SUBVENTIONS À L’OPÉRA DE LYON: LA MÉDIOCRITÉ DE L’IDÉOLOGIE SANS IDÉE

On vient d’apprendre par la presse que la municipalité de Lyon a décidé de baisser de 500000€ la subvention de la ville de Lyon à l’Opéra, qui est subventionné à hauteur de 7,5 M/€, au nom de marqueurs nouveaux d’une politique culturelle « fossilisée ».
On avait déjà compris dès l’installation de la municipalité que l’Opéra était dans le collimateur politique de l’adjointe à “l’a-culture” de la Ville de Lyon, Nathalie Perrin-Gilbert. Lire l’article assez équilibré de Rue89.

Alors, pour comprendre au profit de quelle politique novatrice et ambitieuse cette décision a été prise j’ai voulu consulter le site de la Ville de Lyon, rédigé en écriture inclusive, cette imbécillité à la mode, et voilà la page dédiée à la culture :

 

Autrement dit, il n’y rien des projets, des intentions, des orientations politiques sur la culture à Lyon, la page de la Culture de la ville de Lyon est « non trouvée », la culture devient “l’a-culture”, comme je le suggère plus haut.

Courageusement et pour faire le buzz, la municipalité qui n’affiche pas de politique culturelle pointe l’institution la plus subventionnée – faire payer les riches, c’est simple, populaire, populiste: en neuf mois depuis les élections, on aurait pu imaginer qu’un texte au moins programmatique aurait été proposé à l’affichage, mais non, l’activité culturelle est tellement remplie en ces temps de fermeture des salles et des lieux de culture que la nouvelle édile n’a pas trouvé le temps d’informer les lecteurs du site, qui sont aussi peut-être des électeurs simplement curieux.

Tout cela rappelle Éric Piolle à Grenoble, dont l’impéritie culturelle n’est plus à prouver, ayant supprimé d’emblée la subvention aux Musiciens du Louvre et baissé celle de la MC2, ce qui avait valu une belle intervention de Joël Pommerat dans Libération accusant de populisme l’arrière fonds culturel du maire et de son adjointe d’alors.
Et pourtant, même si je partage pleinement la position de Pommerat, on pouvait aussi expliquer ces décisions sur deux institutions qui pour Les Musiciens du Louvre n’avaient que très peu d’actions en direction du territoire, se contentant essentiellement de donner des concerts à un public captif, et la MC2 après avoir été historiquement l’un des grands lieux de la création théâtrale et chorégraphique en France s’est singulièrement assoupie sous le règne de Jean-Paul Angot depuis 2012, remplacé à la tête de l’institution par Arnaud Meunier depuis le 1er janvier 2021. Et l’absence totale de politique ambitieuse, doublée d’une gestion interne critiquée, pouvait justifier aux yeux de la municipalité des restrictions, puisque les deux grandes institutions dormaient sur leurs lauriers. J’en parle avec d’autant plus de liberté qu’étant à l’époque Délégué académique aux Arts et à la Culture au rectorat de Grenoble, je pouvais mesurer l’enthousiasme délirant (!) de ces deux institutions à l’égard du public scolaire… Pour l’une quelques opérations ponctuelles dans de rares établissements sans travail en profondeur, pour l’autre un refus des publics de collège, une politique visant à remplir la salle, sans aller plus loin et surtout pas dans les « quartiers » pourtant distants d’un ou deux arrêts de tram (direct) : le public de la MC2 était lisible à l’arrêt du tram justement : trottoir plein vers le centre-ville, vide vers les « quartiers »…
La municipalité Piolle a montré depuis qu’elle n’avait ni plus d’idées, ni plus de créativité, et que la politique culturelle grenobloise quand elle existait avait quelque chose d’assez proche de l’extrême droite de l’échiquier politique, comme le montre bien Pommerat.
D’ailleurs, il n’y a pas qu’à Grenoble qu’on a des difficultés à lire ce qu’est la politique « culturelle » des écologistes.

Le coup bas porté à l’Opéra de Lyon est d’ordre plus symbolique, de l’ordre de l’affichage : sans doute y entre le mot même d’Opéra avec sa connotation élitiste, son idée de l’entre-soi, l’absence d’accessibilité à l’opéra des publics dits « éloignés », refrain bien connu dont on use aussi pour d’autres salles. C’est une décision plus démagogique que conceptuelle puisque pour l’instant, de concept et de politique, il n’y en a point, Madame Perrin-Gilbert prend sans doute tout son temps pour penser, dans la solitude de son bureau.

Si l’on regarde la politique de l’Opéra de Lyon, on constate depuis longtemps que cette institution (et pas seulement depuis Serge Dorny mais aussi dès Louis Erlo et Jean-Pierre Brossmann qu’il ne faut jamais oublier), s’est nettement profilée par sa politique de production ouverte et diversifiée, par un public fidèle et disponible, accueillant à la création, formé par la grande tradition du TNP (Théâtre National Populaire) de Planchon et Chéreau, qui ne ressemble pas tout à fait aux publics d’opéra dont les édiles lyonnais ont une représentation je dirais pour reprendre leur terme : « fossilisée ».

Les études qui ont été faites régulièrement sur ce public montrent que c’est l’Opéra en Europe qui a la moyenne d’âge la plus basse, et le taux de moins de 25 ans le plus haut tout en maintenant une production exigeante et référentielle. Les difficultés à asseoir un public de moins de 50 ans que le voisin genevois peut avoir depuis des années montrent bien la différence entre deux institutions comparables.
De fait, le spectateur régulier que je suis de l’Opéra de Lyon constate à chaque fois l’importance et le nombre des jeunes dans ce public, et notamment des scolaires, amenés à l’Opéra des quatre coins de la Région par l’opération « Lycéens et apprentis à l’Opéra » où des milliers de lycéens et apprentis sont amenés aux frais de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (l’opération existe bien avant l’arrivée à la tête de la région de Laurent Wauquiez, qui n’a pas interrompu le dispositif), il est vrai sur un autre espace de l’échiquier politique que la Ville de Lyon et la Métropole…
L’Opéra de Lyon a aussi ouvert ses archives visuelles, ses espaces, ses intervenants, sa Maîtrise, à des opérations consistant à porter l’opéra dans les collèges notamment de l’académie de Grenoble qui n’a pas d’opéra, privilégiant les établissements éloignés géographiquement, les lycées professionnels : on a ainsi vu des élèves de lycée Pro voir des spectacles aussi difficiles que Lulu, de Berg, ou Jeanne au Bûcher de Honegger, mise en scène de Romeo Castellucci. Avec succès, parce que simplement les élèves et les professeurs sont préparés. On est loin de la pusillanimité de ceux qui pensent que de l’opéra, on ne montre que Carmen et puis c’est tout… Une fois de plus, j’en parle en connaissance de cause puisqu’en tant qu’Académie de Grenoble, nous avions signé une convention avec l’Opéra de Lyon pour porter l’Opéra là où normalement il ne va pas.

Peu d’opéras de ce niveau (faut-il rappeler que Lyon aujourd’hui est un des Opéras les plus prestigieux au monde pour la qualité de sa programmation, qu’il a été récompensé de plusieurs prix dont celui en 2017 de    «Opéra de l’année 2017»  (c’est à dire Meilleur opéra du monde) par le magazine spécialisé d’opéra OpernWelt, pour l’excellence de sa programmation et précisément la qualité de ses actions d’ouverture auprès du public, et encore récemment par les International Opera Awards et par Oper! Awards (en 2019 ) ont gardé leur disponibilité envers les territoires plus lointains (grenoblois entre autres, ceux que je connais le mieux par mon activité professionnelle naguère).

Serge Dorny s’en va après 18 ans, remplacé par Richard Brunel, qui là où il était (à Valence) a su aussi travailler à un maillage territorial et irriguer de théâtre tout le territoire valentinois : au-delà des aspects artistiques, le travail des équipes de Brunel à Valence était largement conscient de la nécessité d’amener les publics nouveaux et disponibles au théâtre faisant de ce territoire un exemple de territoire « théâtral ». On est loin de l’élitisme et de l’entre-soi.

Enfin cette baisse de subvention intervient à un étrange moment :

  • Serge Dorny s’en va à Munich cet été et Richard Brunel n’est pas encore installé, et le théâtre est fermé pour cause de Covid. Voilà une période de transition “silencieuse”  favorable aux coups-bas, Madame l’adjointe à l’a-culture a su parfaitement choisir son moment, dans la grande tradition des politicards courageux.
  • La Ville de Lyon offre à la vindicte publique un symbole, l’Opéra, qui mangerait les subventions culturelles : elle offre en holocauste une institution qui a donné à Lyon un prestige culturel essentiel depuis des dizaines d’années et qui dépasse en prestige le TNP de Villeurbanne aujourd’hui. C’est de bonne guerre, c’est facile, c’est minable : on coupe une subvention, mais on ne sait pas pourquoi puisqu’il n’y pas de politique culturelle affichée. On coupe d’abord, on pense (?) après.
  • On s’attaque à une institution  au taux de remplissage enviable, au public plutôt ouvert, et qui n’est pas la pire dans le travail avec les publics les plus divers et les plus éloignés, bien au contraire : bien plus engagée que la MC2 de Grenoble ou les Musiciens du Louvre qui ont subi les fourches caudines de Piolle.

