BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 29 MAI 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl
Dr. Schön (Bo Skhovus) et Lulu (Marlis Petersen) © Wilfried Hösl

Cette production de Lulu, alliant Dmitri Tcherniakov et Kirill Petrenko, était très attendue. Se demander si elle a tenu ses promesses, c’est déjà répondre…alors mieux vaut ne pas se le demander et se laisser porter vers l’ailleurs que cette production propose…
Au lendemain du spectacle, il trotte en tête. Beaucoup de spectateurs autour de moi sont sortis tendus. La dernière image et la fin «en suspension » saisit de surprise le public. Il est vrai que Lulu n’est pas si fréquent sur les scènes, même si ces dernières années on l’a vu en Europe dans plusieurs grandes salles, comme la Scala (mise en scène Peter Stein, en coproduction avec Lyon) ou à Bruxelles (dans le prodigieux travail de Warlikowski), voire à Oslo (dans la mise en scène circassienne de Stefan Herheim). L’œuvre est difficile musicalement et théâtralement. Depuis 1979, création de la version en trois actes par Pierre Boulez dans la production de Patrice Chéreau, il est clair que l’œuvre a conquis les scènes, alors que les productions restaient rares auparavant.
Il est d’ailleurs intéressant de voir comment Lulu est devenu, comme par exemple Die Frau ohne Schatten, un des must de notre temps lyrique, alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi loin de là.
Lulu est un témoignage extraordinaire de la vitalité et de la liberté de création qui a marqué le début du XXème siècle. Si l’œuvre de Berg remonte à 1935, l’original théâtral de Frank Wedekind est de 1913, l’œuvre se présente comme une tragédie en 5 actes réunissant L’esprit de la terre (« Erdgeist ») et La Boite de Pandore (« Die Büchste von Pandora »), une « Monstretragödie » : la tragédie, comme on le sait, aime les monstres, de Phèdre à Médée, et Lulu s’en veut un avatar de ces héroïnes tragiques qui font les légendes et nos rêves ou nos cauchemars
Avec le volontaire double sens érotique de l’expression « La Boite de Pandore », l’allusion à un vagin « puits sans fond » qui ne demande qu’à être rempli sans jamais être rassasié, le sexe est ce qui fonde l’histoire de Lulu. Wedekind s’est intéressé très tôt à la sexualité, notamment dans sa première œuvre, l’éveil du Printemps, (1891) sur la sexualité adolescente.
L’autre composante de Lulu, à laquelle on pense moins, est la composante clownesque, ou circassienne, dont on a dans l’œuvre de Berg une trace au premier acte dans la présentation de la « ménagerie », qui rappelle non sans étonner le prologue de I Pagliacci, ou chez des personnages comme l’athlète. Wedekind a travaillé pour un cirque, le cirque Herzog, et a fréquenté le milieu parisien lié au Grand Guignol et à la Pantomime, héritée de l’univers de la Foire au XVIIIème, dont Lulu est tirée puisque le sujet est celui d’une Pantomime de Félicien Champsaur, « Lulu, roman clownesque » (1888).
Lulu « bête de foire » se rapprocherait alors d’œuvres littéraires ou cinématographiques qui ont pour thème l’univers forain. Lulu d’ailleurs a très tôt inspiré le cinéma (1929, Lulu de Papst) qui a marqué pour toujours le physique du personnage (la mythique Louise Brooks).
Mais là où l’on pense « univers des années 30 », c’est bien plutôt celui du « décadentisme » fin de siècle dans laquelle cette histoire prend ses racines.
Aussi faut-il lire et la mise en scène de Tcherniakov, et l’approche de Petrenko à ce prisme-là. Lulu, ou la tragédie décadente d’une bête de foire.

Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl
Palais de glaces et ménagerie © Wilfried Hösl

Je ne suis pas loin de penser que le décor (unique) conçu par Dmitri Tcherniakov lui-même soit une allusion claire à cette attraction de foire qu’on appelle le palais des mirages ou le palais des glaces, sorte de labyrinthe de verre dans lequel on se perd, et où l’on voit à l’infini les reflets des gens qui s’y perdent et des chemins (im)possibles pour en sortir. Et la ménagerie, c’est justement cette humanité perdue dans le labyrinthe, dont le sexe est la seule issue, un sexe ciment du couple vécu dans la violence, la possession, la bestialité et jamais la tendresse.

Violence © Wilfried Hösl
Violence © Wilfried Hösl

Dmitri Tcherniakov, travaille volontiers sur les destins, les figures, les individus ; on l’a vu dans son Macbeth, on l’a vu aussi dans sa Traviata, voire dans son Parsifal où il isole trois destins centraux (Amfortas, Parsifal, Kundry) .Il a résolument décidé de travailler Lulu en dehors de tout contexte historique ou temporel, au contraire de ce que faisait Peter Stein ou même Patrice Chéreau : il concentre le propos sur la manière dont Lulu met les hommes à genoux et à nu, et sur la bête dont on va observer les mœurs et le parcours, Lulu, dont les noms changent pendant la pièce, elle est Eva, elle est Mignon, elle est Nelly, elle est une « namenlose » (comme Kundry) une figure, une idée (l’idée de la femme, comme l’évoque son portrait, non pas un vrai portrait monumental comme on le voit la plupart du temps, mais une silhouette peinte sur le plexiglas qu’on efface facilement, dans laquelle les uns ou les autres (à commencer par le peintre et à finir par Geschwitz) sont vus en transparence et qui va rester tout au long présente de manière obsessionnelle. Car Lulu n’existe pas, elle est ce que les autres projettent en elle, elle est les autres, et n’est que trace, que silhouette, que trait effaçable.

