BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 22 MARS 2016 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en sc: Mariusz TRELIŃSKI)

Acte I ©Monika Rittershaus
Acte I ©Monika Rittershaus

Il y a une histoire de la relation de Tristan und Isolde aux Berliner Philharmoniker depuis la deuxième guerre mondiale et notamment depuis Karajan. Karajan à l’aube des années 70, Abbado au crépuscule du siècle (1998 et 1999) et maintenant Rattle au début du XXIème siècle vont alimenter l’histoire de la lecture de l’œuvre par les berlinois : chacun a apporté un vrai point de vue, et à chaque fois l’orchestre de Berlin a stratifié ces lectures par des traces sonores qu’on a encore très vivantes et fortes. L’enregistrement Karajan a marqué, parce qu’il a toujours fait discuter. Il existe des traces radio du Tristan berlinois d’Abbado qui n’en doutons pas vont un jour ressortir des archives (tout comme son Parsifal) et qui, par son acte II notamment et par les harpes finales de l’acte III, remet quelques pendules à l’heure. Ce qui ressort de Rattle, c’est d’abord la mise en valeur de l’orchestre, à vrai dire époustouflant. On a rarement atteint tant de clarté, tant de chair, tant de transparence aussi. Karajan se (et nous) noyait dans une ivresse sonore jamais reproduite depuis, Rattle ne nous noie pas, mais nous fait flotter sur un océan harmonique, fait de détails si pointus qu’ils étonnent, comme émergés d’une partition qu’on croyait connaître et qui révèle encore des constructions multiples et foisonnantes, abyssales mêmes. L’auditeur en reste stupéfié et frappé.
Le chef britannique s’intéresse aux détails les plus minimes, met au point d’une manière maniaque une mise en ondes sonores qui laisse rêveur, et donc la somptuosité de l’orchestre secoue. Et ainsi son Tristan est présent, puissant, charnu, rutilant même quelquefois (un peu trop ?), en une interprétation soucieuse de mise en relief de la partition, avec ses modulations, ses contrastes de volume, sa présence, grâce à un orchestre au sommet dont les bois notamment sont à dire vrai inhumains dans leur perfection, sans parler des cordes et notamment des violoncelles et contrebasses.

Oui, ce Tristan commence par l’orchestre, inouï, stupéfiant, historique. Par l’orchestre que le chef ne cesse de mettre en valeur, mais qui et c’est presque paradoxal, ne propose pas cependant de lecture neuve de cette partition si fréquentée par les théâtres et par les grands chefs. L’interprétation reste académique, au bon sens du terme, classique, au bon sens du terme : rien de neuf, mais une perfection formelle telle qu’elle devient presque un modèle pour les classes, un modèle pour les académies, une interprétation statufiée telle qu’en elle-même l’éternité pourrait la changer. On n’est ni dans une danse de la mort comme chez Abbado, ni dans la lente et fascinante progression bernsteinienne, ni dans la profusion sonore kleibérienne ou l’énergie d’un désespoir à la Barenboïm (j’en reste aux Dieux de mon Panthéon personnel). Rattle ne s’attarde pas sur le son, à la manière d’un Thielemann, mais ouvre une boite de Pandore infinie avec une sorte de modestie personnelle qui le dissimule derrière les splendeurs de l’orchestre.
Car la question du beau est bien centrale dans l’analyse de ce Tristan. De la part des Berliner Philharmoniker et à ce niveau d’exécution, le beau est le « nécessaire basique», mais une exécution de ce niveau réclame peut-être autre chose : le beau est l’attendu, mais à part cette foule de détails révélés qui ajoutent à notre connaissance de l’œuvre et à la stupéfaction permanente dont elle est l’objet à chaque exécution, il n’y a pas de « propos ».

Acte II, sc.I : Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus
Acte II, sc.I : Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus

En terme d’interprétation, de regard sur l’œuvre, de point de vue, d’originalité, il reste donc un peu de frustration car on ne trouve pas dans cette exécution, si « belle » soit-elle, de quoi nous ouvrir vers d’autres possibles musicaux. L’exécution correspond à l’attendu dans sa perfection formelle, mais peut-être pas à l’espéré dans ses possibles interprétatifs.
Je sens le lecteur agacé par mon analyse d’enfant trop gâté, mais à quoi servirait ce blog s’il se contentait de servir la soupe ? J’ai toujours considéré Sir Simon Rattle comme un très grand chef, voire un inventeur dans certains répertoires, dans le répertoire français par exemple, ou britannique et américain dans lequel il n’est pas égalable aujourd’hui, mais pas dans Wagner, ni dans le grand répertoire germanique romantique et post romantique.
Dans ce Tristan, il valorise une lecture plutôt pathétique de l’œuvre (il est en accord avec la mise en scène qui refuse à l’histoire de Tristan une valeur de tragédie), marquant avec insistance les moments les plus urgents, qui sont même souvent abordés avec un volume un peu excessif : on n’est pas dans une lecture philosophique, ni dans une lecture abstraite, ni dans une métaphysique de l’œuvre mais dans une lecture plus psychologique qui laisse la place aux déchirures individuelles, aux drames intimes des personnages.  Tristan vu comme drame romantique, presque comme mélodrame, et non comme tragédie universelle.
Et notre oreille complaisante d’éternelle midinette accueillera sans doute le pathos avec une certaine satisfaction. Mais le pathos, c’est ce qu’on ne garde jamais dans les souvenirs.

Dans cette optique, le chant peut se déployer avec des couleurs variées. Le britannique Sir Simon Rattle a choisi une distribution de protagonistes essentiellement non germaniques: Sarah Connolly, Stephen Milling, Stuart Skelton, Eva-Maria Westbroek et c’était pour beaucoup des prises de rôle : une distribution neuve pour un festival est toujours un élément excitant, et une prise de risque intéressante, de cela on doit vivement remercier. Quel intérêt d’aller dans un festival pour retrouver les mêmes que sur les scènes en vue : pour cela il suffira d’aller au MET l’an prochain où nous attendront René Pape, Nina Stemme et Ekaterina Gubanova dans la même mise en scène et avec Sir Simon Rattle dans la fosse.
Choisir le risque, c’est aussi assumer les erreurs de casting ou les décalages : Sarah Connolly est une non-Brangäne valeureuse, douée d’une diction impeccable, qui aborde le rôle en musicienne, mais en projection et en style, nous n’y sommes pas, il manque une véritable couleur dramatique, comme dans les « Einsam wachend in der Nacht…habet Acht » et le second « Habet Acht » du deuxième acte, où la voix manque de corps et ne réussit pas à s’imposer, cette présence vocale forte, en dépit de notables qualités d’une artiste bien connue et appréciée, manque une peu dans l’ensemble de l’oeuvre. Sarah Connolly, une des artistes les plus prisées dans le répertoire baroque, abordait là un tout autre univers, elle n’est pas encore bien installée dans Brangäne, et pour l’instant le rôle n’apporte rien de plus à sa (flatteuse) réputation.

Michael Nagy était Kurwenal. Une prise en rôle pour un chanteur bien familier du grand répertoire, c’est un notable Heerufer de Lohengrin, un Wolfram éminent. Il a été un magnifique Stolzius dans Die Soldaten à Munich. Bref, un chanteur aux qualités multiples (il est aussi un bon chanteur d’oratorio) et toujours intéressant. Dans Kurwenal, il semble avoir quelque difficulté à projeter au premier acte, où la brutalité du rôle ne lui convient pas et où la voix est quelquefois un peu couverte. Au troisième acte au contraire, il est dans son élément, plus poétique, plus intérieur : la palette des couleurs peut s’ouvrir avec une émission et une diction qui font de ses premières répliques quelque chose qui rappelle l’univers du Lied. Nagy est décidément un chanteur intelligent et raffiné, il pourrait être un Beckmesser de choix. Une belle prestation qui ne déçoit pas dans l’ensemble, même si ses qualités seraient sans doute plus mises en valeur dans l’autres rôles.
Stephen Milling est Marke, tout en blanc comme le Pinkerton des familles dans cet univers de marins un peu américanisés qu’installe le metteur en scène Mariusz Trelinski (en préparation de la présentation au MET ?). Ce chanteur valeureux, mais à la personnalité pas toujours marquée, se montre ici un Marke remarquable. Sans être une basse profonde, il montre un chant incarné, bien projeté, puissant, à la diction parfaite, et avec une jolie palette de couleurs, très expressif. On connaît bien ce chanteur, souvent sans reproche au niveau musical – il a chanté Marke sur toutes les scènes- mais quelquefois un peu en retrait du point de vue scénique, il est ici pleinement dans le rôle, dans une sorte de simplicité naturelle, sans jamais forcer et la prestation est remarquable.

`Les rôles moins importants sont bien tenus, notamment Thomas Ebenstein, le « Hirt » (berger)  au début du troisième acte, à la voix bien marquée, très claire, bien projetée et énergique, plus affirmée que dans le Junger Seeman au premier acte. Quant à Melot, il est bien défendu par Roman Sadnik. C’est un rôle ingrat, peu mis en valeur (et pour cause, c’est le traître) et il est souvent distribué de manière moyenne. Ce n’est pas le cas ici, la voix est claire, et se note.

