IN MEMORIAM MAURIZIO POLLINI (1942-2024)

Aux heureux temps de la jeunesse

On le savait fatigué, il avait annulé plusieurs concerts ces dernières années, mais on ne veut jamais envisager que tout a une fin ; et c’est hélas ce qui a été annoncé ce matin. La disparition de Maurizio Pollini, sans doute le pianiste que j’ai entendu le plus souvent dans ma vie de mélomane. La perte de l’artiste pour le monde musical est immense, c’était l’un des mythes du piano, et les nécros des magazines et des journaux se chargeront de le rappeler. Pour moi c’est une perte plus personnelle liée à mes années Abbado, à mes années Milan, à un quotidien qui m’a bercé pendant des années.
Maurizio Pollini est effectivement étroitement lié à mes années milanaises, à mes années abbadiennes, et à des moments singuliers où quelque chose dans votre univers s’ouvre et que vous gardez en vous comme un bijou précieux, dont vous porterez à tout jamais le souvenir.
Maurizio Pollini donnait pendant les grandes années au moins un concert par an à la Scala, c’était un vrai rituel joyeux que d’aller l’entendre, de le voir apparaître toujours un peu timide aller directement au piano, saluer fugacement et se mettre au clavier pour des programmes très diversifiés, Mon premier concert à la Scala est une sorte de symbole : le jour de mon arrivée à Milan pour y vivre et travailler, le lundi 11 février 1985, je filai à la Scala le soir pour fêter ma nouvelle vie et entendre Maurizio Pollini dans Le livre I du Clavier Bien tempéré de Bach, c’était un concert pour étudiants jeunes et travailleurs (la série fut supprimée quelques années plus tard) à des prix défiant toute concurrence et j’y accédai en place debout à 2500 Lire (environ 1 Euro)… Ce cycle créé par Claudio Abbado et Paolo Grassi  avait contribué à ouvrir la Scala, et tout le monde sait qu’Abbado et Pollini allaient aussi jouer dans les usines au début des années 1970 . Autres temps…
En mars 1986 cela continua avec des sonates de Beethoven et Schubert, ou cet autre en décembre 1987 (un lundi, jour de concert à la Scala) dans un programme Beethoven Liszt totalement hallucinant, et cette incroyable combinatoire que fut un soir ce programme introuvable en janvier 1990: les 24 préludes de Chopin, la sonate n°1 de Berg, les Sechs kleine Klavierstücke  de Schönberg et trois mouvements de Petrouchka de Stravinski…

Claudio Abbado et Maurizio Pollini. J’ai cette photo devant mon bureau et chaque matin, je la contemple en me mettant au travail.

La même année, en 1985 quelques semaines après mon arivée,  ce fut mon premier concert où j’entendais Abbado et Pollini ensemble, dans le concerto en la mineur de Schumann, qui fut un enchantement, l’un des moments où je compris ce qu’était leur complicité, mais aussi le public de la Scala d’alors, un public familier, enthousiaste, assez jeune, un public de la cité, dans son théâtre, dans sa maison commune. Maurizio Pollini était milanais comme Abbado, et cela comptait énormément… Je feuillette les programmes et tout remonte à la surface…
Bien sûr par la suite, j’ai pu en tant qu’abbadien assister à des répétitions, et voir nombre de concerts aussi bien à Berlin qu’ailleurs et évidemment à Lucerne. Mais je reste attaché à ces années milanaises, qui enracinèrent ma passion et en firent ma vie.
Mais ce n’est pas à la Scala que j’ai été comme frappé par la foudre un soir de concert, c’était toujours à Milan, mais dans la grande salle Verdi du Conservatoire Giuseppe Verdi, où Pollini joua la deuxième sonate de Boulez. Une pièce d’une difficulté extrême, qui me secoua fortement, qui m’ouvrit à un répertoire encore inconnu, mais qui surtout me révéla cet art de Pollini fait d’exigence, de rigueur et aussi d’une certaine forme de simplicité. J’ai rarement entendu une salle aussi concentrée, et une explosion pareille à la fin de l’exécution. Et je me souviens de son regard un peu dubitatif et souriant. Ce fut pour moi fondateur. Par cette exécution, je lus tous les concerts de Pollini différemment. Il était devenu pour moi « autre ».
Pollini était une star, mais qui jamais ne se comporta comme une star, il avait aussi un côté lunaire, et était fortement soutenu, entouré, géré et protégé par son épouse Marilisa attentive à tout, il y avait chez lui un côté artisanal, modeste, qui se fondait dans la foule lors de manifestations à Milan ou ailleurs. Tout sauf mondain, tout sauf circuit médiatique.
Je me souviens lors d’un concert à Salzbourg, un concert ? Non, ce fut pour moi l’un des concerts d’une vie, le 15 avril 2001 où dans un programme Beethoven avec Claudio, il avait exécuté le concerto l’Empereur en première partie et où en deuxième partie Claudio avec les Berlinois éleva la Septième de Beethoven au niveau du miracle, qu’on entend seulement une fois dans une vie et qui avait provoqué larmes et enthousiasme du public de Salzbourg Pâques.
Nous croisâmes avec deux amis Pollini dans le couloir de la loge d’Abbado et nous le félicitâmes d’une exécution qui nous avait tous éblouis, et lui de répondre avec cette voix toujours légèrement bourrue. « Moi ? mais vous l’avez entendu LUI ? »
Une fois encore, un pan qui a construit, éclairé, balisé ma vie de mélomane s’en va. Dix ans après Claudio, il va le rejoindre au paradis des anges musiciens. Il nous laisse avec nos souvenirs, avec sa musique, avec des images émues, mais surtout avec la gratitude de nous avoir ouvert des chemins, fait entrevoir des interprétations autres, neuves, fait vivre la musique pour elle-même et d’avoir tant donné.
La grandeur simple de ce qu’est la musique avant toute chose.