Lulu, son portrait,  et (dissimulé) der Gymnasiast (Acte II) © Wilfried Hösl
Lulu, son portrait, et Schön,et au fond, la fiancée de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Toute l’action va se concentrer sur un espace scénique réduit, conséquence de la présence envahissante du « palais des glaces » qui sert d’arrière plan pendant les scènes, et revient au premier plan pendant les intermèdes, où les autres, la ménagerie présentée au départ (des couples d’une banalité très étudiée), vont tour à tour s’aimer, danser, se heurter, se battre aussi, se détruire pour finir au troisième acte presque fossilisés, en sous-vêtements, hommes et femmes à terre ou debout, des vivants-morts au milieu desquels Lulu cherche ses clients.
Il ne faut pas chercher dans ce travail un quelconque spectaculaire ou des moments qui seraient esthétiquement séduisants, pas de clair de lune bouleversant ou d’escalier monumental comme chez Chéreau, mais un espace vide, et transparent ces cloisons de plexiglas, et des reflets, reflets des gens, reflets de l’orchestre, reflets du chef, reflets de la salle travaillés selon les éclairages, qui seuls, changent. Le monde comme un reflet, et non plus comme une réalité, le monde sans épaisseur, réduit à des images vacillantes.

Lulu et Schön © Wilfried Hösl
Lulu et Schön © Wilfried Hösl

Au premier plan, sur un espace réduit : le jeu, les personnages, les conflits, le sexe et la violence. Avec une Lulu qui va être pendant l’essentiel de l’opéra de blanc vêtue (costumes volontairement neutres d’Elena Zaytseva, qui mettent par contraste en valeur ce que porte Lulu) : blanc de pureté ? Certes non, mais de ce blanc dont on voit souvent les vedettes du cirque qui attirent la lumière ; elle finit d’ailleurs (comme Kundry) en combinaison légère et tout le costume du troisième acte oscille entre le mythe (avec sa toque, au lever de rideau de l’acte III, elle m’a fait penser à Marlene Dietrich) et le cirque (la même toque pourrait faire partie d’un costume de cirque). Mais quelle que soit la situation, que Lulu soit en majesté ou qu’elle soit en déréliction, ceux qui en ont fait le centre de leur cercle et de leur univers continuent de la suivre.

Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl
Lulu et ses disciples © Wilfried Hösl

Tcherniakov a d’ailleurs composé une magnifique image de cette dépendance, de cette addiction de tous ceux qui ne peuvent s’en passer regroupés autour d’elle et cherchant à la toucher, comme en un tableau religieux.

Tcherniakov a insisté sur les rapports entre les différents personnages, empreints de violence et de tension, la mort du peintre, égorgé et christique derrière le portrait en transparence de Lulu qu’il a lui même peint en est un exemple, mais bien entendu aussi la mort de Schön, qui survient presque par hasard, mais qui est amenée par la dégradation des rapports entre Schön et Lulu après leur mariage.

Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl
Mort de Schön (Acte II) © Wilfried Hösl

Schön passe du statut de père/souteneur, de sugardaddy à celui de mari : le couple tue la relation, faite désormais de soubresauts de violence et de sexe, et d’une féroce jalousie qui voit surgir de partout des amants potentiels, avec des scènes de vaudeville, comme lorsque le Gymnasiast sort de sa cachette sous les chaises, ou de tragédie, comme lorsque Schön découvre son fils Alwa avec Lulu, qu’il l’entraîne en arrière scène et qu’il le frappe violemment (les cloisons de plexiglas permettent de tout voir) . Le travail sur l’évolution de cette relation, sur le personnage de Schön, même, magnifiquement incarné par Bo Skovhus, à qui ce type de rôle convient particulièrement, est d’une très grande crudité et en même temps d’une très grande précision.
Le personnage de Geschwitz est aussi très étudié, une Geschwitz jeune, ce n’est pas si habituel, à la voix triomphante et claire (une Daniela Sindram exceptionnelle), à la fois acceptée et rejetée, errante et présente.
Chaque personnage est caractérisé de manière éminente, précise, si le Medizinalrat est vite éliminé, le peintre est merveilleusement dessiné, assoiffé d’amour, assoiffé de Lulu, mais aussi bien l’Athlète, un personnage vieilli, aux muscles défraichis (excellent Martin Winkler), que l’étrange Schigolch (donné cette fois à un chanteur mur mais pas âgé comme souvent – à la Scala c’était Franz Mazura), sorte de vagabond, de voyageur qui surgit avec ses lunettes de voiture sur le front (Pavlo Hunka): tous composent une véritable ménagerie, c’est à dire des typologies presque animalières qui apparaissent et disparaissent dans ce palais de verre qui semble quelquefois une cage d’où ces animaux dénaturés ne sortent pas.
Il semble d’ailleurs que si le deuxième acte m’est apparu musicalement le plus impressionnant, c’est le troisième acte qui du point de vue scénique est peut-être le plus convaincant.
La scène initiale, le salon parisien, semble être une sorte de fantasme de Lulu, au premier plan assise, pendant que les autres personnages au second plan en rang d’oignon conversent ou du moins lancent leurs répliques, comme si Lulu se souvenait, ou qu’elle rêvait. En tous cas elle est absente, elle est ailleurs, elle a dépassé ce moment, elle est déjà au-delà : du coup, tout ce qui pourrait être anecdotique, romanesque ou même vaudevillesque comme le changement de costume, ou les réactions des personnages à l’annonce que les actions de la société de la Jungfrau se sont écroulées, voire les menaces mêmes du marquis (excellent Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), tout cela semble laisser Lulu indifférente.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Tout ce beau monde, pendant l’intermède musical qui suit entre les deux scènes, se déshabille pour composer une humanité (?) figée, seul décor des bas fonds de Londres, au milieu de laquelle Lulu va chercher ses clients.
Ses compagnons, Schigolch, Alwa, Geschwitz errent pendant que Lulu cherche ses clients, comme des sortes de fantômes, encore une fois d’animaux assoiffés. Tcherniakov fait défiler les clients, et la violence s’accroît (le premier fuit, le second, le nègre, tue Alwa) sans que la scène change de nature ou qu’il se passe vraiment quelque chose. La meurtre d’Alwa par exemple semble être un moment ordinaire…tout passe et Tcherniakov réussit parfaitement à marquer le refus de l’événementiel comme si tout valait tout, ou plutôt que toute valeur avait délaissé ce monde.
La rencontre avec Jack l’Eventreur cependant n’est pas traitée selon l’habitude. Ici, Lulu trouve le poignard dans la poche de son client, le regarde et se tue, un peu comme Tristan avec Melot. Elle reconquiert ainsi sa mort, plutôt que d’accepter celle anonyme des prostituées de Whitechapel. Elle reconquiert en même temps, dans la déchéance la plus totale, sa grandeur d ‘héroïne tragique et son propre destin. Celle qui au contraire tombe, c’est Geschwitz, qui a tout donné, argent, liberté, amour, qui n’a rien reçu sinon le coup de poignard de Jack l’Eventreur et qui en une ultime image aussi déchirante que vaine, s’approprie le corps sans vie de Lulu dans une étreinte ultime, pendant que les dernières notes s’égrènent, presque en suspension, interrompues par le silence et le noir final qui surprennent visiblement le public.