Ainsi, au lieu de procéder à ce qui apparaît évidemment comme une sanction contre un symbole, un chiffon rouge (ou noir) frappant les emblèmes de ce qu’on croit être l’art élitiste, sans mesurer qu’il vaudrait mieux stimuler et inviter l’Opéra à élargir encore son public, à irriguer encore plus le territoire, que de le pointer comme un Moloch éternel mangeur d’argent et réservé à un public « fossilisé ».
« À vaincre sans péril on triomphe sans gloire » : la Ville de Lyon montre ici une attitude qui est celle de tout politique, trouver un bouc émissaire pour justifier des changements de paradigme. Mais la ficelle est vraiment grosse, doublée d’une absence de perspective affichée (pour l’instant pas de projet substitutif à la vie culturelle « fossile »)
Bonne vieille politique minable qui alimente l’idée subreptice dans une certaine « gauche » (laissez-moi rire) que l’Opéra et le ballet sont des arts du passé symboles d’une bourgeoisie à abattre, et donc qu’ils ne sont plus indispensables à notre culture, ou plutôt, en l’occurrence notre a-culture… Une politique démonstrative qui fleure bon sa politique traditionnelle, fossile, idéologique sans idée.

THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE 2013-2014: LES REVENANTS d’HENRIK IBSEN, le 5 FÉVRIER 2014, Ms en sc. Thomas OSTERMEIER

Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto
Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto

Ce spectacle, créé en mars 2013 à Vidy-Lausanne, une des dernières productions voulues par René Gonzalès, tourne actuellement en France et passe par Grenoble entre le 5 et le 8 février. Sur le site de Vidy, on y lit “théâtre de l’intime”. L’implosif n’est pas en général le genre de Thomas Ostermeier, et ses Ibsen n’échappent pas au spectaculaire, notamment par des dispositifs scéniques souvent fascinants, hyperréalistes où la question du point de vue ou de l’orientation jouent un rôle déterminant. On se souvient par exemple d’Hedda Gabler.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Dispositif (de Jan Pappelbaum, comme toujours) plus dépouillé pour ces Revenants, trois longs murs entourent un vaste espace; côté jardin un piano au loin, dans l’ombre, et le reste du décor est installé sur une tournette: une table de salle à manger et un salon séparés par une cloison,  pendant une grande partie de la pièce. Des meubles, isolés au départ par l’éclairage essentiel de deux lampes de bureau. Quand le spectateur entre en salle, la scène est déjà concentrée autour de ces deux petites lueurs, vides, isolées, presque inquiétantes.
Et si pendant 1h40 la tournette va tourner très lentement, mais aussi assez vite, selon les moments de la crise, si pendant 1h40 on va entendre des musiques, lancinantes, ou rapides ou tendues, et si pendant 1h40 on va voir des projections au mur, oiseaux, rivages, landes, d’un réalisme brumeux, c’est un vague sentiment de malaise qui prend dès le départ quand l’ensemble des cinq acteurs se présente, face au public dans une demi- pénombre, dans un long silence initial.
La tragédie est installée: ce qui va se passer ce soir, comme dans toute tragédie, ce sont les ultimes soubresauts, le dénouement d’une crise qui couve, qui se manifeste en une succession d’évocations du passé, d’aveux terribles des secrets dissimulés: pendant 1h40, au milieu des silences, les personnages vont se mettre à parler, et quand on parle dans la tragédie, on meurt. Une mort réelle ou symbolique. Décider d’avouer, décider de parler, c’est décider de mourir.
C’est bien de pensée tragique qu’il s’agit, avec son pendant, la catharsis: le public sort bousculé, parce qu’il a pris en pleine face cette angoisse générale, parce que cet intime là c’est aussi le sien, parce qu’il ne peut devant ce travail que rentrer en lui. Parce que ce soir, le théâtre est en soi.
Je comprends pourquoi beaucoup de critiques ont été un peu désarçonnés par ce spectacle, pourquoi le public a applaudi ce soir de manière plus réservée, moins explosive que d’ordinaire. Parce que simplement, il s’est senti quelque part partie prenante, il s’est senti au miroir.
La pièce d’Ibsen est terrible.
On y trouve ces secrets de familles inavouables, adultère, inceste, euthanasie, syphilis…la pièce fut un épouvantable scandale à la création en 1881: elle révélait sous le voile policé de la bourgeoisie aisée (la famille), sous le marbre des héros statufiés (le père), les tares de l’hérédité (c’est l’époque où la littérature s’empare des lois de l’hérédité – voir Zola), les secrets d’un père volage qui sème à tout vent, les enfants illégitimes, l’amour trouble d’une mère pour son fils, la maladie honteuse héréditaire d’un fils qui veut mourir, ou plutôt qui veut être aidé à mourir.
Et le spectateur se perd dans ses aveux à répétitions, dans cette nuit opaque qui précède l’inauguration d’un orphelinat en l’honneur du père, un orphelinat tout neuf représenté par une petite maison – de poupée – , une nuit qui occasionne bilans, méditations. Un orphelinat qui va brûler cette nuit en un incendie peut-être volontaire. La petite maison brûle au bord de cette tournette obsédante, réduite en cendres : le père officiel de la jeune Régine, la bonne de la maison, y a peut-être contribué, lui qui veut faire construire un refuge pour marins, et qui demande à sa fille de le rejoindre, sans doute pour  servir  de chair à mâles.
Mais ce père n’est pas le père: le père, le vrai, c’est le capitaine Alving, sénateur, un modèle d’ordre bourgeois, qui en réalité n’a cessé de vivre une vie dissolue, un père lointain, mort depuis longtemps, honoré comme les pères tutélaires. Le fils de la maison, Osvald (Matthieu Sampeur, très frais, très engagé, à la fois fragile et fort, lui aussi étiré entre des pôles contraires) a fui cette famille étouffante pour Paris et Berlin, il y a vécu une vie d’artiste (il est vidéaste), et revient avec une maladie: on devine que c’est la syphilis, mais dans l’adaptation d’Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier, ce n’est pas dit: car rien n’est dit, rien n’est clair, tout est susurré à demi-mot: les secrets circulent, le passé remonte, autant de fantômes qui cette nuit là se réveillent. Ce fils avoue à sa mère sa maladie, qui pourrait être tout autant une syphilis de l’âme, d’une âme ravagée. Il s’accroche à la jeune bonne, Regine, mais il va apprendre que c’est sa demi-soeur. Il finira par demander à sa mère de l’aider à mourir.
Cette histoire à vomir se déroule au départ dans une ambiance silencieuse et lourde, où l’on manie les objets qui furent sans doute du père, lunettes, pipe, où la caméra du fils vidéaste fixe des visages, celui de Engstrand (Jean-Pierre Gos, voir ci-dessus la photo), le père officiel de Régine, tendu, celui de la mère (Valérie Dréville), déjà ailleurs, absent, sans expression aucune. Tout cela contribue à colorer l’ambiance, à tendre les regards, à faire sentir les pesanteurs, la circulation des secrets, à créer le trouble.
Et les points de vue changent, imperceptiblement la cloison entre salle et salon bouge, la table change d’orientation, le regard n’est jamais fixe, et le spectateur ne peut même se raccrocher aux rares formes, aux rares objets. Dans cette apparente stabilité des choses, tout en réalité est fuyant, mobile, glissant.
Bien sûr le bel ordonnancement des quelques meubles finira sous les coups de boutoir du fils, sous ses coups d’extincteur: il ira chercher à éteindre l’incendie de l’orphelinat et reviendra couvert de cendres, littéralement en pénitence, couvert de la cendre de l’incendie de l’orphelinat, mais plus encore des péchés du père réduits en cendres, prenant sa propre part des péchés familiaux, prenant en charge son hérédité.
Eteindre les incendies, détruire le lieu des fantômes, au prix de son propre destin, voilà l’un des enjeux de cette nuit de dénouement. Ce fils au bord du désespoir est en dialogue difficile avec sa mère: un dialogue entrecoupé, sans cesse interrompu car au milieu de tous ces personnages, celui qui est au centre du réseaux des secrets, le Pasteur Manders (François Loriquet) , belle image d’équilibre, de pudeur, mais lui-aussi de mystère; sa relation à madame Alving est pleine de fantômes d’un amour passé. Au point que des spectateurs s’interrogeaient sur la filiation d’Osvald (au point où l’on en est…). C’est par le dialogue central avec Madame Alving, mais aussi par celui, aux marges, avec Engstrand, que le pasteur est le catalyseur de cette succession d’aveux et de drames: c’est le seul à tout connaître de tous, et surtout le seul qui en est extérieur, mais en même temps réceptacle. Reçoit-il les aveux? les provoque-t-il? une bonne âme? un manipulateur? bon pasteur ou moine noir?
Certains ont reproché un jeu d’acteurs alourdi, une troupe peu entrée dans le jeu imposé par Thomas Ostermeier. J’avoue que je ne l’ai pas senti. Sans avoir l’impression d’absolue perfection que procure quelquefois le jeu des acteurs allemands, j’ai vraiment apprécié ce mélange de sensibilité et de distance qui caractérise le jeu de chacun, qui semble à la fois en soi et ailleurs.

Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto

Ailleurs comme la jeune Regine (Mélodie Richard, vraiment excellente), qui marche comme automatisée, comme si elle n’était pas présente dans les gestes qu’elle accomplit, comme si elle n’avait pas d’être intérieur, un automate indifférent, qui s’anime (littéralement, qui acquiert une âme) lorsqu’elle est invitée à partager le champagne, quand elle est presque unie à Osvald, et quand la mère avoue qu’elle est en réalité sa soeur pour éviter un inceste…Alors elle fuit: et dans sa fuite, elle se met à exister, comme le fils auparavant, la fille de la famille n’a qu’un désir, qui est fuir, là-bas fuir . Et cette tournette obsédante se révèle par ses tours sur elle-même ce manège qui peu à peu exclut les personnages les uns après les autres comme un instrument centrifuge, au centre de laquelle ne vont rester que ceux qui cherchent la noyade, l’engloutissement dans le trou noir.

Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto

De fait, il reste la mère: madame Alving, une Valérie Dréville à la voix, elle aussi deshabitée, oserais-je dire, une voix pâle, inquiète, prise entre le secret et l’urgence des aveux, qui brûle de parler et qui cherche à faire parler. Une voix presque désincarnée, au ton quelquefois presque monocorde, dans une performance qui est presque toute concentrée dans le discours,  et dont le corps ne se dénoue, dont la parole ne se délie, ou se délivre que vers la fin, où elle couvre Osvald de baisers tellement insistants qu’on craint un autre amour…Tout au long de la pièce, elle est ce visage absent et inexpressif vu en vidéo. Une inexpression construite, voulue, celle qui est issue d’une vie ravagée, un discours au ton blanc, un débit presque absent et subitement, à la fin, au moment de l’aveu d’Osvald, au moment où elle avoue elle-même la situation de Régine, elle bascule, elle se met à vivre, cette parole s’habite et se colore et tout se termine par cette image de pietà incestueuse, où, libérée, elle se dévêt pour embrasser amoureusement le cadavre de ce fils qu’elle vient de libérer elle-même de la vie.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Thomas Ostermeier n’a pas signé là un travail qui serait dans la lignée de ses autres mises en scène d’Ibsen. Il a d’abord signé un travail sans doute très personnel, lié à son propre parcours et à son propre père “autoritaire, alcoolique, patriarcal, colérique, conservateur, très dur et violent” tel que lui-même le qualifie. Et il est sans doute le premier public de sa mise en scène, son premier public cathartique.
Il a signé aussi un travail difficile, sans concessions, à la fois feu et glace, de ce feu qui couve sous la glace, d’une précision toute particulière, toute chirurgicale, d’une chirurgie sans esthétisme, d’une attention à chaque geste, à chaque mouvement, d’une incroyable concentration autodestructrice. Un lieu de paroles gelées qui se dégèlent en une rapoutitsa des destins.
Il a enfin signé un travail qui déconcerte le public, pris à revers: là où il s’attendait à un Ibsen explosif, comme Nora, comme Hedda Gabler, comme Un ennemi du peuple, il trouve un Ibsen à la rigueur de tragédie classique, une sorte de moment autophagique, où l’on se dévore soi-même, où l’aveu, qui est mouvement vers l’autre et mouvement vers soi, vous consume  et vous épuise. Un théâtre de l’intime, peut-être, de l’intime dévoré, torturé, déformé. Un théâtre du nœud, de ce nœud composé par ces deux corps imbriqués de la pietà finale, dans un effort de fusion désormais impossible où la seule communication entre mère et fils est le don de la mort, seule vie possible de la tragédie.
On ne sort pas indemne: on a cru sortir, on a cru aller au théâtre, on est entré, on est entré en soi, et on est assailli de ses propres fantômes.  On a cru être spectateur, on s’est retrouvé acteur.
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Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

 

 

LES WANDERUNGEN DU WANDERER: LES STATIONS de la PASSION. LA TABLE DES MATIÈRES 2013

Les 132 articles de l’année 2013

Janvier 2013 (8)

Les Troyens au cinéma (MET HD)
La succession de Sir Simon Rattle est ouverte (Actualité)
Der fliegende Holländer (Budapest)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (Bayerische Staatsoper München)
Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Bayerische Staatsoper München)
Concert: Münchner Philharmoniker-Ingo Metzmacher-Michael Volle/Berg-Mahler-Pfitzner-Wagner (Philharmonie in Gasteig München)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayerische Staatsoper München)

Février 2013 (15)

Der Ring des Nibelungen, de Beckham à Wagner, une rêverie (Bayerische Staatsoper München)
Falstaff (Scala)
Nabucco (Scala)
La Traviata (Grand Théâtre de Genève)
Après Genève, La Traviata, promenade dans la discothèque (Grand Théâtre de Genève)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (Opéra de Paris)
Parsifal (MET-New York)
Rigoletto (MET-New York)
Théâtre: Sommergäste (Les estivants) (Schaubühne Berlin)
Concert: Gewandhausorchester-Riccardo Chailly/Mendelssohn-Schlee-Mahler (Gewandhaus Leipzig)
Sur Wolfgang Sawallisch (In memoriam)
Die Feen (Oper Leipzig)
Opéra de Paris, saison 2013-2014 (Actualité)
MET, saison 2013-2014 (Actualité)
DNO Amsterdam, saison 2013-2014 (Actualité)

Mars 2013 (12)

Remarques rêveries sur le Parsifal du MET (MET HD)
Teatro Real & Liceu Barcelona, saisons 2013-2014 (Actualité)
Das Rheingold (Grand Théâtre de Genève)
Der fliegende Holländer (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado-Martha Argerich /Mozart-Beethoven (Lucerne Festival)
Théâtre: Phèdre (Comédie Française)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Britten (Lucerne Festival)
Concert: Symphonieorchester BR-Mariss Jansons/Beethoven-Chostakovitch (Lucerne Festival)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann/Brahms (Osterfestpiele Salzburg 2013)
Concert: Staatskapelle Dresden-Christian Thielemann-Yefim Bronfman/Henze-Beethoven-Brahms (Osterfestspiele Salzburg 2013)
Parsifal (Bayerische Staatsoper München)
Parsifal (Osterfestspiele Salzburg)

Avril 2013 (11)

Der Ring des Nibelungen: Siegfried (Opéra de Paris)
Opéra National de Lyon, la saison 2013-2014 (Actualité)
Il Prigioniero/Erwartung (Opéra de Lyon)
Macbeth (Scala)
Claude (Opéra de Lyon)
Concert: Mahler Chamber Orchestra – Claudio Abbado-Martha Argerich/Beethoven-Mendelssohn (Salle Pleyel, Paris)
Théâtre: Le Misanthrope (Sivadier) Comédie de Valence
Bayerische Staatsoper, la saison 2013-2014 (Actualité)
Grand Théâtre de Genève, la saison 2013-2014 (Actualité)
Wiener Staatsoper, la saison 13-14 (Actualité)
Staatsoper Berlin/Deutsche Oper Berlin, saisons 13-14 (Actualité)

Mai 2013 (12)

Oberto conte di San Bonifacio (Scala)
Concert: Orchestra Mozart-Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino- Claudio Abbado/Wagner-Verdi-Berlioz (Teatro Comunale Firenze)
Oper Frankfurt Saison 2013-2014 (Actualité)
ROH Covent Garden et ENO, saisons 2013-2014 (Actualité)
Capriccio (Opéra de Lyon)
Der Fliegende Holländer (Staatsoper Berlin)
Le Grand Macabre (Komische Oper Berlin)
Concert: Berliner Philharmoniker-Claudio Abbado/Mendelssohn-Berlioz (Philharmonie Berlin)
Teatro alla Scala, saison 2013-2014 (Actualité)
Der fliegende Holländer (MC2 Grenoble)
Le Vaisseau fantôme ou le maudit des mers (MC2 Grenoble)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Scala)

Juin 2013 (8)

La Gioconda (Opéra de Paris)
Alexander Pereira, nouveau sovrintendente de la Scala (Actualité)
Rigoletto à Vernier (Le Lignon, Stadttheater Biel)
Die Meistersinger von Nürnberg (Amsterdam DNO)
Concert: Orchestra Mozart-Claudio Abbado/Beethoven-Mozart-Haydn-Prokofiev (Salle Pleyel, Paris)
Cosi fan tutte (Teatro Real à la TV)
Bon anniversaire Claudio (Actualité)
Interview de Claudio Abbado dans Die Zeit (Actualité)

Juillet 2013 (14)