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Acte I: je t'aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I: je t’aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Stuart Skelton est Tristan, une prise de rôle qui attisait la curiosité. Disons-le tout de suite, ce n’est pas un Tristan à la voix qui telle l’ouragan écarte tout sur son passage. Et c’est ce qui justement en fait le prix : Skelton est un Tristan lyrique plus que dramatique, émission soignée, diction impeccable, clarté de la voix exemplaire : on comprend tout, on entend tout pas tant à cause du volume mais plutôt du style et de la technique. Il y a beaucoup de poésie dans cette manière de chanter. Et donc, on peut dire que c’est une jolie surprise, et qu’il assume le rôle. Certes, la voix n’a pas toujours la puissance dramatique habituelle et elle fatigue, notamment dans les tensions du troisième acte. Dans une salle aussi favorable pour les voix que Bayreuth, il serait sans doute plus à l’aise que dans l’immense vaisseau de Baden-Baden. Il reste que même là, il réussit à émouvoir et à proposer un Tristan inhabituel, au chant quelquefois proche de la cantilène et vraiment attachant. D’autant qu’il n’y pas un seul Tristan aujourd’hui qui soit un véritable Heldentenor, même pas Stephen Gould qui est la référence aujourd’hui.

Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Enfin Eva-Maria Westbroek, qui devait chanter Isolde à Bayreuth puis qui a renoncé chante le rôle de mieux en mieux à mesure qu’avance la représentation. Elle aussi est une voix plus lyrique (spinto bien sûr) que dramatique pour mon goût. C’est une belle Sieglinde, une magnifique Cassandre. Est-ce une Isolde ? Elle arrive au bout du rôle, avec des aigus et suraigus difficiles et métalliques à la limite de la justesse au premier acte et des graves détimbrés. C’était même un peu inquiétant car seul un registre central riche et charnu la rendait convaincante. Le début du deuxième acte n’est pas arrivé à convaincre non plus ; mais le duo d’amour avec un Skelton élégiaque a fonctionné, et par rapport à la voix du ténor avec une fusion assez magique, et aussi en soi, avec un lyrisme, un allant, un engagement qui n’appellent que des éloges. Même conviction au troisième acte, peut-être encore plus dans sa première intervention Ha! Ich bin’s, ich bin’s, süssester Freund! Où elle montre un engagement peut-être plus tendu et émouvant que dans le Mild und leise proprement dit. Dans sa première intervention, elle arrive à donner des couleurs très variées, avec une urgence éperdue. Et toutes les notes passent. Ce qui donne à son « Mild und leise » une humanité extraordinaire et presque une authentique émotion, au-delà de certains éléments techniques, et même si la note finale « Lust» est tenue en filé, et très légèrement savonnée. Elle est aidée par un orchestre formidable qui la soutient, mais qui ne donne pas aux dernières mesures la suspension que donnait un Abbado par exemple (pour parler du même orchestre). D’autres Isolde sont plus convaincantes, mais sans être l’Isolde du moment ni je pense du futur, elle est une Isolde présente. Je pense que dans la salle de Bayreuth elle-aussi eût été plus à l’aide avec une voix qui serait mieux passée. Il est dommage qu’on ne l’y voie pas. Plus généralement je crains un peu qu’elle se perde dans la fréquentation de répertoires divers : Isolde, Sieglinde, Santuzza, Manon Lescaut, Minnie, Desdemona, Wally, Jenufa, Katia Kabanova, Maddalena di Coigny sont des rôles très différents et pas forcément adaptés à sa voix actuelle, ce qui peut être dangereux. À ce jeu, une Cheryl Studer y a laissé une voix qu’elle avait splendide.

Soleil noir ? ©Monika Rittershaus
Soleil noir ? ©Monika Rittershaus

Scéniquement, le travail de Mariusz Trelinski me laisse perplexe. Je suis sorti agacé de la représentation, parce que j’y ai vu une production faussement moderniste, un habillage, pour des options finalement assez banales, ou empruntées : les vidéos (signées Bartek Macias) , dans leur rapport à la scène (bateau dans la tempête, mer houleuse ou démontée, mouettes, soleil noir de la mélancolie – selon les dramaturges du spectacle) font penser (ou référence ?) au travail de Sellars et Viola, le lit d’hôpital au 3ème acte, ressemble beaucoup à celui de Marthaler. Ce sont deux productions très axées sur le monde mental des individus, sur leur affectivité, sur les déchirures, mais très hiératiques. Certes, les besoins des coproductions imposent de travailler en direction de publics très divers. Le public américain n’a pas la même relation à la scène que le public européen par exemple, et la scène polonaise théâtrale est bien plus avancée que d’autres scènes européennes. L’impression prévaut d’options finalement peu dérangeantes, destinées à plaire à tous. Non que je désire par force être dérangé ou bousculé, mais on connaît mon goût pour les mises en scènes qui posent clairement une problématique et qui proposent des axes de lecture. Tout me semble dispersé ou anecdotique : fallait-il qu’Isolde ait la cigarette au bec ? fallait-il qu’à la fin elle s’ouvre les veines pour justifier faire de la Liebestod un « banal » suicide, dans une sorte de réalisme bien discutable. À ce jeu, l’Isolde aux stigmates de Chéreau était autrement plus forte.
Mon premier problème avec cette production, c’est le décor, assez chargé, multiple, notamment au premier acte. Salon, bureau, coursives, pont supérieur, passerelle, où on monte et on descend et où les personnages sont dispersés. Un décor qui devient presque trop anecdotique lui aussi. Qui surcharge sans nous apprendre plus de l’histoire. Fallait-il aussi trois décors pour trois scènes à l’acte II, une sorte de tour de contrôle mirador, la même retournée, et un salon obscur ?

Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le troisième acte reste plus concentré sur un seul espace, parce que l’espace en l’occurrence, c’est d’abord l’espace intérieur de Tristan, et c’est un peu plus clair.

Mariusz Trelinski et son décorateur Boris Kudlička veulent évidemment un espace sans chaleur, métallique, vaguement inquiétant parce que guerrier. Ce n’est pas d’ailleurs le fait qu’on ait un navire de guerre au premier acte qui soit dérangeant : c’est cohérent avec l’histoire, c’est surtout cette déperdition inutile dans le détail, les écrans radars verts, projetés dès le prélude, et à chaque acte, la passerelle de commandement ultra moderne et sa version terrestre à l’acte II, le divan sur lequel dort Isolde (on lui donne un salon parce qu’il n’y sûrement pas de cabine), comme une invitée de dernière minute à qui l’on n’a pas trouvé de couche, ou le revolver Tristan et Isolde s’échangent. Il y a quelque chose de cinématographique dans ce réalisme agressif, alors qu’il n’y pas moins cinématographique, ni plus théâtral que Tristan, dans sa concentration et son essentialité.

Acte II, duo d'amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II, duo d’amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le seul élément cohérent et juste, c’est la présence permanente de la nuit, thème central du duo du 2ème acte, une nuit oppressante, avec ses lueurs et ses phares : des projecteurs qui aveuglent et qui cachent plutôt qu’éclairer : un jeu d’ombres qui devient menaçant notamment au 2ème acte. Les lumières (de Marc Heinz) dans cette ambiance uniformément nocturne, ont donc une particulière importance, notamment le vert un peu glauque qui est celui des radars, mais aussi des éclairages nocturnes extérieurs, un vert qui ne cesse de rappeler un monde de nuit et de brouillard. Il n’y a pas de lumière apaisante mais sans cesse des lumières glaciales, violentes ou rasantes, diffuses ou coupantes, qui ne laissent jamais indifférent voire qui dérangent.

Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus
Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus

Voilà pour l’ambiance, volontairement concrète et menaçante, une ambiance qu’on aimerait fuir.
Fuir, c’est bien ce qui occupe l’âme de Tristan, prisonnier de codes qui l’enserrent, code de l’honneur, code de l’obéissance, code militaire : Trelinski insiste sur le monde militaire et ses contraintes, nous sommes au milieu d’officiers en uniforme (au deuxième acte leurs visages sont dissimulés par des masques argentés, presque comme des restes d’armures), qui ont un rapport agressif et violent à Tristan, frappé, mis à terre, puis dégradé, mais aussi à Isolde, qu’on fait sortir de la salle et qui regarde la scène derrière une vitre. Cela aussi m’a gêné : faut-il tant d’action ? Une fois de plus, l’univers cinématographique s’impose dans cette vision, comme s’il fallait à toute force faire ou montrer quelque chose, alors que par ailleurs le metteur en scène ne fait rien de Marke, qui dans d’autres mises en scène à tort ou à raison est un pivot : chez Chéreau c’était un être profondément humain qui adressait son monologue non à Tristan mais à Melot, ce qui prenait un sens face aux lois de l’amitié et de la fidélité, chez Sellars, il se déclarait à Tristan en amant trahi, chez Katharina Wagner, c’était l’insupportable méchant, voyeur, vengeur, chez Marthaler, il apparaissait dans le pardessus gris d’un dignitaire du Parti local. Ici…rien, il dit son monologue, va de droite à gauche, s’asseoit, se lève, mais rien n’est dit sur lui et sur son être profond. C’est bien l’une des faiblesses de ce travail ne pas vraiment travailler sur les ressorts psychologiques des autres personnages : Kurwenal est dans l’ombre et la mise en scène laisse le chanteur gérer, Brangäne est juste une gouvernante sans même comme chez Marthaler, être une sorte de double réaliste d’une Isolde déjà ailleurs. Comme si la mise en scène ne voulait se concentrer que sur le couple Tristan-Isolde, dans son mystère et ses replis intérieurs, avec des ingrédients extérieurs un peu insistants, comme les costumes (de Marek Adamski) : Isolde en pantalon au premier acte, puis en robe rouge au deuxième et au troisième, rouge passion qui tranche avec le noir ambiant : on a vu la même chose dans La Juive de Py une semaine avant, pour dire l’originalité du choix. Tristan engoncé dans son uniforme (Robert Dean Smith aussi chez Marthaler, mais c’était un uniforme moins rigide), avec ses nombreuses décorations, marin à l’américaine, puis dégradé par ses pairs, Kurwenal en treillis, visiblement très loin et bien plus bas dans l’échelle sociale, Marke tout blanc, comme Brogni dans La Juive. On utilise des codes de couleur où s’identifient l’amour, le pouvoir, la soldatesque, et là aussi, on se demande ..et après ? Tout se passe comme si la représentation était sa propre exégèse, mais qu’au-delà du littéral, rien ne nous était dit.