Voilà un travail surprenant, dispositif unique, espace réduit, motifs récurrents : il n’y a plus rien des ambiances différentes, l’atelier du peintre, le salon de Lulu, la maison de Schön, le salon parisien, les bas fonds de Londres. Plus de lieux sinon un seul qui est le lieu tragique, cet espace permanent rempli par quelques chaises, disposées autant que de besoin, et dans lequel tout se passe. Tcherniakov a opté pour la concentration, il a opté aussi pour le théâtre, en s’appuyant visiblement sur les sources théâtrales. Il bâtit plus une pièce de théâtre musicale une tragédie avec musique qu’un opéra. La précision du jeu, les trouvailles dans les relations entre les personnages, la caractérisation de chacun, tout montre un vrai travail sur le texte, très attentif, millimétré et en même temps inattendu.
J’ai lu plusieurs fois que ce travail était raté, fait à la va vite, voire bâclé. On peut ne pas partager cette option au total assez minimaliste (à l’opposé d’un Py à Genève par exemple) mais tellement forte, tellement concentrée, tellement tendue et préférer d’autres travaux de Tcherniakov, mais qu’on ne dise pas qu’il a bâclé son travail.
Un metteur en scène digne de ce nom – comme l’est Tcherniakov, ne peut bâcler une Lulu, même s’il peut la rater. Mais ce n’est pas le cas : au lieu de faire une fresque une parabole mythique, il a travaillé là au millimètre, en respectant le livret sans jamais s’en écarter. C’est loin de tout ce qu’on a pu voir jusque là, et surtout ce n’est pas forcément à la mode. Ça gène forcément le consommateur…

Avec ce travail très hiératique en somme, sans complaisance et sans lustre, avec cette vision sèche, noire, désespérante pour l’humanité ambiante, Kirill Petrenko lui aussi surprend. On retrouve bien sûr ses qualités habituelles de précision et de netteté. On entend tout, chaque moment est accompagné, contrôlé, dominé. Et d’abord le volume, très contenu, très maîtrisé, qui fait de bien des moments un opéra de chambre. Il y a quelque chose du concerto à la mémoire d’un Ange dans cette manière d’aborder le son et de l’      adoucir à l’extrême. Malgré ce concerto à la mémoire de Lulu, plus intimiste, plus contenu, Petrenko ne renonce pas à souligner l’extraordinaire variété des couleurs de cette musique. Il choisit les intermèdes musicaux, plus spectaculaires (y compris scéniquement) pour mettre en valeur l’orchestre et les aspects les plus symphoniques, mais aussi les sources et les échos de cette musique, qu’il souligne en dirigeant à dessein ici comme Strauss, là comme Wagner. Jamais on avait entendu Lulu sonner comme les grands anciens ou les grands modèles, il y a des moments où les violons tremblent et vacillent comme dans certains instants straussiens, il y a des moments où cela sonne comme dans Salomé, il y en a d’autres où l’on se dit que Wagner est là, tutélaire. Et cette diversité d’ambiances, elle se conjugue avec les moments plus habituels chez Berg, plus “seconde école de Vienne”, comme si défilaient en une symphonie de couleurs diverses, de reflets scintillants, cinquante ans de musique et d’ombres portées.