Die Zauberflöte (Opéra de Lyon)
Concours international de Chant Toti dal Monte (Trévise)
Rienzi (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Das Liebesverbot (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Der Ring des Nibelungen, Siegfried (Münchner Opernfestspiele 2013)
Otello (Münchner Opernfestspiele 2013)
Wagnerjahr 2013, Frühwerke: quelques questions sans réponses (Bayreuth 2013 – Wagnerjahr)
Elektra (Aix 2013)
Don Giovanni (Aix 2013)
Rigoletto (Aix 2013)
Un ballo in maschera (Scala)
Don Carlo (Münchner Opernfestspiele 2013)
Boris Godunov (Münchner Opernfestspiele 2013)
Der Ring des Nibelungen, ce qu’on en dit (Bayreuth 2013)

Août 2013 (11)

Sur Regina Resnik (In memoriam)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Brahms-Schönberg-Beethoven (Lucerne Festival 2013)
Tannhäuser (Bayreuth 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (Bayreuth 2013)
Der fliegende Holländer (Bayreuth 2013)
Concert: Percussive Planet Ensemble-Martin Grubinger/Xenakis-Bartok (Lucerne Festival 2013)
Die Meistersinger von Nürnberg (Salzburg 2013)
Concert: Lucerne Festival Orchestra-Claudio Abbado/Schubert-Bruckner (Lucerne Festival 2013)
Norma (Salzburg 2013)
Claudio Abbado nommé “Senatore a vita” (Actualité)
Der Ring des Nibelungen: Das Rheingold (version de concert) Lucerne Festival 2013

 

Septembre 2013 (12)

Orphée et Eurydice (version de concert) (Festival Berlioz)
Der Ring des Nibelungen: Die Walküre (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Concertgebouw-Gatti/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Der Ring des Nibelungen: Die Götterdämmerung (version de concert) (Lucerne Festival 2013)
Concert: Maurizio Pollini (Schönberg-Schumann-Chopin) (Lucerne Festival 2013)
Gérard Mortier limogé du Teatro Real (Actualité)
Claudio Abbado annule sa tournée au Japon (Actualité)
Arrivée anticipée de Stéphane Lissner à Paris (Actualité)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons-Uchida/Beethoven-Berlioz (Lucerne Festival 2013)
Concert: Symphonieorchester BR-Jansons/Mahler (Lucerne Festival 2013)
Alceste (Opéra de Paris)
Concert: Budapest Festival Orchestra-Ivan Fischer/Bartok-Dvorak (Lucerne Festival 2013)
Concert: Philharmonia Orchestra/Esa-Pekka Salonen (Lucerne Festival 2013)

Octobre 2013 (13)

Falstaff (Opéra de Budapest)
Die Soldaten-1 (Opernhaus Zürich)
Patrice Chéreau (In memoriam)
Aida (Opéra de Paris)
Les Dialogues des Carmélites-1 (Opéra de Lyon)
Les Noces de Figaro d’après Mozart (Odyssée – Eybens)
Les Dialogues des Carmélites-2 (Opéra de Lyon)
Théâtre: Lucrèce Borgia (Athénée)
Concert: ONF-Gatti/Haydn-Ravel-Tchaïkovski (TCE)
Lucerne 2014: La programmation de Pâques 2014 (Lucerne Festival)
Lucerne 2014: La programmation de l’été et de l’automne (Lucerne Festival)
Inauguration Académie Liszt de Budapest (Liszt Academy)
Die Soldaten-2 (Opernhaus Zürich)

Novembre 2013 (7)

Der fliegende Holländer (Geneva Wagner Festival, BFM-Genève)
Théâtre: L’Avare (Toneelgroep Amsterdam) (MAC Créteil)
Norma (version de concert) (Opéra de Lyon)
Théâtre: Le Conte d’hiver (MC2 Grenoble)
Elektra (Opéra de Paris)
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MC2 GRENOBLE 2012-2013: LE VAISSEAU FANTÔME OU LE MAUDIT DES MERS de Pierre-Louis DIETSCH le 24 MAI 2013 (LES MUSICIENS DU LOUVRE-GRENOBLE,Dir.mus: Marc MINKOWSKI)

