TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: LA CENA DELLE BEFFE d’Umberto GIORDANO le 7 MAI 2016 (Dir.mus: Carlo RIZZI; Ms en scène: Mario MARTONE)

Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Cena delle Beffe Acte I ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala

Initiative louable que d’exhumer des œuvres oubliées du répertoire de la Scala, même si quelquefois on peut en discuter la valeur. C’est bien le cas de cette Cena delle beffe (littéralement le dîner des dupes) d’Umberto Giordano, créée par Arturo Toscanini en 1924, une sombre histoire issue d’une pièce de Sem Benelli qui se déroule sur fond de la Florence médiévale des clans et des familles ennemies. Sem Benelli est sans doute l’un des dramaturges les plus réclamés du début du siècle, et La Cena delle beffe (la pièce de théâtre) qui remonte à 1909 eut un succès international. Un film très célèbre en 1942 en a été tiré avec Amedeo Nazzari. J’ai pour ma part vu le spectacle culte de Carmelo Bene (l’acteur et homme de théâtre, un des phares de l’avant-garde des années 70 et 80) en 1989. Giordano après bien des difficultés a obtenu les droits et Sem Benelli a adapté le livret pour l’opéra, créé en 1924. C’est un théâtre vaguement d’Annunzien, sorte de tragédie moderne en vers, avec ses exagérations et sa rhétorique grandiloquente qu’on apprécie difficilement aujourd’hui. En effet, dans l’opéra, le livret est assez insupportable par ses excès. Mussolini – que Benelli ne détestait pas – lui reprochait de montrer du monde seulement les « chiottes ».

Le château de Zoagli construit par Sem Benelli
Le château de Zoagli construit par Sem Benelli

Comme D’Annunzio (et sans doute en référence au Vittoriale de Gardone Riveiera sur le lac de Garde), Benelli fit construire un château assez exubérant, dans le petit village de Zoagli près de Gênes, une pittoresque crique aimée de Nieztsche. À visiter si on passe à Gênes.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire cette Cena delle beffe  (c’est presque « le dîner de cons ») dont le ton, la trame, l’idée naît dans le remue ménage intellectuel des premières années du XXème siècle, où se mélangent aussi bien Debussy que D’Annunzio, Zandonaï et Dante, où le sang, la mort, l’héroïsme et l’amour dansent une danse macabre et polymorphe, en un style ébouriffé où se mêlent inextricablement classicisme et modernité, excès et tradition, érotisme, amoralité et loi de l’honneur médiévale. Tout et son contraire, dans une exubérance esthétique et littéraire qui pointe une crise morale profonde qu’en Allemagne on retrouve dans l’expressionisme. C’est la réponse latine aux préoccupations des sociétés de ce début du XXème siècle que la première guerre mondiale va ensevelir.

Quand Giordano compose La Cena delle beffe, les temps ont changé, marqués par les ruines de la guerre et les millions de morts, les empires ont laissé la place à des républiques hésitantes, les fascismes naissent – c’est le cas en Italie. Et peut-être l’opéra arrive-t-il un peu tard, quand Puccini compose Turandot, quand le temps musical est marqué par la seconde école de Vienne, et le Wozzeck de Berg. Pourtant cette musique que je trouve en soi assez vulgaire (mais pas autant que la direction musicale de Carlo Rizzi), garde des traces de ce premier XXème siècle, certaines scènes ont la couleur de Zandonaï (un compositeur trop méconnu, et pas vraiment vériste comme beaucoup le disent), d’autres (début de l’acte III) citent presque littéralement Debussy. Giordano n’est pas un inculte, et c’est un homme de son temps. Mais c’est une musique de l’excès, presque une version expressionniste à l’italienne, sans le talent des grands compositeurs du temps et qui arrive déjà trop tard. En 1924, Giordano a déjà écrit ses deux plus gros succès, les deux opéras qui ont survécu aux temps, André Chénier (1894) et Fedora (1898) ; qui se souvient en effet de Siberia (1903)  aujourd’hui (pourtant un succès à l’époque) ? Ou même de Madame Sans-Gêne (1915) ? La Cena delle Beffe est une œuvre tardive d’un compositeur consacré, qui peut expliquer un succès momentané, assez rapidement épuisé cependant. Il est singulier de voir que ses deux plus grands succès sont des opéras de jeunesse (il a 27 ans au moment d’André Chénier et 31 ans à la création de Fedora) mais que les œuvres de la maturité sont oubliées. Par ailleurs, Fedora comme André Chénier sont des opéras de chanteurs : qui aujourd’hui va entendre André Chénier pour André Chénier ? On y va pour les chanteurs : André Chénier pour ténor et baryton (moins pour la soprano, étrangement) : qui n’a pas entendu parler de Piero Cappuccilli dans le rôle de Gérard et dans son air « Nemico della patria » ?
Quant à Fedora, c’est un opéra très pratique pour les chanteurs et chanteuses en fin de carrière ou presque, il leur permet d’épouser un nouveau rôle où ils triompheront sans risque parce que les rôles exigent un solide registre central sans grands aigus: ainsi de Mirella Freni et Placido Domingo qui triomphèrent à la Scala dans Fedora et Loris, dirigés par Gianandrea Gavazzeni, en 1993, le seul chef qui réussissait à rendre la musique de Giordano digne d’intérêt et élégante.

Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)
Ginevra (Kristin Lewis) et Neri (Nicola Alaimo)

Pour cette reprise, le public n’a pas répondu : plusieurs soirées furent, à ce que je sais, bien désertes, et ce soir, la salle était pleine de jeunes à qui on avait donné sans doute des billets de faveur. La Scala a quelque problème de public, dont les raisons sont complexes ; mais il eût fallu un Gavazzeni pour permettre à cette renaissance de La Cena delle Beffe d’avoir quelque chance, mais il n’est plus, ou bien il fallait appeler un chef moins routinier que Carlo Rizzi, qui a accentué tous les défauts et les excès de cette musique très tendue, très criarde et presque sans lyrisme, qu’il a rendue encore plus criarde et dont il n’a réussi à faire ressortir que la vulgarité dans un déluge zimboumboumesque qui rendrait Daniel Oren une mer de la Tranquillité. Je sais bien que les grands chefs capables de faire sortir de cette musique quelque intention et quelque raffinement ne veulent à aucun prix la diriger, mais n’était-ce pas l’occasion de confier la fosse à un jeune chef valeureux qui eût pu sans risque oser quelque chose, puisque personne dans le public n’avait de références.
L’histoire est assez simple et pourrait être typique du vérisme : un homme se fait voler sa maîtresse et humilier publiquement ; il se venge en faisant en sorte que son rival tue son propre frère en croyant le tuer (et tue sa maîtresse par la même occasion : au supermarché du crime, tu prends deux en achetant un), ce pourrait être une histoire sicilienne à la Giovanni Verga et à la Mascagni. Sem Benelli en fait le drame médiéval d’un moyen âge florentin sombre et sanguinaire, dans la Florence de Laurent le Magnifique, ors et poisons, marbres et dagues, luttes de clans et de familles, comme on aime les évoquer depuis la lutte des Guelfes et des Gibelins (celle qui motive la haine entre Capulets et Montaigus à Vérone par exemple). Imaginez donc les soupiraux, des caves, des ruelles et des tavernes louches, des amours secrètes et brûlantes, et le triomphe du mal à chaque coin de venelle.
De ce drame, Sem Benelli fait une pièce flamboyante qui a marqué la culture italienne du XXème siècle aidée en cela par le cinéma, qui peut-être fonctionne mieux au théâtre qu’à l’opéra tant le livret semble à la fois suranné et insupportable de simplisme avec ses déclarations à l’emporte pièce du type « Je suis esclave du Mal » à côté desquelles le credo de Jago est aussi doux qu’un ave Maria.
De cette trame, et de ce contexte, Mario Martone (le metteur en scène du Macbeth du TCE la saison dernière) a fait une transposition qui ne manque pas de sens. Il a transféré ce monde de clans et de familles ennemies dans celui de la Mafia new yorkaise d’un Little Italy années 20 – l’époque de la composition de l’opéra. Cela se justifie pour deux raisons,

  • d’une part la culture sicilienne de la Mafia est le dernier avatar de la féodalité et du monde médiéval avec son système vassal-suzerain, avec ses familles claniques où les Petits sont protégés par les Grands (un avatar aussi des gentes romaines).
  • d’autre part les années 20 sont les années où la présence italienne émigrée aux USA est traversée par le phénomène mafieux qui naît des années de la Prohibition (1919-1933). En 1924, nous sommes en plein dans la période.
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano
Le dispositif de Margherita Palli ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Un décor monumental de Margherita Palli, la décoratrice de Luca Ronconi que j’étais heureux de revoir sur une scène, très cinématographique par son réalisme et disposé sur plusieurs plans (qui n’est pas sans rappeler le fameux décor de Zeffirelli pour La Bohème),  qui sert de cadre à ce drame qui cultive les références cinématographiques (notamment à la fin une référence explicite au Parrain de Coppola) avec ses espaces vastes par exemple,  le restaurant « Louis » de « Il Tornaquinci » (Luciano di Pasquale, une basse bouffe familière des répertories rossiniens et donizettiens, assez banal ce soir) et les espaces plus étroits d’un hôtel qu’on suppose être de passe. Alors Martone joue sur les voitures qui déposent les uns et les autres au deuxième plans (référence aux « Incorruptibles »), sur les escaliers extérieurs typiques de New York, sur les briques rouges, sur les trois niveaux : cave, rez de chaussée et étages : la cave où l’on torture, le restaurant où l’on assassine et l’étage où l’on baise.
Même si par goût de la contradiction puisque dans ce blog j’applaudis aux transpositions du Regietheater, j’eus peut-être apprécié l’évocation d’un Moyen âge cinématographique : dans une œuvre aussi rare, la recréer dans son milieu originel eût pu être intéressant, il faut admettre néanmoins que le travail de Mario Martone est convaincant ainsi que son excellente direction d’acteurs, toute excès et caricature, qui semble sortie d’un film muet de l’époque, les femmes–objet bousculées et jetées, les regards apeurés, les gestes grandiloquents, les sourcils froncés, le mouvement des serveurs, la vie ordinaire d’un restaurant où se donnent rendez-vous les papes de la malavita, mais aussi des personnages affairés qui passent, qui traversent le plateau et qui disparaissent on ne sait où mais sûrement pas pour enfiler des perles.
Au total, c’est ans doute la mise en scène qui clarifie le mieux les situations et qui en même temps rend les personnages crédibles : je ne sais pas si j’eus souhaité voir Marco Berti en Haut-de-Chausses, mais en costume trois pièces, il passe peut-être mieux.

La distribution est composée de chanteurs qui sont parmi les plus réclamés du chant italien, avec Bruno De Simone (le docteur) familier, comme Luciano Di Pasquale, du répertoire rossinien et aussi d’un répertoire comique de la caricature, ce qui sert ici le jeu et qui n’est jamais pris en défaut (dans aucun rôle d’ailleurs). Marco Berti campe un vrai personnage en Giannetto, mais son chant est braillard, hélas. Il hurle sans cesse, avec un timbre nasal qui n’est jamais très agréable. C’est son style de chant, quels que soient les rôles, qui gâche un peu des qualités évidentes de diction, et une voix qui est un instrument à la puissance enviable. Le Gabriello de Leonardo Caimi joue lui aussi avec les excès, avec une expressivité exagérée (mais voulue car tout ici est caricature), mais c’est correctement fait sans être exceptionnel .