Car ce qui m’a frappé dans cette direction, c’est qu’elle est très diverse, très miroitante de couleurs, de différences de volumes, d’accents, d’insistance sur certaines phrases, de refus du lyrisme là où l’on s’y attend, d’une froideur glaçante par moments, d’un lyrisme époustouflant inattendu à d’autres : Kirill Petrenko a su rendre justice à l’ensemble d’une partition incroyablement riche (certains soutiennent, et peut-être n’ont-ils pas tort que Lulu est supérieur à Wozzeck), d’une très grande complexité, et c’est cette diversité et cette complexité qu’on entend ici, comme rarement on les a entendues.
Bien entendu, Petrenko triomphe, comment pourrait-il en être autrement, mais il triomphe parce qu’il a su par la tension insufflée à la musique correspondre à la tension scénique, il a su rendre ce qu’il y a de grand, ce qu’il y a de pittoresque, ce qu’il y a de petit et médiocre sur scène, en faisant de l’orchestre à la fois un protagoniste et un accompagnateur, il a su donner une incroyable variété à sa lecture, qui est tout sauf monolithique ou unidirectionnelle. Il est suivi par un orchestre comme souvent impeccable, aucune scorie ce soir avec des cordes incroyables de précision, des bois presque électriques, et un ensemble parfaitement au point mais aussi et cela s’entend, parfaitement habité, qui dessine un paysage, une ambiance, un univers. C’est grandiose, et en même temps comme toujours avec Petrenko d’une unité étonnante avec ce que l’on voit : ce qu’on voit sur scène, on l’entend en fosse. L’oeil écoute et l’oreille voit.
Mais Petrenko est un vrai directeur d’opéra et il accompagne avec une attention presque tatillonne chaque chanteur et un plateau complètement soumis à la fosse : il dispose de chanteurs acteurs exceptionnels qui se donnent en scène d’une manière définitive, et doit, pour leur permettre de jouer en toute liberté, d’être d’une attention totale pour qu’ils se sentent en pleine sécurité.

Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl
Matthias Klink (Alba) et Daniela Sindram (Geschwitz) et en reflet, Schön agonisant © Wilfried Hösl

Il n’y a pas grand chose à redire sur le plateau réuni, fait comme souvent à Munich de nombreux membres de l’excellente troupe : Christian Rieger (Medizinalrat, Bankier, Professor) Heike Grötzinger, Christof Stephinger, ou Rachael Wilson, belle figure du Gymnasiast ou du Groom : on retrouve même dans les petits rôles Cornelia Wulkopf, qui fut de la troupe de Munich, mais surtout du Ring de Chéreau depuis 1977.
Rainer Trost dans le peintre (et le nègre) rappelle qu’il fut un temps l’un des ténors mozartiens les plus en vus, l’un des espoirs du chant mozartien. La voix est claire, l’émission parfaite, la diction exemplaire; l’Alwa de Matthias Klink, très sollicité scéniquement, n’a pas tout à fait la même suavité vocale, mais une sorte de force qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Je me souviens d’Alwa plus « caractérisés », ténors de caractère à la Kenneth Riegel : l’Alwa de Klink est plus naturel, plus présent aussi et très engagé dans le jeu. C’est vraiment une belle performance.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

J’ai déjà évoqué Bo Skovhus, avec sa voix irrégulière, quelquefois triomphante, et des aigus tenus, avec un certain éclat même, et des trous, des moments où cette voix disparaît. Mais au-delà de la technique, il y a une interprétation. Skhovus sait habiter ses rôles et il n’est jamais aussi bon que dans les personnages tiraillés, contradictoires, étranges. La performance est à la hauteur, il incarne un Schön nerveux, affectueux quelquefois, un Schön plus engagé que certains interprètes qui soignent plutôt le parallèle avec Jack au troisième acte, que Tcherniakov refuse (alors que Chéreau le marquait). Franz Mazura avec Chéreau a marqué le rôle, distant, froid, élégant, tout de violence rentrée. Skhovus ici est plutôt extraverti, plutôt démonstratif, et surtout très humain.
J’ai entendu rarement Daniela Sindram, et elle m’avait marqué dans le Rienzi de Bayreuth en 2013, où elle chantait Adriano. Elle est une Geschwitz jeune, passionnée et désespérée. Là aussi s’impose la comparaison avec une Yvonne Minton, chez Chéreau, une Geschwitz plus mûre, plus intérieure  (on verra ce que fait dans Geschwitz Jennifer Larmore, magnifique choix, dans la Lulu d’Amsterdam en juin): je me souviens, j’ai encore dans l’oreille sa dernière réplique, sorte de lamento désespéré « Ich bin dir nah, bleib dir nah, in Ewigkeit »: comme Minton disait « Ewigkeit », jamais aucune Geschwitz que j’ai pu voir depuis ne l’a dit. Pas plus Daniela Sindram. Mais elle a d’autres qualités, de jeunesse, d’engagement, avec une voix fraiche et triomphante et des aigus incroyables de puissance. Geschwitz n’est pas un rôle de travesti et ne peut être joué comme un travesti, même si elle s’habille en homme, c’est un rôle de femme qui doit garder quelque chose de la féminité. C’est pourquoi je préfère que les metteurs en scène habillent Geschwitz en femme, et non en homme comme c’est le cas ici ; je trouve que cela complexifie l’interprétation et distancie un peu trop. C’est en tous cas un rôle passionnant, et sûrement le plus douloureux de l’opéra. Peut-être Sindram, qui du point de vue vocal est excellente, gagnerait à faire mûrir le rôle en elle, même si son dernier geste est sublime d’émotion et de justesse.
J’avais écouté Marlis Petersen au début de la saison en Susanna avec Levine à New York, elle y était délicieuse, et surtout elle laissait voir l’ambiguïté du personnage sa fraicheur et sa rouerie. Dans Lulu, c’est encore mieux. C’est un rôle qu’elle sculpte et qu’elle habite. Ce n’est pas la première fois qu’elle le chante, mais on sent le travail qu’elle a mené avec Tcherniakov, par l’engagement et la conviction qu’elle y met. Comme Kampe dans Kundry (on aura compris par mes lourdes allusions que je trace des ponts entre les visions de ces deux rôles par Tcherniakov…), elle se jette à corps perdu dans le rôle, tout à tour élégante, distante, terrible, livrée à toutes les addictions, et notamment sexuelles, bestiale aussi. Magnifique bête de cirque, jusqu’au bout, elle délivre une interprétation de très haut niveau, étonnante à bien des points de vue.

Lulu & Schön © Wilfried Hösl
Lulu & Schön © Wilfried Hösl

La qualité des moments parlés et la justesse du ton montrent qu’elle fait du théâtre, qu’elle dit son texte comme au théâtre. Il y a là une vérité, des accents, des couleurs, des partis pris qui frappent. Vocalement, c’est un peu plus irrégulier, mais le rôle est terrible, à cheval entre le soprano colorature (Dessay y a pensé, sans jamais avoir le courage ou l’audace de s’y jeter) et le soprano lyrique. Marlis Petersen est un colorature, elle en a le répertoire, mais la voix a plus de corps que chez certains colorature : elle peut chanter Donna Anna, toutes ne le peuvent pas. Il faut avoir une voix suffisamment corsée pour dominer l’orchestre, même si Petrenko retient le son. Marlis Petersen a les qualités et elle tient ses aigus d’une manière étonnante, même si certains notamment au troisième acte semblent être à la limite et même si les réserves semblent quelquefois épuisées : mais ce n’est jamais crié, c’est toujours chanté, avec un vrai contrôle du chant. Marlis Petersen, originaire de Souabe, a découvert l’opéra à Pforzheim : un lieu comparable en France est improbable, mais c’est la vertu de la province allemande d’avoir des théâtres dans les villes improbables. En France, dans les villes comparables, on étrangle les théâtres comme à Chambéry, parce qu’apporter la culture à la population, c’est, n’est-ce pas, inconcevable, que dis-je, pornographique !

Début de l'acte III © Wilfried Hösl
Début de l’acte III © Wilfried Hösl

Or donc, revenons à Marlis Petersen pour affirmer qu’elle dépasse de loin les Lulu actuelles, même si Patricia Petibon est aussi une Lulu qui compte aujourd’hui. Et même physiquement, grande, bien plantée, avec une vraie silhouette, elle change de l’image de petit oiseau fragile qu’on a pu avoir quelquefois (que Stratas, la géniale Stratas avait su développer, ou même Christine Schäfer, autre magnifique interprète du rôle). Cette Lulu là comptera et ce n’est pas un hasard si le public munichois rappelle sans fin et Kirill Petrenko et Marlis Petersen, ce sont les piliers de la soirée.
Une soirée qui m’a séduit musicalement et marqué scéniquement, plus que je ne le pensais en sortant du théâtre: c’est le signe que quelque chose fonctionne et que ce qu’on y voit marque de manière presque subliminale. Dmitri Tcherniakov a résolument opté pour un travail plus épuré et à la fois plus « théâtral », très fouillé et intelligent et très différent de ce que j’ai pu voir ces dernières années (Py, Herheim, Stein) , avec moins de profusion, moins de spectaculaire, moins de contexte, mais peut-être plus de profondeur, plus de cruauté, plus de lacération. C’est vraiment une très grande réussite dans la conduite des acteurs, qui par sa rigueur mène à l’émotion et il est étonnant que deux mois après avoir travaillé sur Parsifal et de quelle manière, il nous emmène à la fois ailleurs, dans un style radicalement autre, tout en faisant sentir quelles lointaines parentés il trouve entre les deux personnages féminins sur lesquels il a travaillé et avec quelle maestria : Kundry et Lulu…

Rendez-vous sur Staatsoper.tv (le streaming du Bayerische Staatsoper : https://www.staatsoper.de/tv.html) le 6 juin prochain, mais aussi prochainement sur ARTE.
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Lulu, être et transparence © Wilfried Hösl
Lulu, être, portrait et transparence © Wilfried Hösl

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 25 JANVIER 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en scène Alvis HERMANIS)

Die Soldaten - Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano

Voir l’article sur Die Soldaten au festival de Salzbourg 2012.

