OPERA NATIONAL DE LYON 2014-2015: LE JARDIN ENGLOUTI (SUNKEN GARDEN) de Michel VAN DER AA (Dir.mus: Etienne SIEBENS; Ms en scène et film: Michel VAN DER AA)

Un Eden infernal ©Michel Cavalca
Un Eden infernal ©Michel Cavalca

Troisième production de ce Festival, Le jardin englouti (Sunken Garden), une création de Michel Van der Aa, en coproduction avec l’ENO qui l’a créé en 2013 au Barbican Center a été présentée le 15 mars dernier. Une production externalisée au TNP de Villeurbanne, pour des raisons techniques évidentes, l’alternance serrée créant des problèmes difficiles de mise en place. C’est sans doute de cette création que part l’idée de la thématique des « jardins mystérieux » qui illustre le festival cette année.

Voilà une proposition ailleurs au propre et au figuré, qui va emmener le spectateur dans un autre univers et musical et imaginaire. Cette dernière est-elle motivée par un projet strictement musical ? Préfigure-t-elle de futures retransmissions du MET ou d’ailleurs en 3D ? Est-elle un essai de performance technique mêlant virtuel et réel, dans l’image comme dans le son ?

Le jardin englouti ©Michel Cavalca
Le jardin englouti ©Michel Cavalca

Elle est tout cela à la fois, avec les qualités et les défauts du théâtre musical, aux livrets abscons, sans vraie dramaturgie : il faut attendre que le héros passe la porte sous l’autoroute pour qu’en enfilant les lunettes 3D on trouve un intérêt renouvelé à cette histoire d’exploration d’une sorte de quatrième dimension, antichambre du paradis, dont on ne revient pas, où ceux qui y séjournent fournissent en fait la vie et l’immortalité à une héroïne sorte de mante religieuse ou moustique géant comme le suggère une image qui va se nourrir de ces corps, sucer leur sang  pour rester immortelle. Tout commence comme un thriller avec une histoire d’enlèvement et de disparus, et finit comme un conte de fées à la mode où le héros entre pour se sauver dans le corps de l’héroïne pour survivre, et finit héroïne femme dans un corps d’homme pour illustrer les thèmes à la mode de la théorie du genre.

On y retrouve d’ailleurs le trio orphique avec une méchante (Zenna Briggs) sorte de déesse des Enfers new look, mais Amour (Iris Marinus) et Orphée (Toby Kramer) sont là, et le jardin englouti pourrait bien être ces enfers d’où on ne peut remonter…sauf à risquer son genre. On y retrouve aussi mais en 3D, les personnes enlevées comme Simon Vines ou Amber Jacquemain, et les personnages réels dialoguent et chantent avec les personnages virtuels, en des ensembles techniquement réglés au millimètre et hallucinants de vérité, il faut bien le dire.
Dans une structure métallique où sont projetés des décors très réalistes, puis qui explose pour laisser la place à ce jardin fabuleux où l’on se promène, recevant les branches sous le nez ou des gouttes d’eau qui nous explosent au visage, tout cela est impressionnant, divertissant, techniquement phénoménal. Est-ce pour autant vraiment passionnant ? L’avenir de l’œuvre nous le dira, mais j’ai mes doutes.
Pourtant, d’un strict point de vue technique, l’entreprise est remarquable. Remarquable pour la précision du chef et de l’orchestre, qui doivent compter avec la musique enregistrée, remarquable pour les chanteurs, qui doivent chanter avec des voix enregistrées de personnages virtuels avec qui ils chantent et avec qui ils sont en représentation, remarquable enfin pour les effets 3D. On sort de ce spectacle à la fois réservé sur l’entreprise musicale, et enthousiaste pour la réussite et la précision de toute l’entreprise.
C’est sans doute qu’il faut recevoir l’œuvre dans sa globalité : penser « musique », puis « mise en scène » puis « technique » est sans doute une erreur car les choses sont imbriquées et inséparables. On peut difficilement imaginer une exécution concertante d’un tel travail, c’est même totalement inenvisageable.

Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca
Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca

Deux parties à cette œuvre, une première partie plus traditionnelle et théâtrale où ce qui se déroule sur scène dialogue avec des évocations par le film (interviews par exemple des proches des personnes disparues) et par la recherche du héros Toby Kramer, lui-même vidéaste. La deuxième partie bascule dans un virtuel qui, il faut bien le dire, fascine. Les prestations des chanteurs sont de très bon niveau : ils défendent le propos avec bonheur, Roderick Williams (Toby Krämer) est peut-être un peu inférieur aux deux femmes. Claron Mc Fadden (Iris Marinus) et Katherine Manley (Zenna Briggs) sont tendues, dramatiques, très présentes en scène, et leur précision dans le chant, nécessaire pour chanter ensemble avec les personnages virtuels, répond à celle de l’orchestre excellent (une petite formation d’une vingtaine de musiciens) dirigée par Etienne Siebens qui doit lui aussi compter avec les interventions virtuelles des voix et de l’orchestre pour lesquelles une erreur de tempo compromettrait lourdement les effets musicaux. Au total, une expérience, une voie nouvelle, une sorte de Gesamtkunstwerk à la mode du XXIème siècle qu’il faut accepter sans barguigner dans sa globalité.

L'enchantement se perturbe ©Michel Cavalca
L’enchantement se perturbe ©Michel Cavalca

Ainsi ce Festival 2015 offre trois productions très différentes dans leur inspiration, musicalement toutes remarquables : Die Gezeichneten, production de haut niveau, assez classique dans son propos, de David Bösch, une proposition plus « Regietheater » de David Marton, qui ose s’attaquer à l’intégrité de la musique pour donner du sens à la scène, Orfeo ed Euridice et cette voie nouvelle et exploratoire que constitue Sunken Garden : à entendre autour de moi les appréciations d’amis spectateurs, tous les spectacles ont marqué les esprits, de manière diversifiée mais illustrent encore une fois l’intelligence d’une programmation qu’on voit rarement aussi cohérente et aussi foisonnante.
SI le Festival 2015 a vécu, vive le Festival 2016 « Pour l’humanité » , qui va nous ouvrir à des découvertes ou des raretés : La Juive (de J.F Halévy, ms en scène Olivier Py) Benjamin dernière nuit, sur Walter Benjamin (Livret de Régis Debray et musique de Michel Tabachnik), L’Empereur d’Atlantis (V.Uhlmann, Ms en scène Richard Brunel) au TNP et Brundibár (Hans Krasa, Ms en scène Jeanne Candel) au théâtre de la Croix Rousse. [wpsr_facebook]

Le jardin s'engloutit ©Michel Cavalca
Le jardin s’engloutit ©Michel Cavalca

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2014-2015

La salle de Jean Nouvel
La salle de Jean Nouvel

Serge Dorny reste donc à Lyon.  En soi c’est une très bonne nouvelle. Pour lui c’est sans doute plus difficile. Après plus de 10 ans il est légitime d’aspirer à autre chose. La perspective de diriger un opéra historique comme celui de Dresde pouvait être d’autant plus intéressante que la programmation actuelle en est relativement médiocre si l’on excepte les quelques soirées dirigées par Christian Thielemann.  L’aventure mort-née laisse un goût amer. Et le retour à Lyon s’accompagne probablement d’un désir d’ailleurs : comment pourrait-il en être autrement ?
Le spectateur que je suis profitera donc néanmoins de ces prochains mois avec gourmandise. Serge Dorny propose une des programmations les plus complètes et les plus intelligentes d’Europe. En cela, il est le digne successeur de Jean-Pierre Brossmann. Combien de metteurs en scène, combien de chefs sont passés à Lyon avant de connaître une gloire internationale ?  Il suffit de penser à Kirill Petrenko ou à Kent Nagano.
Serge Dorny formé à l’école de Mortier a imposé un style,  une esthétique puisant largement dans l’école allemande ; ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Et le public lyonnais, depuis longtemps habitué à des œuvres sans concession, public formé à l’école de Planchon, de Chéreau,  un public qui va du TNP à l’opéra, de Villeurbanne à Lyon,  fait bon accueil à ces productions,  qui d’ailleurs ne sont pas toutes exceptionnelles et c’est bien normal, mais toujours d’un niveau plus qu’honorable au minimum.  Quel opéra en France peut se targuer d’accueillir Peter Stein, Olivier Py, François Girard, Christophe Honoré, Yoshi Oida, La Fura dels Baus, Ivo van Hove ou de faire découvrir David Bösch ou David Marton ?
L’an prochain,  dans une saison appelée « Au-delà du réel », nous reverrons La Fura dels Baus (Le Vaisseau fantôme),  Christophe Honoré (Pelléas et Mélisande), David Marton (Orphée et Eurydice) qui signa un si beau Capriccio, Olivier Py (reprise de Carmen), David Bösch qui crée à Lyon Simon Boccanegra au début de ce mois de juin proposera l’an prochain Les Stigmatisés de Schreker, une production très attendue. Pour la première fois, Stephan Herheim  présentera une production en France, sa Rusalka, déjà vue à Bruxelles et Barcelone, Martin Kušej (La Forza del Destino à Munich…) fera Idomeneo et Michel van der Aa créera à Lyon un opéra hyper technologique,   Le jardin englouti,  dans le cadre du festival désormais traditionnel dédié cette année aux jardins mystérieux.
Enfin, Jean Lacornerie, directeur du Théâtre de la Croix Rousse, élève et compagnon de route de Jacques Lassalle fera à la fois le musical de Broadway bien connu Le roi et moi de Rodgers et Hammerstein, et Roméo et Juliette de Boris Blacher, un compositeur peu connu, classé comme dégénéré par les nazis, spectacles tous deux présentés à La Croix Rousse.
Enfin comme chaque année en version de concert un opéra belcantiste de la première moitié du XIXème : Lyon commence un cycle Rossini avec la redoutable Semiramide dirigée par Evelino Pido’ avec Elena Mosuc.  Mais cette année, en plus, Joyce Di Donato,  prêtresse mondiale du bel canto notamment rossinien  ouvrira la saison par un concert exceptionnel le 22 septembre 2014.
Comme il se doit la programmation propose quelques grands standards, des œuvres du répertoire moins connues, des chefs-d’œuvre totalement ignorés dans des propositions scéniques qui excitent la curiosité:  l’opéra de Lyon reste l’un des meilleurs du monde pour l’innovation et le risque artistique.
Serge Dorny  réunit aussi les équipes musicales cohérentes, jeunes, qui reviennent souvent à l’opéra de Lyon,  et qui finissent par former une sorte de troupe ou tout du moins un groupe d’habitués.  C’est l’occasion d’entendre de belles voix encore protégées du star-system,  ou des chefs originaux , dynamiques,  dont on commence à entendre parler. Ainsi dans l’ordre chronologique découvrirons-nous :

– en octobre 2014, Le vaisseau fantôme  de Richard Wagner,  dans une production de Alex Ollé (La Fura dels Baus) qu’il se situe non dans le Nord mais dans le lointain Sud dans les cimetière de bateaux du Bangladesh,  restes rouillés de l’industrialisation occidentale.  Le chef en sera Kazushi Ono. Simon Neal ( qui a chanté Oedipe de Georges Enesco à Francfort cette année) sera le Hollandais,  Falk Struckmann Daland tandis que que Senta sera chantée par celle qui a stupéfié dans Erwartung, Magdalena Anna Hoffmann.

–En décembre 2014 et au tout début janvier 2015,  Rusalka, de Dvořák, dans l’étourdissante mise en scène du norvégien Stephan Herheim,   conte triste de la nymphe qui veut devenir mortelle et qui est victime de la méchanceté et de l’indifférence des hommes. La meilleure Rusalka du moment, Camilla Nylund, et le vaillant Dmitro Popov se partageront les principaux rôles tandis que Jezibaba sera interprétée par Janina Baechle. L’Orchestre est confié à Konstantin Chudovski, jeune chef russe qui commence a diriger partout en Europe.

–en décembre 2014 toujours mais au théâtre de la Croix-Rousse, Jean Lacornerie dans le cadre des spectacles jeune public présente et met en scène Le Roi et Moi de Rodgers et Hammerstein, le fameux music-hall de Broadway,  dirigé par Karine Locatelli.

–En janvier-février 2015,  Martin Kušej proposera Idomeneo de Mozart, dirigé par Gérard Korsten, bon chef pour ce répertoire, avec une jolie distribution Lothar Odinius, Kate Aldrich, Elena Galitskaya, et Maria Bengtsson (dans Elettra).

–En février-mars 2015 au théâtre de la Croix-Rousse Roméo et Juliette, de Boris Blacher, mis en scène de Jean Lacornerie et dirigé par Philippe Forget par le studio de l’Opéra de Lyon,  occasion de découvrir un compositeur peu connu qui fut  le maître de Gottfried von Einem ou d’Aribert Reimann.

– Du 13 au 29 mars 2015, le Festival annuel dédié cette année aux Jardins mystérieux avec trois opéras,  un opéra du répertoire,  un opéra jadis classé dans les dégénérés et qui revient sur les scènes désormais relativement régulièrement et une création.

  • Les Stigmatisés (Die Gezeichneten) de Franz Schreker (1918),  À voir absolument  dans une mise en scène de David Bösch dirigé par le jeune et talentueux Alejo Perez, et avec une belle distribution, Charles Workman, Magdalena Anna Hoffmann, Simon Neal, Markus Marquardt.
  • Orphée et Eurydice de Gluck,  mise en scène de David Marton,  dans la version de Vienne dirigée par Enrico Onofri, spécialiste du baroque et compagnon de route du Giardino Armonico et de Giovanni Antonini, avec un Orphée masculin, Christopher Ainslie (et son double Franz Mazura, qui aura alors 91 ans) et Elena Galitskaya en Eurydice.
  • Le jardin englouti de Michel Van der Aa, présenté au TNP de Villeurbanne en coproduction avec l’English National Opera et le Toronto Festival of Arts and Culture, dirigé par Etienne Siebens, qui travaille avec Michel van der Aa et participe à de nombreux projets contemporains, avec notamment Roderick Williams , Katherine Manley et Claron McFadden. Un opéra phénomène, réel, virtuel, digital

–fin avril et mai 2015 : reprise de Carmen dans la mise en scène discutée d’Olivier Py, et avec une tout autre distribution, sans doute meilleure que la première série, Kate Aldrich (Carmen), Arturo Chacon-Cruz,  qui fut Werther À Lyon dans la mise en scène de Rolando Villazon,  Jean-Sébastien Bou dans Escamillo (Claude l’an dernier) et Sophie Marin-Degor dans Micaela. L’orchestre sera dirigé par Riccardo Minasi , spécialiste du répertoire baroque qui succède au pupitre à un autre spécialiste du baroque, Stefano Montanari.

–en juin dernier opéra de la saison,  last but not least, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy,  dans une mise en scène très attendue de Christophe Honoré qui fait un lien entre Mélisande et Phèdre,  dans une intéressante distribution réunissant Bernard Richter, Hélène Guilmette, Sylvie Brunet-Grupposo, Vincent Le Texier et Jérôme Varnier, dirigé par Kazushi Ono.

Voilà une saison au total très stimulante,  qui excite la curiosité et va élargir la connaissance du répertoire. Face à une saison de l’Opéra de Paris particulièrement terne, le seul conseil qu’on puisse donner aux parisiens est de prendre un abonnement TGV et  un abonnement à l’Opéra de Lyon, car pas une production n’est à négliger. Dresde a beaucoup perdu et, pour cette année encore,  Lyon reste gagnant. [wpsr_facebook]