tel spectacle soit donné seulement deux fois, devant un public hyper-privilégié: un luxe aujourd’hui difficilement défendable… Et qu’il ne soit pas repris par une télévision paraît une absurdité. Ce sont des réussites pareilles qu’il faut montrer pour défendre l’opéra auprès du grand public. Claudio Abbado l’a bien compris puisque ce Boccanegra voyagera en Italie (Florence, Ferrare, Parme, Bolzano) et la production sera reprise à Vienne. Mais tantôt avec d’autres chanteurs, tantôt avec d’autres orchestres. Alors, disons-le, Gérard Mortier a eu bien tort de se priver d’un triomphe assuré lors du festival d’Eté en rompant la coproduction. C’est pire qu’une erreur, c’est une faute.

 

 Giuseppe Verdi
Simon Boccanegra

Opéra en trois actes et un prologue – Livret de Arrigo Boito
Mise en scène: Peter Stein
Décor: Stefan Mayer – Costumes: Moidele Bickel
Simon: Carlo Guelfi / Amelia:Karita Mattila / Fiesco:Julian Konstantinov / Adorno:Roberto Alagna / Paolo: Lucio Gallo / Pietro: Andrea Concetti

European Festival Chorus
Berliner Philharmoniker
Direction Musicale: Claudio Abbado

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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: OTELLO de Giuseppe VERDI (mise en scène Andrei SERBAN, Dir.mus. Marco ARMILIATO, avec Renée FLEMING) le 14 juin 2011

Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban

L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques  trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la  culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus.  La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux  et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.

L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a  perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.

Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire “sans âme” et la mise en scène n’est pas  des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très “justes”,  mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée,  elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré  comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta ,  avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?

Acte III(2005)