Je l’ai écrit précédemment, c’est une excellente initiative que d’exhumer l’œuvre que l’Opéra de Paris a décidé de monter en 1842 à la place du Fliegende Holländer de Wagner (qui fut créé à Dresde en 1843). Cela montre la distance qui existe entre l’honnête artisan et le génie, et cela demande un certain nombre de réflexions. En prélude, soulignons que la soirée du 24 à Grenoble a été une très grande réussite, et c’est une excellente initiative qu’elle se solde par un enregistrement qui permettra de mettre en perspective les deux œuvres par ailleurs difficilement comparables.
L’œuvre de Dietsch “La Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers” permet de se replonger dans le contexte parisien de la fin des années 1830, et d’en expliquer les choix et les erreurs, et surtout de comprendre pourquoi les intentions de Wagner pour ce Vaisseau ne pouvaient qu’être incomprises, ou provoquer méfiance, voir crainte.
La vie musicale parisienne de la première moitié du XIXème se partage entre les trois théâtres, Opéra, Opéra Comique, Théâtre Italien, qui changent régulièrement de salle au gré des incendies, étroitement liés aux pouvoir, l’Empire d’abord, la Restauration ensuite, la Monarchie de Juillet enfin un peu moins étroitement attachée à surveiller ce qui se passe sur ces scènes nationales. Aussi bien en théâtre qu’en opéra, le répertoire classique et XVIIIème est encore très présent, et en musique ce qui se joue à la fin du XVIIIème, entre autres Méhul, Cimarosa, mais aussi Cherubini qui triompha à Paris pendant la révolution.
Par ailleurs, les modèles sont essentiellement italiens, à commencer par Spontini, protégé de Napoléon, qui produit en français des opéras comme Fernand Cortez, La Vestale, Olympie et des opéras comiques. C’est un des grands modèles, admiré par bonne part des compositeurs de tous ordres au XIXème, d’Auber à Wagner.
Cherubini est le deuxième “phare”, directeur du conservatoire, installé à Paris depuis la fin des années 1780, triomphateur du théâtre Feydeau sous la révolution, il est considéré comme un compositeur d’opéras comiques (à l’époque, on considère Médée comme un opéra comique), c’est presque un auteur officiel (voir son Requiem à la mémoire de Louis XVI ou sa Messe pour le sacre de Louis XVIII) c’est le dernier grand représentant du néoclassicisme musical.
Enfin Rossini, qui arrive à Paris vers 1825 qu’il ne quittera pratiquement plus jusqu’à sa mort en 1868. On peut difficilement se représenter la célébrité de Rossini alors, ses opéras sont une telle garantie de succès que les imprésarios les programment partout en Europe, certaines saisons de la Scala sont composées à 100% d’opéras de Rossini! Comment s’étonner qu’il ait pu vivre de ses rentes de 1830 (année de Guillaume Tell, son dernier opéra) à 1868 !?
Ce sont les masses de granit qui vont être le socle de la vie musicale du XIXème.
A cela s’ajoute évidemment Auber, essentiellement auteur d’opéras comiques à succès, mais aussi d’œuvres au format plus large dont la Muette de Portici en 1828. Avec Guillaume Tell de Rossini et Fernand Cortez de Spontini, cela constitue les bases de référence du Grand Opéra à la française, et dont Giacomo Meyerbeer est le plus important représentant avec les trois œuvres composées pour l’Opéra de Paris, Robert le Diable, Les Huguenots, Le Prophète et qui marque les années 1830-1840. Wagner n’aura de cesse de se faire reconnaître de lui, sans succès, et son Rienzi (1840) est dit “le meilleur opéra de Meyerbeer”.
Par ailleurs, il ne faut pas croire que l’on créé tous les jours des nouvelles œuvres, et certains auteurs, comme Weber, pénètrent le public parisien à travers des pots pourris, des œuvres composées à partir d’extraits d’auteurs multiples. c’est ainsi que le Freischütz va être introduit à Paris par un pot pourri qui puise beaucoup dans l’original, Robin des Bois ! Les foyers de création sont plus à trouver à l’opéra comique et au Théâtre Italien qu’à l’Opéra de Paris, grosse machine, “grande boutique” dira Verdi, qui surfe sur les modes, et qui à travers le Grand Opéra, va surtout faire la gloire des mises en scène géantes, des chœurs immenses, des grands ballets à des coûts stratosphériques.
Guillaume Tell (évidemment) que Benvenuto Cellini ou les Troyens et puis Les Vêpres Siciliennes, Don Carlos, et même Tannhäuser sont à classer pour un public de Paris dans la catégorie des Grands Opéras, marque de la maison.
Ce n’est sans doute plus vrai aujourd’hui parce qu’alors que beaucoup de théâtres européens proposent  Les Vêpres Siciliennes, ou Don Carlos dans leur version originale en français, Paris les ignore superbement.
Au moment où Wagner arrive à Paris, la situation à l’opéra n’est pas très brillante. la période de référence a été celle du directeur Louis-Désiré Véron, qui a fait passer l’opéra de l’âge de l’aristocratie à celle de la bourgeoisie; c’est le premier vrai manager de l’opéra, qui a fait du Grand Opéra le genre parisien par excellence. C’est lui qui attire les bons librettistes, Scribe, Delavigne mais surtout qui flaire les compositeurs qui vont remonter la maison (Guillaume Tell en 1830 avait été un semi-échec), tels Meyerbeer (Robert le Diable, immense succès en 1831) ou Halevy (La Juive en 1835). En 1835, l’Etat veut réduire les subventions, et Véron se retire, laissant sa place à Duponchel, son bras droit qui malgré le succès des Huguenots de Meyerbeer (1836) laisse une impression très mitigée, peu de créations, public clairsemé. Véron avait réussi à la fois à créer un genre, mais à faire de l’opéra une pompe à finances! Duponchel n’y réussit pas, et encore moins son successeur, l’incompétent Léon Pillet: c’est à lui malheureusement que Wagner va vendre son sujet du Hollandais Volant, pour 500F, et c’est lui qui confiera la réalisation à Pierre-Louis Dietsch, connu comme chef d’orchestre et comme compositeur  de musique religieuse, mais pas par l’opéra car Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers est son seul opéra. Wagner tombe donc au mauvais moment, celui où l’opéra stagne, où les moyens financiers sont limités, où la compétence managériale n’existe plus.
Pour les raisons expliquées plus haut, c’est un Grand Opéra qu’il faut composer pour attirer le public et être cohérent avec la marque de fabrique de l’Opéra de Paris. Incontestablement, Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers en a les ingrédients, avec un chant suffisamment acrobatique pour attirer les bravos (aigus et agilités de l’héroïne Minna, suraigus du ténor Magnus dans un style à la Auber ou à la Rossini (Arnold dans Guillaume Tell), tessiture tendue du premier rôle (Troïl) baryton;  il en a aussi les formes, traditionnelles désormais: arias, cabalettes, ensembles, duos, chœurs importants, qu’on entend à Paris partout, et notamment aux Italiens et à l’Opéra Comique: n’oublions pas qu’Auber triomphe, que Donizetti est installé à Paris depuis 1838, qu’il crée en 1840 Les Martyrs pour l’Opéra,  et qu’en 1843, il crée Don Pasquale au Théâtre Italien, et que Bellini  est mort à Puteaux en 1835 après avoir créé la même année I Puritani au Théâtre Italien.
Alors évidemment en écoutant Dietsch on piste çà et là un peu de style italien (très mâtiné d’Auber!), un peu du Rossini de Guillaume Tell (c’est quand même à lui que j’ai beaucoup pensé) un peu de Weber à d’autres moments , et en bref un peu de toute cette mouvance musicale qui règne à Paris à l’époque, et dans laquelleDietsch baignait en tant que chef de chant. Rappelons pour mémoire que c’est lui qui a dirigé la création de Tannhäuser à l’opéra de Paris en 1861, créant des démêlés épiques avec Wagner qui voulait diriger lui-même son œuvre.
Le livret a été confié à Paul Foucher qui s’est certes appuyé sur l’histoire de Wagner, mais a probablement ajouté des éléments d’autres œuvres, et a situé l’action aux îles Shetland (Thulé), et qui en a fait deux actes et trois tableaux.
C’est là à mon avis que le bât blesse: pour un public habitué aux formes longues (plusieurs heures) et lourdes du Grand Opéra, à des personnages nombreux, le format de ce Le Vaisseau fantôme ou le Maudit des mers est trop réduit (deux actes et 6 personnages)  par rapport aux formes qu’il utilise et la structure du livret ne correspond pas à ce qu’on attendrait pour une œuvre relativement brève (1h50).
L’intuition géniale de Wagner en 1841 est que pour une œuvre à l’histoire relativement simple, brève et linéaire (le Hollandais arrive, négocie, séduit, et meurt avec la belle), il conçoit un gigantesque crescendo dramatique sans interruption qui tient le public en haleine et en tension et propose la nouveauté d’un acte unique de plus de deux heures. C’était très nouveau dans un monde où les Grands Opéras durent entre 4 et 5h avec des interruptions, des ballets, des ensembles, des personnages multiples (comme dans ses Feen ou dans son Rienzi): avec Der fliegende Holländer, Wagner utilise certes des formes encore identifiables (airs, duos, chœurs etc…) sans encore entrer tout à fait dans une dramaturgie nouvelle, mais tout de même, il insère les formes traditionnelles dans une linéarité dramatique nouvelle que justifie l’absence d’entracte.
Chez Dietsch, on trouve donc tout ce contre quoi Wagner va s’élever, des formes conformistes de l’opéra traditionnel, qui ralentissent l’action (à ce titre, après le duo Minna/Troïl très tendu du second acte, la dernière scène commence par une ralentissement du rythme, de l’action, du tempo qui choque après la tension précédente) et qui nuisent à l’efficacité dramatique. Le scénario wagnérien tel quel, n’était pas soluble dans les formes d’alors,car trop ramassé, trop immédiatement dramatique, trop tendu: Dietsch et Foucher sont tombés dans le piège, ils ont écrit un Grand Opéra trop petit…
Musicalement, ce n’est pas une œuvre qui marquera la postérité et ce n’est pas un hasard s’il faut attendre le 21 mai 2013 pour voir la douzième  exécution d’un opéra dont la dernière remontait au 23 janvier 1843…(et la première au 9 novembre 1842). Mais ce n’est pas pour cela que l’œuvre est ennuyeuse, et Dietsch est un bon mécanicien musical, il y a même des moments jolis, appuyés sur des solos instrumentaux, alto et voix, solo de harpe, solo de violoncelle, il y aussi de jolies allusions aux tempêtes rossiniennes (début de l’air bien nommé de Minna “Il fait nuit, et l’orage ébranle les rochers de la vieille Thulé) ou bien le prélude très retenu du second acte. Une musique agréable, qui se laisse écouter avec aisance mais sans moments de tension forte, sauf peut-être le duo de l’acte II, sc.5 .
J’ai trouvé que Les Musiciens du Louvre-Grenoble et Marc Minkowski étaient bien plus dans leur élément que dans Wagner la veille. Le son était mieux calibré, l’orchestre plus souple, moins brutal, plus coloré aussi. L’univers des années 1830 est un axe pour eux, et je suis sûr que s’ils se lançaient plus avant dans Auber, (Minkowski a déjà dirigé le Domino Noir d’Auber et Robert le Diable de Meyerbeer) on aurait de jolies surprises. Les solos instrumentaux très beaux, très délicats, les ensembles bien construits, les rythmes marqués: évidemment, on n’a aucune référence, mais tout de même, on a pu percevoir une plus grande familiarité avec ce style de musique et d’approche qu’avec les déchainements wagnériens de la veille. La réussite de la soirée, réelle, tient beaucoup à ce changement de braqué.
Elle tient aussi et surtout à une distribution sans taches, avec des solistes qui chacun à leur place ont montré de très grandes qualités dans une œuvre qu’ils découvraient. Sally Matthews, Minna (tiens, le prénom de l’épouse de Wagner d’alors…) a toutes les qualités techniques de contrôle du son, a les pianissimi, a les notes élevées, et les passages très propres, un magnifique exemple de chant éduqué à l’anglo-saxonne et parfaitement en place; elle pourrait chanter du bel canto à un haut niveau (mmm…une Rosmonda d’Inghilterra…), mais elle a un petit problème d’émission un peu tubée, et surtout de diction du français: on ne comprend pas un traitre mot de ce qu’elle chante la plupart du temps et c’est très regrettable face à ses partenaires qui eux, sont d’une clarté cristalline. Car si le Magnus de Bernard Richter a une qualité c’est bien celle de mâcher, d’articuler chaque mot avec une élégance sans pareille, avec toute petite raideur cependant. Magnifique exemple de ce que chanter avec style veut dire. La voix est claire, mais pas légère, on comprend pourquoi il a pu chanter Georg (Erik) à Versailles;  les aigus, même les plus tendus sont bien installés; à mon avis, il pourrait être dans quelque temps un Henri de la version française des Vêpres Siciliennes (pas dans l’italienne) avec un registre central un peu plus large. La référence dans Henri pour moi c’est Nicolaï Gedda, on n’en est pas (trop) loin. Eh, oui je rêve d’une version française des Vêpres qui soit de style français, pas de style italien traduit en français.
Le Troïl du baryton Russell Braun est aussi un exemple de chant parfaitement maîtrisé et éduqué à l’anglo-saxonne: ces chanteurs nord-américains (ou britanniques) -Russell Braun est canadien-, sont pour moi des autoroutes de l’opéra, sûrs, nets, droits, quand en plus il y a des ouvrages d’art, c’est à dire qu’ils savent intelligemment moduler, “ammorbidire”diraient les italiens, avec un chant qui sait s’adoucir, se colorer et en bref interpréter, cela donne une performance exemplaire, comme ce Troïl émouvant, parfaitement dominé, qu’il nous a été donné d’entendre: il ferait, lui, un bon Guillaume Tell…
Eric Cutler qui a une petite partie (Eric) m’est apparu un peu plus en retrait qu’hier dans Georg, mais toujours avec du style et de l’élégance, ainsi que Mika Kares, qui fait une petite apparition, toujours remarquable,  quant à  Ugo Rabec, jeune basse (Barlow , le père de Minna), il tient bien sa place, joli timbre, émission soignée, diction impeccable. Un très bon point dans une distribution dans l’ensemble exemplaire, avec les toutes petites réserves sur le soprano.
Pour tout dire, on ne peut qu’être ravi d’avoir découvert cette œuvre, non tant pour elle-même que parce qu’elle nous replonge dans une période peu explorée aujourd’hui dans les théâtres et même assez peu connue du public, de Rossini, à part Barbiere et Cenerentola, on ne propose plus grand chose alors qu’à Paris on aimerait entendre à l’opéra un Guillaume Tell (que je suis en train de réécouter et qui est une œuvre magistrale), du bel canto, à part Lucia di Lammermoor(1), L’Elisir d’amore et I Puritani peu de choses sont vues alors que le répertoire est gigantesque (et je ne parle d’auteurs italiens comme  Mercadante ou de Carlo Coccia),  d’ auteurs germaniques d’opéras de la période comme Marschner, Schubert, et même Weber, peu de choses : on en parle beaucoup mais qu’on en joue peu: à quand un Oberon, à quand même un Freischütz à l’Opéra de Paris?, d’Auber, il a fallu l’initiative de l’opéra comique pour revoir la Muette de Portici alors que c’est un opéra pour Garnier, au minimum. Quant aux Meyerbeer…Les Huguenots ont été montés magnifiquement par Strasbourg et Bruxelles, mais rien à Paris. Il faut saluer les initiatives du Palazetto Bru Zane sur ce répertoire immense, qui vont produire l’enregistrement de ces deux Vaisseaux et des Musiciens du Louvre-Grenoble qui font là œuvre culturelle notable.
J’étais arrivé à la MC2 avec des préventions, j’en sors avec une certitude, celle que l’opéra restera un art vivant si d’un côté on créée des œuvres nouvelles, et que de l’autre on explore le répertoire, on varie l’offre, on stimule les curiosités du public, toujours disponible, on construit une vraie culture lyrique. Aujourd’hui, un opéra qui tourne sur les standards universellement partagés, c’est un opéra qui meurt.
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(1) J’oublie injustement la Fille du Régiment, mais elle été remontée pour Dessay, pas pour Donizetti.