Kristin Lewis (Ginevra) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Kristin Lewis (Ginevra) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Kristin Lewis est une femme superbe, dont les formes marquent les hommes qui la désirent, mais pour la voix nous n’y sommes pas. Cette chanteuse est un mystère pour moi, car elle est engagée dans les grands rôles de lirico-spinto (Aida !) alors que ce qu’on entend est à peine un soprano lyrique, doué d’une certaine technique, mais avec une voix sans grande projection, petite, aux aigus serrés, et souvent en défaut d‘intonation : les problèmes de justesse et de volume font que si elle est théâtralement le personnage (superbe demi-mondaine) elle ne l’est pas vocalement. Le rôle conviendrait plus à une Eva Maria-Westbroek pour le volume et la couleur: c’est ce type de format qu’il faut pour Ginevra.
Les rôles moins importants (il y en a une tripotée, mais il n’y a pas de chœur) sont tous très bien tenus, parmi lesquelles ont notera Frano Lufi (Fazio) ou Jessica Nuccio, plutôt convaincante dans le rôle épisodique de Lisabetta, ainsi que la Cintia (la bonne) très expressive de la jeune Chiara Isotton, mais, last but not least, c’est Nicola Alaimo  qui est de tout le plateau le plus convaincant. C’est habituellement une belle basse bouffe, lui aussi fameux rossinien aujourd’hui, mais c’est aussi un très bon Fra Melitone, avec une voix puissante, bien projetée, qui joue sur l’expression, la couleur, et qui est très incarné : il a une présence marquée sur le plateau doublée d’un volume enviable. Très belle incarnation de Neri Chiaramantesi, c’est sans aucune hésitation des trois protagonistes le seul point totalement positif .
J’ai déjà dit ce que je pensais du travail de Carlo Rizzi dans cette œuvre. Certes, l’orchestre est tenu parce que Rizzi est apprécié pour sa « technicité » : pas de souci pour l’orchestre très au point, y compris pour le volume général de la musique qui ne couvre jamais le plateau. Mais pour le reste, une vulgarité de l’approche qui ne valorise pas les rares moments lyriques, uniforme et linéaire dans les choix. Aucune subtilité, aucun raffinement (si cette musique en a, Rizzi ne nous l’a pas fait toucher), comme si seuls étaient mis en relief les défauts de l’œuvre.

Il n’y a aucun doute, c’est toujours une bonne initiative que d’exhumer des œuvres oubliées et je ne regrette pas le voyage, mais je considère qu’une opération de cette sorte demande une attention particulière au chef et à la distribution ; pour cette dernière, on peut dire qu’à part Alaimo, elle est homogène, sans qu’aucun chanteur ne soit vraiment notable: il est vrai qu’à part les trois protagonistes, les interventions sont calibrées de manière que personne n’émerge.
Il en résulte une soirée contrastée : je ne sais si la Scala (reprenant l’opéra après 90 ans d’absence…) prévoit une autre reprise ou si cette renaissance est déjà un enterrement, mais en tous cas en sortant on n’a pas trop envie d’aller revoir La Cena delle Beffe de longtemps.[wpsr_facebook]

Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Brescia/Amisano-Tetaro alla Scala
Acte I Marco Berti (Giannetto), Kristin Lewis (Ginevra) Nicola Alaimo (Neri) ©Marco Brescia& Rudy Amisano

IN MEMORIAM LUCA RONCONI (1933-2015)

Luca Ronconi
Luca Ronconi

Peu à peu disparaissent tous ces artistes qui ont contribué à mon éducation théâtrale et musicale. C’est au tour de Luca Ronconi, fragilisé par de graves problèmes rénaux, mais qui continuait à travailler et dont je devrais aller voir la Lehman Trilogy son dernier spectacle au Piccolo Teatro de Milan. Il vient d’être emporté par une pneumonie. Rien ne le laissait prévoir.

Orlando Fuiroso (1969)  © Site Ronconi
Orlando Fuiroso (1969) © Site Ronconi

Luca Ronconi est lié à mon parcours depuis bien longtemps, depuis que, adolescent j’ai découvert son Orlando furioso aux halles de Baltard en 1970, et je découvrais alors un type de théâtre inconnu , un théâtre épique, foisonnant, éclaté en divers lieux, où le spectateur se perdait et s’émerveillait en même temps
J’ai revu un travail de Ronconi à la Sorbonne en 1972: il avait investi le grand Amphithéâtre de la Sorbonne avec une construction énorme pour l’Orestie d’Eschyle. À chaque fois ce fut un choc; et puis ce furent les spectacles d’opéra importés de la Scala, son Wozzeck en 1978 dirigé par Claudio Abbado au Palais Garnier, son phénoménal Don Carlo toujours avec Abbado, mais à la Scala, et puis d’autres spectacles, au théâtre « Au perroquet vert »(Al pappagallo verde) d’Arthur Schnitzler un travail fantastique à donner le tournis, ou à l’opéra: Ernani, à la Scala, moins réussi,