La honte, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier le public de la Scala. Des rangées de places vides au parterre, des dizaines de loges vides, fuite à l’entracte, applaudissements de convenance sans chaleur ni intérêt. Des réflexions à l’entracte qu’on croyait sorties d’un Woody Allen tant elles frappaient par leur stupidité : « c’est compliqué », « on sent que c’est un compositeur secondaire », « je ne comprends pas », « oui, ils chantent bien, mais c’est du bruit ». Bref, un opéra vieux de 50 ans (l’espace entre Don Giovanni et Le Vaisseau fantôme, pour être clair, ou entre Mahler et Zimmermann) étonne encore le turno B de la Scala, enfin, ceux qui ont fait le déplacement, comme si c’était un OVNI. Connaissant le théâtre, et l’adorant par ailleurs, je connaissais aussi son public et ses abonnés, le Turno A, les momies, et le turno B, les cadavres. C’était le turno B. Et c’est pire que ce que je subodorais. Dans un théâtre qui ne remplit pas à Wozzeck, on pouvait s’attendre à avoir des places libres, mais là elles se comptent par centaines. Il y a du boulot pour le management…
Et les absents ont eu tort. Le spectacle est réussi dans son ensemble même s’il n’a pas la monumentalité impressionnante qu’il avait à la Felsenreitschule de Salzbourg. Une distribution soignée, et remarquable, un chef qui n’a pas déçu, un orchestre de la Scala en grande forme sans une scorie dans une œuvre pareille qu’il interprétait pour la première fois. Il n’y a que des arguments solides pour faire l’effort de curiosité nécessaire pour venir au théâtre. Au-dessus des forces de l’abonné moyen…
On se souvient qu’à Salzbourg le dispositif était étendu dans toute la largeur de la Felsenreitschule (Manège des rochers), vaste enceinte de pierre percée de loges éclairées, sur une quinzaine de mètres de haut et une petite trentaine de mètres de large., avec un orchestre volontairement étalé de manière spectaculaire qui faisait en soi spectacle.
Or l’ouverture de scène de la Scala n’est que de quinze mètres et il faut mobiliser plusieurs loges pour installer une partie de l’orchestre. Toute une partie de l’effet voulu par le dispositif et l’installation du décor à Salzbourg disparaît : ce qui à Salzbourg était tout en largeur, est ici tout en hauteur. Alvis Hermanis avait conçu une mise en scène centrée sur le lieu, y compris dans la manière de rappeler le manège par la présence des chevaux qui tournaient, comme une sorte d’horloge vivante : Die Soldaten achèvent Marie comme on achève bien les chevaux, et la présence du foin confirmait cette idée centrale d’un monde de soldats rythmé par les sabots des chevaux.
Evidemment, à la Scala, pas de Felsenreitschule, sinon une représentation de manège, confinée, sur un espace plus réduit et presque clos, ce qui donne une autre image, en tous cas qui enlève le côté épique des représentations salzbourgeoises.
Après avoir vécu la saison précédente entre les mises en scène de Calixto Bieito (Zürich, berlin) et celles de Andreas Kriegenburg (Munich), nous disposons désormais d’un panel plus vaste qui nous permet de regarder ce travail d’un œil différent.
Il s’agit sans conteste d’un travail de mise en scène éminent, impressionnant même, mais qui apparaît un peu en retrait par rapport aux interrogations postérieures de Bieito et de Kriegenburg, qui interrogent le sens de l’œuvre et notamment la violence extrême voulue par Zimmermann.
Hermanis s’attache à l’histoire racontée, essayant de donner une linéarité à ce qui  n’en a pas puisque aussi bien Lenz que Zimmermann travaillent sur la circularité voire sur la concomitance des scènes et sur la fusion des notions de présent passé et futur. Il essaie de construire un récit global au lieu d’avoir une vision chirurgicale de l’histoire. Il en résulte une impression d’anecdotique. Un seul exemple : dans les deux mises en scène citées, l’apparition de la Comtesse de la Roche est un moment très fort, parce qu’à chaque fois le personnage est dessiné par la mise en scène et mis en valeur, violente et hystérique chez Bieito, aristocratique et douce, mais lointaine chez Kriegenburg. Ici, seul le chant et l’engagement de Gabriela Benačkova permettent de donner à cette scène une véritable attention car du point de vue scénique, il ne se passe pas grand chose, sinon le regard sur une vieille dame dans un salon bourgeois. Les images passent comme autant de vignettes dans un décor monumental, mais le réalisme de la production tue tout onirisme, tout fantasme, toute projection mentale. L’univers construit par Hermanis, impressionnant de réalisme à Salzbourg, devient à la Scala un univers moins impressionnant, plus consensuel : la scène du funambulisme, l’une des plus fortes, ici perd un peu en effet puisque la funambule évolue sur la rambarde et non sur un fil.
L’allusion à la Felsenreitschule, avec ses trois chevaux installés en fronton du premier niveau du décor, là où à Salzbourg ils se détachaient au sommet du large dispositif change aussi les effets, la rambarde empêche par exemple la danse bachique finale, qui devient une sorte de « prière » qui fait de cette scène une sorte d’élévation de Marie, un peu comme celle de la Marguerite de Faust et qui change donc le sens.
Mais on retrouve aussi des éléments forts du travail initial : la vision globalisante du monde de la soldatesque, l’impossibilité de repérer les individualités et les différents rôles, y compris d’ailleurs chez les femmes, les deux sœurs sont presque interchangeables physiquement (il est vrai que Laura Aikin ressemble de plus en plus à la massive Okka von der Damerau) ou les figures maternelles : mère de Stolzius, mère de Wesener, Comtesse de la Roche, on retrouve la fonction de la vitrine, lieu central du désir bestial. Tout cela fonctionne et il serait injuste de déboulonner ce qu’on a adoré.

La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano
La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano

Mais cette distance par rapport à un travail qui m’avait fortement impressionné lors de la première vision est en même temps une leçon de relativisme. En matière de spectacle vivant, les choses bougent sans cesse, et le regard évolue : circonstances, comparaisons, lieux, expérience alimentent le jugement et le font évoluer. Je maintiens que ce spectacle ne prend sa force que du lieu pour lequel il a été créé; à la Scala il en perd, et il y a fort à parier qu’il en sera de même à Paris quand Lissner le proposera.

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

Il n’en est pas de même musicalement : l’orchestre de la Scala, peu habitué à ce répertoire, a effectué un magnifique travail avec Ingo Metzmacher, beaucoup de netteté, de précision, pas de problèmes techniques malgré la difficulté à placer l’orchestre dans les différents niveaux de loges. On aurait pu même imaginer, vu le manque de curiosité du public, une distribution plus large dans les loges vides, de manière à être entouré, voire étouffé par la musique, mais c’aurait été compter sur l’absence des abonnés, ce qui aurait été insultant par anticipation. L’absence des abonnés, qui s’est vérifiée, est à son tour une insulte pour une musique qui mérite d’être représentée et diffusée.

Mais, là aussi, en comparant à l’approche de Marc Albrecht (Zurich), de Gabriel Feltz (Berlin) et de Petrenko (Munich), la musique sonne presque plus raffinée, moins sèche, moins brutale. Ingo Metzmacher semble avoir dompté l’énorme machine comme il avait proposé un Ring plutôt intimiste (si l’on peut oser le mot) à Genève. Je ne dis pas que son approche des Soldaten est intimiste, mais elle est incontestablement plus lyrique, bien plus proche de Berg, avec une certaine élégance, des contrastes moins affirmés. La musique sonne moins violente, moins frontale, presque plus « élaborée », des sons qui s’étirent, un tempo plus souple, une attention maniaque à chaque détail qui enrichit l’écoute de cette partition et qui aide à la lire en profondeur. Une fois de plus, il faut regretter l’absence au final de la bande électronique remplacée par un simple système d’amplification._
Là on l’on avait une gifle, on a ici quelquefois l’esquisse de caresses…

Il reste que le travail musical est remarquable et que la distribution est au-delà de l’éloge. On retrouve le Wesener humain et émouvant d’Alfred Muff, le Desportes de Daniel Brenna, qui devient le spécialiste du rôle, avec ce contrôle de la voix qui lui donne sûreté dans la force (c’est un Siegfried) comme dans le lyrisme belcantiste, dans une œuvre qui puise ses couleurs diverses dans la variété de la tradition du chant, mais aussi le Stolzius de Thomas E.Bauer, moins impressionnant que Thomas Konieczny à Salzbourg par la sonorité du timbre, mais peut-être plus lyrique. Bonne performance de Matthias Klink en jeune Comte et de Boaz Daniel en Eisenhardt et très bonne composition, comme d’habitude, en Pirzel de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke. Signalons aussi les mères, Renée Morloc au mezzo sonore et profond, Cornelia Kallisch, une mère de Wesener émouvante, mais ce qui frappe est la performance de Gabriela Beňačková, qui réussit à imposer son personnage par la performance vocale, dont le volume remplit encore l’immense vaisseau scaligère. Okka von der Damerau était en revanche un peu décevante par rapport à ses performances munichoises dans Charlotte, la voix semblait ne pas passer la rampe, en retrait m’a-t-on dit par rapport à sa présence vocale lors de la Première.

Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano
Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano

Quant à Laura Aikin, elle possède les aigus nécessaires mais a perdu en abattage et aussi en qualité vocale intrinsèque. Physiquement elle n’est plus vraiment le personnage et malgré la qualité de la prestation, on est loin de l’hallucinant objet scénique non identifié de Barbara Hannigan à Munich qui laissait bouche bée, ou même de l’engagement d’une Susanne Elmark à Zurich et Berlin. Laura Aikin fut une Lulu exemplaire et une magnifique Marie, elle n’est plus hélas ni l’une ni l’autre pour mon goût.
Au total, et malgré ces remarques nées d’une fréquentation assidue de l’œuvre ces deux dernières années et d’un manique jeu des comparaisons, il s’agit à l’évidence d’un spectacle de qualité qui mérite bien plus que la fréquentation perlée du public des abonnés milanais, même s’il faut souligner que la Première fut triomphale, avec un public – non abonné- présent et enthousiaste. Mais je pense que la Scala doit revoir d’urgence son organisation des abonnements, pour éviter le scandale d’une salle et de dizaines de loges vides et pour mieux mélanger ses publics afin de ne pas avoir une salle fossilisée, même si les fossiles de ce soir avaient quand même fait l’effort de venir.
Die Soldaten se joue encore à Milan, il faut y aller.
Cela se jouera à Paris, il faudra s’y précipiter, sans réserves, et malgré les réserves que j’ai exprimées ici. [wpsr_facebook]

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: LE VIN HERBÉ de Frank MARTIN le 26 AVRIL 2014 (dir.mus:Franck OLLU; ms en scène: Katie MITCHELL)

 