 

MC2 GRENOBLE 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 23 MAI 2013 (LES MUSICIENS DU LOUVRE-GRENOBLE,Dir.mus: Marc MINKOWSKI)

Une semaine après Der Fliegende Holländer à Berlin, deux soirées à Grenoble avec les Musiciens du Louvre-Grenoble et Marc Minkowski dans un projet hommage à Wagner, qui pointe une erreur de jugement: celle du directeur de l’opéra de l’époque Léon Pillet, qui  préféra un compositeur français, estimé plus sûr, Pierre-Louis Philippe Dietsch, pour composer sur le sujet du Hollandais Volant que Wagner avait projeté, après une lecture de Heine (Les Mémoires de Monsieur Schnabelewopski) et aussi après une épouvantable tempête vécue au large de la Norvège, alors qu’il fuyait Riga, où il était criblé de dettes. Dietsch composa “La vaisseau fantôme ou le Maudit des mers”, 11 représentations en 1843 et puis c’est tout à l’opéra, nous entendrons demain la 13ème (la 12ème fut entendue ce mardi 21 mai à l’opéra de Versailles).  À Versailles, le choix a été fait d’enchaîner les deux œuvres, à Grenoble, le projet sera divisé en deux soirées (les 23 et 24 mai) avec un enregistrement chez Naïve à la clef. L’opération est coorganisée par le Palazzetto Bru Zane, le centre de musique romantique française très actif: il s’agit donc à la fois d’un projet sur Dietsch et d’un projet qui consiste à présenter la version parisienne du vaisseau de 1841 (encore que la version de 1860 fût aussi composée pour un concert parisien), celle sans la “rédemption” et celle qui est obligatoirement jouée en un acte, mais aujourd’hui, on joue Der fliegende Holländer sans entracte dans la plupart des théâtres, y compris la version de 1860.
C’est une initiative intelligente, stimulante, et bien accueillie par le public grenoblois.
Mais voilà, l’auditorium de la MC2 a une acoustique très réverbérante, avec un son très présent et prononcé qui convient aux récitals d’instruments solistes et à la musique de chambre ou à des formations symphoniques moyennes (musique du XVIIème, XVIIIème, romantique) mais à cause de son podium réduit, à cause de son toit assez bas, elle ne convient pas au grand répertoire symphonique qui a besoin de plus espace. Or, Der fliegende Holländer, par son urgence, sa dynamique, ses chœurs importants a besoin d’espaces plus larges et le son nous arrive ici avec un volume excessif, même si la proximité des chanteurs et des musiciens n’est pas désagréable.
La première remarque est donc cette inadéquation du lieu, peut-être eût il mieux convenu d’utiliser la salle de théâtre, plus volumineuse, qui a une fosse, pour une représentation semi-scénique: c’est évidemment une opinion, qu’on peut discuter.
On sait les Musiciens du Louvre-Grenoble plutôt spécialisés dans un répertoire plus ancien (le XVIIIème), et même si la musique romantique est jouée désormais depuis longtemps aussi par des instruments d’époque (voir l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique), cette incursion dans un opéra de Wagner pouvait apparaître saugrenue pour  certains.
Certes le son est différent, plus âpre, plus rêche, cela s’entend dans les cuivres,  qui sont très découverts et un peu brutaux, on entend ordinairement des cuivres aujourd’hui beaucoup plus subtils, avec plus, beaucoup plus même de legato mais on doit applaudir l’engagement de l’ensemble de l’orchestre, très impliqué, très vif, très dynamique, très jeune avec des moments particulièrement réussis (La tempête du début du troisième acte, avec le très bon chœur  de Chambre Philharmonique Estonien). Le jeu des musiciens, la manière d’aborder l’œuvre, peuvent être discutés, mais il reste une vraie “franchise” dans cette manière d’aborder Wagner.
En revanche la direction de Marc Minkowski ne fait rien pour adoucir les effets ou donner un peu de raffinement. Certes, la version de Paris doit plutôt être jouée “haletante”, dynamique et énergique dans la tradition des opéras de Weber ou de Schubert, ou même des premiers opéras de Wagner. Mais là, avec  l’acoustique et l’interprétation du chef, on a une sorte de double peine: manque de souplesse, manque de couleur,  un volume  excessif en permanence, et un manque de subtilité: on l’entend dans le duo Senta/Hollandais du deuxième acte, dont l’une des qualités est la douceur de l’accompagnement orchestral, si bien réussi par Daniel Harding la semaine dernière, et ici presque gênant qui casse une peu la magie musicale.
Du côté des chanteurs, c’est plutôt une très agréable surprise, car la distribution réunie est jeune et remarquable dans son ensemble. À la différence de Versailles, où le Hollandais était confié à Vincent Le Texier, pour l’enregistrement à Grenoble, c’est Evguenyi Nikitin qui est le Hollandais, a priori un joli coup qui place en vedette celui qui devait le chanter à Bayreuth l’an dernier et qui en a été exclu à cause d’un tatouage nazi malencontreux. Il chante dans tous les grands théâtres, et donc on s’attendait à une prestation magnifique. Las, c’est une déception, comme dans Klingsor à New York en février dernier (dans le magistral Parsifal dirigé par Daniele Gatti). La voix est mal projetée, elle reste mate et sans vrai volume (même dans cette salle si favorable), il semble très fatigué, et sans aucun engagement (ce qui tranche avec les autres chanteurs) même si la diction est correcte et que le timbre reste beau. Mais il n’a rien d’un Hollandais réclamé dans les grandes scènes internationales: quelle différence abyssale avec Michael Volle la semaine dernière à Berlin qui était si émouvant et si présent.
Face à lui, une découverte, la jeune basse finlandaise Mika Kares (en Donald, c’est à dire Daland) basse profonde qui rappelle un autre finlandais, Matti Salminen, même si le physique est très différent. Très bien préparé, le chanteur est le seul à essayer de jouer un peu, de créer des interactions, car il chante sans partition. L’entrée en scène au premier acte, le duo du premier acte sont vraiment des moments magnifiques: il faut vraiment revoir en scène cet artiste, qui est une authentique révélation.
Le Georg (Erik) d’Eric Cutler a la technique américaine, très contrôlée, avec un centre étendu, des aigus bien négociés, une voix suffisamment large (car Georg/Erik n’est pas une voix légère): certes, dans les ensembles avec un orchestre au volume qui assomme dans la salle, notamment à la fin, on l’entend mal, mais son élégance dans le duo avec Senta montre vraiment les qualités de l’artiste, à réentendre dans Belmonte ou Tamino.
J’ai déjà plusieurs fois signalé Bernard Richter, ténor suisse d’une suprême élégance, à l’aigu très sûr, au timbre superbe, à la diction modèle, que j’avais découvert dans Don Ottavio à l’Opéra de Paris l’an dernier mais qui y chante régulièrement depuis 2006. Un Steuermann très maîtrisé, presque trop “beau” pour le rôle.
J’ai revu avec plaisir Hélène Schneiderman, en troupe à Stuttgart depuis 1984, qui a aussi été à Heidelberg où j’ai vécu, et qui y avait laissé une trace profonde,  une chanteuse toujours “honnête”, toujours préparée, toujours présente, dans Mary, qui n’est pas un rôle de grand relief, et dans lequel elle ne démérite pas.
Enfin, terminons par une autre découverte, Ingela Brimberg, un soprano suédois dans la grande tradition des voix suédoises au volume étonnant, à la technique solide, aux aigus perçants et parfaitement placés, avec une couleur un peu froide qui rappelle beaucoup Lisbeth Balslev. L’acoustique de la salle rend ses aigus énormes et presque trop volumineux, mais dans une salle ordinaire d’opéra, nul doute qu’elle ferait merveille. En tous cas, une Senta de grande allure, sans une faiblesse, avec un engagement qui tranche avec son partenaire Nikitin. Là aussi une jolie révélation.
Au total et malgré mes réserves sur l’orchestre et le chef, une entreprise justifiée, très soignée, et ma foi, riche de potentiel pour tous ces jeunes chanteurs, un vrai Fliegende Holländer, qui rend clairement justice à l’œuvre, sans doute une première pour Grenoble et les grenoblois n’ont pas été volés!
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MC2 GRENOBLE 2012-2013: Yuri TEMIRKANOV DIRIGE L’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE SAINT PETERSBOURG le 14 NOVEMBRE 2012 (PROKOFIEV-CHOSTAKOVITCH)

Prokofiev:
Symphonie n°1 en ré majeur “classique”op.27
Roméo et Juliette, extraits des suites d’orchestre n°1 et n°2 op 64 a et b
Chostakovitch:
Symphonie n°5 en ré mineur op.47

Il y a dans l’art ce merveilleux de la permanence: au-delà des clivages, au delà des vicissitudes politiques, au-delà des drames de l’histoire, l’art et ses serviteurs sont au rendez-vous. Voir le Philharmonique de Saint-Petersbourg (que j’ai connu comme Philharmonique de Leningrad dans mon jeune temps) et Yuri Temirkanov, c’est évidemment toucher cette permanence, cette tradition de 130 ans (ils ont été fondés en 1882) qui défie les circonstances et les contingences. Tels ils sont, tels ils étaient:  extraordinaires.
Ce soir ils donnaient un programme fait de deux compositeurs qui ont joué à cache cache avec le pouvoir stalinien, Prokofiev, qui était dedans-dehors, et Chostakovitch, qui vivait dedans et composait trop souvent “en dehors”, en dehors de la ligne, en dehors des schémas, des classicismes, des conformismes. Lui aussi donc, un dedans-dehors, peut-être plus radical que Prokofiev. L’orchestre donnait un programme d’ œuvres qu’il a créées, pour une grande part, la Symphonie Classique de Prokofiev en 1918, et la Symphonie n°5 de Chostakovitch en 1937, ainsi que la suite d’orchestre de Roméo et Juliette n°2 là aussi en 1937. Ce qui nous été donné à voir ou à entendre, c’est le génome de l’orchestre, tout simplement.
Que cet orchestre impérial (fondé pour Alexandre III et sa cour) se retrouve un soir à Grenoble – c’est sans doute la première fois que se produit une phalange d’un tel prestige, est en soi exceptionnel, et il faut en remercier Michel Orier,  directeur de la création artistique au Ministère de la Culture et ex-directeur de la MC2; il reste à espérer que son successeur Jean-Paul Angot fasse de même.
Et il y a aussi Yuri Temirkanov, le successeur du mythique Mravinsky (50 ans à la tête de l’orchestre) depuis 1988. Temirkanov, qui étudie à Leningrad le violon et l’alto, le pur produit de l’école russe de direction d’orchestre, issu du conservatoire de Leningrad, qui commence à 27 ans une carrière qui l’amènera dans le monde entier. Succéder à Evguenyi Mravinski en URSS, en 1988,  c’était à peu près comme succéder à Karajan l’année suivante pour Abbado. Faire exister l’orchestre après l’irremplaçable: c’était le défi.  Et pourtant, autant le Philharmonique de Berlin change avec ses chefs, autant le Philharmonique de Saint Petersbourg, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, reste le même. Il est de ces orchestres immuables, tels qu’on les connaissaient avant la “mondialisation” de la musique classique. En occident, les orchestres sont aujourd’hui plurilingues, multinationaux par leurs membres, et on leur reproche d’aller quelquefois vers un son uniforme et sans âme, alors que Saint Petersbourg, c’est au contraire un orchestre vraiment national, un orchestre de racines, qui est incomparable, par le son, par le répertoire, par l’incroyable personnalité. Et pourtant, Yuri Temirkanov fait le modeste, avec son geste limité, et minuscule quelquefois:  il dirige, dirait-on, par signes plus que par gestes, faisant avec ses deux mains, sans baguette, des signes entendus, confirmés par quelque sourire en coin, il ne prend pas la musique à pleine mains, mais il a caresse, il la titille, il la déchaîne d’un minuscule geste: il y a des mouvements qu’on devine sans les voir tant les mains bougent et pas les bras. Temirkanov le “simple” qui réussit à obtenir de l’orchestre par ses seuls regards ou son sourire en coin, une précision métronomique dans les gestes et dans le son. Rarement j’ai vu des cordes au geste si précis qu’on a l’impression de la reproduction par dizaines du même mouvement, de la même amplitude, du même engagement, ce qui produit un son compact, plein, et un son authentiquement collectif: époustouflant. Et ce n’est pas mécanique, c’est  extraordinairement contrôlé, et en même temps joyeux; joyeux par les si nombreux sourires des musiciens entre eux, ou pour soi , joyeux et serein. De cette sérénité qui construit des montagnes. Ici ni de la part du chef, ni de ses musiciens, pas de gestes démonstratifs, pas de mouvements de l’orchestre comme des vagues ou une mer déchainée, non, le son explose du fond d’une machine impeccablement entretenue, huilée, d’une machine humaine toute dédiée à son œuvre, et à son chef. Une merveilleuse bête humaine.
Quand on entend les premières notes de la Symphonie classique, on comprend de suite le propos: Prokofiev voulait une œuvre qui fût à la fois un hommage au monde de la symphonie de Haydn, en privilégiant un orchestre calqué sur l’orchestre du XVIIIème, influencé par son maître Glière, grand admirateur de Haydn, mais avec un système référentiel du  XXème, y compris de l’école de Vienne. J’ai l’habitude du Prokofiev d’Abbado, énergique et élégant. Temirkanov propose un Prokofiev très raffiné, avec des sons d’une grande délicatesse, d’une très grande légèreté, y compris dans le premier mouvement si vital.
Le larghetto confirme largement cette option d’où émerge à la fois une délicatesse de salon, et une certaine tension. Magnifique dernier mouvement, tout en dynamique comme une course au son, qui reste néanmoins très dominé (ah, les flûtes!).
Les suites de Roméo et Juliette sont issues de ce premier grand ballet de l’ère soviétique, crée en Tchécoslovaquie en 1938, dont Prokofiev a tiré trois suites (la troisième est peu connue). Les extraits présentés sont dans le désordre,  mélangent Suite n°1 et 2 qui elles mêmes ne suivent pas l’ordre des scènes. Cela s’ouvre par Montaigus et Capulets, le moment le plus connu de la partition, qui pose à la fois les antagonismes, une certaine grandeur et aussi une certaine lourde violence, d’autres extraits font irrésistiblement penser à Pierre et le Loup, et l’orchestre sait contrôler le volume, et les rythmes souvent légers et dansants et syncopés. J’ai beaucoup aimé la tendresse, la douceur, et la jovialité de “Juliette jeune fille” et surtout la suavité avec laquelle le chef emmène l’orchestre, ainsi que “Masques” avec son côté mystérieux et aussi ironique. Bref, variété, couleur, acrobatie sonore et virtuosité ont émaillé cette première partie dédiée à Prokofiev, mais ce qui frappe, c’est la capacité de Temirkanov à obtenir de l’orchestre une incroyable palette de couleurs, lourdeur et légèreté, délicatesse et brutalité, tout cela se tisse dans un feu musical intense. Merveille
Chostakovitch a composé sa Symphonie n°5, on le sait, “comme la réponse d’un compositeur à de justes critiques” après l’accueil terrible de Staline à sa Lady Macbeth du district de Mtzensk qui avait signé la disgrâce du compositeur,: il se voyait déjà arrêté. Il compose donc une symphonie d’une facture très classique, d’une longueur habituelle (40 minutes) en quatre mouvements (moderato, allegretto, presto, allegro  non troppo). En fait Chostakovitch veut à la fois se montrer docile et faire comprendre à qui veut l’entendre qui ne l’est pas tant. Son final très optimiste fait contraste avec la majeure partie d’une symphonie plutôt douloureuse et recueillie. Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’on entend Mahler partout, Mahler et donc partout une douleur structurelle . Le largo (troisième mouvement) entièrement joué sur les cordes et le hautbois est particulièrement emblématique, et comme les cordes du Philharmonique de Saint-Petersbourg sont prodigieuses, sublimes, il en résulte une forte tension et une infinie tristesse, on navigue sur une vague d’émotion intense. Et le dernier mouvement n’en paraît que plus banal, écrit pour rattraper l’opéra maudit: ” les transports de joie ont été obtenus par des menaces” , Chostakovitch insistera bien sur l’artifice de ce final, là aussi très mahlérien, mais c’est un Mahler surjoué. Il n’est que de voir l’hystérie collective qui saisit les cordes dans le crescendo final avec leurs mouvements rapides, saccadés, tous ensemble, en une sorte de danse presque macabre, rien moins qu’optimiste. Non Chostakovitch ne positive pas, il prend la pose, la posture de la joie, mais il reste en retrait.
Enorme succès, bis extraordinaire de tension et de technicité (sons mourants à se damner) et en sortant le regret que ce passage à Grenoble se limite à un soir. Il est vrai que ce n’était pas plein, qu’il y avait des rangées vides, à cause du prix exceptionnel pour Grenoble (76 €) et évidemment les absents avaient tort, grand tort parce que le paradis n’a pas de prix.

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MC2 GRENOBLE 2012-2013: IVÁN FISCHER dirige le BUDAPEST FESTIVAL ORCHESTRA le 1er octobre 2012 avec JÓZSEF LENDVAY (BARTOK, MAHLER)

Ces trois derniers jours auront donc été hongrois. A Budapest samedi pour Hunyadi László, à Grenoble lundi pour le passage exceptionnel du Budapest Festival Orchestra sous la direction de son chef (et fondateur)  Iván Fischer (le frère d’Adam Fischer) pour un programme non moins exceptionnel, le concerto n°1 pour violon (soliste József Lendvay) de Bartók, et la Symphonie n°5 de Gustav Mahler. Il faut reconnaître que les grenoblois sont chanceux, puisque la programmation musicale de la MC2, en dehors de l’orchestre des Musiciens de Louvre Grenoble en résidence (enfin, une résidence pour ainsi dire…), comprend cette année encore une fois des concerts d’Alexandre Tharaud, de Radu Lupu, d’Isabelle Faust, mais aussi des Arts Florissants, de l’Orchestre Philharmonique de Saint Petersbourg dirigé par Temirkanov et d’autres concerts diablement stimulants: Michel Orier , directeur de la MC2 jusqu’à ces dernières semaines ( aujourd’hui directeur général de la Création artistique au Ministère dela Culture) savait programmer.
Et ce fut un magnifique concert, un de ceux dont on sort heureux. Le concerto pour violon n°1 Sz 36 de Bartók,  a été écrit en 1907-1908 en hommage à une violoniste, Stefi Geyer, dont Bartók était amoureux. Les choses ne sont pas allées pour le mieux, et Stefi Geyer qui avait reçu la partition ne la révèlera  qu’après la mort du compositeur. Le concerto sera créé par Paul Sacher en 1958 à Bâle. Il s’agit d’une sorte de portrait de la jeune fille, d’abord plutôt langoureux en première partie, et très joyeux en seconde partie (le concerto ne possède que deux parties au lieu des trois traditionnelles). Au violon ce soir un artiste exceptionnel József Lendvay, fils d’un très fameux violoniste tzigane, qui affiche une technique insolente, avec des sons époustouflants  sortis de son Stradivarius Ex Ries 1693 mis à sa disposition par la Fondation Reinhold Würth. Quelle différence avec Leonidas Kavakos il y a quelques semaines à Lucerne avec le Concertgebouw et Mariss Jansons (dans le concerto n°2 il est vrai). Là où Kavakos n’est que virtuose mais ne fait rien ressentir, on a avec Lendvay une technique incroyable, mais sentie, mais sensible, mais intériorisée. L’orchestre l’entoure avec gourmandise ( le crescendo des cordes au début est stupéfiant). Le soliste commence comme une méditation, puis peu à peu se fond avec l’orchestre, sans jamais surjouer, sans jamais prendre la pose de soliste, primus inter pares d’un orchestre qui le suit avec une délicatesse et une justesse notables.
Le deuxième mouvement, en contraste plus vif, plus acrobatique, plus gai, dessine une autre facette, plus enjouée, de la jeune Stefi. Et c’est étourdissant  de finesse et d’énergie tout ensemble. József Lendvay ressent pleinement cette musique qui puise dans la tradition tzigane, dans les racines populaires, mais il la ressent avec une étonnante sensibilité, avec un véritable engagement, et en même temps une grande modestie.
Car en réalité quel artiste! il va donner en bis un morceau tiré de la musique tzigane,

appelant un altiste, un autre violoniste, un violoncelliste et un contrebassiste, et c’est déjà époustouflant de technique, puis une étude (Kreisler? Paganini?) faite de coups d’archers à vous étourdir et de pizzicati impossibles. Oui, il a dans le sang cette tradition tzigane (vous savez, ceux qu’on appelle roms en France, et qu’on chasse de toutes parts) qui en fait un violoniste magique, parce qu’à la fois ébouriffant technicien et véritable artiste, sensitif, épidermique, qui vous tourneboule.
En seconde partie, l’orchestre attaque la trop fameuse symphonie n°5 de Mahler, composée entre 1901 et 1903, après que Mahler a failli mourir d’une hémorragie intestinale. Cinq mouvements, une marche funèbre qui essaie désormais de conjurer une mort vue de près, un second mouvement “Stürmisch bewegt” (orageux et animé) où la véhémence laisse bientôt place à un nouvel optimiste et une nouvelle énergie, un scherzo en forme de danse accompagnée par le cor joué habituellement debout, et ici à côté du chef, en soliste, le fameux adagietto, dont on dit qu’il est une déclaration d’amour à Alma, et un rondo-finale qui constitue des retrouvailles avec le bonheur.
D’abord, il faut souligner l’engagement de l’orchestre et sa qualité éminente, qui le hisse au niveau des plus grands, tous les pupitres sont remarquables, mais citons le magnifique cor de Zoltán Szöke, qui enchante tout le troisième mouvement, ou le hautbois de Victor Aviat, et surtout les cordes, époustouflantes dans leur ensemble (des pizzicati au troisième mouvement à se damner), un engagement, une énergie extraordinaires (le premier violon, Giovanni Guzzo, emmène les troupes à un train d’enfer). Iván Fischer propose une vision très énergique, très charnue, ne glissant jamais vers la sensiblerie ou la complaisance: dès le départ, on a l’impression d’un arrachement, d’un rythme qui se force à se tirer de cette mort qui sonne: c’est le premier mouvement sans doute le moins passionnant, à cause de la trompette solo, très découverte et qui n’a pas toujours convaincu (on a toujours en tête Reinhold Friedrich à Lucerne, et c’est évidemment dangereux pour les autres), mais tout le reste est extraordinaire d’énergie et d’allant, de force plus que de violence, une force qui va, déjà dans le deuxième mouvement, prenant, entraînant, bouleversant, et aussi dans le troisième à la fois dansant, presque comme une valse, et en même temps doué d’une indicible poésie.
L’adagietto est l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre, sans effet, sinon un usage très appuyé du rubato, qui donne au début l’idée d’une sorte de mouvement perpétuel, et dans l’ensemble d’une simplicité étonnante, un moment suspendu avec des cordes à se pâmer qui s’enchaîne avec ce dernier mouvement que j’adore, tant on entend l’influence sur Mahler des Maîtres Chanteurs de Wagner ,notamment au début. Ici les thèmes se succèdent avec bonheur, dont les variations sur celui de l’adagietto et on se prend à sourire, à rêver, à se laisser aller à une joie de vivre retrouvée et communicative. Chaque pupitre est mis en valeur, les contrebasses sont somptueuses, les violoncelles ivres, et tout cela crée un langoureux vertige, baudelairien. Au milieu, Iván Fischer dirige sans être démonstratif, mais toujours précis, avec une économie de gestes notables (sauf à la fin) et montre qu’il est un des grands chefs de ce temps, capable de déchainer des forces inouïes de cet orchestre magnifique, un orchestre d’exception qui gagne à être plus connu et qui désormais a sa place dans la Panthéon des Grands. Bartók lui appartient, de droit. Et Mahler qui dirigea l’Opéra de Budapest de 1888 à 1890, est aussi un peu dans les gênes de ces musiciens d’exception, dépositaires d’une très grande tradition, que nous évoquions hier à propos de l’opéra de Erkel. Le public ne s’est pas trompé, il a fallu que Fischer lui-même interrompe le public enthousiaste et survolté, qui ne cessait d’applaudir et de le rappeler en scène. Nous avons eu ce soir un Bartók d’une grande sensibilité, et un Mahler plus fulgurant que mélancolique, plus énergique que sensible deux vraies interprétations, deux immenses moments de musique.