Apostille (Dim.24 mars)
Je suis assez stupéfait voire écœuré de la manière dont certains grands médias dits main-stream ont ignoré le décès de Maurizio Pollini ou l’ont relégué. France Inter qui dans ses journaux cite de manière sans doute justifiée la disparition de Daniel Beretta, acteur qui doublait Schwarzenegger, mais ignore Maurizio Pollini, l’un des plus grands pianistes de notre temps et ce matin même, dimanche 24 mars dans Classique’n co, Anna Sigalevitch qui avait sans doute enregistré son intervention avant l’annonce, n’a même pas cru bon de faire ajouter au moins un petit mot préliminaire.
Le Monde, un journal qui se croit de référence titre  : « Maurizio Pollini, pianiste italien, est mort », avec un sens aigu de l’à-propos concernant un artiste de cette trempe. Mais il y a longtemps que Le Monde se fiche comme d’une guigne de la musique classique. Quant à Libération, la nouvelle est passée sous les radars… au moins dans les éditions en ligne qui titrent sur Laurent de Brunhoff (en une) et Daniel Beretta (en pages culture). Il faut attendre le lundi 25 au matin pour lire un article sur cette disparition…. Seuls ont sauvé l’honneur par leur réactivité  Les Échos (article de Philippe Venturini qui titre « le pianiste absolu ») et Le Figaro, qui tient en Christian Merlin une des dernières plumes compétentes en musique classique de notre presse écrite nationale font une place digne à cette disparition.

CARNEGIE HALL NEW YORK 2014-2015: JAMES LEVINE DIRIGE LE MET OPERA ORCHESTRA (MOZART, MAHLER) avec MAURIZIO POLLINI

Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Maurizio Pollini et James Levine à Carnegie Hall le 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

Si vous allez à New York en saison, ne ratez pas un concert à Carnegie Hall. Le lieu est l’un de ceux où souffle quelque chose, un lieu de rituels, de poussière, de souvenirs. Aux murs des photos de chefs, de solistes, de chanteurs légendaires qui ont fréquenté ce lieu, des autographes de compositeurs, des vieilles choses pour un bâtiment vénérable. Enfin tout ce que nos salles de concert ne contiennent pas, tout ce que notre opéra national ne cultive pas, comme si l’histoire de nos maisons se limitait au hic et nunc. Au MET comme à Carnegie Hall, tous les fantômes qui ont hanté les salles sont présents, on a conscience d’être dans l’histoire, une longue histoire, même lorsque les lieux ont changé, comme au MET, dont la salle actuelle remonte à 1966 et qui a assumé le passé de l’autre salle. A Bastille, à part les pubs pour Guerlain ou Chopard, rien de cela, la mémoire ne se cultive pas dans nos lieux musicaux. On a les opéras qu’on mérite.
En parcourant les couloirs de Carnegie Hall, on imagine ce que devait être l’ancien MET. Car Carnegie Hall dont l’acoustique est phénoménale, est une vaste béance de 2800 places, si vaste, si vertigineuse qu’il n’y plus de place pour les circulations latérales, escaliers incroyablement raides et interminables, petits couloirs d’à peine 1,5m de large bars coincés et malcommodes, portes d’accès étroites, ascenseur (un unique ascenseur je crois, hors d’âge) et des queues de spectateurs partout, aux entrées de la salle, à l’ascenseur, aux lieux d’aisance, aux bars. Seul le bar du parterre est un peu plus large. Mais celui des galeries (Dress circle) est minuscule et d’ailleurs le public (des centaines de personnes) ne peut guère s’y mouvoir.
Un public diversifié, troisième, quatrième âge, déambulateurs, fauteuils roulants (dans un lieu guère aménagé pour les personnes à mobilité réduite). Comme partout, le public des concerts est plutôt mur. Mais on croise aussi plus qu’au MET des jeunes, des étudiants des touristes un peu perdus dans ce labyrinthe hanté.
Alors évidemment j’aime beaucoup. Je n’ai guère d’expérience d’une salle de concerts plus évocatrice (même le Musikverein dégage moins d’âme), et en même temps plus malcommode, de cette incommodité parlante, émouvante. On craint comme la peste le jour où l’on décidera de réaménager ou de moderniser.
Oui, Allez à Carnegie Hall. Au plus vite si vous allez à New York.
D’autant que l’on se pressait ce dimanche 12 octobre en matinée (à 15h), où l’orchestre du MET dirigé par James Levine dans l’un de ses rares concerts symphoniques proposait avec Maurizio Pollini en soliste un de ces programmes qui font tilt dans la tête du mélomane, le concerto pour piano n°21 de Mozart, et la Symphonie n°9 de Mahler.