Acte II, scène III ©Monika Rittershaus
Acte II, scène III ©Monika Rittershaus

Au troisième acte, Trelinski insiste sur l’impossibilité de démêler le vrai du fantasmé : Tristan rêve à Isolde (vidéos), et à la fin, les autres personnages apparaissent à peine, comme des ombres, laissant le couple seul : bataille, intervention de Marke, tout cela semble ouaté, en arrière scène, embrumé et donc il est impossible de déméler jusqu’à la fin la nature même de ce que l’on voit ou que l’on ne voit pas, et quelquefois en contradiction avec la tradition : Isolde arrive quand Tristan est encore vivant, il la voit, lui parle et meurt dans ses bras (à cet égard, la fin la plus terrible était celle de Ponnelle à Bayreuth, qui en faisait vraiment un rêve de Tristan agonisant), là aussi, une sorte de scène de cinéma destinée à mettre en valeur du pathétique.

Acte III ©Monika Rittershaus
Acte III ©Monika Rittershaus

Quand Tristan s’écroule, Isolde s’ouvre les veines. Dit ainsi, on dirait du Giordano ou du Leoncavallo, voire une mort sanguinolente d’héroïne de bel canto, Maria di Rudenz ou autre. Alors bien sûr, la dernière image qui montre Tristan et Isolde assis côte à côte au proscenium, comme image éternelle du couple, alimente l’image mythique. Mais il reste que les choix de mise en scène pour mon goût diminuent l’aspect mythique, voire philosophique de l’œuvre.

En ce sens aussi, la direction très expressive et très appuyée de Sir Simon Rattle correspond bien cette mise en scène anecdotique : même les plus beaux moments (le début où Tristan vient contempler Isolde dormant) deviennent des éléments d’une histoire d’amour qui n’est qu’histoire d’amour. Trelinski a voulu rendre concrets des sentiments, des souffrances, des relations humaines et sociales, quoi de plus évident que ce bateau dans la tempête qui lutte contre les éléments en furie ? quoi de plus évident que ces mouettes qui volent en escadrille dès que le couple chante l’amour ? Le spectateur n’est jamais sollicité sinon pour regarder, jamais pour penser. J’ai souvent cité Brecht en travaillant sur le Regietheater, comme un stimulant pour l’esprit. Ici nous sommes vraiment à l’opposé, dans le cathartique, et même dans l’hypercathartique, et dans une optique de drame, presque de drame bourgeois, à l’opposé d’un théâtre qui chercherait par son abstraction à impliquer l’intellect du spectateur. Sans le vouloir signifier directement, on cherche la tripe, le partage des émotions, et que des émotions, presque – je suis méchant et sans doute excessif – comme dans les mauvais films.

Cette mise en scène a été pensée en fonction d’un public plutôt américain, sensible à une esthétique et à des références que nous n’avons pas dans le théâtre européen. Pourquoi pas ? On a tellement trituré l’œuvre dans tous les sens que cette option est aussi possible. Seulement, elle ne me parle pas. Elle exige aussi une option musicale, où le sublime laisse la place au pathétique. Impossible de faire coller une mise en scène crépusculaire et déchirante à la Grüber (avec Abbado) avec cette option musicale-là. En revanche, il y a une vraie cohérence entre Rattle et Trelinski, et il y a une logique à ce que Rattle dirige au MET la production : on peut ne pas partager l’option, mais saluer un travail cohérent, où ce qu’on voit trouve écho dans ce qu’on entend. Ce n’est pas un « mauvais » travail, loin de là, c’est un travail auquel je n’adhère pas, et qui pour moi est inutile parce qu’il ne contribue pas à mieux répondre aux questions posées par l’œuvre. Tout cela serait à discuter des nuits durant autour d’une Guiness ou d’un Irish coffee, pour rester en Irlande…
Mais quand même…quel orchestre fabuleux ! [wpsr_facebook]

Acte I Prélude ©Monika Rittershaus
Acte I Prélude ©Monika Rittershaus

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE FLEDERMAUS de Johann STRAUSS Jr le 4 JANVIER 2016 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: Andreas WEIRICH d’après Leander HAUSSMANN et Helmut LEHBERGER)

Czárdás...©Wilfried Hösl
Czárdás…©Wilfried Hösl

Ma dernière recension de 2015, sur Il Viaggio a Reims  se terminait ainsi: “c’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu”.
Est ce fut.
Quand j’ai vu sur l’avant-programme de Munich que La Chauve-Souris (Die Fledermaus) serait dirigée par Kirill Petrenko, mon sang n’a fait qu’un tour. L’opérette de Johann Strauss, comme toutes les grandes opérettes classiques, ne supporte pas la médiocrité et a besoin d’un grand chef pour l’exalter. Ma dernière Fledermaus, ce fut Carlos Kleiber en mars 1984 (Lucia Popp, Brigitte Fassbaender, Janet Perry). Depuis, je n’avais pas osé retourner en revoir une, préférant garder intact son souvenir. Il en va de Fledermaus comme de Viaggio a Reims, on pense que ce à quoi on a assisté est définitif et qu’il n’y aura pas mieux.
S’il y a une culture de l’opérette classique en pays germanique, elle n’existe pas (ou plus) en France, à quelques exceptions près, comme Lyon qui a depuis longtemps une « politique » Offenbach; l’Opéra de Paris n’aborde qu’avec parcimonie ce répertoire, même si Die Fledermaus avait bénéficié d’Armin Jordan en 2000 et du pape de l’opérette viennoise Rudolf Bibl en 2003.
Ainsi, le public était essentiellement germanique ce lundi, avec bien moins d’étrangers que lors de Götterdämmerung deux semaines auparavant, comme si on ne se déplaçait pas pour Fledermaus.
La production a 18 ans d’âge et elle a succédé à celle, mythique, d’Otto Schenk qu’on peut voir encore en vidéo (dirigée par Kleiber), c’est une production de Leander Haußmann et Helmut Lehberger, et elle a été pour l’occasion rafraîchie par Andreas Weirich: elle n’a jamais été une référence et reste médiocre, les décors de Bernhard Kleber sont peu imaginatifs, celui du second acte est plutôt sinistre dans le genre évocatoire. Parce que la chorégraphie imaginée exige un espace vide central, des toiles peintes (ou des projections) sur les côtés en constituent le cadre, alors que les 1er et 3ème actes sont plutôt réalistes (le 3ème est un hommage direct à la production d’Otto Schenk et aux décors de Günther Schneider-Siemssen). Je me demande toujours si l’on n’a pas intérêt à conserver ces productions mythiques jusqu’à ce qu’elles n’en puissent mais, comme on le fait pour La Bohème de Zeffirelli à la Scala et de ne tenter la nouvelle production que si l’on est sûr de son coup. C’est l’art du manager de savoir choisir et Sir Peter Jonas à l’époque s’était trompé.