Lodoiska © Lelli & Masotti
Lodoiska © Lelli & Masotti

Lodoïska, toujours à la Scala, magnifique, inoubliable, un Orfeo de Rossi stupéfiant et puis la fable du Tsar Saltan à Reggio Emilia (puis à la Scala) tout en verticalité, avec des décors phénoménaux de Gae Aulenti, l’affaire Makropoulos, à Turin, dans les décors de bibliothèque infinie de Margherita Palli. J’oubliais l’incroyable Viaggio a Reims qu’on a vu à Pesaro, à la Scala à Vienne conçu comme un reportage TV du cortège royal du sacre de Charles X : à Vienne, la vidéo était en différé, à Milan et à Pesaro la vidéo était en direct et le spectacle se déroulait en parallèle en salle et dans la ville. Une folie ! Vidéo justement…qui se souvient de ces vidéos de cascades en furie qui envahissaient le Guglielmo Tell dirigé par Muti à la Scala. Il fut l’un des premiers à utiliser la vidéo de manière très intégrée : combien la Fura dels Baus lui doit !
Un autre des chocs de ma vie, sans doute le plus grand choc théâtral, Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus à Turin, dans les espaces du Lingotto, avec ses scènes éclatées, trois heures de spectacle vues 5 fois consécutivement, (faisant les aller et retour Milan-Turin)à chaque fois une petite partie, dont une fois avec Luca lui-même qui nous a montré le spectacle vu de son poste d’observation en hauteur.
Pour se rendre compte de son travail, il suffit d’aller sur son site, un véritable album de souvenir et d’émerveillements : http://www.lucaronconi.it
Continuons de feuilleter pêle-mêle parce qu’il s’agit d’un bouquet, pas d’une frise chornologique…un bouquet de merveilles, Falstaff à Salzbourg, Don Giovanni à Bologne, Capriccio à Bologne, Fierrabras à Florence, Otello (Rossini) à Bruxelles, Les géants de la montagne de Pirandello à Salzbourg (avec Jutta Lampe, à tomber de bonheur) , l’homme difficile à Turin (Der Schwierige de Hugo von Hofmannsthal), Quer brutto pasticciaccio di Via Merulana de Carlo Emilio Gadda à Rome, ainsi que les Frères Karamazov d’après Dostoïevski, et bien avant il y a eu aussi le Barbier de Séville à l’Odéon. Bien sûr j’en oublie parce que Luca Ronconi était un stakhanoviste du spectacle et jonglait avec les agendas ayant quelquefois trois productions sur le feu en même temps, alors forcément tout n’était pas du même niveau, mais il y avait toujours quelque chose de neuf, de fort, de tendre, de surprenant.
J’avais moins suivi ses dernières années à la tête du Piccolo Teatro tellement marqué par Giorgio Strehler où il avait eu du mal à se glisser dans les pantoufles de directeur artistique.

Moïse à l'Opéra de Paris © Opéra de Paris
Moïse à l’Opéra de Paris © Opéra de Paris

A l’Opéra de Paris, on lui doit le magnifique Moïse de 1983 (Georges Prêtre) repris moins brillamment à la Scala en 2003 et une belle Damnation de Faust à la Bastille en 1994-95 et enfin en 2010 un triptyque de Puccini importé de la Scala (où il avait naturellement été hué par les mêmes imbéciles ou leurs enfants qui huaient son Don Carlo en 1978).
Luca Ronconi qui avait commencé chez Strehler, faisait la figure de l’autre : là où Strehler était démonstratif, écrasant et génial histrion, Ronconi était discret et timide. Strehler avait le Piccolo Teatro de Milan qu’il avait fondé, et Ronconi a eu Turin (Teatro Carignani) , Rome (Teatro Argentina) et a finalement succédé à Strehler au Piccolo, ce qui a été très mal vécu par certains strehlériens impénitents. J’ai eu la chance de le connaître et de converser souvent avec lui notamment au début des années 90: il était souvent là notamment pendant ses spectacles de théâtre, simple accessible, discutant avec naturel, modestie, humour. Originaire de la colonie italienne de Tunisie, il était d’ailleurs francophone.
Résumer l’art de Ronconi, devant l’énormité de sa production, serait sans doute téméraire. Pour orienter ceux qui ne le connaissent pas, on dira que d’abord que c’est quelqu’un qui montre le théâtre en action, adorant les jeux de double, le théâtre dans le théâtre, mais aussi les variations de point de vue : avec ses décoratrices préférées, Gae Aulenti (l’architecte d’Orsay) et Margherita Palli, il était devenu maître de constructions en abime, de vues de dessus, de dessous, de visions verticales, d’illusions théâtrales parfaites ou au contraire faites pour montrer qu’elles étaient illusions, il était l’héritier de ce théâtre à machines qui fit les grands soirs de la période baroque, il adorait un certain théâtre épique, mais aussi de longs monuments, des très longs récits, des romans racontés et mis en scène : c’était indiscutablement le metteur en scène de la monumentalité, mais qui n’était jamais gratuite, toujours justifiable, et souvent à coupler le souffle.

Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani
Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

Il avait évidemment génialement commencé un Ring  en 1974 à la Scala avec Sawallisch (Walküre-Siegfried) dans le stupéfiant décor de Pier Luigi Pizzi, et ceux qui ont vu et Ronconi et Chéreau disent combien le second doit au premier. Ce Ring interrompu fut terminé à Florence à la fin des années 70, mais sans la flamme scaligère initiale.

Les derniers jours de l'humanité © Site Ronconi
Les derniers jours de l’humanité © Site Ronconi

Il ne se refusait rien et un spectacle de Ronconi était souvent un défi économique. Prenons ce monstre qu’est Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus (il y a un enregistrement TV de la RAI): pas plus de 500 personnes par soir, plusieurs scènes avec un déroulement parallèle, les espaces énormes du Lingotto (l’ancienne usine FIAT), des trains (authentiques) : rails, locomotives, wagons, des presses à imprimer, un engrenage minutieux et parfait. Evidemment, j’en frémis encore de plaisir : les spectacles mythiques ont souvent un coût.

Toujours des solutions surprenantes, toujours des défis à la technique, toujours aussi une distance, un sourire, qui montrait qu’on était au théâtre et surtout qu’on ne se prenait pas au sérieux. Le pont de Lodoiska qui se brise, vu de dessus, avec les héros (ou leur double) qui le traversent,

La fable du tsar Saltan © Lelli & Masotti
La fable du tsar Saltan © Lelli & Masotti

le repas (toujours vu de dessus) du Tsar Saltan, le décor étant vertical et les figurants autour de la table que les spectateurs voyaient comme de dessus. Les constructions gigantesques de l’Orestie (de la taille du grand Amphi de la Sorbonne) ou de l’Orlando Furioso.

Avec son air timide, Luca Ronconi n’avait peur de rien, et surtout pas des spectacles dits « impossibles ». Il a rendu l’impossible possible au théâtre où il se permettait tout, même des mises en scènes quelquefois (un peu plus) minimalistes, comme I due gemelli veneziani de Goldoni qu’on vit aussi en France. Je m’adresse tout particulièrement aux plus jeunes des lecteurs, ceux qui n’ont vu aucun grand spectacle de lui : allez sur ce site magnifique dédié à toute son œuvre, et vous serez étonnés, émerveillés du voyage théâtral et de cette incroyable iconographie qui vous donnera seulement le regret de ne pas avoir été un soir, un spectateur du merveilleux passage sur la terre de Luca Ronconi. Vous aurez fait une découverte stupéfiante. Regardez les photos, les titres, les lieux, et jetez des regrets éternels.
Après Strehler, après Chéreau, un troisième géant, sans doute le plus fou, le plus fantaisiste, le plus audacieux, le plus imaginatif, s’en est allé : tous les fous de théâtre, tous les metteurs en scène les plus échevelés doivent quelque chose à sa folie rigoureuse. Plus que d’autres sans doute il nous a fait rêver : ce fut une vie entière brûlée sur le théâtre et pour le théâtre. En exclusivité.[wpsr_facebook]