 

Le concerto pour piano n° 21 de Mozart K.467 en ut majeur est un des piliers du répertoire, notamment le deuxième mouvement. C’est une pièce favorite de Maurizio Pollini, en tournée aux USA qui l’a déjà donnée ce printemps avec Christian Thielemann à Salzbourg. J’avoue avoir été éberlué de l’ambiance extraordinaire qui y est immédiatement installée. Le concerto coule avec une fluidité étonnante, un sens du legato, dans un Mozart volontairement sans accrocs, mais non sans accents. Une force qui va tranquille et joyeuse, comme l’ange de La Mort des amants baudelairienne.  J’évoque ce poème à dessein, l’un des rares poèmes du bonheur baudelairien. Nous sommes effectivement dans une sorte d’évocation d’un Mozart heureux : c’est une des périodes de bonheur de sa vie, (« le court bonheur de ma vie », dirait Rousseau) il est auréolé de succès, il entre à la franc-maçonnerie deux mois avant la création de ce concert au Burgtheater. Et la joie se traduit à la fois par un rythme assez vif, mais jamais alourdi (alors que souvent Levine est accusé de l’être), empreint d’une grandeur simple, et par une sorte de continuum, de chasse au bonheur très stendhalienne, une sorte d’évocation édenique qui pacifie. Évidemment, Maurizio Pollini adhère complètement à cette vision, dans une forme éblouissante, mais jamais démonstrative, jamais marqué par la folle rapidité qu’il avait imposée à Salzbourg face à un Thielemann plus retenu… Il y a ici une véritable unité, un système d’écho où très clairement soliste et chef tiennent le même discours. D’ailleurs, Levine s’est placé non face à l’orchestre, mais à l’oblique, pour avoir le soliste dans son champ de vision (il ne peut se tourner). Une profonde entente semble régner sur la conception de l’œuvre, marquée par une sérénité joyeuse qui inonde l’auditeur.
Il faut aussi souligner la qualité de l’orchestre, car au-delà de cette fluidité évoquée plus haut, il y a une approche bien analytique qui met en valeur chaque pupitre, cordes évidemment, mais aussi percussions ou bois. Le son produit a cette luminosité et cette clarté qui me rappellent quelquefois le Mozart de Böhm, qui m’a tant frappé dans ma jeunesse, qui met en tous cas en valeur les recoins de la partition et qui surtout permet à l’auditeur de ne pas rester concentré sur le soliste comme souvent dans un concerto, mais surtout faire des sortes d’aller et retour, favorisant aussi une vision plus globale. Pollini déploie dans le rondo final (que j’aime moins) une virtuosité incroyable, tout en gardant cette délicatesse de toucher sans sacrifier le volume sonore ni la précision du frapper : équilibre subtil dont seul il est capable les jours de grâce.

Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Pollini-Levine (Saluts) © Ken Howard/Metropolitan Opera

L’univers Mahlérien, et notamment de ce Mahler-là, de cette symphonie-là (la n°9 en ré majeur), pourrait être aux antipodes de la sérénité. Mahler traverse des épreuves, et la période est sombre. Claudio Abbado a souvent interprété Mahler dans le sens de la tristesse nostalgique, du sarcasme désabusé, de l’énergie du désespoir ou surtout d’une sorte d’indicible tristesse. Ses dernières interprétations de la 9ème la tiraient clairement vers cette tristesse fondamentale. D’ailleurs, lorsqu’il évoquait Mahler dans les conversations, il parlait souvent de tristesse ou de souffrance.
J’avoue avoir été un peu désarçonné au départ, par une approche à la fois impeccable au niveau technique, l’orchestre ayant été à chaque moment au sommet, et presque trop « inhumain » dans sa perfection. Cette perfection m’a, je l’avoue, gêné. Je l’ai dans un premier temps attribuée à de la froideur, à une approche à la fois monumentale et distante. Et j’ai eu un peu de difficulté à entrer ainsi dans un univers mahlérien inhabituel pour moi. Quand on a vécu avec Abbado presque systématiquement dans Mahler avec les émotions que l’on sait, dans une sorte de perfection séraphique, il est difficile de pénétrer d’emblée dans un univers différent et surtout si différent : ce n’est pas une question de comparaison, c’est une question d’accoutumance addictive. J’avais cependant été très séduit voire secoué par ce que faisait Daniele Gatti avec la Concertgebouw à Lucerne en 2013, dans une interprétation inhabituelle pour moi très charnelle, très chtonienne et sublimement maîtrisée, dont l’option pourrait se relier à ce que nous avons entendu à Carnegie Hall.