Ce type de spectacle est en effet assez périlleux: il exige une mécanique parfaite (un peu comme les pièces de Feydeau), et un rythme concerté entre fosse et scène pour pouvoir fonctionner à plein ; si les choses ne sont pas a tempo, ça coince.
Enfin, le spectateur doit rire, toujours, et souvent même bêtement, de ce rire mécanique qui vous prend aux jeux de mots les plus pitoyables ou aux gestes et mouvements divers, y compris les plus lourds ; mais, et là est le secret, même la lourdeur doit être légère
N’oublions pas que Die Fledermaus est écrite à partir d’une pièce de Meilhac et Halévy «Le Réveillon», et que les deux compères étaient les librettistes habituels d’Offenbach. Et c’est bien là le secret de ce type de spectacle, une légèreté pétillante, y compris quand dans un autre contexte on trouverait cela un peu lourd.
Ainsi, les parties parlées doivent être très soignées, dans le jeu, dans l’expression et aussi dans les accents divers, russe, allemand, français, viennois, et dans le ton et les attitudes (Adele !). Tout le dernier acte tourne autour du personnage de Frosch, un rôle parlé de geôlier ivrogne à l’impayable accent viennois qui tient la scène la moitié de l’acte. Un Frosch médiocre et tout le troisième acte qui n’est qu’un dénouement rapide plutôt maigre musicalement, s’écroule.
Ainsi Die Fledermaus n’est pas une entreprise facile, et Klaus Bachler a préféré éviter la nouvelle production. La Bayerische Staatsoper est plongée dans la préparation de South Pole, la création qui aura lieu le 31 janvier et ce n’était pas opportun de faire une nouvelle production qui aurait forcément été très attendue et aurait éclipsé le reste, vu le côté emblématique de l’œuvre, notamment dans un théâtre où Kleiber a tant marqué. Bachler a créé l’événement par la seule présence au pupitre de Kirill Petrenko et par le retour un 31 décembre de Fledermaus, qui avait disparu depuis quelque temps ; ce retour à la tradition a payé, puisque toutes les représentations étaient complètes. Mais le spectacle actuel nous fait dire qu’il faut sans tarder penser à une nouvelle production.
De la représentation, il n’y a pas grand chose à relater, quelques répliques marquantes (dues au livret), quelques scènes désopilantes au premier acte portées par Alfred le chanteur (Edgaras Montvidas) et Adele la bonne (Anna Prohaska) dans une sorte d’acte boulevardier, proche du vaudeville très XIXème siècle, mais aussi quelques pas de danse réglés à l’américaine (cannes et chapeau claque) et d’autres mouvements, pas vraiment légers, notamment quand Falke et Eisenstein dansent sur Komm mit mir zum Souper ensemble et finissent l’un sur l’autre en position un peu (!) équivoque. Voilà qui déroge au goût et à l’équilibre nécessaires à ce genre de spectacle, à moins qu’on ne choisisse une lecture à la Neuenfels, ravageuse, idéologique, faite expressément pour violenter un public hyperconformiste, qui avait indigné Salzbourg en 2001 pour des adieux en pied de nez de Gérard Mortier.
L’Acte II qui contient les ensembles les plus fameux, les airs que tous connaissent et la Polka finale étourdissante  (la fameuse polka « Dans le tonnerre et les éclairs ») n’est pas très imaginatif et vraiment décevant. Nous avons évoqué le décor à la fois évanescent, peu suggestif, fait de projections sur des toiles latérales (et en fond de scène), pour laisser l’espace central vide et permettre une chorégraphie autour de l’immense table qui sert de podium et qui tourne sur elle-même, on y boit, on y marche, on y danse, on y pose…et on s’y ennuie un peu.
C’est assez mal réglé dans l’ensemble. Une fois de plus, la chorégraphie veut rappeler les grands ensembles des comédies musicales américaines des années 40, Fred Astaire et Ginger Rogers pourraient surgir dans cette fête où traditionnellement le 31 décembre surgissent des vedettes inattendues : ce fut Thomas Hampson au 31 décembre dernier qui chanta “Komm, Zigan, spiel mir was vor” de “Gräfin Mariza” mais pas le 4 janvier. Une fête au rythme peu rigoureux, avec quelques décalages avec la fosse, avec des mouvements peu clairs et désordonnés, et un Orlofsky (Michaela Selinger) au look tiraillé entre personnage de la famille Addams et Michael Jackson, intéressant en scène mais doté d’une voix pas vraiment passionnante en revanche, qui ne réussit pas vraiment à s’imposer. Au contraire,  Anna Prohaska tire vraiment son épingle du jeu en Adele fraîche et délurée.
Ce deuxième acte qui devrait voir champagne et fête couler à flots, ne réussit pas à prendre le spectateur, parce que au lieu d’une comédie en musique, on a une succession de numéros sans vraie fluidité, ni fil rouge dramaturgique. Ainsi du Docteur Falke, le très bon Michael Nagy, voix chaude, claire, et surtout un vrai naturel en scène, jamais exagéré, avec toujours une touche d’élégance : c’est lui l’artisan de la farce, et c’est lui la Chauve Souris qui se venge. On le voit déguisé en Chauve Souris pousser le décor du 1er acte pour faire apparaître le second. C’est certes une transition logique puisqu’il est l’artisan de la farce, mais on n’en fait rien de plus et on peut même dire qu’il est complètement effacé par la mise en scène de l’acte II, peu explosive et mal organisée, prise au piège d’une direction musicale époustouflante et éperdue de dynamisme alors que le rythme sur scène  ne lui correspond pas tout à fait .

Frosch, un 32 décembre...©Wilfried Hösl
Frosch, un 32 décembre…©Wilfried Hösl

Le troisième acte est assez bref, essentiellement théâtral, dont la moitié repose sur la créativité de Frosch, toujours confié à un acteur en général connu (Franz Muxeneder avec Kleiber), qui est ici l’acteur viennois Cornelius Obonya, authentique star du théâtre qui interprète à Salzbourg actuellement le Jedermann de Hoffmannsthal. À lui seul évidemment il remplit l’espace pourtant chargé (à la différence de l’acte II où l’espace est vide). Accent viennois à couper au couteau, suite de ratiocinations d’ivrogne sur l’actualité, complètement en roue libre, on passe de la privatisation des prisons (prévue en Hesse) à Monsanto, la Fifa, jusqu’à des allusions aux 70 vierges de Mahomet: c’est presque un One man show où il pousse même la chansonnette en chantant Wien, Wien, nur du allein accompagné par l’orchestre en faisant grassement remarquer que pour une fois sur cette scène un acteur chante accompagné par le GMD en personne !!

Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl
Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl

Quand un tel Frosch occupe la scène, même quasiment sans musique, le temps passe très vite et l’arrivée successive de tous les personnages se retrouvant dans la prison va précipiter le dénouement, où tous les quiproquos s’expliquent, où Alfred le chanteur (qui était en prison pour sauver l’honneur de Rosalinde) est libéré, où le directeur de la prison (« chevalier Chagrin ») retrouve son vrai prisonnier Eisenstein dans le « Marquis renard » avec qui il avait noué amitié durant la fête. Tout finit finalement assez vite par un ensemble festif.
Ce troisième acte est un peu mieux réglé, grâce à un décor à deux niveaux qui permet de distribuer les personnages et disposer le chœur, sans l’impression de fouillis donnée par l’acte II, décidément le moins réussi.
Par bonheur, la distribution est faite de chanteurs qui ont une vraie agilité en scène et un vrai jeu, à commencer par le couple vu sur cette même scène il y  a quelques mois dans Lulu, Marlis Petersen et Bo Skhovus et qu’on retrouve dans un tout autre contexte avec autant d’aisance et autant de joie de vivre qu’ils étaient mortifères dans Lulu. Marlis Petersen (qui avait chanté Adele à Paris en 2000) très engagée et très joyeuse sait très bien dominer le personnage de Rosalinde, mais elle ne semble pas vraiment à l’aise vocalement: sa Czárdás (Klänge der Heimat), morceau de bravoure que tous attendent, est bien exécutée, sans être le feu d’artifice qu’on attend, les aigus, suraigus, jeux sur les trilles et acrobaties, sont un peu sotto tono, et la voix est peut-être un peu petite et trop « droite » pour le rôle, qui exige une assise forte dans le registre central et aussi des graves en bref une voix charnue qui n’a pas ici la ductilité ni la puissance qu’on attend et le dernier aigu est crié… Le succès est là, mais pas le triomphe. Elle avait les aigus dans Lulu, et certes, elle a ceux de Rosalinde mais plutôt tendus dans le genre toccata e fuga sans toujours les mettre en valeur, les tenir, les exposer, les livrer au délire du public. Il faut dire à sa décharge que l’espace vaste et non réverbérant du décor ne l’aide pas vraiment et contribue à noyer la voix.
Bo Skhovus qui est baryton, chante Eisenstein. Eisenstein est confié tantôt à un baryton (comme Hermann Prey, ou Eberhard Wächter) tantôt à un ténor (Nicolaï Gedda, Werner Hollweg), Bo Skhovus a une voix claire, assez ténorisante ici, et Eisenstein ne chante que dans les ensembles (duos ou trios) sans avoir d’air à proprement parler. Mais il doit être un personnage : il est donc un vrai personnage à la Feydeau, en faisant même quelquefois un peu trop, même si son aisance et sa manière de se mouvoir épatent à certains moments. Il est amusant, très leste, mais au total il n’a pas toujours ce naturel fluide qu’on attendrait d’un chanteur qui a pourtant toujours été un grand acteur. Là où Nagy est parfaitement équilibré, élégant et plutôt discret, il compose un personnage un peu, voire un peu trop, exubérant.

Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl
Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl

J’ai dit souvent tout le bien que je pense de Michael Nagy, un chanteur intelligent, à la voix chaude, toujours très en place, un merveilleux Wolfram, un hérault de Lohengrin notable, un magnifique Stolzius dans Die Soldaten sur cette même scène. Dans le rôle de Falke qui est dans l’intrigue celui qui combine toute l’affaire, il a une sorte de discrétion non démonstrative, mais très efficace : il doit être toujours là pour veiller au bon déroulement de la farce et n’intervient pas beaucoup sinon dans les ensembles ou dans le duo avec Eisenstein Komm mit mir zum Souper au premier acte, un des moments où le chant demande raffinement au départ et progressivement allant et dynamisme, vu la manière dont le duo se conclut, mais la mise en scène ne convient pas vraiment et effleure la vulgarité. Compagnon de beuverie d’Eisenstein, il est ici un peu son opposé, là où Skhovus en fait beaucoup, il reste presque en retrait, mais ce rôle est ici voulu par une pièce où le couple central est Eisenstein et Rosalinde, et où les autres sont épisodiques (sauf Adele qui est un vrai rôle, un personnage réellement incarné).

Bo Skhovus (Eisenstein)  Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl
Bo Skhovus (Eisenstein) Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl

Justement, depuis qu’Abbado voulait en faire sa Lulu qu’il n’a pas faite hélas, Anna Prohaska ne m’a jamais vraiment convaincu, encore dernièrement dans l’Alcina d’Aix (Morgane) et le Rosenkavalier de Baden-Baden où elle était une Sophie sans relief vocal aux côtés d’Harteros.
La voix ici convient en revanche parfaitement, le personnage est juste, très bien joué, avec l’exagération voulue, les mignardises exigées, la touche de vulgarité, aussi quelquefois l’élégance; c’est surtout vocalement impeccable (son air d’entrée) . C’est elle qui est la plus convaincante et qui remplit la scène d’une manière remarquable.

Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl
Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl

Michaela Selinger est un vrai personnage sur scène, j’ai écrit plus haut qu’elle était à mi chemin entre Michael Jackson et la famille Addams, avec cette ambiguïté sur le travestissement qui nous emmène loin de Fassbaender ou de Resnik, mais qui pose un Orlofsky particulier et finalement intéressant. Mais vocalement elle ne réussit pas à s’imposer, la voix reste petite, et n’a pas la profondeur voulue ni la largeur, c’était évident pour moi dans Im Feuerstrom der Reben où la voix n’a pas l’épaisseur suffisante pour porter l’ensemble. Il faudrait aujourd’hui une Elisabeth Kulman, ou une Sophie Koch, ou peut-être explorer un contre ténor (Jochen Kowalski l’a fait).
Edgaras Montvidas, est un ténor que j’ai apprécié aussi bien dans Lenski (à Lyon et Munich) que dans Le Rossignol de Stravinski (Lyon), ténor élégant, avec une belle projection et une voix claire, il est à sa place dans ce rôle de ténor ténorisant, aussi bien dans le vaudeville du premier acte (où il ouvre l’opérette) qu’au troisième où il est en prison par galanterie; pour passer le temps et tromper l’ennui il esquisse quelques airs du répertoire dont un nessun dorma qui fait beaucoup rire. Il remporte un bon succès, dans ce rôle de complément indispensable à l’action, mais musicalement plus modeste.

Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl
Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl

Michael Laurenz, ex-trompettiste du Gustav Mahler Jugendorchester, est passé de la trompette au chant, comme Klaus Florian Vogt et il est ici l’avocat Blind, très « caractériste » qui a quelque chose du Basilio de Nozze di Figaro, plus marquant ici pour le personnage qu’il incarne sur scène que pour la voix (il est vrai qu’on ne l’entend guère que dans les ensembles), tandis que Christian Rieger, qui appartient à la troupe de Munich est vraiment excellent en Frank, directeur de la prison, aussi bien scéniquement que vocalement.
J’ai dit mes doutes sur la chorégraphie de Alan Brooks qui ne me semble pas vraiment adaptée, mais pas le chœur rompu à cette œuvre dirigé par Sören Eckhoff, vraiment magnifique, aussi bien dans les ensembles puissants de l’acte II que dans les parties plus lyriques ou plus retenues, voire poétiques.
L’orchestre est lui aussi rompu à cette œuvre traditionnelle du répertoire germanique, et il a sonné d’une manière exemplaire, dans aucune scorie, avec un raffinement dans les parties plus solistes qui faisaient entendre une partition qu’on nous invitait à redécouvrir. Aussi bien dans les parties les plus rapides, et le train était d’enfer que les plus lyriques, il sonnait merveilleusement dans la salle du Nationaltheater.
Mais bien sûr, last but not least, le motif du voyage était pour moi Kirill Petrenko, dans une œuvre où sa présence en tant que GMD est nécessaire et traditionnelle, mais où on ne l’attend pas forcément, vu le répertoire jusque là embrassé à Munich. D’ailleurs, comme je l’ai dit, on hésite à faire le voyage pour une Fledermaus. Mais les absents ont eu tort, grand tort.
Ce fut une direction musicale inoubliable,  un moment de grâce; ce fut incroyable, oui incroyable de rythme, de dynamisme; il y avait dans ce travail du feu, il y avait du lyrisme et il y avait surtout une joie phénoménale. À l’évoquer, l’émotion m’étreint comme elle m’a étreint lors de l’exécution de l’ouverture, qui m’a arraché un cri d’enthousiasme : elle explose d’abord avec une force incroyable, puis immédiatement le raffinement et la légèreté, et même quelques surprises (un hautbois au son un peu rugueux, comme émergé d’un quelconque sabbat) et tout le temps, une clarté, une fluidité, une finesse inouïes : comment expliquer que je n’avais jamais perçu cette œuvre avec cette profondeur, jusqu’à des phrases de contrebasses jamais entendues, jusqu’aux percussions qui vivent, qui dansent et qui ne « frappent » pas. Petrenko nous montre une construction, une composition, une œuvre enfin, qui ne laisse pas de nous étonner. Oui, cette ouverture est phénoménale, il n’y pas d’autre mot…tout comme tout le final du second acte, et notamment la polka, emmenée à un rythme infernal, oui infernal, étourdissant comme jamais, une incroyable fête musicale qui donne le tournis et qui laisse cloué sur place.
Mais ce ne sont pas seulement ces moments attendus qui ravissent: il y a la délicatesse inouïe de l’accompagnement, le lyrisme de certains ensembles, le rendu cristallin de certains passages plus retenus, plus poétiques, et aussi l’évocation d’autres moments très donizettiens (eh oui), ou certains lointains souvenirs de Rossini (encore et toujours lui). La manière dont Petrenko dirige cela fait émerger toute une tradition et toute une culture musicales, certes viennoises, mais qui transcende les identités traditionnelles (Rossini était fort populaire à Vienne dans les années 1850), toute une épaisseur sensible à laquelle cette musique universellement connue ne nous avait pas habitués, ou que nous n’étions pas habitués à entendre ; les ensembles, scandés comme dans l’opéra italien (il m’a rappelé la manière enivrante dont il a emporté l’ensemble final du premier acte de Lucia di Lammermoor), le dynamisme explosif, et communicatif  ont montré avec quelle virtuosité il  a réussi à tout faire tenir ensemble, avec quel fabuleux entrain il a emporté  l’orchestre, et surtout quelle joie très détendue il affichait au pupitre. Je vais peut-être un peu étonner mais jamais comme ce soir l’évidence d’entendre un des plus grands chefs du jour ne m’avait à ce point ébloui, aveuglé, assailli, et les conversations à l’entracte confirmaient la stupéfaction de tous : on s’attendait bien sûr à une magnifique performance, mais on a eu plus : le ciel s’est ouvert.
Comment s’étonner alors que toute la presse a évoqué Carlos Kleiber dans la manière dont il a entraîné l’orchestre et dont il a rendu à cette œuvre profondeur musicale et authentique noblesse, en en gardant toute la saveur, toute la gaieté, toute l’émotion aussi, et surtout tout le naturel!
Alors, c’est vrai, la production est bancale. Il est vrai aussi que la distribution, de bon niveau, n’était peut-être pas celle qu’une telle direction musicale exigeait . Ce soir le Verbe était dans la fosse, la verve était dans la fosse, la magie était dans la fosse, la folie était dans la fosse, et nous, nous étions collés au fauteuil, bouleversés par ce moment aux intenses vibrations, et tourneboulés par ce qu’on entendait, que dis-je entendait, découvrait. [wpsr_facebook]

Acte II, final ©Wilfried Hösl
Acte II, final ©Wilfried Hösl

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon “der Krieg” – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG (concertant) de Richard WAGNER le 4 SEPTEMBRE 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Immolation © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet été  aura été celui des Ring tronqués, après Munich où j’ai vu Siegfried, mais pas le reste, Bayreuth où je n’ai vu que Götterdämmerung, mais pas le reste, cette fois-ci je rate Siegfried, (mais pas le reste) même si je me suis laissé dire que la soirée n’était pas de celles qui restent dans les mémoires. Les obligations laborieuses contraignent quelquefois à choisir le reste du monde plutôt que Wagner.

Et même après un Ring tronqué, on est toujours ému au moment du Crépuscule, toujours le cœur bat de cette musique tant écoutée, et sans jamais se lasser, même quand l’exécution n’est pas parfaite, même quand les chanteurs ne sont pas exactement là où on les voudrait, même si le chef n’est pas forcément dans une ligne qu’on aime, il reste que la musique fonctionne toujours, émeut toujours: il y a toujours pour le cœur quelque chose à prendre. Et ce dernier jour du Ring à Lucerne ne fait pas exception, d’autant que la curiosité d’un nouveau Siegfried peu connu, Andreas Schager, remplaçant Torsten Kerl malade, donnait quelque piment à la soirée et créait une attente.
Par ailleurs, les représentations concertantes obligent par leur forme à se concentrer sur le texte, et permettent à l’esprit non de vagabonder, mais d’approfondir certaines ambiguïtés, certains points complexes du livret,  sans que l’on ait à réfléchir sur le sens d’une mise en scène: l’esprit n’est pas plus libre, mais il est occupé différemment, il est concentré sur l’orchestre, sur certaines phrases musicales, sur le chant, sur le texte.
Pour les artistes aussi les enjeux sont différents: ils sont plus “observés”, on les sent pour quelques uns désireux de jeu, pour d’autres plutôt installés confortablement derrière la sécurité de la partition (bien peu la lisent, ou l’ont en main tout en s’en libérant) quant à l’orchestre, c’est incontestablement lui la vedette, mis en relief par sa position, par l’acoustique très favorable de la salle, par la disposition de certains pupitres, dissimulés en hauteur. Seul le chef est gêné, ne voyant pas les chanteurs (dans Siegfried, il paraît que cela a créé des petits problèmes), même si eux avaient sous les yeux des écrans qui renvoyaient son image. En bref, les sources d’intérêt et d’émotion sont certes différentes, mais elles contribuent à faire de la soirée, même imparfaite, et elle le fut, une belle soirée.

Acte III © Priska Ketterer/Lucerne Festival

C’était une jolie idée que de faire en cette année Wagner un Ring à Lucerne, avec un public qui peut-être n’a pas l’habitude d’en voir un. Profitant de la forme concertante, peut-être aurait-il gagné à être plus concentré (comme à Budapest, dans une salle similaire, où il y a quatre jours consécutifs) avec  des distributions différentes chaque jour (comme à Munich en janvier), ce qui évite la fatigue des chanteurs dans les rôles lourds comme Brünnhilde, Wotan ou Siegfried, tel que, il est difficile pour quelqu’un qui habite loin d’être présent 6 jours consécutifs à Lucerne: je me suis laissé dire que la salle était plus clairsemée pour Siegfried.
Néanmoins le profil général de l’opération reste très positif et satisfaisant. Il n’y a jamais un Wagner de plus, ou un Wagner de trop: une fois de plus, nous avons pu faire des découvertes, avoir des surprises, et même songer à des possibles d’une mise en scène, à partir des difficultés du livret, Götterdämmerung étant à mon avis faussement linéaire, à cause du statut de “l’oubli” de Siegfried, et de l’attitude de Brünnhilde en conséquence: je me demande toujours pourquoi Brünnhilde ne reconnaît pas Siegfried quand il revient en Gunther (car c’est quand même une sorte de “super” Gunther qui lui ressemble singulièrement – beaucoup de mises en scène en marquent l’ambiguïté ) et l’affaire de l’anneau surpris à son doigt laisse toujours perplexe et rêveur: Siegfried ne répond pas, il balbutie presque, Gunther avoue ne pas avoir donné l’anneau à Siegfried, et tout se passe comme si finalement chacun se contentait de la situation sans qu’elle se résolve. Un metteur en scène devait y instiller une part de doute, une part de possible reconnaissance, une part de résolution, bref, dans tout le deuxième acte, rien n’est de l’ordre de la vérité, mais rien n’est de l’ordre du mensonge non plus.
Et dites moi au fait, pourquoi  Siegfried en super Gunther reprend-il l’anneau à Brünnhilde?..Bref, le spectateur, le lecteur du livret a de quoi méditer.
J’ai dit beaucoup de bien du Bamberger Symphoniker dans mon compte rendu de Rheingold. Au bout du parcours, il convient de nuancer, il convient aussi de mieux appréhender le sens donné à sa direction par Jonathan Nott . D’un point de vue strictement technique, cet orchestre a des cordes superbes, ductiles, pleines, charnues (et dans le Götterdämmerung, les cordes ont la part belle), de bons bois, mais le problème réside dans des cuivres irréguliers et donc peu sûrs. Si les cors ont été meilleurs cette fois-ci (avec l’emploi bien mis en valeur d’une sorte de cor naturel à la forme allongée à plusieurs moments), le reste des cuivres avait de petits accidents, souvent couverts par l’orchestre. Jonathan Nott quant à lui a beaucoup trop négligé les équilibres sonores de la salle, en imposant un volume beaucoup trop important dès que l’orchestre jouait seul, il en résulte des fortissimi qui explosent à l’oreille, une marche funèbre qui écrase par son volume et finalement rate l’effet attendu, un final bruyant (ah! ces coups de cymbales!) moins harmonieux, et dès que les cordes reprennent la mélodie, elles mêmes souvent trop hautes, c’est incontestablement plus dominé.
En fait j’ai eu l’impression d’une volonté de créer des effets, qui ont sans doute plu au public au vu du succès énorme remporté par l’orchestre et le chef, mais la musique de Wagner a-t-elle besoin d’effets? Et surtout de ces effets-là qui finissent par perturber l’audition. Au total, si Jonathan Nott est un chef précis et de bonne réputation, il donne l’impression ici de ne pas tenir de vrai discours, de ne pas avoir de ligne, mais de rester superficiel, voire de se concentrer sur l’orchestre sans toujours prendre garde aux chanteurs (Filles du Rhin), ni même au choeur, car sa direction du choeur du deuxième acte ne m’a pas paru maîtriser les masses mais plutôt   laisser  le choeur un peu seul, d’où des impressions de décalage et de petite confusions dans les attaques.

Siegfried et les filles du Rhin © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La distribution est plutôt honorable, avec des chanteurs splendides, et d’autres moins à l’aise. Les filles du Rhin m’ont moins plu que dans Rheingold: elles chantent fort, trop fort dans un moment qui devrait au contraire être plus lyrique, plus léger. Au début du troisième acte, leur chant est plutôt poétique, un peu mélancolique : rien de cela ici, déjà à cause de l’orchestre, qu’elles doivent dominer, et qui joue un peu au dessus de la ligne. D’où un effort trop marqué et un chant trop présent, même si les deux mezzos sont , comme dans Rheingold, plus en place que la soprano Martina Welschenbach (Woglinde) On les retrouve aussi comme Nornes (concentration de la distribution oblige), où elles donnent la réplique à Meagan Miller, c’est correct, mais sans vrai relief ni mystère.
Peter Sidhom est Alberich. Décidément, je n’arrive pas à accrocher à ce chanteur, il y a bien dans ce chant une volonté de donner de la couleur,  de dire le texte de manière acceptable, mais  la qualité intrinsèque de la voix n’est pas remarquable, le style reste un peu négligé, et le volume peu marqué: c’est bien pâle. Ainsi, le début de l’acte II n’a pas cette tension qu’on devrait noter. Thomas Johannes Kränzle dans Rheingold, avec une voix fatiguée, avait bien plus de relief et de maîtrise du personnage. Hagen, son fils (Schläfst du Hagen mein Sohn?), est Mikhail Petrenko. Cette fois-ci et surtout au premier acte, il domine beaucoup plus le rôle qu’il a interprété sur bien des scènes (Aix et Salzbourg par exemple), dans lequel on remarquait une voix jeune, assez claire qui tranche avec les Hagen habituels. Mais si le premier acte passe bien, les actes suivants suscitent plus de difficultés, qu’il résout un peu comme il le faisait avec Hunding, en appuyant sur certaines notes, en criant, et en négligeant la diction. Dans l’appel du choeur au deuxième acte, et dans l’ensemble qui conclut l’acte (avec Gunther et Brünnhilde) ce n’est pas la voix qui domine (Nagy s’impose plus dans Gunther). Mais là aussi, les effets des rugissements (qui remplacent le simple chant), portent sur le public qui lui fait un authentique triomphe. Je persiste à penser que Petrenko doit abandonner ces rôles qui ne conviennent pas à sa vocalité, sinon il ne durera pas longtemps à mon avis. Il était en effet vraiment fatigué à la fin.

Scène de Waltraute (Petra Lang – Elisabeth Kulman) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Une fois de plus, comme dans Fricka, Elisabeth Kulman fait la démonstration dans Waltraute d’un chant maîtrisé, intelligent, d’un texte mâché avec soin. Elle tient la partition, mais  finalement ne s’en sert pas, et réussit en peu de temps à capter l’attention du public, exceptionnellement silencieux par ses seules paroles, sans gestes superflus (alors que dans Fricka elle jouait). Sa Waltraute est captivante et tendue, complètement incarnée: personnellement, je trouve qu’elle est encore supérieure à Waltraud Meier dans la tension née du dire du texte. La seule référence qu’elle me rappelle, et elle est déjà lointaine, c’est Brigitte Fassbaender. Nous sommes à un très haut niveau de technique, d’intelligence, de chant: un moment d’exception. J’ai pensé à ce qu’elle fera un jour dans la Clytemnestre d’Elektra…Elle provoque d’ailleurs lorsqu’elle vient saluer une immense clameur, méritée.

Gutrune (Anna Gabler) Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Anna Gabler est Gutrune. À personnage inexistant chanteuse pâlichonne. l’impression des Meistersinger de Salzbourg où elle chantait Eva il y a quelques jours se confirme, une voix agréable, un physique avantageux, mais une expression assez absente; elle se réveille un peu au troisième acte et son intervention a un impact plus dramatique, plus présent, moins évaporé. Cette chanteuse devrait vraiment travailler l’expressivité et l’engagement.

Siegfried (Andreas Schager) Gunther (Michael Nagy) Acte I © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Tout différent est le Gunther de Michael Nagy (le très beau Wolfram de Bayreuth) qui a remporté un succès seulement ordinaire, là où j’avais envie de hurler mon enthousiasme. Mais c’est vrai, Gunther ne déchaine pas l’enthousiasme. Le personnage est pâle, falot, lâche, sans relief. D’abord, Nagy en dessine un personnage en peu de gestes: mains qui se tordent, petit gestes nerveux, presque des tics, regards en dessous, ne s’imposant jamais vraiment, et il chante le rôle comme il vit le personnage, sans excès, rien de trop, μηδὲν ἄγαν, même si on sent la voix volontairement retenue, notamment dans les ensembles au deuxième acte. En plus, le chant est vraiment intéressant, relief du texte, intelligence de la diction, joli timbre, un vrai ton et pourtant en scène une extraordinaire modestie, il est seulement juste, terriblement juste. Une vraie performance. Superbe.

Brünnhilde (Petra Lang)-Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est sans doute plus à l’aise que dans Walküre, d’abord, elle connaît mieux le rôle, mais cela ne veut pas dire qu’elle l’incarne: la scène avec Waltraute est terrible sous ce rapport: chanteuse honnête face à incarnation; théâtralement, elle n’existe pas. C’est un vrai mystère pour moi qui l’ai vue en  Ortrud qui brûlait les planches. J’en viens à penser que Brünnhilde pour elle est une erreur de casting (même si elle le chante sur bien des scènes). D’abord, la voix a des problèmes. Ayant sans doute cultivé les aigus ébouriffants qu’elle avait dans Ortrud, et ayant sans doute travaillé ce registre si important pour Brünnhilde, elle qui était mezzo, voire contralto, elle n’a plus de grave. Le son  ne sort pas dans le registre grave. c’est comme si elle avait une voix clignotante, à éclipses, tantôt du son, tantôt du vide, dès que dans une même phrase on a une alternance aigu/grave. De plus, l’aigu existe évidemment, mais il reste banal, il n’a pas de vraie chaleur, pas de vrai développement (Catherine Foster à Bayreuth avait le même problème avec les graves, mais elle avait un registre aigu superbe, large, chaud). Elle se sort honorablement de la scène de l’immolation, mais sans rien de particulier, ni vécu et vivant, ni incarné et charnel. Je parlais de ton juste à propos de Michael Nagy, je parle ici d’une Brünnhilde qui est quelquefois musicalement et vocalement inexistante qui n’a justement pas de ton. On attend de Brünnhilde une vibration,  et ici il n’y en a pas, et cela reste plat. J’attendais une bête de scène, et je trouve seulement une chanteuse appliquée, sans cette petite lumière qui porte à l’incandescence public et plateau. Une Brünnhilde de série pour un rôle qui ne supporte pas la série. Surprenant et décevant, mais pas indigne.

Jonathan Nott-Siegfried (Andreas Schager-Hagen (Mikhail Petrenko) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Et Siegfried? Siegfried, c’est Andreas Schager, qui a chanté aussi Siegfried ce printemps avec Barenboim, qu’on a entendu à Rome dans Rienzi. Il connaît parfaitement le rôle, il le joue, avec engagement, et même un soupçon d’excès. Il joue un ado attardé, naïf, sans distance par rapport aux choses, il bouge beaucoup, s’assoit, se couche, bref, autant la Brünnhilde de Petra Lang est figée, autant lui virevolte. Il est agréable, a peu le profil du Heldentenor (il est filiforme) et il n’en a pas la voix non plus, mais il a une vraie voix, un timbre assez agréable, et son chant est vraiment expressif. C’est évidemment supérieur à Lance Ryan,  et aussi à Torsten Kerl même quand il est en forme. Son troisième acte (aussi bien la scène des filles du Rhin que celle de la mort) est tendu, vraiment en place et même assez impressionnant dans le contrôle vocal et la manière de ménager des effets calculés. Il a eu un ou deux menus accidents, dont une attaque (à aigus…) ratée et passée par profits et pertes avec un sourire et une certaine désinvolture élégante qui ne m’a pas déplu. Voilà une très agréable surprise, qui a bien éclairé le premier acte car ce Siegfried au pied levé a immédiatement démontré une grande maîtrise. Apparu assez tard sur le marché des Siegfried internationaux (il a 42 ans), c’est un chanteur qu’on va sans doute voir assez fréquemment sur les scènes wagnériennes. Jay Hunter Morris, Torsten Kerl, Stephen Gould, Lance Ryan et maintenant Schager, on a plus de Siegfried en ordre de marche (ou à peu près) que de Manrico pour Il Trovatore…

Mort de Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Je disais mon émotion à la fin de ce Götterdämmerung, et peut-être après ce compte rendu assez tatillon y voit-on une contradiction. Je maintiens qu’il y a plusieurs  niveaux de lecture et de jouissance wagnériennes: il y a l’audition pure de l’oeuvre qui de toute manière produit son effet, il y a aussi l’attention et la chaleur du public qui est communicative (et Wagner génère tension et attention), il y a enfin quand on en écoute souvent sur les scènes, les inévitables comparaisons: Le Götterdämmerung de Munich en janvier reste insurpassable. Celui de Lucerne nous a permis de (re)découvrir des artistes vraiment exceptionnels (Kulman, Nagy, Vogt) et de découvrir (par le hasard des grippes)  un nouveau Siegfried, et a constitué malgré les réserves un moment de plaisir, puisqu’à l’accord final, on avait déjà envie de remettre ça, comme dans toute pratique addictive…car je vous le rappelle, dans les drogues, il y a le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et Wagner.
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Saluts

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 18 août 2013 (Dir.mus: Axel KOBER; Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Comme le vin, les productions bonifieraient-elles en vieillissant. Ou bien finit-on par s’habituer, comme Mithridate au poison? Ou bien le fait d’arriver enfin à Bayreuth fait-il voir la vie en rose? Le fait est que j’allais à ce Tannhäuser sans grande illusion, et que j’en ressors plutôt satisfait, à la différence de l’an dernier. Je renvoie quand même le lecteur à mes comptes rendus de cette production, celui de 2011 et celui de 2012.
Je rassure tout de suite ceux qui ont vu ce spectacle et qui ne l’ont pas aimé: dans ses grandes lignes, rien n’a vraiment changé et il reste très complexe, voire intellectuellement un peu onanistique. Le programme de salle cette année donne à voir un schéma de la complexité dramaturgique qui a présidé à sa préparation, proprement illisible, même avec les explications de son auteur. J’ai découvert par exemple que la mise en scène est remplie d ‘allusions au groupe allemand métal Rammstein. Combien de spectateurs de Bayreuth connaissent suffisamment Rammstein pour pouvoir les lire les voir, les comprendre? Vu le public et vu l’âge moyen, ils doivent se compter sur les doigts d’une main.
Dans ce “trop plein” au décor monumental de machines à broyer les excréments pour en faire du gaz, ou de machines à alcool, de tuyaux, de cordes et de palans, il y a tout de même des moments qui me sont apparus plutôt mieux dominés, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs, plus précise, plus juste aussi. C’est sur le deuxième acte que j’aimerais revenir d’abord. La trouvaille essentielle de la mise en scène c’est pour moi l’idée d’une Elisabeth engagée, désirante, et (presque) érotisée. Le duo initial après “Dich teure Halle” entre Tannhäuser et Elisabeth est très bien conduit et construit, avec Wolfram, chaperon malgré lui, et le couple qui se cherche, qui se touche en essayant de se cacher du malheureux amoureux éconduit, qui de son côté évite leurs regards, sans pouvoir s’empêcher des les voir, et qui se désespère. Il y a là de jolies trouvailles, qui réfèrent aux scènes entre amoureux du théâtre traditionnel, avec les moments de dépit, et les moments d’élan, le tout avec un regard ironique, et quelquefois grinçant.
La manière dont Wolfram est traité m’est aussi apparue intéressante, dans sa figure d’amoureux éconduit, et désespéré, et en même temps tout en retenue, j’ai retrouvé la “romance à l’étoile” où il valse avec Venus, et c’est là aussi à la fois surprenant et réussi, voire presque poétique.
Ce travail reste très distancié sur l’histoire, et le regard ironique est partout, on rappellera pour mémoire les pèlerins revenus de Rome obsédés par la purification (ils se lavent et s’essuient à plaisir), Elisabeth sanctifiée entourée de moines et récupérée en quelque sorte par l’Église institution, un Venusberg qui est une cage étroite pour hommes  -bestiaux, à la fois réceptacle des excréments et racine d’une sorte de frêne du monde avant l’heure, ces spermatozoïdes géants qui dansent la samba ou balancent leur tête en rythme, pendant que Venus tient leur flagelle comme Fricka ses boucs. Tout cela, pris isolément, peut faire sourire, mais peut même faire  quelquefois penser. Il y a encore une fois (c’est la troisième!) de l’intelligence et de la réflexion dans ce travail: le programme interpelle même Alain Badiou (Cinq leçons sur le “cas” Wagner, Caen 2010) et les articles développent avec force les idées centrales de la mise en scène, notamment un Tannhäuser   structurellement souffrant entre Dionysos et Apollon qui se résout par un syncrétisme marqué par l’image finale : tant le ratiocinations pour finir par constater que le monde est fait de Venusberg, de mort, de saints, de bas en haut, et c’est par le bas que naissent les enfants. Il fallait y penser.
Musicalement, les choses se sont stabilisées, même si la distribution n’est pas de celles qui vont vous marquer à vie.
Torsten Kerl est  bien plus à l’aise que l’an dernier, et Tannhäuser lui convient décidément plus que Siegfried. Les aigus sortent bien, il tient la distance, et la voix a une douceur assez suggestive; son joli timbre, son engagement scénique en font un Tannhäuser très crédible. C’est bien mieux dominé, bien plus intéressant .
Camilla Nylund reste une Elisabeth solide, très précise, très contrôlée dans son chant, mais dont l’étendue et le volume font un peu défaut: les aigus restent un peu coincés dans les hauteurs, et la voix manque de largeur. Vu la manière dont le personnage est conçu par la mise en scène, on aimerait une plus grande présence vocale.
Michael Nagy est bien plus en forme que l’an dernier, la voix très veloutée sonne de nouveau, avec une diction exemplaire, et une couleur très émouvante. Il remporte fort justement un très gros succès.
Michelle Breedt ne sera pas la Venus du siècle, mais elle existe, et les aigus, cette fois sortent bien, bien mieux que l’an dernier en tous cas, on s’en contentera dans un personnage conçu  surtout pour éviter de faire rêver.
Le plus gros succès de la soirée c’est encore cette année pour le Landgrave (très grave) de Günther Groissböck, musculeux, dominateur, avec cette voix de bronze qu’on sent partie pour une carrière de basse wagnérienne de référence.
Notons encore dans les rôles  secondaires le joli berger de Katja Stuber, dont le metteur en scène fait un personnage qui circule pendant tout l’opéra, a mi-chemin entre l’Oscar du Ballo in maschera et le Cherubino des Nozze di Figaro (il est d’ailleurs clairement amoureux d’Elisabeth, lui aussi) et le Walther von der Vogelweide de Lothar Odinius, impeccable comme les autres années.
Mais le changement cette année (l’avant dernière puisque Tannhäuser sera retiré de la programmation un an plus tôt), c’est qu’on a enfin trouvé un chef. Après l’échec regretté de Thomas Hengelbrock, après le demi-succès de Christian Thielemann l’an dernier, la direction du Festival a appelé Axel Kober, directeur musical de Düsseldorf et donc habitué aux Tannhäuser scandaleux (celui de Düsseldorf a été purement et simplement retiré de l’affiche). Axel Kober, 43 ans, qui vient de la région (il est né à Kronach, a étudié à Würzburg et ancien boursier de la fondation Richard Wagner) est l’un de ces chefs solides qui ont jusqu’ici fait une carrière respectable sans être brillante. Son Tannhäuser a reçu un accueil très positif, sans être délirant, à l’image d’une direction fouillée, solide, qui fait très bien ressortir les détails de la partition (moins difficile à Bayreuth si on comprend le fonctionnement de la fosse), ce qui donne à l’ensemble une grande épaisseur sans déchainer l’enthousiasme par ses trouvailles. C’est une direction peut-être moins personnelle, mais totalement dominée, au tempo assez lent, avec des moments vraiment exceptionnels (ouverture, final du second acte par exemple). Son entrée à Bayreuth est plutôt une réussite.
Au total, je suis sorti de la représentation assez satisfait, l’ensemble musical était homogène, solide, plutôt tiré vers le haut. Il est clair que le travail du chef y est pour quelque chose…
Et puis, que voulez-vous, à peine les premières notes émergent de l’abîme mystique, dans l’obscurité quasi totale de la salle, il se passe toujours quelque chose. C’est Bayreuth.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011 : Quelques échos de l’accueil de TANNHÄUSER

N’ayant pas assisté à la première je me garderai bien d’en faire un compte rendu en bonne et due forme. J’ai écouté la retransmission radio, qui ne m’est pas apparue musicalement à dédaigner. La direction de Thomas Hengelbrock, très critiquée pour sa lenteur (il a été fortement hué) m’est apparue à la radio effectivement lente, mais plutôt très analytique, très architecturée, avec un final somptueux. (Sans doute aussi la mise en scène qui a excédé certains spectateurs a-t-elle contribué à gauchir l’audition…). Camilla Nylund a les qualités habituelles : la chanteuse est appliquée, très professionnelle, mais a des problèmes dès qu’elle monte trop à l’aigu, qu’elle a court et qui serre la voix. Les centres sont beaux, les aigus moins. Lars Cleveman m’est apparu plutôt satisfaisant à l’audition, beaucoup ont critiqué sa manière de chanter et ont noté des difficultés. Unanimité en revanche pour Günther Groissbrock (Landgrave), magnifique et surtout pour Michael Nagy, magnifique Wolfram qui a triomphé auprès du public (cela ne me surprend pas, vu son Héraut de Lohengrin le mois dernier à Budapest). Unanimité aussi, mais contre Stephanie Friede dans Venus, ce que j’en ai entendu en radio confirme : attaques ratées, aigus courts, voix vieillie, désagréable à entendre.
La mise en scène de Sebastian Baumgarten dénonce le cloisonnement culturel de notre société aseptisée, marquée par le catholicisme, qui ne permet pas aux âmes libres de passer d’un mode de vie et de pensée à l’autre, pas de place pour des Tannhäuser qui ne trouvent leur identité que dans le changement : c’est Wagner lui-même qui fait dire à Wotan dans Rheingold : « Qui vit aime le changement et la variété: ce jeu je ne peux m’en passer ». Le spectacle a été très mal accueilli à la Première, avec une bordée impressionnante de huées (le final, particulièrement provoquant, montre une Venus enceinte, qui triomphe.et qui met au monde un enfant…) Ce que j’en ai su par des amis spectateurs confirme cette impression négative. Ce que j’en ai lu et les déclarations d’intentions du metteur en scène stimulent en revanche ma curiosité. J’espère pouvoir m’y confronter dès cette année.

BUDAPEST – PALAIS DES ARTS 2010-2011 : LOHENGRIN de Richard WAGNER (Dir.mus: Adam FISCHER) le 12 JUIN 2011

Le Festival Wagner de Budapest dirigé par Adam Fischer, a désormais pignon sur rue. Il entraîne un public nombreux, et notamment beaucoup d’autrichiens, attirés par la qualité musicale des productions. Quand le soleil s’en mêle, sur fond de Danube, la fête est totale, calquée sur  les rites, sinon les rythmes, du Festival de Bayreuth. Depuis quelques années, Adam Fischer présente chaque année une production nouvelle, en alternance avec les productions des années précédentes, ce fut d’abord Parsifal, puis le Ring, puis Tristan. C’est cette année Lohengrin, en alternance avec Tristan et Parsifal. Ce sera l’an prochain Tannhäuser, en alternance avec le Ring.
Ce 12 juin, on peut dire que ce fut un Lohengrin en état de grâce, ce qui au fond convient bien au personnage…
Les conditions de production sont particulières: le Palais des Arts est une salle de concert dont l’espace scénique est aménageable, et qui a une fosse. Ce qui veut dire qu’on y donne essentiellement des concerts, mais qu’on peut y voir aussi des ballets, et aussi des opéras. Les productions doivent tenir compte des particularités du lieu: décors à combiner avec l’architecture de la salle, utilisation fréquente de la vidéo, pas de dégagements, pas de profondeur, mais des contraintes d’utilisation (en hauteur, on utilise les balcons de l’auditorium par exemple), et les décors sont adaptés autant que faire se peut au décor de la salle, ce fut le cas l’an dernier, c’est encore le cas cette année dans une production signée László Marton, assez sage, qui représente un monde militarisé (en uniformes bien connus des ex-pays de l’Est) que l’arrivée de Lohengrin démilitarise (chemises aux couleurs criardes). Rien de révolutionnaire dans cette vision, mais la production a l’avantage (par rapport à celle de Tristan l’an dernier) d’être lisible et esthétiquement assez propre (belle entrée d’Elsa, de la salle, en voile noir par exemple). Mais ce qui frappe d’emblée c’est la qualité imprimée par les choix musicaux: l’orchestre est remarquable de netteté, de finesse, de dynamique. La direction d’Adam Fischer est très équilibrée, laissant se développer le son et le symphonisme, faisant bien apparaître tous les pupitres, isolant les cuivres au deuxième balcon, ce qui élargit l’espace sonore. Il y a des moments proprement impressionnants (final du deuxième acte, d’une belle tension avec l’utilisation somptueuse du grand orgue de la salle!). Cela confirme l’opinion que j’ai depuis longtemps d’Adam Fischer, un chef un peu négligé quelquefois notamment en France, qui  a d’éminentes qualités de raffinement et d’intelligence musicale, très classique dans son approche mais toujours impeccable. En tout cas ce soir, ce fut tout simplement grandiose.
Grandiose aussi grâce à la distribution réunie, faite de chanteurs hongrois et de grandes vedettes internationales. Burkhard Fritz, prévu à l’origine en Lohengrin, a été remplacé par un ténor hongrois en troupe à Mannheim, vraiment remarquable de technique, faisant des mezze voci inhabituelles, modulant à l’extrême son chant,  avec une belle puissance et un beau volume.

 


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Son nom, István Kovácshazi est à retenir. La mise en scène en fait une sorte de professeur nimbus, étudiant attardé, petites lunettes fines, chemise blanche, gilet noir porteur d’un étui à violon (les violons du paradis?). Au total très convaincant. Lui répond une Elsa de luxe, la finnoise Camilla Nylund, voix solide, très dominée, quelquefois un peu froide, qui compose un personnage un peu perdu, un peu “ailleurs” elle aussi, avec de très beaux moments au premier et deuxième acte, la voix est étendue et sûre: elle n’a pas de vrai caractère, et c’est dommage, mais l’ensemble est de très haut niveau.

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Face à ce beau couple, celui, tout à fait extraordinaire, du Telramund de Béla Perencz et de l’Ortrud incroyable de Petra Lang. Béla Perencz, membre de la troupe de l’opéra de Budapest, compose un Telramund intense, puissant, avec de très réelles qualités de diction et d’émission et Petra Lang est d’une intensité, d’une violence, et d’une puissance proprement ahurissantes: je ne sais si j’ai déjà entendu pareille Ortrud, sans doute encore plus impressionnante que Waltraud Meier, ou en son temps à Bayreuth, d’Elisabeth Connell. On l’entendra à Bayreuth cet été dans Ortrud, j’avais exprimé ma déception de voir disparaître Herlitzius de la distribution,mais devant ce que j’ai entendu là, tout doute est effacé: Petra Lang  devrait être l’ouragan attendu à Bayreuth: elle remporte un triomphe mérité, et impose un personnage presque définitif, le final est à ce titre inoubliable.
Des deux autres protagonistes, le héraut de Michael Nagy avec son très beau timbre chaleureux, sa puissance, ses qualités de diction surnage, voilà  qui excite la curiosité devant son prochain Wolfram à Bayreuth.


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Quant à Alfred Muff, la voix a évidemment un peu vieilli et il éprouve quelques difficultés (puissance), mais le travail sur le texte, la dignité de la prestation scénique, la noblesse de la voix restent convaincantes.
Ce fut donc un Lohengrin anthologique, une des grandes représentations de cette oeuvre, sans doute une des meilleures soirées Wagner entendues à Budapest. Vaut le voyage, allez!

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest