FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2015 (Dir.mus: Jérémie RHORER; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

L'enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor

Le public ne s’est pas attardé le 11 juillet dernier à applaudir cet Entführung aus dem Serail qui instille un malaise que la musique ne réussit pas à dissiper.

En schématisant un peu, Die Entführung aus dem Serail est souvent considéré comme une aimable pochade, une « turquerie » comme on en voit tant aux XVIIème et XVIIIème siècles, où dans un sérail de pacotille, gardé par un « méchant » geôlier de comédie, une jeune femme et sa servante prisonnières d’un Pacha, sont sauvées par l’arrivée de Belmonte, amant de la Dame, qui fomente une fuite, tandis que le Pacha (rôle parlé) tombé lui aussi amoureux y renonce et finit par libérer les prisonniers.
C’est un schéma à la mode de l’époque, celui des « comédies à sauvegarde » où la jeune femme prisonnière est libérée par le Prince charmant. On le retrouve à l’opéra sous des formes variées dont Die Zauberflöte (La flûte enchantée), ou Fidelio, ou Lodoiska (de Cherubini) et dans bien d’autres histoires racontées dans les romans de l’époque.
L’Orient est à la mode au XVIIIème siècle, notamment l’Extrême Orient (les salons chinois pullulent dans les demeures riches d’Europe) mais aussi le Moyen Orient, il n’est que de citer les Lettres persanes, ou les turqueries moliéresques.
Ce qu’on sait moins, ou qu’on fait moins remarquer, c’est que l’Europe fascine tout autant les milieux riches proches du Sultan turc, et depuis longtemps : ces débats sont bien inscrits dans le roman « Mon nom est rouge » de Orhan Pamuk, qui traite justement de questions idéologiques et religieuses liées à la fascination du Sultan pour l’Occident au XVIème siècle. L’arrivée des turcs aux portes de Vienne en 1683, peu célébrée par l’historiographie française (la France est à l’époque plutôt alliée des turcs et c’est le cas aussi auparavant pour la bataille de Lépante en 1571) montre que la puissance ottomane restait fascinée par le monde européen.
Le débat sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne en est le dernier lamentable avatar. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un personnage comme Pacha Selim, origines européennes ou non, soit pétri de culture occidentale. Ainsi donc le monde turc vu par Mozart est tiraillé entre la sauvagerie aveugle d’Osmin, atténuée voire autodétruite par la bêtise du personnage (la sauvagerie est bornée et stupide) et l’élégance d’un Pacha Selim qui au contraire est humain, voire humaniste.
On sait par ailleurs que l’occupation ottomane, a eu certes ses moments de violence, mais a été plutôt tolérante au niveau religieux. Istanbul accueille les juifs chassés par Isabelle la catholique, et les grecs occupés pendant 400 ans ont pu continuer à pratiquer leur religion, dont le chef est encore aujourd’hui le Patriarche de Constantinople, résidant encore aujourd’hui à Istanbul. Ces seules remarques bien désordonnées montrent que le monde n’est pas noir et blanc, et montrent aussi, notamment par rapport à la Turquie et au-delà des événements terribles qui ont marqué le XXème siècle (génocide arménien et catastrophe grecque qui chasse tous les grecs d’Asie mineure) et changé la donne géopolitique, qu’il ne peut y avoir de jugement absolu.
Même si Mozart est marqué par l’Aufklärung et fasciné par les mouvements de clémence (Selim, Titus, Sarastro), la clémence est elle une valeur d’aujourd’hui ?
Autrement posé par le Festival d’Aix, Mozart en 2015 écrirait-il Die Entführung aus dem Serail ?
Poser cette question, c’est à mon avis pervertir toute lecture de notre monde et de notre espace artistique. Michel Ange ferait-il aujourd’hui son Jugement Dernier ? ou Beethoven écrirait-il Fidelio ? ou même écrirait-il l’Hymne à la Joie, hymne choisi par ’une Europe où les comptables en cravate se réunissent pour essayer d’en chasser un pays qui a contribué à en fonder les valeurs. Poser la question, c’est y répondre et donc c’est une question inutile.

Pour ma part l’œuvre est écrite et elle existe en tant que telle dans ses valeurs et dans son histoire, si ces valeurs sont encore d’actualité et qu’il est encore permis d’y croire, coûte que coûte, y compris en entrant en résistance contre la barbarie ambiante qu’elle ait un langage policé comme en Occident ou un langage sanguinaire comme au Moyen Orient.
Entendons-nous, je sais qu’une œuvre est lue à l’aune de l’époque où on la lit et non de celle où elle est écrite, c’est la loi de l’herméneutique. Mais je crois qu’Entführung a encore à nous dire des choses positives et nous donner des motifs d’espérer. On a besoin d’y croire, aujourd’hui surtout.

Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor
Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor

Évidemment, le sujet de Die Entführung aus dem Serail est idéal pour une actualisation : des occidentaux prisonniers de rebelles orientaux et menacés de mort; c’est devenu si fréquent aujourd’hui qu’il n’est pas difficile d’actualiser la situation imaginée par Mozart, c’en est même une solution de facilité.
Et malheureusement aujourd’hui ces prisonniers (ou otages) n’en réchappent pas souvent, on va donc montrer que la clémence glorifiée par Mozart ne peut plus vaincre aujourd’hui et on va les faire massacrer au lieu de les sauver.
Pour cela, une seule variation est nécessaire par rapport à Mozart : faire qu’Osmin, le geôlier ridicule devienne le geôlier féroce et dangereux qu’il dit être. Et qu’il fasse peur au lieu de faire rire. Le tour est joué.
Voilà le propos défendu par Martin Kušej dans la réécriture du livret et dans sa vision noire de l’œuvre de Mozart : l’option en est claire, les valeurs des Lumières n’ont plus cours, nous sommes dans un monde gouverné par l’ambiguïté et la trahison, il n’y a plus de place pour des valeurs positives, et c’est nous qui en avons creusé la tombe.

Le travail du dramaturge va donc être de faire plier le livret à cette assertion, et à rendre effrayante une œuvre qu’on pensait inoffensive, voire sans intérêt.
Le travail du metteur en scène sera de noircir à plaisir l’ambiance grâce au tripatouillage du texte de Gottlieb Stephanie Le Jeune, qui l’avait lui même adapté de Bretzner.
De manière assez jésuite, le dramaturge Albert Ostermaier explique qu’il serait trop simpliste de transposer l’histoire de nos jours, mais qu’il est plus subtil de la transposer dans les années 20, au moment où les puissances occidentales, Angleterre en tête, vont faire du Moyen Orient le champ clos des envies de pétrole, de richesse, de puissance, de colonisation, sous prétexte de lutter contre les Ottomans alliés aux allemands, et faire naître le ressentiment profond dont Daech est l’ultime produit d’aujourd’hui.

On va donc faire Die Entführung aus dem Serail au temps de Lawrence d’Arabie (d’ailleurs la manière dont Selim s’habille n’en est pas si loin), mais avec tant de ressemblances avec notre actualité (notamment dans les costumes) qu’en réalité il n’y a plus de distance, jusqu’au moment où au troisième acte, lors de la scène finale, Osmin revient sur scène les bras ensanglantés jeter aux pieds du Pacha qui avait pardonné, les habits maculés de Konstanze.
Tout le monde a compris. Fini de rire. On n’a d’ailleurs jamais commencé.

Nous sommes donc dans le désert, c’est la guerre, c’est la chasse au pétrole (le livret new look en parle d’ailleurs), dans une tente où un groupe de rebelles campe. Soleil écrasant, sable brûlant.
Martin Kušej qui se veut dans ce travail la très mauvaise conscience de son temps n’est évidemment pas le premier venu, et cette complète transformation de l’œuvre de Mozart s’accompagne d’un travail théâtral qui d’un côté frise la caricature, ou qui noircit à plaisir les personnages : Belmonte ne se fait plus passer pour architecte (dans le désert et sous les tentes, c’est un peu difficile) mais pour un traître qui vient proposer ses services au Pacha ; mais le travail théâtral est de l’autre quelquefois parfaitement dominé .
Les relations entre les personnages sont empreintes de tension, de violence : il n’y a pas de place pour l’attendrissement ou la détente. Pedrillo qui chez Mozart tourne sans cesse Osmin en bourrique est ici sans cesse victime de sa violence et de sa haine. La longue scène où il est enseveli dans le sable, ne laissant émerger que la tête, est l’une des images fortes de cette mise en scène. La photo que fait prendre Osmin avec les prisonnières et la tête émergeante de Pedrillo sur fond de drapeau noir l’est moins, tellement elle est caricaturale de cette transposition qui ne veut pas dire son nom. Autre image forte, typique de Kušej, la vision pendant Martern aller Arten d’un Selim au corps ensanglanté qui se scarifie en se caressant avec des épines de roses rouges étalées sous sa tente blanche. Kušej aime d’ailleurs le contraste du blanc et du rouge (déjà dans sa Carmen).

Sinon, ce sont mouvements de soldats en noir, fantômes du désert à Kalachnikov, c’est un deuxième acte interminable d’ennui, c’est un effort de transposition un peu pathétique avec dialogues pour partie en anglais, avec deux effets : d’une part cela fait vrai parce que les prisonniers sont sensés être des anglais (Blondchen « ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ») d’autre part cela facilite la diction de chanteurs nord-américains qui évitent ainsi le dialogue en allemand.
Une fois découvert au premier acte la volonté du metteur en scène et l’ambiance qui restera la même tout au long de l’opéra, puis un deuxième acte un peu long et ennuyeux qui n’apprend rien de plus, mais où les personnages sont précisés, notamment les femmes, qui jouent avec leurs geôliers pour essayer de gagner du temps, le troisième acte me semble peut-être le plus convaincant théatralement.

L'enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor

D’abord les premières scènes, conçues comme des vignettes journalières où les personnages fuient en parcourant le désert, de plus en plus épuisés et assoiffés ; une première image des fuyards marchant péniblement dans le sable de cour à jardin, puis le noir total, et quand la lumière revient les mêmes de jardin à cour, où épuisés, ils s’allongent et s’endorment, puis noir total de nouveau et l’image de leur capture par les hommes du désert qui les ont rattrapés. Évidemment la tension est à son comble et Osmin rapporte triomphalement ses proies à Selim.

Acte III L'enlèvement au sérail,  ©Pascal Victor
Acte III L’enlèvement au sérail, ©Pascal Victor

Comme dans l’opéra original, avec le même texte, un peu « modernisé », lorsque Belmonte, fils de Lostados, dévoile ses origines, Selim répond qu’il les connaît déjà et explique alors que Lostados père est celui qui l’a dépouillé de tout y compris de sa bien aimée (de même dans le texte original, mais là Selim ne sait rien jusqu’au moment où Belmonte lui donne son nom). De nouveau, suspens, et lorsque le Pacha revient pour édicter sa sentence, il lance quatre pastèques comme quatre têtes qu’il brise de son épée. La pastèque est un fruit dont la chair est rouge sang, cela convient pour la métaphore.

La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor
La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor

Mais alors survient sans doute la scène qui pour moi est la plus intéressante de l’ensemble de l’opéra : tous chantent les louanges de Selim en mangeant les chutes de pastèque laissées dans le sable, soldats et prisonniers, unis dans le plaisir de manger ce fruit si prisé. Une manière de montrer une humanité commune, unie dans un plaisir simple, unie enfin par delà les fusils laissés à terre ou les conflits. Ainsi on fraternise autour de la pastèque (je trouve que l’image est très belle, et très bien trouvée) et Selim demande à sa troupe d’accompagner aux limites de leur territoire les désormais ex-prisonniers. Nous sommes rassurés.
La musique entame alors le final joyeux « à la turque », Selim est seul au milieu des sables: Osmin entre, ensanglanté. Frisson entendu dans la salle. Rideau.
Dans une mise en scène qui fit parler, et qui existe en DVD, Hans Neuenfels en 1998 à Stuttgart avait montré, notamment à l’entrée du Pacha au premier acte, des janissaires et des turcs colorés et « inoffensifs » brandissant sur leurs piques des têtes décapitées, tout en dansant sur la musique. Une image forte et théâtrale dans une mise en scène qui avait dédoublé tous les personnages. En un jeu d’une très grande intelligence sur le réel et le possible.
Ici, vu les circonstances et l’actualité, Bernard Foccroule a demandé à renoncer pour le final à l’idée initiale (Osmin portant les têtes dans des sacs en plastique), mais le final est suffisamment évocateur et peut-être ainsi encore plus fort : Osmin règle ses comptes avec un Pacha dont il refuse le pouvoir et la clémence en lui lançant les habits ensanglantés de Konstanze, celle qu’il aimait.
Malgré des qualités de mise en scène que je suis prêt à reconnaître parce que j’estime Martin Kušej, comme toujours lorsqu’on entreprend un détournement, à un moment le système se grippe: lorsque Osmin boit du vin, ce qui chez Mozart alimente entre Osmin et Pedrillo une complicité comique à la Titi et Gros-Minet, il est difficile de le justifier lorsqu’Osmin est depuis le début un vrai méchant. Certes, on nous dit qu’Osmin l’islamiste (comment l’appeler autrement) succombe lui aussi à la tentation et qu’il trahit ses valeurs, mais cela appauvrit le propos à mon avis au lieu de renforcer l’idée de trahison, centrale dans ce travail. Enfin, la musique de Mozart contredit sans cesse cette systématisation, et on se prend à penser combien, avec un peu d’humour et de distance ironique, le propos eût pu être plus fort et plus convaincant.
À vouloir être sérieux à l’extrême, le parti pris radical de Martin Kušej m’est apparu passer complètement à côté ; personne n’ignore que nous vivons un moment de barbarie, fallait-il encore fouiller la plaie en détournant une œuvre qui s’élève au dessus des événements pour célébrer la clémence ? Ou valait-il mieux jouer l’ironie ou la distance ? Martin Kušej et son dramaturge ont voulu lire le livret sous l’angle le plus noir et s’ils n’ont rien ajouté à l’œuvre de Mozart, ils l’ont plutôt appauvrie dans son propos, car elle est bien plus sérieuse qu’elle n’y paraît : que de thèmes, que de moments qui renvoient à l’utopie sérieuse de la Flûte enchantée, que de situations apparemment codées qui masquent de vrais moments d’émotion, et des personnages moins caricaturaux qu’il n’y paraît. Kušej nous dit qu’il n’y a plus d’utopie ? Et si Mozart, même en 2015, nous disait encore le contraire ?
Dans un tel travail qui revisite une œuvre de manière si définitive, il faut que tout le plateau en soit convaincu, et que tout le plateau ait un poids qui permette de soutenir la thèse de la mise en scène. Non seulement, comme je l’ai déjà évoqué, la musique ne dit pas ce que dit Kušej. À des dialogues sinistres et rudes correspondent une musique et des paroles qui disent autre chose. On assiste presque à deux pièces différentes et parallèles ou lieu d’avoir la continuité voulue par le Singspiel (Spiel ? hum).
Et ni le chef ni le plateau n’emboitent le pas.
Jérémie Rhorer est un chef talentueux qui tient bien son orchestre, les excellents Freiburger Barockorchester, avec un rythme et un son nets et secs qui évidemment naissent des sonorités particulières de l’orchestre (les percussions sont particulièrement bienvenues dans leur sécheresse vu l’ambiance). Mais son interprétation, très rapide et sans beaucoup de nuances, nuit à l’épaisseur de l’œuvre, et à celle imposée par la mise en scène, et à celle de Mozart lui-même. La direction superficielle et pour tout dire assez linéaire, sans vrai intérêt musical, ne contribue pas, même avec cet orchestre remarquable à nous révéler quelque chose de l’œuvre. La différence avec l’Alcina de la veille dans un univers radicalement différent il est vrai mais avec le même orchestre est assez aveuglante. On a l’impression que chef et metteur en scène n’ont pas travaillé de conserve et que chacun joue sa partition sans que les choses se conjuguent, mais on a surtout l’impression d’un orchestre plat, ce qui est un comble.
On va encore m’accuser de ramener mes souvenirs, mais j’ai été définitivement formaté par la prodigieuse direction de Karl Böhm à l’Opéra de Paris (par chance, l’œuvre n’était pas si populaire et l’étudiant que j’étais trouvait à chaque représentation des places dites « étudiants » à 10 Francs), une interprétation d’une clarté cristalline, et en même temps d’une mélancolie inouïe quand il fallait, et surtout d’une profondeur immédiatement perceptible (quelle impression dès les premières mesures de l’air d’entrée de Belmonte où l’orchestre était mystérieux et presque sombre). Ce qui fait que je n’ai jamais considéré Die Entführung aus dem Serail comme une simple pochade et qu’au contraire, en dépit d’une mise en scène assez passepartout à l’époque (Günther Rennert), l’œuvre gardait pour moi une grande valeur et une certaine profondeur. Notons pour l’histoire que c’est à la suite d’une grève lors de la première de cette production qui devait être réservée à la Présidence de la République que Liebermann est tombé en « disgrâce » : Giscard n’était pas Selim…
La distribution dans son ensemble ne répond pas non plus complètement ni à l’ambiance, ni au poids voulu par les différents personnages. Ce n’est pas une question de chant ou de technique : tous maîtrisent le style voulu, tous ont les notes et les agilités requises (avec quelques problèmes de graves pour certains cependant). On ne peut donc leur faire le reproche de ne pas être à leur place. Ils sont chacun à leur place et chacun répond au défi mozartien.
Mais cela ne suffit pas.

David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor
David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor

Dans l’ensemble, David Portillo apporte la sûreté de style des chanteurs américains, et l’excellence de leur diction, c’est peut-être avec l’Osmin de Franz Josef Selig le plus en phase, jamais vraiment léger, jamais non plus trop « sérieux », il forme avec Osmin un joli couple de théâtre, j’ai apprécié sa vivacité, sa tendresse aussi, et son agilité scénique, sans donner dans le côté sautillant qu’on peut voir quelquefois. Face à lui l’Osmin de Franz-Josef Selig a parfaitement intégré le personnage voulu par la mise en scène, sérieux, inquiétant presque intimiste, sans jamais surjouer ou sans jamais surchanter en proposant un histrionisme vocal qui ne serait pas de saison dans une telle mise en scène, il est l’Osmin voulu par Kušej, avec une qualité du chant et une personnalité impressionnantes. On s’y attendait, mais on en a là la confirmation.

Rachele Gilmore (Blondchen) et Hans-Peter Selig (Osmin) ©Pascal Victor
Rachele Gilmore (Blondchen) et Franz-Josef Selig (Osmin) ©Pascal Victor

La Blondchen de Rachele Gilmore a  les aigus exigés par Durch Zärtlichkeit und Schmeilcheln son air initial du deuxième acte, mais il est pris dans un tempo pour mon goût bien trop rapide par le chef, qui empêche la chanteuse de colorer ou de moduler un air qui est pour moi un des airs « suspendus » de la partition. Elle aurait la fraicheur voulue, mais la mise en scène ne lui offre pas beaucoup d’occasion d’en faire preuve, et notamment de se différencier de Konstanze, il en résulte une Blondchen vue comme un double de sa maîtresse, encore plus en danger parce qu’elle est désirée par Osmin, et sans la couleur de soubrette marivaudienne qui me plaît tant dans le personnage.
Daniel Behle est un Belmonte très soucieux des notes, de la technique, très attentif à la musicalité, mais d’une placidité imperturbable: autant le chanteur est valeureux, autant le personnage est inexistant. Il faut écouter dans le tout récent Entführung aus dem Serail dirigé par Yannick Nézet Séguin le Belmonte de Rolando Villazon. Bien sûr le style et l’état de la voix peuvent être discutables, mais il y a là de l’héroïsme, de la tension, de la dynamique qu’on chercherait en vain chez Daniel Behle, très plat, très mal à l’aise scéniquement et pour tout dire inexistant.

Martern aller Arten ©Pascal Victor
Martern aller Arten ©Pascal Victor

La Konstanze de Jane Archibald a elle aussi tous les papiers du soprano colorature en règle. Elle a les aigus et les suraigus et va jusqu’au bout de Martern aller Arten avec brio. Mais il en faut plus pour être une Konstanze. Peu d’accents, peu de profondeur : il faut avoir une certaine expérience du Lied pour pouvoir aborder les airs les plus mélancoliques, il faut entendre dans Konstanze plus une Contessa qu’une Donna Anna. Il y a dans le personnage et ses airs une maturité qui est ici absente. C’est certes bien chanté, mais insuffisant pour faire exister le personnage et surtout pour émouvoir. C’est un personnage qui doit distiller l’émotion. Il n’y pas ici beaucoup d’émotion, et surtout aucun chant qui évoquerait un caractère, une vraie présence. Christiane Eda-Pierre qui le chantait avec Böhm à Paris comme une Dame est bien loin. Il est vrai que le soprano lirico-colorature nécessaire pour répondre et aux aigus, et aux graves, et aux moments acrobatiques et aux moments plus retenus et plus intérieurs n’est pas chose commune, mais si l’on veut une Konstanze, il faut chercher d’abord une certaine maturité, avec des aigus et non les aigus d’abord. Ainsi Jane Archibald, belle chanteuse par ailleurs, pêche-t-elle par un manque d’intériorité et un chant un tantinet monotone.
Enfin, le Pacha Selim de Tobias Moretti est exceptionnel,  sans doute le plus vrai du plateau, merveilleuse diction, ton d’une très grande cohérence avec le propos du metteur en scène, jeu d’une justesse stupéfiante. C’est un vrai personnage de théâtre et non l’habituel statue de sel qu’on voit dans les approches plus traditionnelles. C’est le seul du plateau qui soit dans le jeu, c’est compréhensible et à la fois problématique pour les autres: le travail théâtral s’est heurté aux schèmes de l’opéra.
Notons enfin le chœur Musicaeterna, dissimulé dans la fosse, qui défend bien les parties qui lui sont réservées du style “janissaires en folie”: comme ce n’est pas exactement l’ambiance de la mise en scène un chœur dans ce désert aride serait une faute de goût voire un anachronisme.
Ainsi donc, il semble que la mise en scène ait mis en difficulté un plateau où l’on ne voit pas de vrai travail sur la couleur voulue, sauf chez l’Osmin de Franz-Josef Selig et aussi chez le Pedrillo de David Portillo. Tout en reconnaissant la volonté désespérée (car c’est un travail désespéré) de Kušej de nous montrer un monde insupportable et de susciter dans le public une « réaction », c’est plutôt une résignation qu’on entend dans ces applaudissements sans chaleur et ces quelques huées. J’entendais dans le public des spectateurs qui mettaient dans un même sac le Don Giovanni de Tcherniakov et l’Enlèvement de Kušej, sur le thème « c’est Mozart qu’on assassine ». Absolument faux : Mozart résiste, et l’œuvre n’est pas trahie, si on présuppose un monde sans espoir. Mais s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas de Mozart.
D’une certaine manière, on a là l’exact opposé de ce qu’avait fait Zabou Breitman à l’Opéra de Paris : c’était raté comme pochade de dessin animé et ça n’était pas respectable. Ici c’est (à mon avis) raté dans le genre message prophétique, mais au moins c’est respectable comme cri de désespoir.
In medio veritas…ou plutôt in Mozart veritas…[wpsr_facebook]

Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze)  ©Pascal Victor
Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze) ©Pascal Victor

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: IDOMENEO de W.A.MOZART le 23 JANVIER 2015 (Dir.mus:Gérard KORSTEN; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

Idomeneo, un drame de la mer © Jean-Pierre Maurin
Idomeneo, un drame de la mer © Jean-Pierre Maurin

Les premières se suivent et se ressemblent. Après Londres début novembre, cet Idomeneo est accueilli à Lyon par des huées. Une fois de plus, c’est une attitude imbécile. Une salle qui n’applaudit pas ou peu est bien plus impressionnante qu’une salle traversée par des cris animaliers, mais cela fait partie du cirque lyrique.
En fait, il n’y a rien à huer, parce que le travail existe, qu’il a du sens,  même si cette production ne restera sans doute pas dans les annales.
La première partie est assez creuse, mais la seconde est plutôt mieux réussie.

Martin Kušej est un metteur en scène sérieux, typique d’un certain Regietheater, on lui doit des travaux de très grande qualité comme Lady Macbeth de Mzensk à Amsterdam (et Paris) ou Die Gezeichneten (à Amsterdam), ou même sa Carmen (Berlin, vue au Châtelet) d’autres moins convaincants comme son Macbeth ou sa Forza del Destino à Munich.

Cet Idomeneo part d’un constat intéressant qui n’est en rien contradictoire avec l’œuvre : dans la mesure où la divinité demande à Idomeneo d’abdiquer en faveur de son fils, Kušej pose la question de l’usure du pouvoir et de ses conséquences sur les peuples, celle de l’utilisation de la religion dans la manipulation des événements, ce qui est plutôt d’actualité, et propose des personnages coincés dans un espace d’où ils ne peuvent s’échapper, l’habituelle boite, avec un fond mobile installé sur une tournette. Labyrinthe (on est en Crète et Idomeneo est petit fils de Minos…) ou mur immaculé, ou maculé de sang. L’espace de jeu est plutôt réduit, un peu étouffant, pendant que souvent on aperçoit les personnages dans l’ombre,  courant en arrière scène ou dans les corridors : comme dans toute tragédie, les événements se passent derrière le décor.
On retrouve dans le décor de Annette Murschetz, les trois couleurs favorites de Kušej, le noir, le blanc, le rouge : fond alternativement noir ou blanc et en deuxième partie blanc maculé de rouge (sang), et chœur maniant des morceaux de tissu rouge (comme celui qui tombait du ciel dans Carmen…), un décor géométrique, abstrait, qui se veut relativement oppressant.

Acte I scène 1 Ilia au milieu des prisonniers troyens © Jean-Pierre Maurin
Acte I scène 1 Ilia au milieu des prisonniers troyens © Jean-Pierre Maurin

La première scène pose la situation telle que voulue par le metteur en scène : il la conçoit en amont de l’action ; des prisonniers opprimés par des gardiens armés en cuir noir, lunettes noires, une rencontre, des regards qui se croisent entre Ilia et Idamante. L’amour est installé et tout peut commencer : Idamante, régent, va libérer les prisonniers troyens.
De cette situation Kušej et son dramaturge tirent la trame politique : Idomeneo absent, avec Idamante se profile ce qu’on appellerait aujourd’hui une autre politique : une clémence envers les prisonniers qu’Idomeneo estimera plus tard prématurée et de nature à irriter les dieux. Ici les dieux sont des prétextes à manœuvres humaines, voire de basse police. Y compris évidemment le vœu d’Idomeneo, acte manqué qui vise à se débarrasser d’un fils trop indépendant, et à garder le pouvoir au nom des prétextes habituels de ceux qui veulent le garder (satisfaire le désir des dieux…). Alors la violence des gardiens, les lunettes noires , tout cela fait un peu partie de la pacotille habituelle de ce type de représentation, les idées sont intéressantes, mais mal ou banalement traduites.
Car Kušej s’est laissé prendre au piège de deux actes dramaturgiquement assez faibles, exposition bien trop longue, succession d’airs sans véritable drame ; alors il ne sait pas trop quoi faire de ses personnages : gestes convenus, courses à vide dans les corridors, tout le monde se croise sans jamais qu’il y ait action.

Les personnages sont dessinés de manière claire : le pouvoir en noir (religion et monarchie), Ilia sortie des prisonniers troyens reprend son allure de princesse (robe longue, bijoux), Idamante en chemise rouge et pantalon beige,

Miss Tick © & ™ Tous droits réservés, Walt Disney Company, Inc.
Miss Tick © & ™ Tous droits réservés, Walt Disney Company, Inc.

Elettra caricaturale, du genre sorcière (Miss Tick dans mon Journal de Mickey favori de ma première enfance), pas vraiment aimable, en tous cas un personnage auquel nul spectateur ne peut s’identifier…et un Arbace en lunettes aux verres réfléchissants, avec un accordéon, sorte de vagabond dont on devine que Kušej  fait une sorte d’exécuteur discret et fidèle des œuvres du pouvoir.
On est dans une sorte de symbolique où chaque personnage est un emblème : Idomeneo en noir, presque prêtre et encore roi (comme le sera Idamante dans la dernière image…) un Idamante du genre vaillant étudiant, une Ilia jolie princesse de contes de fées, une Elettra sorcière (de bande dessinée…), un prêtre de Neptune du genre Mage noir avec bagouses  et colliers.
Ainsi se construit une histoire distanciée, dont on veut à toutes forces qu’elle prenne sens, mais qui reste un peu lourde. On a surtout  l’impression que Kušej, à part leur attribuer une fonction, ne fait rien de ses personnages, et n’a pas vraiment travaillé le jeu et les interactions, sauf en de rares moments (scène Idomeneo/Ilia et jeu de séduction d’Ilia qui va assez loin) : c’est en tous cas Ilia qui semble le personnage le plus travaillé.
La deuxième partie, c’est à dire le troisième acte, est sans doute celui qui le plus intéressé le metteur en scène, car il a su créer une tension qu’on attendait en vain précédemment.
Le troisième acte réunit l’ensemble des outils destinés à faire avancer, puis dénouer l’action.
Comme le spectateur, Neptune s’est un peu ennuyé pendant les deux premiers actes, entre les tergiversations d’Idomeneo, l’amour d’Ilia et Idamante, et les illusions d’Elettra et surtout l’impossible communication Idamante /Idomeneo. Le Dieu s’impatiente, il veut sa victime, alors il lance un monstre sur la ville, un de ces monstres dont Neptune a le secret (voir la mort d’Hippolyte). D’ailleurs, la foule du premier acte ne portait-elle pas à Neptune un requin hyperréaliste, grandeur nature en sacrifice (et non une baleine comme j’ai entendu…), à moins qu’elle ne l’honorât sous une forme inhabituelle (et hautement métaphorique) de requin. Vision ironique de Kušej qui ne manque jamais de nous montrer sa distance et provoquer le (sou)rire.

Acte III, sc.1 © Jean-Pierre Maurin
Acte III, sc.1 © Jean-Pierre Maurin

Ce monstre dévore à qui mieux mieux tout ce qui bouge et le rideau s’ouvre sur un amas d’habits sanglants qui fait penser aux tas d’objets appartenant aux déportés qu’on voit dans les films sur les camps, contre un mur maculé. Tous les personnages vont s’y jucher, comme s’il était impossible d’échapper désormais au massacre et au sang, comme le montre la jolie robe souillée d’Ilia.
Le troisième acte dénoue les blocages un à un: Ilia n’a même pas encore avoué son amour à Idamante, mais va enfin le faire en suppliant Idamante de ne pas aller s’affronter au Monstre, comme il le veut, mais Elettra les surprend ainsi qu’Idomeneo (qui  avait subodoré leur amour) qui ne dit rien, et qui cherche seulement à précipiter le départ. Ni Ilia ni Idomeneo n’ont éclairé jusque là Idamante sur la nature de leurs vrais sentiments, c’est donc là le premier élement de résolution.

Idomeneo (Lothar Odinius) à genoux © Jean-Pierre Maurin
Idomeneo (Lothar Odinius) à genoux © Jean-Pierre Maurin

Devant l’urgence (symbolisée par le tas d’habits des morts massacrés par le monstre), le peuple manœuvré par le prêtre de Neptune (ah les curés…) insiste auprès d’Idomeneo, qui enfin avoue les raisons de son hésitation, et provoque la réaction horrifiée de la foule. Idomeneo a donc avoué lui aussi : deuxième élément de résolution.
Mais Arbace annonce qu’Idamante a tué le monstre : il est devenu un authentique héros, avec une vraie légitimité, autre que l’hérédité : il revient sur scène à la fois rassuré sur l’amour de son père (il a dû apprendre entre temps qu’il était la victime désignée du sacrifice à Neptune et comprend donc l’attitude d’Idomeneo), et décidé à être sacrifié. Qu’est ce qu’affronter la mort après avoir vaincu le monstre ? Il confie donc Ilia à son père et le convainc de le sacrifier. Troisième élément de résolution.

Le sacrifice © Jean-Pierre Maurin
Le sacrifice © Jean-Pierre Maurin

Kušej a réglé d’ailleurs une jolie scène avec le père pointant un revolver sur le fils et un joli jeu sur ce revolver qu’on jette ou qu’on ramasse quand au moment fatal intervient Neptune (qu’on voit en chair et en os muni de ce tissu rouge symbole de l’horreur du sacrifice dont se sont revêtus les membre du chœur (comme si on disait en quelque sorte « Je suis Idamante »), alors que le livret prévoit une voix (venue d’ailleurs), comme si Kušej voulait à toutes forces séculariser l’histoire et en faire en quelque sorte une victoire du peuple (ah ! ces communistes !!).

"Je suis Idamante" © Jean-Pierre Maurin
“Je suis Idamante” © Jean-Pierre Maurin

En réalité, Kušej s’inspire d’autres versions de la tradition et du mythe, celles qui font que le peuple, soit retire volontairement le fils des mains du père, soit, horrifié par le sacrifice (qui selon les traditions, tantôt est accompli, tantôt est évité), chasse le roi qui va aller fonder Salento dans les Pouilles, car il y a dans la tradition des versions qui font du peuple le protagoniste. C’est une vision qui, loin d’être un délire de metteur en scène, prend en compte la tradition antique qui elle même proposait des variantes. Il s’appuie aussi sur les variantes modernes de la tradition quand il fait d’Idomeneo un autre amoureux d’Ilia, puisque Crébillon dans sa tragédie rend père et fils amoureux de la même femme.

Le plus beau moment de l’opéra vient ensuite: portés en triomphe, Ilia et Idamante vont vers leur destin royal, tandis que balayé par l’histoire Idomeneo apparaît, débarrassé de son vêtement de pouvoir, mais en marcel noir, écroulé, agonisant, il récite son dernier récitatif, d’une voix blanche, à peine audible « Popoli, a voi l’ultima legge impone Idomeneo qual re », une sorte de mort de Boris en version Mozart. Enfin une idée de mise en scène forte et originale que de faire s’éteindre Idomeneo tandis que le couple apparaît sur le fameux tas d’habits, recouvert cette fois d’un drap blanc mais imbibé du sang des habits qu’il recouvre, comme si l’avènement du couple Idamante/Ilia entourés d’hommes en armes se faisait au prix d’un massacre . Rideau.

Pas de ballet possible après une image si noire.
Un dernier acte qui me fait voir cette histoire comme une sorte de variation dramaturgique sur l’histoire d’Hippolyte et d’Aricie (et donc de Phèdre). Songez-y : Aricie fille d’ennemis athéniens, plus ou moins prisonnière à Trézène (comme Ilia à Sidon), Hippolyte amoureux d’elle sans oser lui dire (comme Idamante). Un père disparu, une marâtre (Phèdre) folle amoureuse d’un amour non réciproque (comme Elettra). C’est la même situation que le retour du père (là Thésée, ici Idomeneo) va bouleverser. Hippolyte est englouti par le monstre et les flots quand Idamante est vainqueur. Dans Phèdre, c’est Phèdre qui s’efface, ici c’est Idomeneo. Elettra va retrouver son destin après cette parenthèse crétoise, et le couple va vivre le pouvoir à son tour (les contes diraient qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants) mais l’image finale nous en dissuade.
Comme on le voit, le propos a sa cohérence, les idées ne manquent pas, mais sans nul doute la mise en œuvre, le travail de mise en scène, n’est pas suffisamment approfondi pour donner à l’ensemble un véritable intérêt scénique : c’est intelligent, mais ce n’est qu’intelligent. Il n’y a théâtre que par moments, au troisième acte. A la limite, je me demande si Kušej lui même croit à son histoire…

Mais il y a un autre facteur dans l’accueil réservé que je fais à ce travail, c’est qu’il n’est pas très convaincant musicalement. Si d’un côté la scène ne convainc pas et que de l’autre la musique ne s’affirme pas, alors forcément, le résultat …

Gérard Korsten, le chef sud africain, est un chef de bonne réputation, qu’on a souvent vu distribué dans Mozart, mais aussi dans d’autres répertoires (Offenbach, à Lyon même) : les choses sont en place, mais il manque une armature, une « direction » au sens d’une option claire.
À Londres, c’est Minkowski qui dirigeait, avec une option musicale clairement baroque : ballet final (qui ne va pas du tout avec l’option de Kušej, et je crois qu’il y eut discussion) et Idamante chanté par un contreténor (Franco Fagioli). Par ailleurs, Idamante dans plusieurs enregistrements et non des moindres est chanté par un ténor (Peter Schreier, Ernst Haefliger), dans les plus récents, c’est un mezzo, comme à Lyon.
La version lyonnaise est donc moins baroque, même si la tradition baroque désormais influence fortement les visions mozartiennes actuelles, et celle-ci n’y échappe pas, sans vraiment qu’on ait cependant de choix clairement affichés. Si l’ensemble est au point, l’interprétation reste fade, plate, presque uniforme, avec un singulier manque de couleurs, sauf en de rares moments (quatuor du 3ème acte), et un vrai manque d’énergie , avec d’étranges impressions : quelquefois, l’orchestre m’a semblé sonner comme si on entendait un opera seria…du XIXème : certes Mozart annonce le futur, mais j’ai entendu quelquefois un son presque surprenant, tirant vers un Rossini sérieux, voire Donizetti : ce n’est qu’une impression très personnelle, mais elle exprime que quelque chose de cadrait pas dans le rendu sonore et l’ambiance musicale installée, alors que pour une fois, le son sec de l’acoustique du théâtre correspondait quant à lui à ce que qu’on voyait en scène .
En revanche le chœur m’est apparu vraiment très bien préparé, avec un relief réel et une intensité qu’on ne lui connaissait pas (direction Philip White), d’ailleurs un artiste des chœurs chantait le Grand Prêtre de Neptune (Didier Roussel) et c’est un très bon signe.
“La voix”  chantée par Lukas Jakobski ne se détache pas trop et ne s’impose pas, mais c’est aussi l’option de Kušej qui le veut. Cependant dans l’ensemble, aucun élément de la distribution ne m’est donc apparu faire défaut.
C’est une bonne idée d’entendre Lothar Odinius dans un rôle de premier plan. Dans chacune de ses apparitions récentes auxquelles j’ai assisté, à Lyon (Flamand) ou à Bayreuth dans Walther von der Vogelweide (Tannhäuser) on a senti une voix faite et un vrai style. C’est un chanteur plutôt orienté vers le XVIIIème siècle. Son Idomeneo est impeccable de style, la diction est exemplaire, la voix claire et bien projetée, les aigus sûrs, tenus, homogènes. Dans Fuor del mar il a eu cependant un passage à vide, la voix bougeait légèrement, et n’avait pas cette sûreté qu’elle affiche habituellement. Comme je l’ai souligné plus haut, son récitatif final était en revanche bouleversant, sans doute l’un des moments les plus forts de la soirée. Il lui manque cependant une personnalité dans le rôle qu’il semble ne pas avoir encore trouvée, c’est très propre, très élégant, juste, mais pas encore vraiment incarné.
À ces côtés, l’Arbace de Julien Behr, le régional de l’étape, a remporté un vrai succès, la couleur de la voix est assez voisine de celle d’Odinius, qui a chanté Arbace assez souvent. Behr a une vraie présence en scène, et a vraiment très bien défendu le rôle, le rendant émouvant et vrai, notamment dans son air du 3ème acte qui n’est pas si facile. À suivre.

Ilia (Elena Galitskaya) Idamante (Kate Aldrich)© Jean-Pierre Maurin
Ilia (Elena Galitskaya) Idamante (Kate Aldrich)© Jean-Pierre Maurin

L’Idamante de Kate Aldrich est énergique, avec une voix pleine et naturellement intense. Elle sait colorer et émouvoir, parce qu’elle est douée d’une vraie présence scénique. Je me souviens que son Adriano (Rienzi) à Berlin m’avait impressionné. Du point de vue strictement stylistique, elle n’a pas la rigueur de son collègue Odinius, mais elle est tellement vivante dans son chant, elle remplit tellement l’espace qu’elle emporte l’adhésion. Elle vit, dans une production où le travail sur l’acteur pèche un peu.
J’avais été très impressionné par la Senta de Ingela Brimberg aussi bien à Grenoble qu’à Genève, incarnation, engagement, puissance. Elle était phénoménale notamment à Genève. Elettra n’est sans doute pas un rôle pour elle, même si elle est très engagée dans ce personnage, qui pourtant ne lui va pas : certes, elle n’est pas servie par l’allure dont la mise en scène l’affuble, mais la voix, qui est forte, n’a pas la ductilité voulue, il y a des sons fixes, peu de legato, et même quelques problèmes de justesse dans oh smania oh furie.

Ilia (Elena Galitskaya) © Jean-Pierre Maurin
Ilia (Elena Galitskaya) © Jean-Pierre Maurin

C’est l’Ilia de Elena Galitskaya qui est sans doute la plus convaincante ce soir. D’abord parce qu’elle a une présence rayonnante en scène, dès qu’elle apparaît au milieu des prisonniers troyens, et évidemment un engagement fort. Ensuite parce que la fraîcheur vocale correspond à la jeunesse du rôle et au personnage, enfin parce que la voix est puissante, bien posée, très bien projetée, l’aigu est large, même s’il devrait peut-être quelquefois être mieux contrôlé. On n’a pas toujours l’habitude de voir une Ilia si présente, vocalement et scéniquement et si émouvante. À suivre elle aussi.
Voilà donc une soirée en demi-teinte. Une mise en scène fondée sur des idées intéressantes mais traduites de manière assez banale, de très beaux moments mais dans l’ensemble un manque de tension, notamment dans la première partie. Mais la responsabilité est partagée; je pense que si le chef avait donné à l’ensemble une âme au lieu de donner seulement des départs, s’il avait su mieux accompagner ce qu’on voyait sur scène, sans doute l’impression d’ensemble eût-elle été plus convaincante. Plus que Kušej, qui ne signe néanmoins pas là un de ses meilleurs spectacles, même s’il a semblé mal supporter les quelques huées, c’est le manque de cohérence dans l’approche musicale qui m’a le plus ennuyé : dans cette œuvre si difficile à traduire scéniquement (Py à Aix en 2009 partait des mêmes présupposés, avec un résultat aussi contesté par le public), un chef doit s’imposer pour donner une couleur et une cohérence et pas seulement une technique. Ce sera pour une autre fois. [wpsr_facebook]

Neptuneposeidon

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: MACBETH de Giuseppe VERDI le 1erJUILLET 2014 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Anna NETREBKO

Macbeth (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl
Macbeth, scène finale (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl

 

On connaît le principe des Münchner Opernfestpiele : une série de reprises de productions de l’année ou des années précédentes, avec des distributions de prestige et si possible, les chefs d’origine et puis deux ou trois Premières qui seront reprises la saison prochaine avec (ou non) les distributions d’origine: cette année c’est Guillaume Tell de Rossini – mise en scène d’Antù Romero Nunes et Orfeo de Monteverdi mise en scène de David Bösch qui vient de faire Simon Boccanegra à Lyon. L’ambiance est donc plus festive, et à Munich, immuable, tenues de soirée, public détendu disséminé sous les colonnes du portique ou sur les balcons, mais en même temps un brin bon enfant, pas snob, en bref que du bonheur.
Ce soir, c’est la deuxième représentation de Macbeth de Verdi, une reprise de la production de 2008, qui a ouvert cette année le festival le 27 juin dernier.

Le Macbeth de Verdi est un bon sujet pour les metteurs en scène, car la trame (livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei) est assez proche du drame shakespearien, même resserrée de cinq à quatre actes. L’œuvre dont la version princeps remonte à 1847 (Florence Teatro La Pergola) a été révisée pour Paris en 1865 (réception moins triomphale) et cette dernière version reprise en italien en 1874 qui est celle qu’on joue (en général sans le ballet) aujourd’hui sur les scènes.
On a donc un opéra créé dans le sillage des opéras du jeune Verdi, très marqués par le bel canto et la culture vocale des années 1830-40, dans une salle de dimensions moyennes convenant parfaitement à ce type de vocalité et recréé en 1874 à la Scala, après le passage de Wagner (Verdi découvre Lohengrin à Bologne en 1871) et à l’orée de la période vériste. L’une des différences les plus marquantes est que la version de 1847 se clôt sur la mort de Macbeth, et celle de 1865/74 sur le chœur triomphal Vittoria !, mais il y a d’autres modification bien expliquées dans les ouvrages sur Verdi, dont la somme immense de Julian Budden qui à ma connaissance n’existe pas en français (si je dis une bêtise, les lecteurs attentifs me corrigeront).
C’est donc pour un chef un excellent sujet de réflexion sur la partition et sur la couleur à lui donner. Macbeth est-il plus proche de Nabucco (1843),  d’Aida (1871), ou d’Otello (1887)? D’autres œuvres ont suivi ce parcours fait d’une naissance à une époque et d’une version définitive à une autre, comme  Simon Boccanegra, créé à Venise en 1857 et repris après révision de Boito en 1881 à la Scala. Macbeth et Simon Boccanegra ont fait l’objet d’un regard attentif et de versions mythiques de Claudio Abbado.
Toute la difficulté musicale de Macbeth se résume à la fois dans une lecture orchestrale qui doit avoir la dynamique et l’énergie des premiers ouvrages, mais la poésie et la subtilité des derniers, l’énergie de Nabucco et l‘extrême raffinement de Falstaff. Seuls de grands chefs savent créer la chimie (et même l’alchimie!) voulue.
Même problème pour les voix et notamment celle de Lady Macbeth, l’un des rôles les plus difficiles du répertoire verdien (et même du répertoire tout court), on sait que Verdi ne voulait pas de spécialistes de Bel Canto, tout en fioritures et en élégances, mais qu’il voulait une voix qui sache exprimer des cassures et des ruptures, mais aussi la noirceur du personnage. Une sorte de quadrature du cercle. D’où on le verra ci-après l’extrême diversité des chanteuses qui l’ont abordé.
Martin Kušej, le metteur en scène autrichien originaire de Carinthie a mis en scène cette année à Munich La Forza del Destino, c’est un des metteurs en scène de référence de l’aire germanique dont on verra à Lyon l’an prochain Idomeneo et dont les parisiens ont déjà vu une Carmen venue de Berlin au Châtelet. Cette production de Macbeth remonte à 2008, a déjà connu plusieurs reprises, mais celle d’aujourd’hui attire tout particulièrement l’attention, puisqu’elle affiche deux stars, Simon Keenlyside en Macbeth, et Anna Netrebko en Lady Macbeth, qui est une prise de rôle. Cela suffit pour créer le chaos et la folie à la billetterie, des dizaines et des dizaines de personnes tiennent fébrilement dans leurs mains l’affichette « Suche Karte ».
Martin Kušej, comme à son habitude, ne travaille pas vraiment sur le personnage, mais sur le cadre et l’ambiance, il ne faut pas trop chercher de direction d’acteurs subtile et précise, mais bien plus une couleur, une direction donnée par les décors, les costumes et la constitution des tableaux : l’utilisation de la matière est aussi indicative, ici, beaucoup de plastique translucide.

Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl
Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl

L’ensemble se déroule sur un tapis de crânes, presque les montagnes des têtes décapitées, images de la violence éternelle, auxquelles va s’ajouter en cours de spectacle celle de Banquo, apportée dans un sac plastique à Macbeth.

Dispositif de l'acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl

Il y a dans le dispositif scénique des éléments permanents et donc symboliques, les crânes sur lesquels on marche (difficilement) et une tente, comme une fragile entrée des enfers, d’où les personnages sortent, enfants blêmes qui figurent les obsessions et les sorcières – les enfants que le couple n’a pas-, Macbeth, cadavre de Duncan etc… Cette tente, lieu des fantasmes, giron des malheurs, entrée de l’Enfer, sera rageusement détruite à la fin par Malcolm.
Pour le reste, des éléments essentiels pour qualifier les lieux.

Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl
Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl

Les Macbeth apparaissent souvent dans un espace fait de cloisons de plastique translucide, qui les isole du monde extérieur : le palais est alors figuré par un énorme lustre de cristal, sur lequel se dresse Lady Macbeth (Acte I), et derrière les tentures plastifiées, le peuple, la cour les soldats. Les Macbeth vivent dans leur monde et malmènent celui des autres.
La scène du spectre et du « brindisi » se déroule au milieu d’une cour habillée de riches vêtements médiévaux, mais à mesure que Macbeth délire, tout se transforme et cette foule se retrouve en combinaison ou en sous vêtements pour composer autour de Macbeth un tableau très impressionnant et bien construit, figurant les obsessions et les délires du personnage.
Les sorcières apparaissent comme une foule ordinaire, comme si en fait c’était Macbeth qui dans son mental construisait l’histoire de ses désirs et de ses hantises. Ainsi, dès qu’il s’éloigne à la première scène la tarantelle (s’allontanarono) fait place au sexe débridé du sabbat, un peu comme la scène du veau d’or dans Moïse et Aaron et, au troisième acte, on a droit pour leur deuxième apparition à un sabbat du même genre, agrémenté cette fois de golden shower.

Verdi considérait Macbeth comme un opéra fantastique, et Kušej en fait un opéra fantasmatique, né des projections des deux protagonistes, d’où des jeux permanents entre une projection mentale et le réel, mais le réel est fait de malheur, de violence et de sang : la scène du peuple avec le chœur Patria oppressa est l’une des plus suggestives, éclairage blafard de Reinhard Traub, corps sanguinolents nus, pendus par les pieds, et bientôt, hagard, Macbeth se promenant au milieu des gens et des corps, avec sa couronne, dans un pauvre costume, tel Bérenger du Roi se meurt. En faisant de Macbeth un personnage à la Ionesco, Kušej ajoute encore une dimension pathétique et ridicule, mais aussi peut-être encore plus dangereuse au personnage qui perd tout contact avec la réalité et qui est complètement coupé des autres.

Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl

Lady Macbeth se promène alternativement en robe de cour et en combinaison (un tic de Kušej) avec une perruque rousse, qui la marque et lui donne une silhouette dure voire maléfique alors que d’un autre côté la combinaison la fragilise, exprimant ainsi la double postulation du personnage que Verdi caractérise exactement de la même manière au niveau vocal.

La Lady est morte ©Wilfried Hösl
La Lady est morte ©Wilfried Hösl

Elle chante ainsi Una macchia è qui tuttora l’air du somnambulisme à l’acte IV, marchant difficilement sur l’océan des crânes, titubant même et constituant ainsi une des images les plus fortes de la soirée, ainsi que la manière dont on emporte son cadavre.

Ainsi le travail de Kušej est-il quelquefois impressionnant par les images qu’il propose, moins par l’analyse en profondeur des personnages et par la fluidité de l’ensemble car le spectacle est trop souvent interrompu par des baisser de rideaux, qui ralentissent l’action. Alors qu’elle est conçue comme une marche inexorable vers la catastrophe, une sorte de descente aux enfers , ici on la pressent mais on ne la voit pas vraiment parce que l’enfer est en nous, et qu’il est présent dès le départ. Il reste que sans être un travail référentiel et définitif, ni même original, la mise en scène de Martin Kušej est digne d’intérêt.
Musicalement, l’impression est aussi contrastée, même si la distribution de festival
avec quatre grandes vedettes du chant dans cette reprise de prestige, a fait courir les foules et en atténue les effets.
Anna Netrebko aborde Lady Macbeth à un moment où elle a décidé d’affronter les héroïnes verdiennes (Leonora de Trovatore) et même wagnériennes (Elsa). La voix s’est effectivement considérablement élargie, elle est grande, charnue, projette parfaitement. Les moments les plus brillants comme le brindisi passent très bien. Il reste que le rôle de Lady Macbeth est complexe, aussi bien dans la construction du personnage que dans ses caractères vocaux, les deux d’ailleurs se tressant de manière inextricable. J’avais souligné en son temps l’inadéquation vocale de Jennifer Larmore dans ce rôle (à Genève) mais l’intelligence et le raffinement extrême de l’interprétation. Que Jennifer Larmore et Anna Netrebko puissent se confronter à cette partie en dit long sur son extrême ductilité. Il faut bien sûr de l ‘héroïsme, mais la Lady implique aussi une épaisseur de lecture assez inédite : il faut savoir lire la lettre initiale en  parlato, avec un art consommé du dire, puis aborder air et cabalette avec les aigus en place, il faut avoir un grave sonore, et profond (ce qui a permis de l’aborder à des mezzos comme Larmore ou Verrett ou à des lirico-spinto comme Dimitrova, voire des sopranos dramatiques comme Nilsson), il faut aussi un contrôle belcantiste sur la voix, une technique de souffle permettant le redoutable filato final, doublé d’un contre ré bémol…En bref, il faut des qualités de soprano dramatique et de soprano lyrique-colorature. Pour trouver la Lady idéale aujourd’hui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl
Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl

Anna Netrebko est une immense star en terre germanique et aux USA. En France, on l’a très peu entendue dans les rôles qui ont fait sa gloire : une seule apparition à la Bastille grâce à Gérard Mortier dans I Capuletti e i Montecchi en duo avec Joyce Di Donato. Elle a été une légendaire Violetta et une belle Suzanne à Salzbourg, une belle Donna Anna à la Scala, une grande Bolena à Vienne, sans parler du répertoire russe, puisqu’elle a fait ses classes à Saint Petersbourg. Netrebko a commencé comme lyrique-colorature, elle aborde maintenant les rôles de lirico-spinto…et Lady Macbeth qui est tout à la fois
Sa Lady est incomplète, elle est encore un peu immature : le chant assez triomphant ne dit pas vraiment tout des entrelacs psychologiques du personnage. La lecture initiale de la lettre est sans caractère, le Brindisi est remarquable d’éclat, mais, en dépit d’une mise en scène qui la caractérise fortement (perruque rousse, errant en combinaison pendant bonne partie de la représentation) elle me semble rester extérieure au drame.
La voix est large, grande, bien projetée, mais elle est lancée sans vrai contrôle. Du coup, l’air final, celui où l’on attend toutes les Lady Macbeth, le fameux air du somnambulisme Una macchia è qui tuttora n’a ni la tension, ni l’intensité voulue. Cette voix est encore trop saine et trop fière de se montrer pour avoir la couleur diabolique et glaciale que Verdi voulait. Quant au contre ré bémol, il y est sans doute, mais bien peu filé : Anna Netrebko n’est pas arrivée à le contenir, problème technique d‘une voix qui n’a plus les qualités de contrôle d’antan sans avoir toutes celles exigées par le présent rôle, notamment la diction et surtout l’art de la coloration. L’impression est donc mitigée : incontestablement grande artiste et grande voix, mais incontestablement aussi, une inadaptation sans doute temporaire aux multiples exigences du rôle, techniques et interprétatives. Le chant n’est pas vraiment incarné. On est encore loin d’une Lady de référence, même si la prestation est très honorable à ce niveau d’exigence. Elle va aussi aborder Manon Lescaut cet automne, le personnage devrait mieux lui convenir.

Simon Keenlyside et Anna Netrebko
Simon Keenlyside et Anna Netrebko

Simon Keenlyside est une des grandes références dans les barytons d’aujourd’hui. Il a les qualités des grandes voix anglo-saxonnes, un souci presque maniaque de la diction, un timbre chaleureux, une ductilité qui permet d‘aborder des rôles aussi divers que Pelléas et Don Giovanni. C’est un inoubliable Wozzeck. Il montre toutes ces qualités dans son Macbeth, vocalement très bien assis, avec une jolie diction et une belle projection, la voix est puissante, les aigus bien projetés. Bref, c’est une présence.

Simon Keenlyside
Simon Keenlyside

Et pourtant, il lui manque dans ce rôle un phrasé que peut-être seuls les grands barytons italiens (Les Bruson, les Cappuccilli) ont pu maîtriser. De même il lui manque le legato qui donnerait au texte sa fluidité et son naturel. Autant il est un Rodrigo incomparable dans Don Carlo, qui est un rôle plus intériorisé, un rôle de mal aimé,– les rôles de mal aimé lui vont bien- autant dans Macbeth, un rôle noir qui exige de l’héroïsme, cela sonne moins émouvant et moins juste. Autant le personnage est magnifique quand il ballade sa silhouette de roi à la Ionesco au début du dernier acte au milieu du chœur qui s’apprête à chanter patria oppressa, autant le chant, pourtant remarquable – nous sommes à un niveau exceptionnel, rappelons-le, manque quelquefois là aussi d’aisance dans l’incarnation. Il reste que c’est un immense artiste, mais peut-être le rôle ne lui convient-il pas tout à fait…pour ma part, j’attends avec impatience le jour où Ludovic Tézier va se décider à l’aborder…

Ildar Abdrazakov
Ildar Abdrazakov

Ildar Abdrazakov est Banquo. La voix s’est étoffée, a gagné en harmoniques et le volume s’est élargi, : j’avais été impressionné par son Igor au MET, il est un Banquo présent, convaincant et émouvant, il sait maintenant vraiment colorer, le timbre est magnifique, encore très juvénile, sonore, puissant.

Joseph Calleja
Joseph Calleja

Enfin Joseph Calleja est Macduff, un rôle ingrat à la présence épisodique mais qui n’a pratiquement qu’un air à chanter (et quel air !) O figli o figli miei, un des piliers du répertoire de ténor. Calleja n’a peut-être pas le timbre de ténor le plus chaleureux du monde, mais il a une très belle technique, un peu à l’ancienne, une voix large, bien projetée, des aigus très sûrs, et il est dans ce rôle particulièrement émouvant : il remporte d’ailleurs un immense succès.

Ce qui n’aide pas les chanteurs, et notamment les deux principaux rôles, c’est une direction musicale qui accompagne le chant, mais sans effort d’interprétation. Au lieu de proposer une direction, Paolo Carignani se contente d’accompagner, d’être l’écrin (bruyant) de ce cast, sans vraiment indiquer au plateau une voie homogène à suivre. Ce qui frappe, et dès le début, c’est l’absence de discours, l’absence de subtilité, le tempo relativement rapide, l’incapacité d’exiger des bois, essentiels au début du prélude, une légèreté, un raffinement, qui donnent immédiatement une ambiance. C’est fort, très fort, c’est en même temps sans caractère, et pour tout dire sans intérêt.
La complexité que je notais à propos du rôle de Lady Macbeth se retrouve dans la manière de conduire l’orchestre. Il y a des moments extrêmement légers et aériens dans l’orchestre, (les sorcières), des moments au rythme dansant comme le chœur  s’allontanarono lorsque Macbeth et Banquo disparaissent dans la première scène, une danse que le metteur en scène fait passer de Tarantelle à Sabbat… et en même temps des moments héroïques, ou grandioses, notamment lors des interventions du chœur. Cette diversité doit s’accompagner de fluidité et l’on doit passer de l’un à l’autre indifféremment. Évidemment ma référence est Abbado, que j’ai eu la chance d’entendre à la Scala en 1985 : un orchestre diaphane, une énergie, certes, mais toujours contenue, des bois hallucinants de légèreté, en bref, un discours. On en est loin : lourdeurs, présence envahissante de la fosse, une fosse sans aucune couleur. On dirait quelquefois du mauvais Donizetti mâtiné de Giordano des pires soirs. En fait voilà un Macbeth en place, qui sonne,  mais qui exacerbe tous les tics d’un Verdi traditionnel et sans caractère, sans donner de l’espace à l’originalité de l’écriture et à la complexité de l’œuvre, un Verdi à côté de la plaque qui ne fait pas avancer la connaissance de l’œuvre et qui surtout installe une idée fausse de ce qu’est Macbeth.
Là dedans, j’attends Daniele Gatti : on verra ce qu’il fera l’an prochain (à partir du 4 mai) au Théâtre des Champs Elysées dans la mise en scène de Mario Martone.
Entendons-nous bien, Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, mais il lui manque la personnalité et l’inventivité nécessaires pour nous révéler la partition, pour faire que venus pour écouter des voix, nous repartions convaincus d’avoir aussi écouté de la musique.
Pour Verdi, et notamment pour Macbeth, il faut sortir des chefs de répertoire, des chefs pour chanteurs qui se contentent d’être un écrin confortable pour les voix. À la décharge de toute l’équipe et notamment du chef, le temps de répétition à dû être réduit au minimum, à cause du système de répertoire qui permet certes d’alterner en trois jours Macbeth, Guillaume Tell et Die Frau ohne Schatten, mais qui du coup oblige chacun à arriver avec ses habitudes, sans travailler à faire de la musique ensemble. Quand c’est Frau ohne Schatten, le cast a bien travaillé cet automne et il est à peine changé, quand c’est Macbeth, c’est une distribution neuve qui n’a pas l’habitude de chanter ensemble : sans répétitions longues, avec des professionnels de ce niveau, le résultat reste honorable, mais avec de telles stars, l’honorable laisse sur sa faim.
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Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2014-2015

La salle de Jean Nouvel
La salle de Jean Nouvel

Serge Dorny reste donc à Lyon.  En soi c’est une très bonne nouvelle. Pour lui c’est sans doute plus difficile. Après plus de 10 ans il est légitime d’aspirer à autre chose. La perspective de diriger un opéra historique comme celui de Dresde pouvait être d’autant plus intéressante que la programmation actuelle en est relativement médiocre si l’on excepte les quelques soirées dirigées par Christian Thielemann.  L’aventure mort-née laisse un goût amer. Et le retour à Lyon s’accompagne probablement d’un désir d’ailleurs : comment pourrait-il en être autrement ?
Le spectateur que je suis profitera donc néanmoins de ces prochains mois avec gourmandise. Serge Dorny propose une des programmations les plus complètes et les plus intelligentes d’Europe. En cela, il est le digne successeur de Jean-Pierre Brossmann. Combien de metteurs en scène, combien de chefs sont passés à Lyon avant de connaître une gloire internationale ?  Il suffit de penser à Kirill Petrenko ou à Kent Nagano.
Serge Dorny formé à l’école de Mortier a imposé un style,  une esthétique puisant largement dans l’école allemande ; ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Et le public lyonnais, depuis longtemps habitué à des œuvres sans concession, public formé à l’école de Planchon, de Chéreau,  un public qui va du TNP à l’opéra, de Villeurbanne à Lyon,  fait bon accueil à ces productions,  qui d’ailleurs ne sont pas toutes exceptionnelles et c’est bien normal, mais toujours d’un niveau plus qu’honorable au minimum.  Quel opéra en France peut se targuer d’accueillir Peter Stein, Olivier Py, François Girard, Christophe Honoré, Yoshi Oida, La Fura dels Baus, Ivo van Hove ou de faire découvrir David Bösch ou David Marton ?
L’an prochain,  dans une saison appelée « Au-delà du réel », nous reverrons La Fura dels Baus (Le Vaisseau fantôme),  Christophe Honoré (Pelléas et Mélisande), David Marton (Orphée et Eurydice) qui signa un si beau Capriccio, Olivier Py (reprise de Carmen), David Bösch qui crée à Lyon Simon Boccanegra au début de ce mois de juin proposera l’an prochain Les Stigmatisés de Schreker, une production très attendue. Pour la première fois, Stephan Herheim  présentera une production en France, sa Rusalka, déjà vue à Bruxelles et Barcelone, Martin Kušej (La Forza del Destino à Munich…) fera Idomeneo et Michel van der Aa créera à Lyon un opéra hyper technologique,   Le jardin englouti,  dans le cadre du festival désormais traditionnel dédié cette année aux jardins mystérieux.
Enfin, Jean Lacornerie, directeur du Théâtre de la Croix Rousse, élève et compagnon de route de Jacques Lassalle fera à la fois le musical de Broadway bien connu Le roi et moi de Rodgers et Hammerstein, et Roméo et Juliette de Boris Blacher, un compositeur peu connu, classé comme dégénéré par les nazis, spectacles tous deux présentés à La Croix Rousse.
Enfin comme chaque année en version de concert un opéra belcantiste de la première moitié du XIXème : Lyon commence un cycle Rossini avec la redoutable Semiramide dirigée par Evelino Pido’ avec Elena Mosuc.  Mais cette année, en plus, Joyce Di Donato,  prêtresse mondiale du bel canto notamment rossinien  ouvrira la saison par un concert exceptionnel le 22 septembre 2014.
Comme il se doit la programmation propose quelques grands standards, des œuvres du répertoire moins connues, des chefs-d’œuvre totalement ignorés dans des propositions scéniques qui excitent la curiosité:  l’opéra de Lyon reste l’un des meilleurs du monde pour l’innovation et le risque artistique.
Serge Dorny  réunit aussi les équipes musicales cohérentes, jeunes, qui reviennent souvent à l’opéra de Lyon,  et qui finissent par former une sorte de troupe ou tout du moins un groupe d’habitués.  C’est l’occasion d’entendre de belles voix encore protégées du star-system,  ou des chefs originaux , dynamiques,  dont on commence à entendre parler. Ainsi dans l’ordre chronologique découvrirons-nous :

– en octobre 2014, Le vaisseau fantôme  de Richard Wagner,  dans une production de Alex Ollé (La Fura dels Baus) qu’il se situe non dans le Nord mais dans le lointain Sud dans les cimetière de bateaux du Bangladesh,  restes rouillés de l’industrialisation occidentale.  Le chef en sera Kazushi Ono. Simon Neal ( qui a chanté Oedipe de Georges Enesco à Francfort cette année) sera le Hollandais,  Falk Struckmann Daland tandis que que Senta sera chantée par celle qui a stupéfié dans Erwartung, Magdalena Anna Hoffmann.

–En décembre 2014 et au tout début janvier 2015,  Rusalka, de Dvořák, dans l’étourdissante mise en scène du norvégien Stephan Herheim,   conte triste de la nymphe qui veut devenir mortelle et qui est victime de la méchanceté et de l’indifférence des hommes. La meilleure Rusalka du moment, Camilla Nylund, et le vaillant Dmitro Popov se partageront les principaux rôles tandis que Jezibaba sera interprétée par Janina Baechle. L’Orchestre est confié à Konstantin Chudovski, jeune chef russe qui commence a diriger partout en Europe.

–en décembre 2014 toujours mais au théâtre de la Croix-Rousse, Jean Lacornerie dans le cadre des spectacles jeune public présente et met en scène Le Roi et Moi de Rodgers et Hammerstein, le fameux music-hall de Broadway,  dirigé par Karine Locatelli.

–En janvier-février 2015,  Martin Kušej proposera Idomeneo de Mozart, dirigé par Gérard Korsten, bon chef pour ce répertoire, avec une jolie distribution Lothar Odinius, Kate Aldrich, Elena Galitskaya, et Maria Bengtsson (dans Elettra).

–En février-mars 2015 au théâtre de la Croix-Rousse Roméo et Juliette, de Boris Blacher, mis en scène de Jean Lacornerie et dirigé par Philippe Forget par le studio de l’Opéra de Lyon,  occasion de découvrir un compositeur peu connu qui fut  le maître de Gottfried von Einem ou d’Aribert Reimann.

– Du 13 au 29 mars 2015, le Festival annuel dédié cette année aux Jardins mystérieux avec trois opéras,  un opéra du répertoire,  un opéra jadis classé dans les dégénérés et qui revient sur les scènes désormais relativement régulièrement et une création.

  • Les Stigmatisés (Die Gezeichneten) de Franz Schreker (1918),  À voir absolument  dans une mise en scène de David Bösch dirigé par le jeune et talentueux Alejo Perez, et avec une belle distribution, Charles Workman, Magdalena Anna Hoffmann, Simon Neal, Markus Marquardt.
  • Orphée et Eurydice de Gluck,  mise en scène de David Marton,  dans la version de Vienne dirigée par Enrico Onofri, spécialiste du baroque et compagnon de route du Giardino Armonico et de Giovanni Antonini, avec un Orphée masculin, Christopher Ainslie (et son double Franz Mazura, qui aura alors 91 ans) et Elena Galitskaya en Eurydice.
  • Le jardin englouti de Michel Van der Aa, présenté au TNP de Villeurbanne en coproduction avec l’English National Opera et le Toronto Festival of Arts and Culture, dirigé par Etienne Siebens, qui travaille avec Michel van der Aa et participe à de nombreux projets contemporains, avec notamment Roderick Williams , Katherine Manley et Claron McFadden. Un opéra phénomène, réel, virtuel, digital

–fin avril et mai 2015 : reprise de Carmen dans la mise en scène discutée d’Olivier Py, et avec une tout autre distribution, sans doute meilleure que la première série, Kate Aldrich (Carmen), Arturo Chacon-Cruz,  qui fut Werther À Lyon dans la mise en scène de Rolando Villazon,  Jean-Sébastien Bou dans Escamillo (Claude l’an dernier) et Sophie Marin-Degor dans Micaela. L’orchestre sera dirigé par Riccardo Minasi , spécialiste du répertoire baroque qui succède au pupitre à un autre spécialiste du baroque, Stefano Montanari.

–en juin dernier opéra de la saison,  last but not least, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy,  dans une mise en scène très attendue de Christophe Honoré qui fait un lien entre Mélisande et Phèdre,  dans une intéressante distribution réunissant Bernard Richter, Hélène Guilmette, Sylvie Brunet-Grupposo, Vincent Le Texier et Jérôme Varnier, dirigé par Kazushi Ono.

Voilà une saison au total très stimulante,  qui excite la curiosité et va élargir la connaissance du répertoire. Face à une saison de l’Opéra de Paris particulièrement terne, le seul conseil qu’on puisse donner aux parisiens est de prendre un abonnement TGV et  un abonnement à l’Opéra de Lyon, car pas une production n’est à négliger. Dresde a beaucoup perdu et, pour cette année encore,  Lyon reste gagnant. [wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA FORZA DEL DESTINO de Giuseppe VERDI le 5 JANVIER 2014 (Dir.mus: Asher FISCH, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Jonas KAUFMANN, Anja HARTEROS et Ludovic TÉZIER)

Acte I ©Bayerische Staatsoper
Acte I ©Bayerische Staatsoper

La Forza del Destino
Giuseppe Verdi
Libretto de Francesco Maria Piave (nouvelle version d’Antonio Ghislanzoni)
Direction musicale Asher Fisch
Mise en scène Martin Kušej
Décors de Martin Zehetgrüber
Costumes de Heidi Hackl

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Toute représentation verdienne est aujourd’hui un test: Verdi passe-t-il la scène comme il se doit? Aux temps de ma jeunesse lyricomaniaque, on sortait d’une bonne représentation verdienne comme regonflé, dynamisé, frappé d’enthousiasme au sens originel du terme: un grand Verdi vous régénère. Dans les grands Verdi dynamisants, il y a notamment Il Trovatore, halètement permanent d’une musique qui jamais ne perd tension ni force: j’écoutais il y a peu Corelli et Price avec Karajan à Salzbourg, quelle explosion ! Pas une note à retirer, à chaque minute un grand moment de palpitation.

La Forza del destino (1862) est un essai pour retrouver la geste et la veine du Trovatore (1853), à un moment où Verdi reprend ou remanie (notamment pour Paris) un certain nombre de ses succès, entre Ballo in maschera (1859) et Don Carlos (1867). Une naissance un peu difficile, la version pour Saint Petersbourg (enregistrée par Valery Gergiev) avec un final si contesté que Verdi lui-même n’aimait pas, est remaniée en 1869 pour la Scala, c’est cette version qui est jouée le plus souvent. c’est aussi la version jouée à Munich.
Moins équilibré au niveau vocal que Trovatore, La Forza del destino exige ténor, soprano, baryton très exposés, et notamment un baryton aux aigus triomphants, à la voix très ouverte. On sait aussi que c’est un opéra “maudit” à cause d’une tradition qui voudrait que ce titre attire des catastrophes. On sait par exemple que Leonard Warren y trouva la mort sur la scène du MET peu après urna fatale del mio destino. Les autres rôles sont moins sollicités mais tous relativement importants par leur relief, un Padre Guardiano basse profonde, un Fra Melitone basse bouffe, et un mezzo de grand caractère pour Preziosilla, qui ne sert à rien à l’intrigue, mais qui est celle qui mène les moments les plus colorés de la partition; car c’est là la particularité de Forza del Destino. Plus que d’autres œuvres de Verdi, cet opéra a un côté picaresque, coloré, épique, voire un côté opérette à grand spectacle qui peut surprendre (le fameux Rataplan!), opéra kaléidoscopique qu’on ne peut réduire à une couleur uniformément noire, d’où une difficulté de mise en scène: ou l’on traite du destin, et alors on s’attache à justifier la succession de ces malheureux hasards accumulés sur les personnages, avec leurs coups de feu fortuits, leurs rencontres étonnantes dans les lieux les plus ébouriffants (une auberge, un champ de bataille, une grotte), ou bien on ferme les yeux sur la vraisemblance et on se laisse porter sans trop fouiller par la succession des aventures jusqu’à la fin tragique, en étant bercé par drame et comédie qui alternent comme dans les auberges espagnoles.

Dans la misère qui frappe le chant verdien aujourd’hui (peu de distributions qui dépassent le passable) il était évidemment excitant de se rendre à Munich entendre trois des voix les plus fameuses de la scène lyrique aujourd’hui, Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier
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Jonas Kaufmann ayant annulé la représentation précédente, les gens se précipitaient sur l’affiche de la distribution du jour pour vérifier que leur héros serait bien présent le soir et il régnait autour du Nationaltheater l’ambiance bien connue des soirs exceptionnels : des dizaines et des dizaines de « Suche Karte », et le bruissement nerveux des voix dans l’entrée et les parties communes, bien caractéristique de l’attente du public. Ce soir, le bonheur circulait dans les travées, l’attente était palpable, l’urgence évidente : le public d’opéra en attente de jouissance, un sentiment un peu oublié dans certaines grandes maisons aujourd’hui (suivez mon regard …).
Tout le monde était au poste et ce fut comme attendu, un rêve éveillé, au moins sur le plateau.
Car, et l’on va commencer par le moins convaincant, mise en scène et direction n’étaient ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des protagonistes réunis pour l’occasion.
Martin Kušej est un metteur en scène assez fameux en Allemagne, on a vu de lui au Châtelet une Carmen importée de la Staatsoper de Berlin qui n’était pas indigne, sans s’inscrire dans les productions de référence. Pour Forza del Destino, il ne réussit jamais à convaincre. D’abord parce qu’il prend tellement au sérieux le livret qu’il en efface toutes les bizarreries et les incohérences, mais surtout le ton bigarré qui le caractérise. Tout est uniformément gris et noir, on est en guerre dans une ambiance plus proche de Die Soldaten que de l’auberge espagnole dont il était question plus haut. Le Rataplan se passe sur un chœur allongé au sol comme autant de cadavres, sans jamais une distance ironique ni dans la fosse ni sur la scène, alors que la musique nous y invite. Les scènes de Melitone sont ennuyeuses, sérieuses, grises avec un Melitone jamais individualisé (jamais le même costume, quelquefois une perruque, comme s’il était une typologie et non un personnage), la scène de l’auberge manque de pittoresque : en bref, cela manque de sourires.

Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper
Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper

Quant on se rappelle Gabriel Bacquier, irrésistible Melitone à Paris sous Liebermann, dans une mise en scène (John Dexter) pas vraiment réussie, il vous vient un peu d’agacement, qui n’est même pas dû au Melitone du jour, Renato Girolami, dont on sent l’envie de faire un peu sourire, mais engoncé dans son rôle de Moine « serioso » (c’est à dire trop sérieux). On a coupé aussi des parties un peu souriantes de Mastro Trabuco (A buon mercato dans l’acte III, et la Tarantelle suivante, avant le Rataplan), un peu comme si on coupait au deuxième acte de Bohème la scène de Parpignol. Bref, Martin Kušej a fait un film noir, sans prendre en compte les incongruités et les parties bouffes: il en résulte que dans ce paysage uniformément gris, les scènes plus colorées perdent tout sens, tout pittoresque, toute respiration.
L’histoire se passe sans doute en Espagne, Calatrava étant l’un de ces aristocrates probablement lié à l’église (Opus Dei ?), vaguement mafieux (voir son séide à lunettes noires), qui vit dans une ambiance lourde et étouffante, où chacun surveille tout le monde ; c’est assez réussi au départ pour planter le contexte, notamment quand Leonora, un peu nerveuse dans la perspective de sa fuite prochaine avec l’être aimé, regarde dehors, derrière les voilages, qui sont autant de lieux de dissimulation. À table le marquis, le frère Carlo (un enfant), Leonora, Curra et un prêtre. Au milieu de la table une croix.
Lorsque le rideau tombe sur ce premier acte, Carlo a pris 20 ans (car il faut montrer les ellipses temporelles), les personnages sont fixés dans des positions qu’on va retrouver à l’auberge, car la longue table du repas va être l’élément permanent retrouvé à chaque scène, ainsi que la croix, et dans le tableau final, les personnages y retrouveront leur place initiale (Carlo, Leonora), morts. De même l’idée de faire jouer le Marquis de Calatrava et le Padre Guardiano par le même chanteur n’est pas fortuite ou simple économie d’échelle, mais intentionnelle. Calatrava passe de papa à Padre, de père punissant et intolérant à père bienfaisant, tolérant, charitable, bref tout ce que Calatrava n’est pas… de là à dire que Leonora dans cette mise en scène recherche un père…

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II ©Bayerische Staatsoper

Dans un décor à l’esthétique de la laideur (de Martin Zehetgruber, d’habitude plus inspiré), se détache l’acte III à cause de la vision de la maison éventrée vue de dessus qui permet de placer des personnages qui montent et qui semblent défier la pesanteur (Est-ce d’ailleurs Leonora qui est là, dissimulée sous un capirote de Pénitent qu’un soldat découvre ? Est-ce aussi elle qui, vue de dessus, ouvre une porte qui semble un caveau et paraît marcher au fond de la maison en ruines au moment où chante Alvaro ?

Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper
Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène ne fait rien pour rendre un livret échevelé un peu cohérent, sinon lui forcer la main (una forzatura, diraient nos amis italiens) et lui faire dire ce qu’il n’est pas. On a vu Fra Melitone traité de manière sérieuse, là où le personnage est un pendant bouffe du Padre Guardiano, il en est de même pour Preziosilla dont la mise en scène ne sait que faire ; vêtue au deuxième acte du tailleur Bordeaux de Curra (Curra deviendrait-elle Preziosilla, pour donner une logique de continuité aux personnages ?), puis au troisième acte attifée en short de jean laissant apparaître de puissantes cuisses ; elle n’est même pas une figure, alors qu’elle est dans le livret une gitane (ce qui à Séville, se justifie). Et cette guerre (d’Espagne) est en fait une guerre civile, où les soldats sont habillés en rebelles, où circulent des personnages louches (lorsque Alvaro sauve Carlo), et où étrangement Carlo et Alvaro se retrouvent du même côté (on pouvait pourtant penser que…). Quant à la grotte de Leonora, entremêlement de croix difficile à traverser (certes, l’idée de pénitence est constante) qui se substitue aux voilages du premier acte dans le même espace, c’est évidemment une manière de montrer une sorte de mouvement immobile que l’image finale nous confirme : le père/Padre habillé comme au premier acte, les deux enfants morts, et Alvaro (aux cheveux longs d’indien ? de gitan ? en tous cas de marginal) qui s’en va, jetant la croix, éternel proscrit, l’étranger par définition.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper
Scène finale ©Bayerische Staatsoper

De cette mise en scène, je retiens le premier acte à l’ambiance bien définie et claire, le reste est une succession de tableaux qui s’efforcent de faire croire à une logique interne alors que le metteur en scène la cherche sans jamais la trouver, tout simplement parce qu’il n’y a d’autre logique que celle d’un destin qui frappe aveuglément, au hasard des rencontres fortuites mais ad hoc pour boucler un livret il faut bien le dire impossible.
À la décharge de Martin Kušej, il est rare de voir une mise en scène de Forza del Destino qui soit autre chose qu’une illustration (on se souvient de celle, très médiocre aussi, de Jean-Claude Auvray à Paris) : il faudrait au moins un Marthaler pour donner à ce livret la logique de la folie. Martin Kušej a commis l’erreur d’essayer de donner une unité à ce qui n’en doit pas avoir (c’est justement la force du destin…), les personnages traversent des mondes différents, des ambiances différentes, des espaces différents, on passe du rire au meurtre, de la pitié à la cruauté, de l’amitié à la haine dont Carlo est un idéologue : seule jolie idée dans le duo de l’acte IV, lorsque Alvaro croyant retrouver Carlo apaisé le prend par les épaules pour le serrer et que l’autre lui lance sa haine.

Acte IV ©Bayerische Staatsoper
Acte IV ©Bayerische Staatsoper

Pour le reste, et sauf dans les duos Carlo/Alvaro très bien réglés, et calibrés pour les personnalités de Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, qui explosent en scène, les autres personnages (Melitone excepté) font ce qu’ils ont toujours fait dans n’importe quelle mise en scène, sans aucune invention dans la conduite des acteurs et des attitudes, conformes à la tradition : cela favorisera les reprises avec des distributions différentes, si par bonheur on trouve aussi bien que le trio vainqueur de la soirée, ce qui reste un défi…Seul le chœur est traité de manière originale et un peu provocante: la guerre permet bien des licences.
Du côté de la direction musicale, Asher Fisch, habile artisan, ne fait qu’accompagner l’action ou le drame sans y entrer. Il a été injustement hué car sa direction est en place, assez claire dans la manière de valoriser certaines phrases ou certains pupitres. Mais elle est sans idées, elle ne parle pas, elle ne fait pas apparaître de discours sur l’œuvre : l’orchestre accompagne assez efficacement les chanteurs en les protégeant, en adoptant les tempos sinon justes du moins adaptés au style de chant (notamment quand Kaufmann chante), mais sans jamais s’imposer. Avec le trio vocal qu’il a en face de lui, Asher Fisch n’impose pas de vision sinon celle que le plateau lui impose : une direction d’où émerge à nouveau la qualité des pupitres solistes (notamment les bois, et en particulier la clarinette, magnifique), déjà remarquée la veille : la qualité de l’orchestre est tellement notable qu’on est frustré de ne pas entendre un Verdi qui soit vraiment dirigé, un Verdi coloré, rythmé, qui scintille brillamment et non bruyamment. De même qu’il n’y pas vraiment de chanteurs pour Verdi (encore que, ce soir…), quel chef en vue se risque à Verdi, sinon Barenboim là où on ne l’attendait pas, Pappano, mais sans vrai caractère, Gatti, mais il a été très contesté, injustement, Muti qui de l’ébouriffante créativité des années 70 et 80, s’adonne désormais à un raffinement extrême pas toujours convaincant, et Chailly, qui va prendre la Scala et dont on espère qu’il va sortir le répertoire verdien de sa léthargie. Seuls grands verdiens à mon avis, à part Abbado qui ne veut plus diriger d’opéra, et qui n’a pas dirigé Verdi à l’opéra depuis plus de dix ans, James Levine, qui anima d’immenses Verdi , et Zubin Mehta, les rares soirs de grâce.
Alors la place est libre pour des Asher Fisch, qui sont des chefs honnêtes mais sans inventivité, et qui dirigent un Verdi sans la dynamique et l’urgence voulues, une urgence qui doit s’imposer aux chanteurs et non l’inverse.
Ce n’est pas une déception car je ne m’attendais pas à grand chose de la direction musicale, mais c’est la confirmation d’un constat : Verdi est terriblement difficile à faire vivre. Je l’ai écrit plusieurs fois, des chefs moyens ou médiocres peuvent faire survivre un Wagner, ils enterrent systématiquement Verdi. Verdi nécessite le génie (Abbado, Toscanini, Kleiber) ou l’intuition atavique (Gavazzeni, Patanè), mais il ne tolère pas la médiocrité.
Je sens les doutes du lecteur : mais que diable allait-il faire dans une telle galère ? J’ai affirmé sans cesse que l’opéra tient sur un trépied composé du chef, du metteur en scène et des chanteurs ; si deux pieds fonctionnent, ça passe, mais si un seul survit, cela ne fonctionne pas.
Et cette fois pourtant, un seul pied a tenu l’équilibre et porté la salle à l’incandescence, aux hurlements, à la joie, au bonheur indicible des soirées dont on se souvient.

Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper
Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper

A-t-on trouvé une distribution exempte de problèmes ? Absolument pas : la Preziosilla de Nadia Krasteva est désormais comme on dit en italien acqua passata. D’abord, des problèmes de justesse incessants à l’aigu, ensuite, nous avons entendu trois Preziosilla au minimum, tant la voix a laissé derrière elle toute homogénéité, à chaque registre une voix différente, avec une tendance à poitriner systématiquement les notes graves : cela bouge, cela ne s’impose jamais. Il est temps pour elle de passer à d’autres exercices : peu de contrôle sur la voix, des sons lancés et perdus, et un personnage rendu illisible par la mise en scène. Disons simplement, et pour être gentil qu’elle ne dérange pas trop. Le Melitone de Renato Girolami est en revanche très gêné : il aimerait chanter en basse bouffe, on lui impose d’être une basse un peu plus sérieuse, au mépris de ce que veut le livret. Alors certes, la mise en scène en fait un roublard (qui vole la nourriture aux pauvres par exemple), mais n’arrive pas à l’imposer comme un personnage dont on attend les interventions. De plus, Martin Kušej l’habille et le coiffe à chaque apparition de manière différente, et détruit la singularité du personnage: on est un peu perdu. Difficile dans ces conditions de construire quelque chose avec le chant qui ne soit pas impersonnel, et pourtant, à la différence de ce qu’on entendait en streaming, la voix porte et s’impose, mais ne dit strictement rien. Melitone est tout aussi inutile dans cette vision que Preziosilla..
Enfin, le Padre Guardiano/Calatrava de Vitalij Kowaljov n’a pas la noblesse vocale voulue. La voix reste pour mon goût trop claire, le grave profond est détimbré (gênant au deuxième acte), et la projection du son un peu mate. Pour le Padre Guardiano, on a besoin d’une basse sonore, profonde, caverneuse : rien de tout cela, même si au total la prestation est honnête du point de vue technique ; c’est la pâte vocale de Kowaljov, sa consistance, qui ne convient pas au rôle.
Des personnages secondaires, Mastro Trabuco (Francisco Petrozzi) ayant été à peu près sacrifié il n’y a pas grand chose à dire sinon qu’ils tiennent leur rôle (Heike Grötzinger, Christian Rieger, Rafal Pawnuk).
Je vous sens accablés : est-ce là la production verdienne de l’année ? est-ce là ce qui a fait courir l’Europe lyrique entière ?
Eh, oui, parce qu’il reste ceux qui nous ont complètement tourneboulés, à un point d’émotion inattendu pour ma part, même si je n’ai cessé de noter çà et là quelques problèmes, et même si la première partie, Harteros à part, ne présageait rien de bon : un Tézier assez banal dans Son Pereda, son ricco d’onore et un Kaufmann qui au premier acte n’était pas entré dans le rôle : attaque initiale a per sempre, o mio bel angiol ratée, manque de legato, engagement un peu éteint (son entrée était très molle là où elle doit exploser). Il n’y avait qu’Anja Harteros, sur qui repose quand même l’essentiel des deux premiers actes qui s’est servie de son premier acte pour se chauffer la voix : son aria Me, pellegrina e orfana a été très bien exécuté, certes avec quelques sons métalliques surprenants et quelques graves problématiques, mais une technique de souffle qui permettait dès le départ d’imposer ses aigus. C’est au deuxième acte qu’elle fut déjà ailleurs, dans les interventions du premier tableau Ah fratello salvami qui m’ont fait battre le cœur et surtout un Sono giunta ! Grazie a dio ! qui faisait littéralement trembler…Ah, si le chef avait été autre chose que banal ! Il s’en suivit un duo avec Padre Guardiano qu’elle a dominé de bout en bout par son intensité, jusqu’à Vergine degli angeli complètement éthéré, mais dans une mise en scène parsifalienne assez ridicule où elle (en fait une figurante) est plongée dans une eau purificatrice, puis portée d’un bout à l’autre de la scène par un circuit qui permet de remplacer la figurante par la vraie Leonora, et qui est simplement mal fichu, mal rendu, et trouble l’écoute. Un des sommets de la partition inutilement gâché.

Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper
Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper


Leonora disparaît pour deux actes, et réapparaît sortant de son antre pour Pace pace mio dio, son air le plus attendu. Le public était chauffé à point nommé par les actes précédents rendus stupéfiants par un Kaufmann et un Tézier qui ont complètement changé la face de la soirée : d’emblée ils ont installé un niveau, on le verra, totalement inaccessible à d’autres chanteurs aujourd’hui. Dans ces conditions, l’air fut étourdissant, bouleversant d’émotion avec une voix désormais libérée, éclatante, vibrante – les larmes viennent en l’écrivant – qui a laissé éclater un maledizione anthologique, tenu plus longtemps qu’à la représentation vue en streaming et qui a mis le public sens dessus dessous. Et ce fut suivi d’une dernière scène où une Anja Harteros complètement dédiée achevait de nous chavirer, dans un dernier duo avec Jonas Kaufmann que j’ai encore aux oreilles, dans ce silence d’une salle tétanisée.
Car Jonas Kaufmann qui n’a ni la couleur, ni le style habituel qu’on attend dans ce type de rôle, a imposé un personnage d’une intensité rarement atteinte, des aigus d’une sûreté et d’une puissance époustouflantes, et un charisme inouï, une présence scénique bouleversante, un naturel et une vigueur dans les attitudes qui tranchaient même avec un chant complètement contrôlé et dominé. Sa diction impeccable, son sens consommé de la projection et de la modulation, et ce dès son La vita è inferno all’infelice,  après un premier acte en demi-teinte nous ont cueillis à froid et ont littéralement saisi puis fait exploser le public.
Il y a des choses que Kaufmann ne peut faire dans le chant verdien, notamment un discours continu, rapide, ouvert, alors il fait ralentir les tempi (c’est visible dans le duo du IVème acte avec Carlo, très lent, où chaque parole pèse, mais sans vrai crescendo, au moins à l’orchestre) et il travaille sur les sons filés, les mezze voci que lui seul sait utiliser dans ce type de rôle. On passe d’aigus triomphants à des moments de retour sur soi qui mettent le public littéralement à genoux : il fallait entendre l’explosion à la fin de l’air initial de l’acte III, qui remettait les choses à leur place, qui enfin installait la vibration verdienne pendue au fil de cette voix étrange, totalement construite et en même temps d’une puissance d’émotion démultipliée. Et la présence de Ludovic Tézier en face de lui, personnalité tantôt contrôlée, tantôt elle aussi explosive, a créé une sorte d’émulation dans la violence, dans l’émotion, socle d’un rapport fusionnel entre le plateau et la salle. On n’a plus arrêté de hurler et d’applaudir, tant la tension imposée, tant la perfection du chant correspondait à l’émotion diffusée, tant on était enfin dans Verdi, dans ce Verdi qu’on aime et qui renverse.
Le duo Alvaro/Carlo qui suit le Rataplan, habituellement coupé car Verdi lui-même ne l’aimait pas, (même dans l’enregistrement de Riccardo Muti – la référence- pourtant réputé pour ses versions complètes), et qui anticipe le grand duo du quatrième acte avec de si notables problèmes dramaturgiques (ces deux là n’arrivent jamais à vraiment s’entretuer…) a déjà démultiplié la tension (carnefice del padre mio impressionnant de Tézier), et Ludovic Tézier à qui certains reprochent un manque d’élégance ou de distinction dans ce rôle, est ici à mon avis irremplaçable : le texte est dit, parfaitement, il est même disséqué, et en même temps l’artiste arrive à donner une puissance et un volume que je ne me souviens pas avoir entendu depuis Piero Cappuccilli, ma référence : je me souviens encore d’Urna fatale del mio destino à Garnier par Cappuccilli dont je ne suis pas encore aujourd’hui revenu…
Avec Tézier ici, nous y étions presque. Peu importe alors le ridicule ou le vide d’une mise en scène qui n’a plus rien de gênant puisqu’on s’en moque, adieu alors les discours intellectuels sur le théâtre à l’opéra, sur le rôle du chef, sur l’opéra lieu de savoir: nous étions tous en train de brûler au feu de ces immenses artistes qui ont allumé l’incendie sur la scène et ont fait oublier tout le reste. Opéra lieu des sens.
Etrange duo du quatrième acte d’ailleurs, où les performances d’acteur des deux protagonistes fascinaient, pendant que la musique n’avait pas le dynamisme habituel : lenteur du tempo, absence de crescendo à l’orchestre qui sonnait bien pâle : ce qui sonnait c’était ces deux voix qui allaient à leur rythme, qui correspondaient à ces corps qui bougeaient, à cette fougue incroyable qui traversait la scène, à cette urgence qu’ils nous diffusaient (sans qu’on l’entende à l’orchestre, privé de la dynamique que les voix nous donnaient), mais ce qui se passait devant nous était hypnotique.
Voilà aussi l’extraordinaire effet de salle qu’aucune transmission télévisuelle ne pourra jamais rendre : le silence de saisissement, la respiration un peu plus saccadée en soi, et qu’on sent chez les voisins, le mien prenait frénétiquement des notes, et puis, au beau milieu du quatrième acte, s’est arrêté d’écrire, jusqu’au rideau final, comme pétrifié.
Dans quel état physique nous ont-ils laissés, ces trois artistes qui à eux seuls hier étaient la représentation. C’est cela aussi l’opéra, et c’est un rare privilège que d’avoir entendu en deux soirs les termes extrêmes de cet art, d’un côté un spectacle accompli et d’une justesse rare, où tout concourait à créer la fascination, et de l’autre côté, les individualités exceptionnelles qui transforment une production pâle et une direction moyenne en un miracle physiquement à la limite du supportable. Où se trouve la vérité de l’opéra ? Vu la qualité du spectacle d’hier, les remplacer par une distribution alternative sera une entreprise impossible, car le reste est trop médiocre pour tenir le coup. Onéguine au contraire, avec ce chef et cette mise en scène, tient la distance dans sa troisième distribution depuis 6 ans…L’art lyrique est-il une explosion du moment ou un chemin construit qu’on parcourt au gré d’un spectacle total. Onéguine était dans la totalité et l’épaisseur, Forza dans l’exception, dans la brûlure de l’instant, dans la singularité du miracle. J’ai vécu profondément Onéguine, j’ai vécu intensément Forza. Onéguine m’a fait sentir et penser, Forza m’a fait trembler et pleurer.
Non so piu’ cosa son cosa faccio…
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Pace mio dio ©Bayerische Staatsoper
Pace mio dio (Anja Harteros) ©Bayerische Staatsoper

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (“La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni.”). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
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STAATSOPER BERLIN 2009-2010: CARMEN avec Anita RACHVELISHVILI (15 MAI 2010)

LA SURPRISE DU CHEF

150520102048.1274223237.jpgEt voilà! On pense assister à une représentation de répertoire ordinaire d’une production vieille de 6 ans, on attend des voix moyennes, on se prépare à une production poussiéreuse, on ne fait même pas cas du nom du chef, et surgit la surprise, le miracle, la découverte qui dès le départ et les première mesures, font penser qu’on va assister là à quelque chose de remarquable: un chef, un jeune chef israélien de 28 ans, élève de Barenboim qui fait tout basculer par une direction miraculeuse, tellement supérieure à celle de son maître à la Scala. Si vous êtes de Toulouse et que vous lisez cette chronique, prenez d’emblée des places pour les concerts de Barenboim la saison prochaine, car c’est ce jeune qui dirigera, il s’appelle Omer Meir Wellber. Quelques amis italiens l’ont déjà entendu diriger à Padoue Aida et Trovatore, et sont restés étonnés devant l’engagement et la finesse de son travail. Son agenda est plein jusqu’en 2014, et pour sûr on en entendra parler. Mais quelle joie, quelle joie d’entendre enfin une exécution exacte, qui rend justice à tous les raffinements de la partition, avec un sens dramatique, voire tragique, consommé, avec une dynamique étonnante, tout en restant d’une limpidité cristalline, on entend tous les pupitres, rien n’est étouffé, et les chanteurs sont vraiment accompagnés, sans jamais être couverts, une telle tension a été créée qu’après le final, la salle explose d’enthousiasme alors qu’elle avait au départ accueilli poliment sans plus, ce chef encore inconnu. Guettez ce nom sur les programmes, et allez le découvrir: sa Carmen est d’un niveau très rarement atteint dans les théâtres aujourd’hui.

Vous connaissez aussi la production si vous l’avez vue à la télévision ou assisté aux représentations du Châtelet avec Sylvie Brunet et Marc Minkowski au pupitre, c’est la même, de l’autrichien Martin Kusej. Lumière blanche, béton, géométrie, femmes offertes, hommes tout en désir et lubricité dans une usine de cigares qui a tout du lupanar. Une mise en scène qui propose comme jadis chez Faggioni, un flash back dès le départ, puisque Don José est fusillé dès les premières mesures, et qui fait de Carmen un ange noir dans ce monde sans couleur, sinon le rouge du foulard qui tombe des cintres dès le lever de rideau, avec lequel Carmen se drapera et attrapera Don José. A vrai dire j’ai trouvé la première partie peu convaincante, un peu excessive, démonstrative, d’autant que Kusej a modifié les dialogues parlés dans le sens de son travail…J’aime son travail en général, j’ai aimé ici ses troisième et quatrième acte, plus rigoureux, mieux construits, avec des idées très fortes (l’apparition du corps ensanglanté d’Escamillo, qu’on retire de l’arène, et pousse Carmen à ouvrir les bras au couteau de Don José par exemple). Ce n’est donc pas un travail négligeable, qui est très cohérent avec l’approche du chef.

150520102050.1274223270.jpgOn remarquera les choeurs un peu forts de la Staatsoper, mais très au point,  et un ensemble de chanteurs jamais indignes, pas toujours impeccables, mais qui contribuent fortement au succès de la soirée. Si Micaela a des stridences désagréables et n’est pas toujours émouvante (Adriane Queiroz), la voix est passable et son deuxième air “je dis que rien ne m’épouvante”est assez réussi. l’Escamillo d’Alexander Vinogradov manque sans doute de maturité: ce chanteur est jeune, et affiche une voix insolente, plus basse que baryton, lancée un peu à la va-comme-je-te pousse sans contrôle ni surtout de style adapté au personnage et au ton de Bizet. Des moyens stupéfiants, non dominés, mais au total, cela passe. Le Don José du coréen Yonghoon Lee, un peu “forcé” au début (on avait l’impression qu’il gonflait sa voix) prend corps au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre et s’affirme vraiment dans les deux derniers actes, où il ne manque ni d’émotion, ni de style, le voix est puissante, sonore, bien posée. Une découverte, là aussi.

150520102054.1274223298.jpgEnfin, la jeune Anita Rachveslishvili a mûri son personnage depuis décembre dernier à la Scala, la voix est magnifique, assurée, forte,  avec une technique et une présence sans failles. Une vraie Carmen, de grand niveau. L’actrice manque peut-être de féminité: elle n’a rien du félin que Carmen pourrait être, elle manque aussi un peu d’humour, de cet humour si marqué dans la Carmen de Berganza, par exemple, les attitudes sont convenues, pas toujours élégantes, mais du point de vue musical rien à dire, c’est une grande Carmen, très sûre, au volume qui remplit la salle, et un sens dramatique affirmé.
Au total, une excellente soirée, couronnée par cette direction exemplaire, qui m’a vraiment très fortement marqué . C’est une grande joie que celle de la découverte,  où l’on entre sans préjugés aucun et où l’on sort conquis, étonné, ravi, parce que l’on voit que l’avenir est assuré, et que les références au passé si chères au mélomane et à votre serviteur, peuvent céder la place à l’attente confiante de demain.