À distance d’une dizaine de jours, les traces de la mémoire parlent, et l’incroyable performance de l’orchestre, alliée à l’option de Levine, qui évite la sensiblerie ou la tristesse, pour donner de l’espace certes à une certaine mélancolie, mais en même temps laisser l’espace à une énergie qui n’est pas celle du désespoir, mais une sorte de force tranquille, de décision. Peut-être cette option n’est-elle d’ailleurs pas étrangère à son retour, après qu’on eut parié sur son retrait, et du MET et des podiums et aux conditions physiques et psychologiques qui doivent l’accompagner.
Autant je suis sorti du concert convaincu par Mozart, autant je suis resté un peu plus dans le désarroi pour Mahler, j’ai ressenti quelquefois une certaine froideur, une sorte de perfection du bloc de marbre, sublime de régularité, mais glacial. Mais, la mémoire du cœur a fait son chemin,  j’ai peu à peu reconstruit mes souvenirs, car je ne cessais de penser à ce concert, pour constater que derrière l’option de Levine, il y a quelque chose de vital, de profondément sensible et volontaire. Toute la vision du chef est d’ailleurs à embrasser dès le début, qui prolonge d’un certain point de vue la sérénité du Mozart précédent : il y  a là Esprit , quand on saisit, en y réfléchissant, cette vision à la fois sereine et profondément vitale qui irrigue tout le premier mouvement andante comodo, une envie de vie, de nature, d’air, de sève, avec juste un rien de douce mélancolie. Le son est plein, les moments de tendresse très retenus, aussi bien d’ailleurs que le terrible rondo burlesque (si désespérant  chez Abbado) abordé ici avec une sorte de distance, de fatalisme mais sans aucune indifférence. Il y a dans cette vision (car plus que d’interprétation, c’est de vision qu’il s’agit) comme chez Mozart auparavant une suprême sérénité, sans joie cette fois, mais une sérénité affichée et affirmée devant l’irrémédiable qu’on sait devoir arriver. En ce sens, ce travail a une incroyable grandeur, une grandeur à la fois apollinienne et tragique, presque nietzschéenne.

Au service de cette approche, un orchestre vraiment époustouflant. On a l’habitude de tordre le nez devant certains orchestres de fosse rarement sollicités dans le répertoire symphonique, mais force est de constater non seulement la qualité exceptionnelle de chaque pupitre (altos d’une rare finesse, contrebasses sublimes, bois à se damner), même si on connaît la technicité extrême des orchestres nord-américains, mais aussi une manière d’engagement, une vraie sensibilité dans le jeu qu’on ressent de manière si vive dans le dernier mouvement. Abbado allait vers le silence final (qui est dans la partition : Mahler a écrit still) avec un decrescendo sonore que seul lui pouvait prétendre des orchestres, comme une succession de spasmes à peine perceptibles vidés de toute sève, de notes qui peu à peu glissaient vers le son, de choses lointaines et vagues peu à peu  envahies  de néant. Ici, il y a évidemment decrescendo sonore, mais le son reste dessiné, la note est présente : jusqu’au bout, il y a musique, jusqu’au bout, il y a donc vie comme ces corps qui disparaîtraient peu à peu dans l’eau jusqu’à ce qu’on n’en voie qu’un bras, puis une main, puis un doigt. Jusqu’au bout, il y a bribes de musique, jusqu’au bout, on entend et dans un tempo même un peu plus rapide que l’habitude. Et à la fin, il n’y a pas résignation mais bien plutôt un manque : l’addiction à la vie existe même dans ce silence final…
James Levine, que j’ai entendu souvent entre 1980 et 2000 (essentiellement dans Wagner), ne faisait pas loin de là, l’unanimité et je me suis moi-même souvent ennuyé devant des Parsifal étirés au point de perdre tout ressort ou même toute âme, et puis, çà et là, des moments de pur génie. Face à ce que nous avons pu vivre dans cet extraordinaire concert (dont il n’y aura pas trace, hélas),  on ne peut qu’encourager les mélomanes voyageurs (les Wanderer ?) qui ont la chance de pouvoir le faire à aller l’entendre : à 71 ans, il reste l’une des baguettes de référence. Et si vous ne pouvez traverser l’atlantique, guettez ses apparitions dans les retransmissions du MET : il fait partie des monstres du podium et il ne faut pas le rater. [wpsr_facebook]

Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera
Carnegie Hall, 12 octobre 2014 © Ken Howard/Metropolitan Opera

LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERTS du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 22 et 24 AOÛT 2014 dirigés par ANDRIS NELSONS (CHOPIN-BRAHMS) avec Maurizio POLLINI, piano

Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli
Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Je l’ai déjà écrit à l’occasion du premier programme, un orchestre est un organisme vivant. Le Lucerne Festival Orchestra, est un groupe formé par Claudio Abbado, par des musiciens qui adhéraient à Abbado désormais habitués à se retrouver l’été sur les rives du lac des Quatre Cantons pour faire de la musique ensemble. Un groupe dont l’homogénéité et le génie collectif est apparu dès le premier concert, et un groupe qui a créé sous l’égide et par le génie de Claudio Abbado un son unique.
La semaine dernière était un choc pour tous, public et artistes, car pour la première fois, le chef charismatique n’était plus là et il fallait faire avec cette réalité,  faire son deuil de 10 ans de musique intense et amoureuse, faire son deuil d’un son, faire son deuil d’une manière d’être .
On imagine que ce fut aussi un moment fort pour Andris Nelsons, 36 ans, totalement étranger à ce rituel, à l’atmosphère particulière de la semaine du LFO et surtout à l’orchestre et à sa manière de fonctionner, même s’il a dû rencontrer un certain nombre de musiciens à l’occasion d’autres concerts avec d’autres orchestres.
Mais Andris Nelsons est un artiste, et il avait à s’emparer, en artiste, de l’orchestre. Il y a eu l’observation, quelque chose de la relation artistique à tisser la semaine dernière. Et ce deuxième concert a confirmé, a approfondi la relation de manière visible et ressentie par tous.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Nul doute que pour Maurizio Pollini c’était aussi une épreuve, lui dont l’amitié fraternelle avec Abbado a accompagné toute la carrière et lui qui avait prévu de chanter Brahms avec son ami de si longue date.
Cette semaine donc  il y a eu de la musique, et même de la musique comme on aime. Il fallait faire de la musique ensemble, comme on l’a toujours fait ici, pour briser les glaces et aller de l’avant. On a donc écouté de la musique, parlé musique, et surtout on a tous pensé à Claudio non pas en soupirant sur l’Eden perdu, mais en se disant, oui décidément, c’est bien son orchestre, et ça continue. Tout le monde souriait ces deux  soirs, de ce vrai sourire de satisfaction et de confiance, même si évidemment Abbado n’était plus là. Parce que l’orchestre a bien sonné, qu’Andris Nelsons est un grand chef, même s’il n’a pas des dizaines d’années de fréquentation des symphonies de Brahms derrière lui . S’il nous a révélé quelque chose de Brahms, il n’a pas fait de ce Brahms une révélation définitive.
Mais avant Brahms il y avait Chopin.
Il devait y avoir Brahms, mais Maurizio Pollini, qui a joué d’innombrables fois Brahms avec Abbado, a demandé à jouer le concerto n°1 de Chopin au lieu du programme initialement prévu.
Les pianistologues, ceux dont la connaissance technique du piano permet de saisir au vol la moindre hésitation ou la moindre faiblesse guettaient quelque faux pas, d’autant que le maître a été quelquefois irrégulier ou fatigué ces derniers temps. Il y a eu sans doute çà et là des moments d’équilibriste, où main droite et main gauche étaient au bord la rupture, où la légendaire capacité technique de Pollini pouvait au moins faire peur. Des moments où l’on fut peut-être au bord du gouffre, mais au bord seulement. Car au-delà des questions techniques et de la capacité pianistique de l’artiste de 72 ans, au-delà du comme-ci ou comme-ça, il y a justement l’artiste, celui qui dessine un univers, dont l’incomparable toucher vous projette immédiatement dans autre chose, dans un autre espace, dans une sphère où l’on dialogue avec les Dieux, comme au deuxième mouvement, merveilleusement accompagné par l’orchestre. Qui peut, aujourd’hui faire vivre Chopin comme cela, qui peut aujourd’hui, révéler ainsi un monde, qui peut aujourd’hui envoûter par une telle magie ? Il y a quelques dizaines d’années, on reprochait à Pollini froideur et distance, lui-même n’aimait pas les envolées romantiques démonstratives, ou même une modernité mal venue car jouait volontiers du contemporain (qui peut jouer comme lui la sonate n°2 de Boulez, qui n’est plus d’ailleurs contemporaine, mais un classique irremplaçable du XXème siècle ?). Voilà un Chopin intemporel, suspendu, bouleversant par la tension même qu’il crée. L’orchestre de Nelsons n’est que partiellement lui-même, tant il sert, il accompagne, il suit le soliste. Dès que le son du piano s’élève, celui de l’orchestre s’efface jusqu’à disparaître même de manière un peu excessive … Rarement j’ai vu Nelsons aussi tendu vers le soliste, aussi attentif à laisser l’instrument se développer, il a suivi Pollini avec un allègement des volumes qui permettaient à peine de noter la magnificence de certains bois ou l’impressionnante légèreté des cordes sussurantes. Pareil Chopin est-il seulement comparable à quelqu’autre soliste ? Je ne pense pas, il faut se laisser aller au paradis sans faire cas des aspérités du chemin…

Et d’autant mieux lorsqu’à renforts d’applaudissements que le grand maître tenait avec bonne humeur et gentillesse à partager systématiquement avec Andris Nelsons et l’orchestre, tant il paraissait content du travail accompli ensemble, lors de la deuxième soirée, le 24 août, il  a consenti un long bis proprement ahurissant, la Ballade n°1 en sol mineur op.23. Alors que je disais toujours qu’Abbado a volé avec la musique, nous avons tous volé …volare con la musica…un moment pareil, où ce n’était pas la virtuosité, mais l’au-delà de la virtuosité, quand elle s’efface, quand on n’en veut plus et où le spectaculaire se noie dans la profondeur et l’émotion. Et je fus ému…voir le compagnon de route de Claudio nous donner ce soir ce moment sublime où l’esprit de Claudio redescendait dans la salle, où tout prenait sens, où nous étions là tous non plus pour simplement écouter, mais pour communier de l’intérieur. Des amis qui avaient entendu Lang Lang l’après midi dans la même pièce et qui l’avaient appréciée n’en revenaient pas : ils m’ont dit avoir été cloués sur place tant l’abîme s’était creusé entre les deux moments.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Ce fut pour tous la stupéfaction et une longue longue standing ovation, reconnaissante.
Après cette magie, une troisième symphonie de Brahms sans doute de mieux en mieux réussie entre le 22 et le 24 août, plus personnelle, et qui a surtout laissé entrevoir un autre Nelsons. Souvent, parce qu’il est jeune, parce que son geste est large, parce que sa gestique confine quelquefois à la gesticulation, parce qu’il a proposé souvent des moments remplis d’énergie, Andris Nelsons passe pour une force de feu, extériorisant la musique de manière trop démonstrative. Combien d’amis m’ont comparé l’Abbado élégant et grèle qui d’un regard, d’un mouvement de sourcils, ou d’un minuscule geste de la main gauche déchaînait les larmes et serrait les cœurs, au Nelsons immense au physique de bûcheron qui prenait la musique à pleine main ou à bras le corps. Il y a eu des moments à la Nelsons, mais surtout des moments d’étrange recueillement, d’allègement extrême du son, une attention extrême à offrir à la fois une version plus lente, mais non compassée, plus analytique, mais non froide, et où les moments où le son prenait de l’ampleur devenaient quand même plus retenus et très contrôlés.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Le premier mouvement a été toujours légèrement touffu au départ le 22, bien plus clair le 24, avec un son très large, très ample, mais jamais compact, même si notamment dans le premier mouvement où les vents et les bois merveilleux du LFO, le basson phénoménal de raffinement de Matthias RAcz (Tonhalle Zürich), le cor d’une rare sûreté d’Ivo Gass (Tonhalle Zürich), sans parler de la flûte (Jacques Zoon) et du hautbois (Lucas Macias Navarro) démontrent une fois de plus que l’orchestre est exceptionnel, il eût fallu soigner encore plus les équilibres internes à la petite harmonie et les différents niveaux sonores pour faire tout entendre, au début notamment car plus l’orchestre s’échauffait et plus le son prenait sûreté et rondeur, avec notamment des violoncelles impressionnants . Dès le second mouvement et surtout dès le troisième, il y a de vrais moments d’ivresse sonore, de délicatesse indicible, d’émotion contenue : les violons ont été d’une légèreté souvent aérienne et cela c’était presque nouveau dans la manière de Nelsons: on ne l’avait pas entendu aérien de manière aussi nette dans le premier programme une semaine avant. Un son large, des tempi assez lents, avec des moments magnifiques, mais pas encore pas la science et l’épaisseur de celui à qui par force il succédait ni cet art magique de la clarté et du discours qu’ici il ne maîtrisait pas encore. Comment pourrait-il en être autrement, et comment ne pas reconnaître de sa part du cran d’affronter un orchestre d’une telle réputation, d’une telle cohésion, riche d’une dizaine d’années triomphales, voire inouïes, voire irremplaçables, et d’affronter l’ombre tutélaire présente dans toutes les mémoires et les cœurs. Chapeau au jeune chef : il a montré à la fois ce courage, il a montré aussi qu’il avait révélé le défi, mais personne ne s’attendait évidemment – et heureusement – à revivre des moments abbadiens. Il nous a suffi de vivre de très beaux moments. Il nous suffit de penser que l’orchestre a désormais un nouvel avenir à tisser avec un chef, de nouvelles modalités à élaborer, un autre son, tout aussi exceptionnel, à  construire. Ou même un autre concept, une autre manière de se présenter: tout dépendra évidemment du chef choisi qui devra inventer une nouvelle politique artistique et non se mettre dans les pas d’Abbado, car répéter une politique sans son inspirateur conduirait à l’échec. Un autre Eden à retrouver qui prendra, et c’est bien, le temps qu’il faut.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Car ces processus sont longs, ne peuvent que se profiler avec le temps. Ceux qui aiment la musique le savent. Ceux qui la consomment et qui les années antérieures consommaient du paradis pensant qu’il suffisait de quelques dizaines ou centaines de Francs suisses pour le toucher, qu’ils restent chez eux…Le Lucerne Festival Orchestra n’est pas pour eux.

J’aimerais tellement que perdure la communauté formée autour de cet orchestre, par l’administration du festival, attentive, toujours présente, par le public fidèle et disponible, ouvert, accueillant, et par l’orchestre lui-même, conscient de la totale exception qu’il constitue et qui restera celui d’Abbado : l’œuvre des maîtres leur survit et les maîtres vivent toujours en elle. Oui, il faut aller à Lucerne. [wpsr_facebook]

Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: RÉCITAL MAURIZIO POLLINI le 1er SEPTEMBRE 2013 (SCHÖNBERG, SCHUMANN, CHOPIN)

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

“Pollini, c’est comme Abbado, mais avec le piano”. Voilà de manière lapidaire, le sms que m’envoyait l’autre dimanche un ami. Au-delà de la boutade, il y a du vrai là-dedans. Et pas seulement parce que les deux artistes sont très proches et liés par une longue amitié, un sens aigu de la fonction sociale de l’art, une approche similaire de la musique, encore que  le rigoureux Pollini ait quelquefois reproché amicalement à Abbado de se “laisser aller” à trop de sentimentalisme .

On avait quelques craintes ce dimanche vu que Pollini avait eu un malaise à Salzbourg. Mais il apparaît sur scène, un peu amaigri, un peu voûté, un peu vieilli, et il se met au piano…
Et c’est comme si un univers était en train de naître…
Les Klavierstücke op.11 de Schönberg remontent à 1909, et font partie des oeuvres qui sont au bord de la révolution atonale , dans la production pianistique assez réduite de Schönberg. Trois pièces de quelques minutes chacune, mässig (modérément), sehr langsam (très lentement)  et bewegt (agité) qui créent tension entre le romantisme tardif d’un Brahms et la recherche de nouveaux espaces de son qui vont marquer ” la révolution “de Schönberg. Les deux premières pièces penchant plutôt vers le premier, la dernière pièce, écrite un peu plus tard, penchant vers le second. Les oeuvres pour piano de Schönberg, même rares, annoncent toujours des innovations.

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Pollini en fait une méditation initiale, dans un programme qui va faire la part belle au romantisme. La première partie (mässig) surprend un peu par son classicisme. Mais Pollini crée une telle ambiance, immédiatement très concentrée, loin de tout aspect démonstratif, très intérieur, renforcé dans le mouvement très lent, comme une entrée en soi, un regard introspectif que même le dernier mouvement plus rapide ne trahit pas. Ce dernier mouvement est justement plus ouvert en direction de l’avenir, avec de nouvelles combinaisons sonores, qui ouvrent vers une nouvelle esthétique, “révolutionnaire”. En ouvrant sur Schönberg (ce qui n’était pas prévu au départ, Schönberg devant ouvrir la seconde partie en précédant la sonate de Chopin), Pollini met l’ensemble de son programme en perspective et en écho, et du même coup créé les liens, de Schönberg vers ses prédécesseurs, et faisant de Schumann et Chopin des briques qui vont contribuer à construire l’évolution de Schönberg, “ce conservateur qu’on a forcé à devenir révolutionnaire” comme il se définissait, enraciné dans l’histoire et la tradition musicale germaniques.

Pollini fait suivre Schönberg par Schumann. Je suis de ceux qui aiment le Schumann pensé et interprété par Maurizio Pollini. Les Kreisleriana op.16 qui remontent à 1838 comptent par les oeuvres préférées du compositeur, et aussi les plus personnelles, écrites en 4 jours dans l’attente d’une lettre de Clara. C’est donc au premier chef une oeuvre de tension et d ‘attente, d’espoir et de mélancolie. Ce sont 8 pièces très brèves qui justement vont alternativement de l’agitation au recueillement, bewegt (agité), sehr innig (très intériorisé)..sehr langsam (très lent)..noch schneller (encore plus vite)…lit-on entre autres comme indications. Kreisler est un personnage des Contes d’E.T.A Hoffmann, un “Kapellmeister” excentrique, un peu farouche, spirituel, et c’est lui qui donne le titre à l’oeuvre, bien que derrière bien sûr ce soient les agitations et les excès de Schumann qu’il faille deviner, les deux faces de son caractère qu’il appelait Eusebius et Florestan.
Pollini évidemment donne à entendre ces deux extrêmes, avec des moments d’agilité impressionnants mais jamais démonstratifs, toujours en cohérence avec un projet d’ensemble. Ce qui frappe ici, c’est l’unité: unité d’une ambiance, unité d’un toucher jamais violent, on  a souvent l’impression qu’il effleure la touche et que de cet effleurement naît un monde presque symphonique: comme précédemment avec Schönberg, Pollini dessine un univers global, une sorte de parabole qui unit deux pôles du même univers, sans aucune rupture de style, avec agilité mais sans agitation. Et l’on a l’impression de passer de l’un à l’autre, avec une stupéfiante fluidité et dans une étrange logique, voire une harmonie globale, en dépit de la complexité de l’oeuvre, l’une des moins immédiates pour l’analyse, remplie de raffinements pianistiques et de trouvailles formelles, comme une sorte d’explosion de l’inspiration née de l’attente de l’être aimé. Tout est possible, le passionnel, l’apaisement, mais aussi quelquefois le grotesque. Et Pollini a inscrit à son programme la sonate n°2 op.35 de Chopin, dont le scherzo puise son inspiration chez ce Schumann-là.
Pour ouvrir la seconde partie, encore une oeuvre de Schumann, mais tout est à mettre en liaison. Chopin au miroir avec Schumann, chacun observant avec acuité ce que l’autre écrit et produit (Schumann critiquera par exemple le mouvement final de la sonate n°2), et cette fois nous entendons la version originale de la sonate n°3 de Schumann, appelée de manière très publicitaire “Concert sans Orchestre”, dont la genèse fut compliquée et qui existe en trois versions différentes. Cri du coeur vers Clara, comme il lui explique dans une lettre, la pièce est  terminée dans sa première mouture en 1836, soit deux ans avant les Kreisleriana: c’est l’opposition du père de Clara, Friedrich Wieck, qui motive cette oeuvre, une sorte de compensation-sublimation de la séparation. J’ai aimé la manière dont Pollini attaque l’andantino (deuxième mouvement), avec ses variations sur le thème principal, avec une suavité sans pareil. Non que Pollini se laisse aller à du sentimentalisme, mais il y a dans son expression une sorte de distance-pudeur qui n’est pas du tout de la distance-froideur, d’ailleurs, le final, un troisième mouvement écrit prestissimo possibile, soit “aussi vite que possible” est pour moi le moment techniquement le plus impressionnant  du concert, qui rejoint par l’esprit les agitations des Kreisleriana, mais qui va encore plus loin, avec une hardiesse que Pollini rend stupéfiante de fraicheur et de jeunesse.
Enfin la sonate n°2 en si bémol mineur op.35  de Chopin clôt un concert prolongé par deux bis (de Chopin également), comme une sorte de témoin des liens artistiques qui lient les deux musiciens.  Elle est bien sûr très fameuse à cause de son troisième mouvement, la “marche funèbre”,  une pièce de jeunesse composée peu après sa séparation avec Maria Wodzińska (en 1837) tandis que l’ensemble est terminé en 1839 à Nohant, chez George Sand. Comme on le voit, Pollini a composé son programme autour des années 1836-1839 des deux compositeurs en écho à leurs vies sentimentales alors agitées, mais en écho aussi dans leur expression musicale: Schumann restait dubitatif sur cette pièce de Chopin, notamment le contraste des deux derniers mouvements. Là aussi Maurizio Pollini propose d’abord une lecture presque bellinienne des moments les plus lyriques et les plus lents: la marche funèbre ainsi devient une sorte de centre de gravité de la pièce, qui pèse d’autant plus que le dernier mouvement est étonnamment bref, et partirait presque vers l’atonalité et la dissonance (…Schönberg).
Ce qui frappe dans cette approche globale de Pollini, c’est d’abord l’art d’unifier un programme apparemment divers, de l’unifier par un style, par une approche évocatoire, globalement intériorisée malgré les alternances d’agitation et de méditation. Ce qui frappe aussi, c’est la transformation de l’artiste dès qu’il approche de son instrument, un effleurement de touche et le monument référentiel qu’est Pollini aujourd’hui s’efface derrière la musique et fait rentrer en soi une salle entière, avec un art du phrasé, de la souplesse, du toucher à faire pâmer. Grand moment, très émouvant, assez bouleversant je dois dire, qu’on aimerait prolonger infiniment tant ce piano-là nous dit des choses, et tant il nous pénètre, voire nous transforme.
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Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

 

LUCERNE FESTIVAL 2011: Maurizio POLLINI Perspectives 2, le 4 septembre 2011(STOCKHAUSEN, BEETHOVEN)

Le projet des perspectives est simple: deux concerts mettant en relation un compositeur contemporain, aujourd’hui Stockhausen, le précédent -le 17 août- Giacomo Manzoni – une création-, et trois autres  sonates de Beethoven, op.53 Waldstein, op.54 et op.57 appassionata, pour tisser des liens, des parcours, des échos.
En ouverture de ce concert, deux Klavierstücke de Stockhausen . Dans l’explosion d’ après guerre, où tout semblait possible en matière d’innovation et d’exploration artistique, Stockhausen se contraint à écrire pour un seul instrument et, comme il dit lui-même, dix doigts. Le premier, notes isolées, longs silences, sorte de scansion qui finit par déranger, et créer de la tension. Deuxième morceau, accord qui semble répété a l’infini, qui se transforme bientôt en jeu, Pollini joue avec la partition, qu’il ne quitte pas des yeux. grand moment que cette exécution du Klavierstück IX, qui en dépit de la difficulté d’ exécution et aussi d’audition réussit à créer une véritable émotion .
Ce qui frappe évidemment lorsqu’on écoute les quatre sonates (op.78,79,82a,90) c’est d’abord une sorte de volonté pédagogique : quatre moments où Beethoven construit peu à peu une forme qui lui est propre. C’est en cela que Stockhausen et Beethoven sont mis en relation, chacun cherchant la forme d’expression pianistique adéquate.
Que dire de ces moments exceptionnels? On connaît Maurizio Pollini: rigueur, on disait aussi il y a quelques dizaines d’années froideur, refus du sentimentalisme, refus du spectacle. Aujourd’hui, en maître incontesté du clavier, il irradie le naturel, simple, sans affèterie : même dans sa manière d’arriver au piano, détendu, décidé, vaguement deguingandé, il incarne cette simplicité . Quant au jeu… J’ai vécu dans ma vie de mélomane des concerts d’Arthur Rubinstein, la messe, le spectacle, les hurlements d’un public pâmé. Ceux d’Horowitz, autre messe, avec la découverte d’un son incroyable jamais entendu ailleurs.
Ceux de Pollini, et celui-ci en particulier n’ont rien à voir. Pas de spectacle, sinon celui de l’ évidence . Le son qui sort du piano semble être celui-là même qu’on attend, ou qu’on veut, un son intime (où l’on entend aussi le Maître fredonner), égal, presque suspendu, d’une incroyable sobriété qui en même temps crée tension et émotion, mais aussi d’une étourdissante virtuosité: le tempo est diaboliquement rapide, et pourtant on le remarque à peine tant tout est illuminé par l’évidence. En soi c’est une démonstration, de virtuosité simple et naturelle, un jeu complètement dominé comme la lecon de musique d’un professeur génial. Et par dessus tout, l’expression d’une sérénité communicative qui fait que le public de ce matin, plus jeune que d’ordinaire,  sort rasséréné, apaisé, disponible, en cette journée de grisaille d’un automne arrivé trop tôt.