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin, compositeur suisse né à Genève en 1890 et mort à Naarden aux Pays bas en 1974, n’est pas si fréquemment joué ou représenté. Pour ma part, depuis 2007, où Claudio Abbado a présenté à Lucerne les Sechs Monologe aus Jedermann avec Thomas Quasthoff, je n’en avais pas entendu. Avec Der Sturm (La Tempête, d’après Shakespeare) un opéra créé à Vienne et Monsieur de Pourceaugnac, d’après Molière,  (1962), repris à Lausanne en 2007 (dirigé par Jean-Yves Ossonce), Le Vin Herbé (1938-1941) est l’un des trois « opéras » qu’il a composés et sans doute le plus célèbre.
Il fallait d’ailleurs avoir une dose d’inconscience ou un sacré cran pour composer une version musicale du mythe de Tristan et Iseut après le Tristan de Wagner. Mais Frank Martin entreprend un chemin différent : Wagner s’est inspiré de la version de Gottfried de Strasbourg, elle même appuyée sur celle de Thomas d’Angleterre, plus que sur celle de Béroul. Frank Martin s’appuie sur la réécriture du mythe par Joseph Bédier au début du XXème siècle, qui s’est inspiré notamment de Béroul et de Thomas d’Angleterre, et qui a très largement contribué à populariser le mythe : il n’écrit pas un opéra mais un oratorio profane. (1938 / 1940-1941), texte d’après trois chapitres du Tristan et Iseut de Joseph Bédier 1. Le Philtre, 2. La Forêt de Morois, 3. La Mort
Frank Martin prend en quelque sorte le contrepied de Richard Wagner, en s’appuyant sur un chœur de 12 voix d’où quelques solistes émergent, et sur un orchestre pour 7 instruments à cordes et piano. Est-ce pour autant un opéra dit « de chambre » ? Rien n’est moins sûr, notamment après le spectacle de la Staatsoper Berlin im Schiller Theater, qui présentait dans la même salle le lendemain Tannhäuser de Wagner, d’un tout autre format.
Le spectacle, créé en mai 2013, mis en scène par Katie Mitchell (dont on connaît le magnifique Written on Skin de George Benjamin), impose une atmosphère confinée et sombre, mais pas vraiment chambriste. Nous sommes invités comme à une représentation clandestine, nocturne, dans les ruines d’un théâtre où une troupe semble représenter de manière fugace un mystère. L’influence du religieux est marquante dans l’œuvre de Frank Martin, très marqué par Bach, et fils de pasteur.
L’ensemble des acteurs, vêtus comme en 1940, semblent sortis d’un film de ces années-là (plus ou moins contemporaines de l’œuvre), peu de lumière, mais des bougies, des lampes vacillantes (magnifiques éclairages de James Farncombe) un plateau de théâtre en ruines, un rideau déchiré qui donnent presque l’impression d’une église, ou du moins d’une célébration païenne d’un monde qui se réveille d’une longue nuit. C’est aussi pendant la guerre que Cocteau écrivit l’Eternel Retour, version cinématographique du mythe de Tristan qui fit long feu, avec Jean Marais et Madeleine Sologne réalisé par Jean Delannoy.
Ainsi Katie Mitchell inscrit-elle son travail dans  la (fausse) simplicité d’un théâtre bombardé, allusion au Schiller Theater lui-même bombardé en 1943, réduit à l’essentiel, aux meubles abandonnés et contraint à l’utilisation de ce qu’on trouve sur place pour créer l’illusion théâtrale, l’un des moments les plus réussis à ce titre est la tempête sur le bateau,  créée à partir d’une corde tendue et des mouvements des personnages.

Le Vin herbé, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé, la tempête, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin appelle Le Vin herbé un oratorio  profane, qui va s’inscrire en contrepoint à un Wagner largement exploité par les nazis (et notamment Tristan und Isolde affiché avec Germaine Lubin à Bayreuth, puis à Paris) et qui va affirmer, dans un monde réduit en cendres et piétiné dans son tissu le plus humain à cause de la barbarie nazie, la suprématie de l’amour sur la mort et la nécessité d’affirmer encore et toujours, la suprématie de l’art.
La simplicité des lignes, la discrétion des mouvements des chanteurs, leur aspect presque interchangeable (comme leurs noms Iseut aux blanches mains, épouse de Tristan jalouse d’Iseut la Blonde) plaident pour l’image d’une sorte de célébration collective presque druidique d’une éternelle histoire d’amour qui survit même des cendres produites par la barbarie. Il en résulte un spectacle d’une force surprenante, d’une rare intensité, où la mise en scène par son austérité et son intelligence impose en quelque sorte la concentration sur la musique, ou mieux, tisse avec la musique un formidable lien . La présence sonore en est presque imposante, dans cet espace malgré tout relativement vaste pour un ouvrage considéré comme chambriste, qui ne pourrait être plus éloigné d’un orchestre wagnérien.  L’ensemble de deux violons, deux violes, deux violoncelles, d’une contrebasse et d’un piano dirigés avec fermeté et à la fois délicatesse par Frank Ollu éclaire cette musique, à la fois tonale et atonale, marquée par l’école de Vienne et Debussy, qui accompagne avec simplicité et intensité les voix, sans jamais créer de contrepoint, reproduisant en dialogue instrumental un dialogue qui ressemble à une sorte de litanie des personnages entre eux. Entre eux ? non, plutôt un récit presque psalmodié au delà du dialogue, comme une passion de Bach. La prestation des musiciens de la Staatskapelle Berlin est  exceptionnelle, et l’instrument prolonge le dire, et clarifie en même temps les circonstances du récit avec une force inconnue et surprenante.

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Au service de l’entreprise, une distribution de très bon niveau, largement appuyée sur la troupe, composée de chanteurs plutôt jeunes, ce qui donne encore plus de force à l’idée de résistance à laquelle cette représentation nocturne et clandestine semble se référer avec notamment en Iseut aux blanches mains Katharina Kammerloher, et la Branghien d’Evelin Novak, et bien sûr l’Iseut la blonde particulièrement intense d’Anna Prohaska, à la voix bien projetée, à l’aigu contrôlé, même si la diction française laisse un peu à désirer .

Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus
Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus

Du côté masculin, le Marc de Ludvig Lindström (un nageur de compétition devenu chanteur…) s’impose par sa voix sonore et juvénile, tandis que Matthias Klink illumine Tristan, tant par son intensité, par la poésie de son expression, par sa diction impeccable de clarté que par la délicatesse de la voix.

Au total, une soirée difficilement oubliable, grâce à une mise en scène d’une intelligence et d’une finesse rares, et d’une intensité musicale qui par l’émotion qu’elle distille égale des Tristan plus wagnériens. [wpsr_facebook]

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus