OPERNHAUS ZÜRICH 2016-2017: I PURITANI de Vincenzo BELLINI le 17 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Enrique MAZZOLA; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

©Judith Schlosser
Elvira (Pretty Yende) ©Judith Schlosser

Photos de l’édition 2015-2016 (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le hasard a voulu qu’entre un Requiem de Verdi scénique et un Entführung aus dem Serail sans sérail ni dialogues de David Hermann qui excitait ma curiosité (voir le site Wanderer), Zürich affichait une première reprise de la très récente production (2016) d’Andreas Homoki de I Puritani de Bellini. Comme il arrive quelquefois dans les représentations de répertoire, on annonce une Elvira (en l’occurrence Nadine Sierra) et c’est une autre qui chante, une chanteuse totalement inconnue, venue de république tchèque mais issue de l’Opéra Studio du Comunale de Bologne, Zuzana Markóvá, la trouvaille de la soirée. Pour le reste, une représentation de haute tenue, avec Javier Camarena dans Lord Arturo Talbo, George Petean dans Sir Riccardo Forth et Michel Pertusi dans Sir Giorgio. C’est à dire du très beau monde.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

La production de Andreas Homoki était dirigée la saison dernière par Fabio Luisi et interprétée par la jeune sud-africaine Pretty Yende, nouvelle coqueluche des scènes (elle a récemment triomphé dans Lucia à Paris), Lawrence Brownlee, et déjà Michele Pertusi et George Petean. La mise en scène à décor unique, comme souvent chez Homoki, ici un énorme cylindre installé sur un plateau tournant,  laisse apparaître des images successives, soit réelles, soit fantasmées pendant que l’intrigue se déroule sur le proscenium, autour du cylindre fait de lattes noires à l’extérieur et éclairées violemment à l’intérieur: un décor très essentiel, de bois avec quelques chaises et des cierges quelquefois, qui correspond à l’idéal de simplicité et de religiosité qu’on suppose être celui des puritains.

Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser
Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser

La scène s’ouvre sur un couple, qu’on comprendra plus tard être le couple royal, pourchassé, puis pris, l’homme (Charles 1er) est supplicié et décapité, la femme prisonnière et violée, images de guerre civile ordinaire, qui se répèteront durant l’opéra, avec ses monceaux de cadavres et ses femmes pendues.

À ce contexte politique violent et sanguinaire s’ajoute le conflit privé qui fait l’intrigue réelle : aussitôt après la scène d’ouverture, place aux joies d’un mariage, mais à la vue de son futur, la jeune fille (Elvira) fuit et se réfugie dans les bras de son oncle qui lui explique que finalement son père a cédé à ses prières et qu’elle pourra épouser celui qu’elle aime, Lord Arturo Talbo (Javier Camarena), du clan ennemi défenseur des Stuart. On comprend alors que la scène de mariage était un cauchemar que la jeune fille refusait de vivre.

Les conflits politique et privé, traités par la mise en scène sur le même plan, opposent Lord Arturo Talbo (ténor) partisan des Stuart et Sir Riccardo Forth (baryton, George Petean), chef des puritains qui soutiennent Cromwell. C’est que baryton (méchant) et ténor (gentil) aiment Elvira, et le méchant baryton va vivre sa jalousie en jouant des conflits politiques, cherchant à perdre le ténor-gentil en profitant de la position de faiblesse des défenseurs des Stuart.
Quand Arturo reconnaît en la prisonnière violée de la première scène la Reine Henriette de France, son sang (noble) ne fait qu’un tour et il entreprend de la sauver, au péril de sa vie, et surtout de son mariage : il fuit avec la reine avant même la cérémonie, mais sur le chemin ils croisent le méchant Riccardo, qui, croyant en une fuite amoureuse, les laisse partir, ravi de l’aubaine.
Voilà l’intrigue : Arturo est poursuivi, pour trahison d’état et pour trahison privée : la jeune promise sous le coup devient folle, et Riccardo va chercher à en tirer avantage pour se débarrasser du rival. Il reste que l’oncle, Sir Giorgio (Michele Pertusi) essaie de calmer les esprits, de ramener Riccardo a des sentiments plus humains et de protéger sa nièce sans succès.
Arturo revient, et tout semble se résoudre, mais Riccardo malgré l’ordre de clémence venu de Londres envers les défenseurs des Stuart fait décapiter Arturo: la scène initiale qu’on avait vu pendant le prologue se répète, mais les motivations ne sont plus celles, politiques d’une guerre civile, mais des motivations d’ordre privé : un simple drame de la jalousie.

Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

Public et privé, tout se mélange comme souvent à l’opéra, mais dans une sorte de linéarité marquée par une mise en scène répétitive : le cylindre conçu par Henrik Ahr ne cesse de tourner, laissant voir des scènes réelles ou fantasmées, des montées d’images au sens psychanalytique, pendant que l’intrigue au-devant de la scène se déroule d’une manière très traditionnelle et conforme, tandis que les costumes de Barbara Drosihn, noir uniforme pour les hommes, beige et jaunâtre pour les femmes, donnent une image d’uniformité assez cohérente avec le monde du puritanisme et l’ascétisme du décor.
La mise en scène est plutôt faite de ces images, et moins de prises de position dramaturgique, sauf la fin tragique où au happy end traditionnel, Homoki substitue la tragédie, où le méchant a vaincu. Le goût de la vengeance est plus doux encore que l’amour.

Rien de bien dérangeant dans cette mise en scène qui laisse le drame se dérouler et les chanteurs prendre la main, comme attendu dans la plupart des mises en scène de bel canto romantique.
Comme certaines œuvres du jeune Verdi ou la plupart des opéras romantiques, les choix de mise en scène sont délicats : l’approche Regietheater se heurte à des livrets la plupart du temps assez passepartout et conformes et les mises en scènes sont souvent réduites à un habillage plus ou moins habile : dans ce répertoire, le public ne vient pas pour la mise en scène, même pas pour le chef mais pour les chanteurs.

À écouter cette œuvre, la dernière de Bellini, pour le Théâtre Italien de Paris en 1835 quelques mois avant sa mort, on reste stupéfait de la manière dont l’histoire est racontée, dont la musique sonne avec une couleur souvent pré-verdienne. A dire vrai, on constate combien Verdi a puisé dans ces ensembles, dans ces cabalettes rythmées, dans ces marches (Suoni la tromba, par exemple) et qu’au moins dans les premières années, il n’invente rien que Bellini n’ait déjà inventé. On est en effet toujours frappé par la variété, la vivacité de cette musique, par son énergie aussi, et par l’impossible qui est demandé au quatuor vocal principal (soprano, ténor, baryton et basse).

Le rôle d’Arturo est sans doute le plus tendu du répertoire romantique avec ses aigus stratosphériques et Javier Camarena stupéfie par son aisance, par la qualité du phrasé, par l’intensité du chant et par la chaleur du timbre (un A te o cara étourdissant, tout comme credeasi misera). La voix n’a aucune faille, et le timbre n’est jamais nasal comme c’est quelquefois le cas, avec une simplicité dans l’émission qui laisse confondu et une très grande modestie dans les attitudes : il n’a certes pas des qualités d’acteur exceptionnelles, mais pas moins que la majorité des chanteurs. Le chant est à un tel niveau de perfection qu’on peut largement compenser et même dépasser. De toute manière, la mise en scène laisse chacun gérer sans vraiment travailler les caractères des personnages, qui demeurent sculptés dans la tradition de l’opéra italien ordinaire. Javier Camarena a en tous cas une sûreté et une pureté de timbre qui laisse rêveur, c’est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs, sinon le meilleur belcantiste qu’on puisse trouver.

Sous ce rapport, George Petean n’est pas non plus une référence en matière de jeu : c’est un jeu habituel de méchant d’opéra, et indifféremment du rôle, les gestes et attitudes sont les mêmes : mais là aussi, le contrôle sur la voix et le volume sont tels qu’on peut fermer les yeux. Petean néanmoins a sans doute une couleur plus verdienne que belcantiste ; tout en soignant le contrôle et la diction, son chant n’a pas tout à fait l’élégance requise : c’est un peu plus lâché que retenu. Néanmoins, ce baryton devient l’un des incontournables de la scène lyrique, sans bruit mais avec constance et régularité : il avait déjà impressionné dans Renato du Ballo in maschera à Munich. Mais il faut ici un peu moins de feu verdien.

C’est Michele Pertusi qui est Sir Giorgio. Le personnage le plus positif de l’œuvre, humain, ouvert, modéré. Pertusi s’est spécialisé dans les basses rossiniennes et belcantistes, parce qu’il a une technique de fer, un beau contrôle, et que cette technique lui permet de durer dans des rôles souvent exposés. Je le suis depuis la fin des années 80, et il a immédiatement été l’un des chanteurs rossiniens de référence, notamment dans les opéras seria. La voix n’a peut-être plus tout à fait l’éclat d’antan ni le timbre sa singularité, mais il reste un des chanteurs les plus intenses dans ce répertoire et des plus justes. Les ensembles avec Riccardo et notamment le duo Suoni la tromba font un effet encore marqué sur l’auditeur. Pertusi y est exceptionnel. C’est en tous cas une garantie pour le style et le respect de l’œuvre.

C’était la jeune Nadine Sierra qui devait succéder à Pretty Yende dans Elvira, le mystère des remplacements a encore frappé, et c’est une autre jeune chanteuse, Zuzana Markóvá, née à Prague, issue de l’Opéra Studio de Bologne, et donc préparée au répertoire italien qui assume le rôle difficile d’Elvira, sur qui repose grande part de l’opéra. La voix n’est pas très grande, mais cette jeune femme a une véritable présence scénique, c’est une très belle actrice et elle donne au rôle une formidable présence dramatique, elle sait passer de la jeune fille heureuse et légère qui va épouser son aimé à la femme dont l’âme est ravagée en un instant, et avec la même crédibilité et le même pouvoir sur le spectateur. La voix est petite, mais la salle de Zurich aux dimensions moyennes est idéale pour ce répertoire qui nécessite un rapport scène-salle particulier, avec ce qu’il faut de distance et ce qu’il faut de proximité. Les salles pour le bel canto romantique, à part quelques notables exceptions, n’étaient pas si grandes, et les voix à Zurich sonnent parfaitement…Ce n’est pas un hasard si Cecilia Bartoli en a fait sa salle d’opéra quasi exclusive.

Une voix plus petite peut donc parfaitement convenir, et celle de Zuzana Markóvá passe sans mal, grâce à une très belle technique, un vrai contrôle sur la voix, une grande homogénéité dans les passages, et un aigu qui est d’abord contenu mais qui se propage et s’affirme pour se déployer de belle manière. Pas de problème particulier d’agilités (elle chantera bientôt Traviata à Palerme). La scène de la folie est parfaitement dominée, avec un pouvoir d’émotion réel et une vraie prise sur le public. La scène du dernier acte avec Arturo, qui ménage des moments très élégiaques mais aussi une vraie tension, est magnifiquement réussie. Le résultat : un triomphe auprès du public présent, très mérité. Voilà une chanteuse qui utilise ses ressources d’actrice pour affirmer de réelles ressources de chanteuse, pour une artiste aussi jeune, c’est vraiment très prometteur : la voix s’accorde parfaitement à celle de Camarena, et on passe donc avec eux deux une soirée exceptionnelle.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le reste de la distribution soutient bien le niveau d’ensemble, même si les rôles sont vraiment épisodiques, Diana Haller, jeune chanteuse encore, en Enrichetta di Francia a un beau mezzo, la voix d’une vraie rondeur sans aspérités porte, et elle se distingue dans les ensembles. Les autres, Stanislas Vorobyov (Lord Gualtiero Valton) et Otar Jorjikia (membre de l’Opéra Studio, qui chante Sir Bruno Robertson) sont aussi de bon niveau et donnent à l’ensemble de la distribution une réelle homogénéité.
Le chœur dirigé par Ernst Raffelsberger est particulièrement juste, malgré des exigences scéniques qui le font se déplacer souvent, autour du décor ou dedans : il se prête aux besoins de la mise en scène, et sonne magnifiquement, après avoir la veille chanté le Requiem de Verdi : très belle performance dans un opéra qui exige des masses chorales impeccables.
C’est Enrique Mazzola qui prend la succession de Fabio Luisi dans la fosse, et l’on connaît à la fois l’affinité, mais aussi la technique impeccable de ce chef dans ce répertoire : pas une faute de rythme, une pulsion permanente, un souci de ne jamais couvrir les chanteurs même là où on lui pardonnerait (Suoni la tromba), et un orchestre très clair et très lisible. J’aurais peut-être apprécié moins d’aspérités quelquefois, qui rendent cette approche un peu froide : la mélodie bellinienne réussit néanmoins à se déployer dans les passages plus lyriques.
Un peu à distance au premier acte, je me suis laissé séduire par cette nervosité et cette tension, qui n’oublie jamais l’opéra, le livret et les capacités réelles des chanteurs. Le chef obtient un grand succès, dans l’ensemble mérité.

Entre deux représentations assez exceptionnelles par leur nouveauté s’est glissée une soirée dite de répertoire. Si le répertoire était aussi bien traité partout, le niveau des salles serait totalement hors normes. I Puritani est l’une des œuvres de la période les plus difficiles à produire, car c’est un opéra très difficile pour les voix. L’Opernhaus Zürich a relevé le gant, et confirme d’être l’une des toutes premières scènes d’Europe.[wpsr_facebook]

Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: ZELMIRA de Gioacchino ROSSINI le 8 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus:Evelino PIDÒ avec Patrizia CIOFI)

Saluts, Delmira 8 novembre 2015
Saluts, Delmira 8 novembre 2015

C’est une excellente initiative que de proposer des « opere serie » de Rossini à un public peu habitué à ce répertoire : on attend avec impatience Ermione l’an prochain, car cette Zelmira a justement triomphé avec un public lyonnais debout, ce qui est rare.
Justement, même si je pense que la programmation de Serge Dorny est l’une des plus inventives et des plus construites en France aujourd’hui, je regrette depuis longtemps qu’il n’ait pas servi ce répertoire autrement que par des versions concertantes. Espérons que l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical permettra aussi d’oser de ce côté là.
Il est vrai que d’une part il n’est pas facile de trouver des chanteurs qui soient familiers de ce Rossini là, mais il est encore plus difficile de trouver des metteurs en scène qui aient envie de travailler sur ces intrigues à la fois complexes et surannées, même si la mode baroque, très française, a pu çà et là permettre de faire émerger des travaux intéressants. Et ce Rossini-là vient évidemment de cette tradition-là.
Pour la dernière œuvre (1822) faite pour le San Carlo de Naples, la plus grande salle d’alors avec les meilleurs musiciens et choristes, le librettiste Tottola s’est inspiré de Zelmire de Dormont du Belloy (1762) une des ces nombreuses tragédies écrites XVIII°siècle et oubliées. L’intrigue est complexe et se passe à Lesbos, où le roi Polidoro bon et sage, est renversé à l’occasion d’une absence : on le croit mort mais il est caché par sa fille Zelmira. L’usurpateur Azor meurt, mais un autre usurpateur, Antenore, prend sa place et accuse Zelmira d’avoir tué son père. Ilo, mari de Zelmira, revient, et croit sa femme coupable. À la fin, les bons sont vainqueurs et les méchants punis.
Comme tout bon opera seria rossinien, deux ténors se partagent les difficultés, Antenore et Ilo, un soprano lirico colorature (Zelmira), un mezzo colorature (Emma) et deux basses un gentil, Polidoro, et un méchant, Leucippe.
Rossini, pour ce dernier opéra napolitain, a voulu concentrer toutes les difficultés possibles, et surtout plaire à un public varié, à commencer par Vienne, où Zelmira est créée avec succès moins de trois mois après Naples (Avril 1822). Ce n’est pas seulement un opéra vocal, mais aussi orchestral et choral et par bien des aspects, il prépare les formes du Grand Opéra monumental que Rossini va mettre en place avec Moïse et Guillaume Tell.

Immense succès au XIXème, Zelmira disparaît des programmes pendant un siècle pour réapparaître à la fin du XXème siècle, à l’occasion de la Rossini Renaissance, notamment portée par la Fondation Rossini de Pesaro. C’est en effet à la fin des années 70 qu’on commence en Europe à regarder Rossini au-delà de ses opéras bouffes et à explorer un autre répertoire : Aix en Provence présente en 1975 Elisabetta Regina d’Inghilterra et Semiramide en 1980, qui sont des pierres miliaires de cette renaissance en 1980.
Ainsi donc la version de concert présentée à Lyon (et qui n’a pu comme chaque année être présentée à Paris le 14 novembre à cause des attentats du 13) a été un moment vraiment privilégié.
C’est Patrizia Ciofi qui était Zelmira. La cantatrice italienne a interprété souvent Rossini, mais est plus connue pour ses incarnations belcantistes. Son engagement, sa facilité à occuper la scène et sa personnalité ont fait de cette Zelmira un très grand moment, elle a notamment tout donné dans l’air final “Riedi al soglio”, une sorte de feu d’artifice de la joie retrouvée qui fait que Zelmira commence en drame et finit en Cenerentola. Patrizia Ciofi a une capacité toute particulière à incarner les personnages frappés par le destin, donnant souvent une âme très sombre et très émouvante aux situations, ce fut le cas de toute cette Zelmira, mais l’explosion finale fut l’occasion d’une performance exceptionnelle où la Ciofi est allé au bout de ses possibilités, à l’extrême d’une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, ni qui n’a même pas tout à fait la technique rossinienne, notamment dans la précision des notes et dans la couleur, mais qu’importe : la performance fut bluffante et l’engagement inouï . C’est à cela qu’on reconnaît les très grandes.
C’est incontestablement l’Emma de Marianna Pizzolato qui quant à elle a la vraie couleur et la vraie technique rossinienne. La jeune cantatrice sicilienne fréquente le répertoire baroque depuis plusieurs années et étonne de plus en plus par la qualité croissante de ses prestations : ici, son Emma est splendide, les graves sonores, la couleur veloutée, la précision dans les agilités incroyable et elle est de plus douée d’une vraie présence ; son « Ciel pietoso » de l’acte II est magnifique et provoque un triomphe.
Du côté masculin, on est très agréablement surpris par le  Leucippo de Patrick Bolleire, grave sonore, diction impeccable, belle présence, voix posée et d’une très grande qualité, l’autre basse, Michele Pertusi, reste une référence dans le chant rossinien, même si ce dimanche, il ne semblait pas être au sommet de sa forme : on l’a entendu plus engagé et plus présent. Il reste que son Polidoro reste remarquable.
C’est des ténors que vient la surprise. Mais pas d’Antonino Siragusa, ténor rossinien typique, avec une voix très haut perchée, nasale, stylistiquement sans faille, contrôlant toutes les notes, avec une distance assez amusante, en faisant un personnage presque comique avec ses petits gestes (lunettes, soin jaloux du nœud papillon). Bref, il donne l’impression de se promener dans un rôle qu’il domine, mais sans véritablement approfondir les aspects psychologiques (s’il y en a, car ce mari aimant croit bien vite les pires mensonges sur sa femme), c’est une mécanique impeccable, sympathique, mais un peu superficielle.

Sergey Romanovsky
Sergey Romanovsky

La révélation s’appelle Sergey Romanovsky, qui remplace John Osborn prévu à l’origine. Une révélation à plusieurs niveaux : d’abord il est rare d’entendre un ténor qui ait des graves aussi contrôlés et sonores et des aigus, voire suraigus aussi sûrs, et donc qui ait cette étendue étonnante. Formé par le conservatoire de Moscou, membre du programme pour jeunes chanteurs du Bolchoï, il n’a pas du tout de « couleur russe » dans l’émission et il est surtout doué d’une diction italienne exemplaire.

Ensuite son physique avantageux et son attitude en scène le rendent immédiatement intéressant : on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait faire de ce pur méchant dont le chant et l’apparence ne semblent jamais aussi noirs que le livret le dit. Il en résulte une incroyable présence vocale et sonore, mais aussi scénique, qui semble le promettre à de grandes choses.
Un opéra aussi monumental exige un chœur exemplaire, celui de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White,  a donné une belle preuve de sa qualité, les femmes étaient peut être plus à l’aise que les hommes au départ, mais dans l’ensemble, ils ont fait tous honneur à la représentation et à Rossini, tout comme l’orchestre, peu familier d’un répertoire qui exige une aussi grande ductilité orchestrale que vocale. Il est vrai qu’Evelino Pidò est un tel technicien, au geste tellement précis qu’il est une garantie et une sécurité pour un orchestre. Son sens des volumes et des rythmes, sa manière de maîtriser toutes les masses, et son aisance, ainsi que le sens dramatique et la tension qu’il sait imprimer rappellent un peu un chef que peu connaissent aujourd’hui et dont les gens de ma génération se souviennent, Giuseppe Patanè, qui était un des maîtres du style italien dans les années 70 et 80. Pidò a ce style de manière innée, et c’est une excellente idée de Serge Dorny que de lui avoir confié ces opéras en forme de concert. Il a un geste tellement sûr, il sait tellement vite trouver la juste couleur que c’est pour un orchestre une chance de l’avoir dans un répertoire moins familier.
Au total, une matinée dominicale de très haut niveau, qui fut une fête rossinienne extraordinaire . Il n’en fallait pas plus…enfin non… à quand une Zelmira scénique de ce niveau ? [wpsr_facebook]

Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015
Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 30 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Claus GUTH)

Cosi' fan tutte Acte II © Brescia/amisano
Cosi’ fan tutte Acte II © Brescia/amisano

Cela devient une tradition, les productions scaligères de Così fan tutte sont estampillées Salzbourg. En effet, la fameuse production précédente de Michael  Hampe dans les beaux décors de Mauro Pagano (dernière présentation en 2007) venait elle aussi de Salzbourg où Riccardo Muti l’avait créée dans les années 1980, puis reprise assez souvent à la Scala. Cette fois-ci, on est aux antipodes du sage travail de Hampe et des décors XVIIIème d’une Naples ensoleillée. Claus Guth a placé l’action dans une vaste villa toute blanche, à plusieurs niveaux qui pourrait être de Frank Lloyd Wright, dans les milieux de la très bonne société d’aujourd’hui.
La production s’insère dans une trilogie Da Ponte conçue à Salzbourg par Claus Guth et qu’on a découverte depuis 2006. Il aurait été intéressant de la présenter à Milan et cela eût permis au public de mieux comprendre la forêt (allusion à Don Giovanni) ou les feuilles mortes (allusion aux Nozze), mais comprendre aussi comment Claus Guth oriente son travail sur la trilogie Da Ponte autour d’Eros et Thanatos. Les spectateurs intéressés se retourneront vers les vidéos.
Così fan tutte est en quelque sorte une découverte du XXème siècle, et plus nettement encore de l’après guerre. Longtemps considérée comme secondaire, comme une pochade un peu bouffe dont Stendhal disait qu’elle aurait pu être écrite par Cimarosa, l’œuvre a été absente des scènes pendant plus d’un siècle. Il est aujourd’hui assez commun de considérer Così fan tutte non comme une aimable farce, mais une comédie dramatique, voire un drame : comme Don Giovanni, c’est un dramma giocoso, et des trois opéras de Da Ponte c’est sans doute le plus amer ou le plus grinçant. Tous les grands metteurs en scène historiques, Strehler,  Chéreau, Ponnelle y ont travaillé. Strehler très tardivement, dans un spectacle de jeunes présenté au Piccolo Teatro (tiens, il y avait dans les chanteurs un jeune ténor d’avenir, Jonas Kaufmann), Chéreau l’a eu en tête depuis les années 90, mais l’a fait à Aix en Provence en 2005, en coproduction avec l’Opéra de Paris, même si l’actuelle direction lui a préféré la vieille production de Toffolutti sans intérêt. Ponnelle présenta une production assez sage et pâle à Paris en 1974, mais dirigée par Josef Krips deux mois avant sa mort. À Salzbourg, outre Guth, on a vu dans le genre sage la production Michael Hampe/Mauro Pagano et dans le genre Regietheater une production de Hans Neuenfels (sous l’ère Mortier) qui faisait de Così une expérience d’entomologiste. Entre les deux une intelligente production de Karl Heinz et Ursel Hermann pour le Festival de Pâques.
Pour un metteur en scène, c’est pain béni que cette histoire de couples qui s’échangent, ou s’interchangent, cette histoire de fragilité amoureuse, qui permet de jouer sur Eros et Thanatos, être et apparence, théâtre dans le théâtre. Claus Guth est aujourd’hui l’un des maîtres de l’opéra-psy, avec une intelligence, une finesse et une précision du jeu remarquables : il propose une vision très rigoureuse, très cohérente, sans jamais verser dans la provocation ou la transposition inutile.
Claus Guth commence par installer l’action dans l’univers réaliste d’une party dans la bonne société, à l’intérieur d’une villa d’architecte, grands sofas, murs blancs immaculés, masques africains au mur. Toute cette blancheur est évidemment à mettre en lien (facile) avec la blancheur candide des âmes des amants, qui s’aiment, qui ont la certitude de leur amour chevillée au corps. On comprend qu’au fur et à mesure des accrocs et des doutes, la blancheur va peu à peu se tâcher (les costumes des deux hommes), les murs vont laisser place à une forêt entrevue d’abord, puis de plus en plus envahissante, pour devenir part de la maison, et rappeler fortement celle du Don Giovanni de la trilogie Salzbourgeoise, à mesure que les désirs envahissent les esprits et les corps, et que de la candeur initiale il ne reste que des lambeaux. Guth visualise l’évolution des cœurs, en une image (décors de Christian Schmidt) qui n’est pas dénuée de poésie, notamment lorsqu’au second acte, les amants se cherchent dans la forêt nocturne.
À ce cadre qui évolue à mesure qu’on s’enfonce dans le mensonge, le doute, le drame et le déni, Guth fait correspondre une évolution des personnages, particulièrement bien dirigés, d’une manière très précise, avec des gestes calibrés servis par l’engagement des acteurs. Mais il introduit à mon avis une donnée référentielle sous-jacente, que j’ai cru sentir : en faisant d’Alfonso une sorte de magicien qui gère les situations et tire les fils, les personnages à son geste se fixent, s’arrêtent, en permettant comme par magie que les couples sans masques ne se reconnaissent pas, en cristallisant ainsi les regards par l’amour naissant, et en confiant toute la « mise en scène » à Alfonso, il en fait un mage de comédie shakespearienne, une sorte de Prospero  ou d’Obéron jouant avec le feu, ou les feux de l’amour. Il y a quelque chose du Songe d’une nuit d’été dans cette vision des êtres évoluant dans la nuit de la forêt profonde. Être et apparence, fragilité des cœurs, couples bien ou mal formés, on est bien proche de l’univers des comédies de Shakespeare et Guth nous le fait ressentir, sans appuyer, sans être démonstratif.
Les personnages masculins sont peut-être plus caractérisés que les personnages féminins. Ayant sous la main un Rolando Villazon en Ferrando, qui aime jouer il en fait au départ un jeune homme un peu trop imbibé d’alcool qui se lance dans l’aventure proposée par Alfonso avec l’effronterie procurée par les vapeurs de Whisky. Villazon en fait beaucoup, trop peut-être dans un style à la De Funès. Il sera plus vrai lorsqu’il lui fera éprouver jalousie et souffrance au second acte. Son compère Guglielmo (Adam Plachetka) est plus retenu et plus distancié en scène, un peu moins acteur et beaucoup moins cabot, mais cela sert évidemment le dessein, notamment quand c’est lui qui conquiert Dorabella et la fait choir dans ses bras en une scène vraiment remarquable (un déshabillage au rythme de la musique de Mozart merveilleusement réglé et presque dérangeant). Il renonce aussi à la caricature dans sa manière de peindre Despina, plus une amie délurée qu’une soubrette, à peine déguisée en médecin ou notaire, parce que de toute manière Alfonso a mis tout en monde sous le charme et que peu à peu, quand l’amour envahit les esprits, la réalité compte peu. Cette Despina là n’a rien d’un pitre, elle est plutôt une Alfonso femelle.
Il propose aussi une vision de Fiordiligi en grande blonde (forcément, Maria Bengtsson !) un peu froide, un peu distante, toute en intériorité, et Dorabella la petite brunette, un peu plus délurée, mais sans les excès qu’on voit quelquefois sur les scènes où les deux sœurs sont très (trop) caractérisées, même si toutes deux évoluent en déshabillé d’intérieur très léger (Costumes de Anne Sofie Tuma) qui favorise l’expression du désir. Enfin, Alfonso, patron de toute la mascarade, garde une distance, tout en étant le plus souvent présent en scène, surveillant les effets de sa magie : on se croirait quelquefois au seuil de l’Illusion Comique, j’ai dit plus haut Prospero ou Oberon, on pourrait ajouter Alcandre. Guth dans cette ambiance géométrique agressivement moderne, recrée une comédie baroque : c’est la preuve supplémentaire d’une très grande intelligence.
Évidemment, dans cette mascarade, plus de chœur – il est dissimulé – l’action se concentre entre les six personnages, Six personnages en quête d’amour, dans un univers clos qui devient de plus en plus onirique, de plus en plus irréel.
Mais lors que les deux héros sont censés revenir, la forêt disparaît, les cloisons blanches retombent, sans qu’on revienne au statu quo ante : les deux arbres immenses sont bien plantés dans le salon, tels deux frênes oubliés par Wotan, la terre a envahi l’espace, il va falloir vivre avec ça désormais, avec ces deux poignards plantés dans le cœur, et les deux femmes ne s’y trompent pas : l’ensemble final où tout s’arrange n’arrange évidemment rien, elles se détachent, prostrées, écroulées, pendant qu’on chante la joie des retrouvailles et le mariage dont les faux semblants ont fait perdre tout sens. Terrible.
À ce travail particulièrement heureux, cohérent, esthétiquement réussi, correspond une approche musicale de haut niveau, sans atteindre cependant des sommets correspondants au niveau vocal.
La qualité d’ensemble est homogène, il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais il n’y a pas non plus d’éclatante révélation. Le public (les abonnés) de la Scala, ou au moins des fauteuils d’orchestre, toujours élégant, fuit rapidement même lorsque les projecteurs restent braqués sur le rideau pour des saluts individuels et il faut quelques applaudissements isolés insistants pour que la salle recommence à rappeler les artistes. C’est dire qu’il n’y a pas eu dans cette distribution de vraie prise sur le public.
Michele Pertusi est bien plus fameux pour ses basses rossiniennes que pour ses personnages mozartiens. La prestation est correcte, mais sans éclat ni couleur, il lui faudrait un style un peu plus raffiné, une couleur un peu ironique, cet Alfonso manque de profondeur, d’épaisseur et de subtilité, en bref il est poussif : on a connu des Alfonso sans voix, confiés à de vieilles gloires, qui composaient un personnage étourdissant (Raimondi…). La voix est là, mais sans aucune séduction : il manque une incarnation …

Rolando Villazón et Adam Plachetka © Brescia/amisano
Rolando Villazón et Adam Plachetka © Brescia/amisano

Guglielmo, c’est Adam Plachetka, ce jeune baryton en troupe à Vienne révélé il y a peu lors d’un remplacement dans Don Giovanni. La voix est claire, la diction parfaite, le timbre très velouté, incontestablement, du matériau vocal de premier ordre. C’est sans nul doute lui qui a le style le plus élaboré, le plus traditionnellement mozartien, même si la voix avait ce soir très légèrement tendance à racler dans les passages.
Enfin, Rolando Villazón, que tout le monde attendait non sans cruauté (la Roche Tarpéienne étant toujours près du Capitole). Il ne s’est pas remis complètement de ses problèmes aux cordes vocales, et son Ferrando a un style plutôt mâtiné de vérisme, au moins scéniquement. Je serais très injuste de dire que la voix ne passe pas ; j’ai lu des choses vraiment négatives, imméritées par rapport ce que j’ai entendu. Nous sommes à des années lumières d’un style à la Topi Lehtipuu par exemple. Mais c’est un rôle que Villazon a beaucoup chanté, qu’il connaît et caractérise bien. Le timbre ne fascine pas, et même s’ils sont quelquefois engorgés, et presque toujours difficiles et serrés, les aigus finissent par passer quelquefois au forceps et au total, l’incarnation et la couleur sont bien présentes, il est en tous cas moins tendu qu’à la première c’est peut-être lui qui remporte le plus gros succès alors qu’il avait été contesté..

Maria Bengtsson et Katija Dragojevic © Brescia/amisano
Maria Bengtsson et Katija Dragojevic © Brescia/amisano

Du côté féminin, le trio est dominé par Maria Bengtsson, même si c’est une Fiordiligi un peu froide pour mon goût, notamment au premier acte. Une figure réservée, distante, et qui ne fait pas passer grande émotion dans Come sgoglio, malgré les filati voulus, malgré les agilités, mais avec un centre assez opaque, des sons fixes dans les aigus qui finissent par gêner et sans les graves. L’émotion vient dans le second acte, un peu plus convaincant, parce que le personnage correspond enfin à l’image donnée dès le début, parce que Bengtsson sait exprimer la douleur, les doutes et surtout la profondeur du personnage : quand Fiordiligi se donne, c’en est vraiment fini de son amour pour Guglielmo. Cette épaisseur-là, Bengtsson sait l’exprimer et la faire passer.
Dorabella est toujours celle des deux sœurs qui est l’écervelée, la légère qui répondrait parfaitement à l’expression « Così fan tutte ». Elle est plus retenue dans cette mise en scène, un peu plus mûre aussi. Elle serait plutôt une femme consciente de ses désirs et les acceptant. Malheureusement, le chant de Katija Dragojevic reste assez inexpressif, sans tension ni caractère, avec une diction à peu près incompréhensible et des problèmes à l’aigu et une incapacité à chanter piano. Son Smanie implacabili laisse vraiment froid et les sons restent engorgés. Sans faute majeure, son chant ne diffuse aucune sensibilité. Le seul moment vraiment réussi pour mon goût, c’est le duo du second acte avec Guglielmo Il core vi dono/Mel date, lo prendo qui est une réussite scénique et vocale, avec une expression sensible, une diction exemplaire, et un style impeccable fait de ductilité de l’expression et de  variété des couleurs : on y croit.

Michele Pertusi et Serena Malfi © Brescia/amisano
Michele Pertusi et Serena Malfi © Brescia/amisano

La Despina de Serena Malfi ne sert pas vocalement le rôle. Elle est peu expressive, avec des problèmes de legato, de précision des sons et malgré une pâte vocale plus large que les chanteuses distribuées habituellement dans le rôle. Des aigus difficiles, des passages problématiques, un manque de brio et d’imagination dans l’interprétation. Nous n’y sommes pas, même pour une Despina voulue moins démonstrative que dans d’autres mises en scène.
Il est possible que malgré une mise en scène de très bonne facture, le spectacle aurait été naufragé sans la direction attentive et intelligente de Daniel Barenboim. Conformément à ce qu’il fait habituellement dans Mozart, le son est plein de corps, la direction est dynamique, très énergique : le final du premier acte est à ce titre totalement étourdissant et sans doute le meilleur moment de la soirée.
L’ouverture manquerait un peu de poésie au départ (les bois bien peu subtils), mais pour le reste, il soutient l’œuvre de manière haletante, il accompagne les chanteurs avec attention pour atténuer les difficultés de certains (Villazón), attentif au volume orchestral, et mène les ensemble avec une grande maîtrise, réussissant à homogénéiser un ensemble vocal qui, on l’a vu, est loin d’être totalement satisfaisant. L’orchestre lui répond avec précision, il n’y a aucune scorie ni aucune errance. In fossa veritas : c’est bien de là que vient la vérité de Mozart, faite d’incroyable jeunesse, d’énergie, d’ironie, mais aussi de cynisme et de déchirure.
On le voit, une soirée un peu contrastée, mais on passe tout de même un moment intéressant, notamment grâce à Guth et Barenboim. La distribution aurait pu être mieux équilibrée, pour permettre d’accéder à la grande soirée. Mais Mozart n’a pas été assassiné ce soir. Il faut s’en contenter. [wpsr_facebook]

Cosi Fan tutte (Salzburg) © Monika Rittershaus 5Salzburger Festspiele)
Cosi Fan tutte (Salzburg) © Monika Rittershaus 5Salzburger Festspiele)

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: I PURITANI, de Vincenzo BELLINI le 25 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, ms en scène: Laurent PELLY)

Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Soirée importante à Bastille ce soir, I Puritani faisait son entrée à l’Opéra par la grande porte, après l’avoir fait par la petite à l’Opéra Comique en 1987 (avec June Anderson quand même!). Bien que créée à Paris, en janvier 1835 au Théâtre Italien, l’œuvre a attendu 152 ans pour entrer au répertoire de l’Opéra, et 177 ans pour entrer dans la salle principale…pour un des chefs d’oeuvre du répertoire italien, ça n’est pas si mal.

L’histoire est assez simple: sur fond de luttes entre les partisans de Cromwell et les partisans de la monarchie, une jeune fille, Elvira, est amoureuse d’un beau et courageux chevalier, Arturo (ténor); alors qu’elle devait épouser un autre noble, Riccardo (baryton) finalement son père accepte qu’elle convole avec son aimé. Mais voilà, l’être aimé est si courageux que le jour du mariage, il plante là sa fiancée pour aller sauver la reine, prisonnière en secret dans le château: aux yeux des partisans de Cromwell, et aux yeux d’Elvira, c’est un traître . La jeune fille en devient folle, mais il reviendra, et en le revoyant elle retrouvera la raison. Traître condamné à mort, Arturo sera amnistié à la faveur de la victoire définitive de Cromwell, tout est bien qui finit bien et embrassons-nous Folleville.
Pour le bel canto romantique, il faut d’abord les voix, ensuite un chef qui les soutienne, et enfin (accessoirement) un metteur en scène. Il faut bien dire que ce répertoire n’est pas vraiment le chéri du Regietheater, du théâtre tout court d’ailleurs. À part Andrei Serban avec Lucia di Lammermoor, et quelques autres travaux qui essaient de tirer de ces oeuvres assez convenues un spectacle cohérent, la plupart du temps, on a droit à un travail au mieux illustratif. Laurent Pelly n’est pas un révolutionnaire de la scène, mais c’est un homme à idées, plein d’humour, qui a laissé à la postérité dans ce répertoire  une Fille du Régiment (Donizetti) qui a fait le tour du monde.

Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Cette fois-ci, on en est loin.
Dans un vaste espace gris assez vide, qui laisse les personnages et le chœur évoluer sur toute la surface du plateau, un décor réduit à l’os sur une tournette, un squelette de château anglais (Elvira passe son temps à monter sur les coursives et les parcourir), au deuxième acte, dans le même style, la chambre d’Elvira qui a tout d’une grande cage, au troisième, une façade, une tour, une cheminée, où brûle un feu qui donne à cet ensemble un peu de chaleur et de vie. Un espace scénique immense qui n’est pas vraiment favorable aux voix…L’humour (?) de Pelly se reconnaît à sa manière de traiter les masses (sautillantes comme chez Marthaler quelquefois, mais sans l’intelligence du propos) en automates où les femmes semblent être en patins à roulettes (elles semblent seulement), où les soldats casqués sont ridicules à souhait (ils le sont trop pour que ce ne soit pas voulu), où le chœur chante en rang d’oignons  face au chef, selon la bonne et détestable tradition. Les chanteurs sont quand même (un peu) dirigés, en tous cas plus que chez Py dans Aida, avec quelques moments réussis, par exemple lorsqu’Elvira cherche désespérément à se défaire de sa robe de mariée ou que Sir Giorgio et Riccardo se retrouvent seuls sur le plateau nu. Mais au total une production sans intérêt majeur même si quelquefois élégante, un spectacle qui se veut poétique, mais qui accumule les poncifs (voulus? pas voulus?) d’un style de représentation qu’on pensait révolu. À ce tarif là, mieux valait louer une production à Madrid, Florence ou Vienne, et se payer une vraie nouvelle production d’Elektra. Laurent Pelly n’a pas sollicité beaucoup ses neurones, c’est un travail pâle, faussement ironique, plat voire ennuyeux, qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui ne marquera ni sa carrière, ni hélas celle de ces Puritani à l’Opéra.
Il en va autrement du point de vue musical: il est vrai que dans ce type de répertoire, il vaut mieux un plateau qui tienne la route, et dans Puritani,  il faut en plus un ténor qui monte à l’impossible contre-fa. Il faut aussi un chef qui aime les chanteurs et qui sache les soutenir. L’Opéra a invité Michele Mariotti. C’est un jeune chef de 34 ans, qui a beaucoup dirigé à Pesaro, dont il est originaire, et qui commence une belle carrière, notamment au MET où il a dirigé Carmen et la nouvelle production de Rigoletto (celle qui se passe à Las Vegas). En relisant ce que j’écrivais alors sur lui après Rigoletto, je remarque que je n’ai pas grand chose à changer: “Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente.” Un spectateur disait hier devant moi à sa compagne “le chef est inexistant”.  Il a d’ailleurs reçu des huées de la part des imbéciles de service, ignares et injustes. Sa direction, si elle n’est pas sonore, est très fluide, et assez fouillée: elle n’envahit pas le plateau ou la salle par son volume, car dans une salle aussi vaste et sur un tel répertoire, Mariotti retient le son pour laisser les voix s’épanouir, c’est un choix qui se défend, d’autant que l’orchestre est parfaitement au point, que l’ensemble est rythmé et respire, et que si “la tromba non suona”, il reste que cela sonne quand il faut, et avec une certaine élégance: Bellini n’est ni Donizetti, ni le jeune Verdi. C’est une approche dans le répertoire italien que je préfère mille fois à celle d’un Daniel Oren, ou à l’opposé de celle de Pido’ (que je ne déteste pas..) dans Norma pour de citer que ceux-là.
Même avec ses inévitables hauts et bas (bien plus de hauts que de bas, soyons justes) le plateau est assez défendable et les choix de chanteurs cohérents. Je voudrais d’abord saluer Luca Lombardo (qui commença sa carrière en s’appelant Bernard Lombardo, car il est français): il a une place particulière dans mon musée mélomaniaque car il fut le Floreski de Riccardo Muti dans ma chère Lodoïska à la Scala: il a ici un rôle de complément (Sir Bruno Roberton) dont il s’acquitte avec honneur, tout comme Wojtek Smilek qui prête sa voix de basse profonde à Lord Gualtiero Valton. Je voudrais aussi signaler le beau timbre d’Andreea Soare (issue de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris) dans le rôle d’Enrichetta di Francia, une voix chaude qui sonne bien, et qui laisse espérer une suite de carrière intéressante.

Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana

J’attendais beaucoup de Mariusz Kwiecien (Sir Riccardo Forth), qu’on n’avait pas revu à Bastille depuis le Roi Roger en 2009. Belle voix de baryton, bien posée, bien projetée, belle diction, jolis aigus: il fait une belle carrière dans les barytons de Verdi, Donizetti et Bellini au MET. Son premier air (Il duol che al cor mi plomba et bel sogno beato) est parfaitement en place, énergique, bien projeté: il obtient d’ailleurs des applaudissements nourris. La suite a moins de relief, l’aigu est un peu “savonné”, la voix manque quelquefois d’éclat, c’est un peu décevant par rapport à l’attente et même dans le duo fameux “suoni la tromba”, c’est Pertusi qu’on remarque le plus: il reste que l’artiste est intéressant, l’un des barytons du moment et  doit être réentendu en meilleure condition vocale.
Michele Pertusi est vraiment le triomphateur de la soirée dans Sir Giorgio: d’abord parce que de tout le plateau, c’est le seul qui ait exactement le style voulu. Sa longue fréquentation de Rossini et des romantiques lui a donné une impeccable ligne de chant, un sens de la nuance, une manière unique de colorer, une intelligence du texte, toujours d’une grande clarté et parfaitement émis. Oui, il a du style, et il sait ce qu’il chante. Dans ce rôle très humain, son chant dégage une chaleur, une douceur particulières. Il obtient le plus grand triomphe et c’est parfaitement mérité.
Le style n’est pas ce qui marque la prestation de Dmitri Korchak. Il a les aigus – même si les plus hauts ne sont pas très jolis-, le volume, le contrôle; mais son chant reste monotone et peu expressif, il chante tout de la même manière, a toujours le même mode de lancer la voix, en force, avec un appui justifié sur le diaphragme, mais un chant “di petto” excessif qui donne l’impression qu’il s’époumone, avec un timbre un peu nasal et sans vraiment le legato voulu et sans élégance.  Si on devait évoquer style,  modulation, notes filées, variations, cadences, on serait bien à la peine. De plus son attitude scénique raide, l’absence totale de mouvement (les bras désespérément le long du corps), n’arrangent pas les choses et le personnage est sans vraie vie, sans animation, sans âme. Du chant, oui, de la musique, pas vraiment, sauf peut-être dans le duo final avec Elvira où quelque chose vibre, même s’il est un peu fatigué.

Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Reste Maria Agresta. Cette jeune chanteuse éveille l’intérêt en Italie parce qu’elle sait chanter Verdi avec une certaine sûreté, elle a une belle voix de soprano lyrique, avec des aigus sûrs et une vraie aptitude à  la fois aux agilités, et à élargir la voix, notamment dans le jeune Verdi. Je l’ai entendue récemment à la Scala dans Oberto Conte di San Bonifacio, où elle ne m’avait pas déplu.

Dans Elvira, elle est d’abord très émouvante, très juvénile, dans sa robe de mariée qu’elle ne quitte pas, tache blanche au milieu de tant de gris et tant de noir, très engagée en scène, c’est un atout dans cette production,  surtout face à l’Arturo un peu plâtré de Korchak. Vocalement, elle domine sans conteste le rôle, notamment les parties centrales qui exigent quelquefois une forte tenue de souffle et une ligne qu’elle tient avec sûreté. Elle se sort des cadences avec bonheur, et la plupart de ses airs sont réussis. Il lui manque cependant de la réserve à l’aigu. Les aigus sont tous tenus, mais aussi tendus, mais aussi un peu tirés et même quelquefois un peu métalliques, notamment les notes les plus hautes. Par rapport à la couleur du registre central, cela détonne un peu. Le volume est satisfaisant sans être exceptionnel, mais la diction est bonne et la projection vocale bien en place.  Le timbre n’est pas (pour mon goût) particulièrement séduisant et n’a pas ce velouté et cette chair qui me plaisent tant dans ce répertoire, mais la prestation est plus qu’honorable et elle sait tenir ce rôle sans faiblir. Gros succès final.
Au total, ces Puritani font une entrée à l’Opéra musicalement réussie mais scéniquement indifférente sinon ratée (au moins pour mon goût), une Première au succès franc sans être triomphal. On devrait quand même entendre encore plus de Bellini à Paris: après Norma il y a quinze jours, I Puritani ce soir, on rêve d’entendre Beatrice di Tenda et l’on se réjouit de réentendre I Capuleti de i Montecchi que Mortier nous avait offert avec Netrebko et Di Donato…heureux temps…et que Joel  reprend cette saison avec une autre distribution.
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I Puritani, 25 novembre 2013
I Puritani, 25 novembre 2013

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: NORMA de Vincenzo BELLINI le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER) avec Cecilia BARTOLI

Le choeur “Guerra” © Hans Jörg Michel

Dans le même journée, voir Meistersinger de 11h à 17h, puis Norma de 19h30 à 22h30, ce n’est sans doute que du bonheur, mais en même temps beaucoup d’attention, et donc une certaine tension et au bout de cette “folle journée” une certaine fatigue, bientôt balayée par cette Norma hors normes: l’usine à productions qu’est Salzbourg se permet de faire ainsi joujou avec les horaires, mais c’était pour moi une opportunité, car sinon, j’aurais dû choisir entre l’un et l’autre.
Or Norma n’est pas un opéra qu’on affiche aussi facilement. L’oeuvre est très difficile à monter, tout simplement parce qu’il n’y a pas de Norma totalement convaincante sur le marché lyrique. La Scala ne l’a pas programmée depuis 40 ans (fameuse production de Mauro Bolognini avec Montserrat Caballé). Ce rôle écrasant,  Bellini lui même le qualifiait “d’encyclopédique” tant il demande à l’artiste qui l’interprète: il faut une voix qui soit dramatique mais aussi lyrique, avec différents types d’agilités, différents types de passages à l’aigu, il faut aussi une personnalité scénique hors pair: il ne suffit pas de savoir chanter avec un contrôle suffisant et une voix filée le fameux Casta Diva, il faut assumer la redoutable cabalette qui vient presque immédiatement après, et puis tout le reste, les duos, les ensembles qu’il faut animer avec une vaillance épique. Tout commence avec Casta Diva, mais tout justement ne fait que commencer; il y a l’après. Et quand je dis tout commence avec Casta Diva, le mot Casta, premier mot de l’air est l’enjeu de l’ensemble de l’opéra puisque Norma non seulement n’a pas respecté le voeu de chasteté, et a eu deux enfants, mais deux enfants d’un envahisseur romain; elle est coupable devant la déesse, coupable devant les hommes, elle est prêtresse traitresse et pécheresse : quelle géniale interprète sait faire sentir cela dès le départ, sait chanter Casta Diva en y mettant immédiatement cette once du poids du péché mortel…suivez mon regard…?!

Adalgisa 5Rebeca Olvera) et Norma (Cecilia Bartoli) © Hans Jörg Michel

Le parti pris musical de la production de Salzbourg, le choix même de l’oeuvre montée pour Cecilia Bartoli que personne, personne, personne n’imaginait un seul instant dans ce rôle, pour des raisons vocales et musicales, tout cela excitait la curiosité: et pourtant, la cantatrice italienne (peu prophète en son pays où elle est très peu aimée du public mélomane et surtout lyricomane) a eu le cran  de l’affronter, de faire sa Norma, en défendant un parti pris qui va à rebours de toutes les tendances d’aujourd’hui, tout en en épousant les modes. À rebours des tendances d’aujourd’hui où Norma est plutôt un soprano,  un soprano au spectre large et dramatique (du genre Violeta Urmana) et où le mezzo est Adalgisa, alors qu’à Salzbourg, Norma est mezzo et Adalgisa soprano,  en épousant les modes du jour comme celle de travailler le répertoire rossinien et belcantiste avec des baroqueux.
L’an prochain en effet à Pentecôte, le festival intitulé “Rossinissimo” proposera pour Cenerentola et Otello l’ensemble Matheus et Jean-Christophe Spinosi. Cette année, l’Orchestre La Scintilla, issu de l’orchestre de l’Opéra de Zurich, est dirigé par un des maîtres du baroque, Giovanni Antonini, déjà au pupitre dans le Giulio Cesare de Haendel de l’an dernier, ce qui était tout de même plus attendu et conforme aux “idées reçues” que cette année. Ce n’est pas d’ailleurs la meilleure surprise de la soirée: le son de l’orchestre est brut, le tempo d’une folle rapidité (une ouverture au pas de course) et certains instruments sont difficilement supportables; les cuivres notamment, volontairement sans doute en déséquilibre avec le reste des pupitres, se signalent par des interventions énormes, brutales. Une direction sans legato, sans vrai lyrisme, sans douceur, où il serait vain de chercher la fameuse mélodie bellinienne, les longues phrases lyriques ou mélancoliques, une direction qui sans doute doit correspondre au travail d’édition conduit par Maurizio Biondi e Riccardo Minasi, mais . Ils expliquent ces choix d’ailleurs dans un long article du programme de salle. Évidemment, les oreilles sont habitués à des orchestres classiques et à des instruments modernes. On discutera éternellement de ces choix “philologiques”: disons qu’ils justifient scientifiquement les choix de Cecilia Bartoli. Mais ce n’est pas du côté de Giovanni Antonini qu’on va chercher l’émotion.
Pour la mise en scène, Cecilia Bartoli, qui est directrice artistique du Festival de Pentecôte, a choisi de nouveau Patrice Caurier et Moshe Leiser, qui avaient remporté un certain succès dans Giulio Cesare. Après avoir transposé Giulio Cesare en ambiance américaine, voilà Norma en ambiance résistance française: c’est bien connu depuis Asterix, le gaulois résiste. Et comme on résistait contre l’envahisseur romain, on pourra transposer la situation dans les années 40, Pollione devenant un policier allemand (probablement gestapiste) et Norma et Oroveso des chefs d’un réseau de résistants. La France éternelle quoi…

La salle d’école © Hans Jörg Michel

À partir du moment où l’on admet le principe de la transposition, pourquoi celle-là, surtout qu’elle n’est pas si mal faite, dans un décor très réaliste de Christian Fenouillat représente la salle d’entrée d’une école. Des enfants jouent dans la cour. Ça sonne, les enfants se mettent en rang et la maîtresse (Adalgisa) vient les chercher. Rideau. Quand il s’ouvre à nouveau, toujours dans le silence, une femme est assise, de dos (Norma) et des soldats allemands entrent avec Pollione pour demander à voir la maîtresse (Adalgisa) qu’on sort de la classe.

Prologue © Hans Jörg Michel

On vérifie son identité, mais Pollione la laisse retourner en classe. Norma se lève, songeuse. Rideau. L’ouverture commence, troisième ouverture du rideau et entre alors le choeur devenu groupe de résistants menés par Oroveso, qui ramène trois cadavres. L’école sera le décor unique du drame, avec quelquefois un rideau qui se baisse pour isoler Norma dans son espace intime (notamment au deuxième acte). Il y a de beaux éclairages, de jolis moments de groupe, et des images impressionnantes notamment la scène finale très bien faite où Pollione et Norma (à qui l’on a coupé les cheveux) sont attachés au centre de la pièce, et les résistants sortent et incendient la maison.

Image finale © Hans Jörg Michel

Image ultime très impressionnante et particulièrement bien faite.
Donc dans cette mise en scène au total assez austère, plutôt en noir et blanc, qui rappelle les films du néo réalisme italien, le personnage de Norma est une référence à Anna Magnani, c’est évident.  Du reste, les personnages sont assez bien dessinés notamment évidemment les personnages féminins, plus favorisés par le livret:

Michele Pertusi (Oroveso) et John Osborn (Pollione) © Hans Jörg Michel

La distribution est assez équilibrée, à commencer par Michele Pertusi, un Oroveso solide,  la basse italienne spécialiste de Rossini, est toujours exacte, avec une voix chaude, bien posée dans un rôle un peu limité et secondaire.
John Osborn est un Pollione tout à fait remarquable, un chant très contrôlé: il a l’habitude de ce répertoire et sait à la fois travailler sur la couleur, et utiliser une technique complètement maîtrisée. Mezze voci, notes filées, legato, magnifique ligne de chant: un travail remarquable et un artiste de grand niveau. À ne jamais manquer quand il apparaît dans une distribution.
Saluons enfin la Clotilde plutôt honnête de Liliana Nikiteanu et le Flavio de Reinaldo Macias, à l’apparition initiale et limitée.

Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

La jeune Adalgisa de Rebeca Olvera n’a pas la qualité intrinsèque de timbre qu’on attend dans ce type de répertoire, elle n’a pas tout à fait le contrôle vocal nécessaire ni même tout à fait le style voulu, mais elle a une telle fraîcheur et une telle intensité qu’on finit par être convaincu de son Adalgisa. C’est un chant engagé, qui ne présente pas de défauts techniques majeurs, qui par sa couleur très claire fait joli contraste avec Bartoli, mais qui n’a pas encore peut-être la maturité nécessaire. il reste que l’ensemble passe très bien la rampe et tient la scène face à Bartoli.

Cecilia Bartoli (Norma) © Hans Jörg Michel

Venons en justement au choix de Cecilia Bartoli, qu’elle justifie en arguant que Maria Malibran, mezzo soprano, a chanté Norma. On pourrait ajouter qu’à l’époque, la distinction entre les voix n’est pas si claire qu’aujourd’hui (voir des voix comme celle de Cornélie Falcon). Norma a incontestablement une couleur plus sombre, c’est d’ailleurs pourquoi Leyla Gencer, magnifique soprano au timbre plutôt sombre, réussissait dans ce rôle qu’elle a marqué. Par ailleurs, Bartoli fait aussi un choix idéologique, il s’agit de trancher avec la tradition, il s’agit d’aller à l’opposé de la référence Callas, il s’agit de faire simplement ce qu’elle a envie avec un rôle qu’elle veut chanter. Bartoli qui est une grande star (elle vend un nombre incalculable de disques…très bankable, Madame Bartoli) et  une femme d’une grande intelligence, elle connaît parfaitement les limites d’une voix qui passe mal dans les grandes salles, mais convient parfaitement à la Haus für Mozart, dont le volume correspond à de très nombreux théâtres lyriques au XIXème. Avec sa technique particulière, notamment les vocalises très serrées qu’elle sert beaucoup dans Rossini (ces vocalises acrobatiques qui ressemblent à un chant de colombe en rut), l’ensemble Casta Diva et la cabalette ah bello a me ritorna qui suit n’est sûrement pas le moment le plus excitant pour Bartoli ni pour les spectateurs: la voix reste dure dans Casta Diva, qui n’a pas ce côté éthéré qu’on attend et elle n’arrive pas vraiment à adoucir pour coller à la ligne mélodique bellinienne, quant à ah bello a me ritorna, les agilités sont là, les aigus un peu tirés aussi, mais un peu à contresens à mon avis: cette manière de vocaliser qui peut (éventuellement) convenir à la comédie rossinienne ne correspond pas du tout à la situation et semble un peu surgir comme un cheveu sur la soupe. Passé ce moment vraiment peu convaincant, Bartoli montre que Casta Diva n’est pas tout l’opéra, bien que cette prière en soit le symbole. Car aussi bien dans les duos avec Adalgisa, dans les scènes dramatiques avec Pollione, et disons que dans toute la seconde partie du premier acte et tout le second acte, Bartoli montre des qualités d’émotion, d’engagement, de passion, d’ intensité prodigieuses qui emportent l’adhésion et font bientôt oublier les doutes sur la voix et ses limites (réelles). C’est vraiment là où l’on mesure la qualité et l’intelligence de l’artiste: j’avoue qu’elle m’a non seulement surpris, mais presque bluffé, tellement elle nous piège et nous fascine. Je suis sorti très admiratif de la prestation, et de la manière impériale dont elle s’est emparé du rôle, dans une production où naturellement tout tourne autour d’elle. Cette Norma ne fera sans doute pas école, restera un hapax dans la production d’opéra actuelle, elle va vers des chemins de traverse, mais telle quelle, ce n’est pas l’horreur ou le n’importe quoi que certains mélomanes italiens ont dit avoir entendu, c’est au contraire une production soignée, un travail au total  convaincant qui justifie l’indescriptible triomphe reçu du public, et qui a provoqué dans la troupe une si grande joie qu’on entendait en sortant, derrière le rideau les hurlements de joie et les applaudissements de l’équipe et du choeur (bonne prestation du Choeur de la Radio de Suisse italienne – Radio della Svizzera italiana, dirigé par les excellents Diego Fasolis et Gianluca Capuano). Il n’y a pas si souvent des Norma, on attend encore une Norma de référence, perdue depuis les années Scotto, Sills, Sutherland, ou même Gruberova (encore que pour cette dernière j’ai toujours eu mes doutes et qui hélas le chante encore). Ce ne sera pas Cecilia Bartoli, évidemment, mais le moment passé a été suffisamment fort pour que cette Norma fasse souvenir, et plutôt bon souvenir.
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Cecilia Bartoli & Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: OBERTO CONTE DI SAN BONIFACIO de Giuseppe VERDI, le 2 MAI 2013 (Dir.mus: Riccardo FRIZZA, Ms en scène: Mario MARTONE)

Acte I, sc I: la bande de Riccardo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Au départ, c’est plutôt une bonne idée que de proposer cet opéra premier du parcours verdien, très peu représenté à la Scala, pour la dernière fois en 2002  (Production Pier’Alli venue de Macerata), avec les jeunes de l’académie, mais il faut remonter à 1951 pour trouver une production “lourde” dirigée par Franco Capuana avec Ebe Stignani, Maria Caniglia, Tancredi Pasero. Je trouve qu’en effet en cette année Verdi, les programmateurs italiens auraient pu faire quelqu’effort d’imagination plutôt que proposer des Traviata (la Scala ouvrira par là sa saison prochaine) ou des Rigoletto: il faut aller en Allemagne pour trouver des Trovatore, et où sont Jérusalem, I Lombardi, Ernani, Attila, Il Corsaro, I Masnadieri, Giovanna d’Arco, La Battaglia di Legnano et le reste?
Si en Italie l’imagination était au pouvoir en cette année Verdi qui est quand même un symbole fort de ce pays tant aimé, on aurait pu penser que se construise un parcours Verdi au moins autour de la plaine du Po où  en s’alliant aux autres chaque théâtre (allez disons Scala, Regio de Turin, Comunale de Bologne, Maggio Musicale Fiorentino, Fenice, Regio de Parme et bien sûr Bussetto) aurait pu proposer un/des opéras différents, où l’on aurait ainsi pu voir en circuit tous les opéras (28 sans les refontes) du maître en version scénique ou même parfois concertante: cela faisait en moyenne 4 productions par théâtre et pouvait pour certains constituer la saison. Mais non, les théâtres ont préféré proposer leur Don Carlo (sans moyens à Florence et donc en version concertante comme si on ne pouvait  proposer en ces temps de disette que des nouvelles productions ou des versions concertantes et qu’on ne pouvait rien reprendre) ou leur nième Traviata ou Rigoletto. Platitude, manque de courage artistique, sûrement aussi peur de ne pas trouver de chanteurs disposés à apprendre des rôles rares (c’était aussi ce qu’on disait pour éviter de représenter le Don Carlos en français naguère) manque surtout d’audace et d’imagination; il est désolant que l’argent public à disposition de la culture ne soit pas mieux utilisé par ceux à qui on le confie… alors saluons au moins pour ces raisons cet Oberto, conte di San Bonifacio, premier opéra de Verdi, créé en novembre 1839 à la Scala.
Saluons, et reconnaissons que l’œuvre est loin d’être passionnante, un livret faible (une femme trahie et son père exilé reviennent pour demander des comptes au séducteur et trouvent une alliée dans la future épouse du méchant ingrat, sur fond de luttes féodales entre familles), une musique alerte, mais sans grande imagination mélodique (sauf à de rares moments, essentiellement au second acte), bref, un ensemble en soi un peu ennuyeux. Il faut un metteur en scène inspiré, un chef dynamique, une équipe de chanteurs exceptionnels pour pouvoir espérer passer sans sommeil les 2h40 de spectacle.
Et là encore, malgré un plateau très correct pour défendre l’œuvre, la mise en scène totalement ratée de Mario Martone et la direction plate et sans feu de Riccardo Frizza ne soutiennent pas une distribution très honorable qui ne peut porter à elle seule la soirée.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre et son idée de départ est cohérente. Dans un Moyen âge en proie aux luttes sanglantes entre clans, entre familles ennemies, il voit une sorte d’Italie éternelle qui reproduit aujourd’hui à travers les luttes et alliances alternées des familles mafieuses (les fameuses “cosche”) un modèle médiéval. “Moyen âge notre contemporain” titre-t-il dans le programme de salle.  De fait, et nous aurons peut-être l’occasion de le développer ailleurs, l’homo italicus est fortement marqué par l’appartenance à une zone, à une région, à une ville, à un clan et les organisations de tifosi autour du football, ou même dans la musique (mutiani/abbadiani ou callassiani/tebaldiani) montrent que la culture de réseau et de clan est fortement enracinée dans le pays. Alors, pourquoi ne pas lire Oberto, qui évoque les luttes intestines au cœur du Veneto (autour de Bassano, dominé par Ezzelino da Romano). Le jeune comte Riccardo di Salinguerra (ténor) veut épouser par ambition la soeur d’Ezzelino, Cunizza (mezzo), un personnage que Dante évoque dans Le paradis de la Divine Comédie; mais il a promis sa main à Leonora (soprano), qu’il a ainsi trahie,  fille d’Oberto, comte de San Bonifacio (basse) exilé parce qu’il est opposé à Ezzelino . Oberto l’a appris et se trouve non seulement en exil, mais déshonoré.Père et fille (séparés: Oberto l’a chassée) se retrouvent à la veille du mariage de Riccardo et Cunizza pour demander des comptes à Riccardo et le contraindre à révéler sa duplicité. Cunizza apprenant cette trahison prend fait et cause pour Eleonora et veut elle-aussi contraindre Riccardo à se dévoiler, et même à rendre son honneur à Leonora en l’épousant (c’est rare les mezzos sympas chez Verdi!). Mais un duel entre le jeune Riccardo et le vieil Oberto finira mal pour Oberto, Leonora se sentant cause de ce naufrage se retirera dans un couvent et Riccardo partira en exil demandant pardon à Leonora et lui offrant de nouveau sa main.
Un seul mort, ce qui est rare, et deux femmes alliées, ce qui l’est encore plus. Et aussi une singulière ressemblance indirecte avec le Don Giovanni de Mozart, une fille déshonorée, un père tué en duel par le séducteur, une alliance entre les deux femmes trahies (ici Leonora Cunizza, là Anna/Elvira) tout cela nous rappelle quel intérêt portait le jeune Verdi à l’opéra de Mozart.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre; et son idée de départ n’est pas absurde. Les transpositions sont fréquentes aujourd’hui (voir le Rigoletto  mis en scène par Michael Meyer au MET, transposé à Las Vegas  ou celui de Jonathan Miller à l’ENO, transposé dans le monde mafieux de Little Italy). Dans le cas d’Oberto, soit par la pauvreté du livret, soit par les costumes -mini jupes, talons surélevés, blousons etc- mal adaptés, soit par les situations mal construites, cela ne fonctionne jamais, et frise le ridicule. Non seulement cela ne fonctionne jamais, mais en plus n’ajoute rien au livret, rien à l’histoire, rien aux personnages et même le message de la mise en scène ne réussit pas à s’imposer, jamais. Il n’y a pas d’ange noir totalement méchant, même Riccardo garde une certaine noblesse; et au total, le voir comme chef de clan d’aujourd’hui ne tient pas la route, il ne rentre pas dans le costume.
L’entrée du chœur (la bande de Riccardo) avec les cadavres tout frais qu’on jette au milieu de la scène est un peu excessif, comme une sorte de bande dessinée pour adultes, la mort d’ Oberto, dont on apporte le cadavre à la fin dans un coffre de BMW poussiéreuse (cela rappelle le Rigoletto de Mayer où Rigoletto découvre le corps de Gilda dans un coffre de voiture) au delà du cliché, ne contribue en rien  non plus à la clarté du livret. Quant aux sacs à main, aux pistolets, aux mitraillettes, on dirait du film à trois sous.

Leonora(Maria Agresta) et Oberto (Michele Pertusi) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Et fallait-il mettre Leonora enceinte pour montrer l’effet physique du déshonneur: son entrée en minirobe, enceinte,  blouson de cuir et gros sac est d’une singulière vulgarité, en contradiction forte avec le livret.
Il ne s’agit pas de scènes mal ficelées, mais d’un ensemble qui jamais ne se met en cohérence. C’est vraiment regrettable d’autant que le spectacle est bien réalisé dans un  beau décor double très réaliste (cinématographique) de Sergio Tramonti:

Al Pacino, Scarface dans le décor qui inspire la production scaligère

un salon de villa très inspiré du décor de Scarface de Brian de Palma avec Al Pacino (1983) et un terrain vague sur fond d’immeubles et de grues, avec une voiture retournée qui a probablement chuté d’une falaise voisine. Tout cela pour rien, pour distiller de l’ennui, du sourire, de la désolation.
Dans la fosse, Riccardo Frizza, qui dirige souvent du Bel Canto, du Rossini,  aborde Oberto dans une direction sans sève, sans couleur, ou plutôt monocolore et monotone, n’arrivant pas à moduler, à “concertare”, c’est à dire à construire des niveaux de lecture, à différencier, à faire ressortir les moments instrumentaux intéressants, tout est pris sur le même niveau mezzo forte, aucun accent, aucun soin à vraiment accompagner les chanteurs pour créer de la variété et de la couleur. L’ouverture avec ses cuivres tonitruants, est le modèle à ne pas reproduire, on comprend d’emblée qu’on va dans fosse s’ennuyer ferme aussi. Alors, même si c’est techniquement au point, il n’y rien qui aille au-delà, rien qui ressemble de près ou de loin à une intention interprétative. Frizza n’aide pas à faire aimer l’œuvre: il aurait plutôt tendance à l’enfoncer.
Reste le plateau. Les chanteurs réunis, au moins, savent chanter, sont techniquement au point, et il n’y a pas à reprocher de faute de style, de vulgarités, de fautes de goût. C’est beaucoup par les temps qui courent et on ne saurait que le saluer vivement: ils remportent un bon succès, et applaudissons-les.
Toutefois, sont-ils les artistes idoines pour cette œuvre?

Cunizza(Sonia Ganassi) et Riccardo (Fabio Sartori) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Sonia Ganassi, qui excelle dans les rôles rossiniens, s’est lancée dans les grands mezzos verdiens (Eboli!); elle a une technique, elle sait chanter, mais elle n’a ni l’ampleur, ni la puissance, ni même la présence vocale des grands mezzos verdiens. Cela reste un chant “contenu” et contrôlé, mais nettement sous-dimensionné pour ce genre de rôle.
Maria Agresta, dont on fait grand cas en ce moment, est un soprano lyrique, elle devrait le rester; et ne pas essayer de se lancer dans la classe au-dessus, le lirico spinto. Certes, elle lance ses aigus, mais on la sent à la limite, sans les réserves nécessaires. Non que la voix soit petite, mais elle plus à l’aise dans des rôles plus lyriques comme l’Amelia de Simon Boccanegra (qu’elle a chantée à Rome avec succès). Il reste, reconnaissons-le, que la prestation est très honorable, le registre central très intense, les cadences réussies, et une scène finale très forte et très bien menée. De toute manière, c’est une artiste qui si elle n’est pas détruite par les agents italiens (leur grande spécialité), doit être suivie avec attention.
Fabio Sartori est un de ces ténors mal aimés des mélomanes et lyricomanes; pourtant, c’est un des rares ténors à l’aise dans plusieurs répertoires (il chante aussi bien Don Carlo que Gabriele Adorno), la voix est claire, bien timbrée, la technique solide, le contrôle impeccable et les aigus la plupart du temps garantis. Seulement, malgré un sens marqué du phrasé, il reste assez étranger à ce qu’il chante, peu de coloration, peu de modulations, peu d’interprétation. Bref un chant bien dominé mais pas passionnant, jamais émouvant. Il reste que dans cette production il se défend.
Notons au passage les courts moments d’intervention de l’Imelda de José Maria Lo Monaco, la Carmen de Lyon l’an dernier (Olivier Py), voix de mezzo sombre, bien marquée, et intéressons-nous pour finir à Michel Pertusi, la basse rossinienne bien connue, aux qualités de phrasé et de diction marquées, qui semble moins à l’aise dans ce rôle. Une interprétation un peu monotone, une tendance à tout chanter de la même façon, une voix encore marquante, mais fatiguée dans les aigus (air ei tarda ancor de l’acte II).
Il y a eu néanmoins de très beaux moments, dont le plus beau est le duo Cunizza/Leonora du second acte (scène I bis) , un duo écarté par Verdi pendant les trois premières reprises de l’opéra (de 1839 à 1841), et qu’on a redécouvert il y a une quarantaine d’années. C’est une excellente idée que de le reproposer, d’abord parce qu’il convient à nos deux chanteuses, avec sa couleur bellinienne, son registre central qui sied à ces deux voix, qu’on sent à l’aise et un des moments les plus mélodiques et les plus émouvants de la soirée. Autre moment assez marquant, la scène finale, fluide, intense, avec une Maria Agresta vraiment impliquée et une émouvante Sonia Ganassi: une des scènes les mieux réglées de l’ensemble et pour une fois l’orchestre sonne présent.
On va sans doute m’accuser de faire le difficile, mais c’est Verdi qui est difficile, plus difficile que Wagner où il est toujours possible de se cacher derrière l’orchestre ou derrière une diction impeccable d’un long monologue: aujourd’hui chantent encore des Gurnemanz qui n’ont plus d’âge. Rien de tel chez Verdi, qui est toujours à risque, toujours à découvert, toujours sans filet. Un seul défaut mineur et toute la tension et toute l’émotion s’écroulent; cette perfection où conditionnent toute représentation verdienne tout à la fois chant, phrasé, technique, interprétation scénique, et surtout humanité, une humanité incroyablement présente, toujours déterminante qui doit colorer sans cesse la mécanique du chant,  est aujourd’hui bien difficile à obtenir car elle demande du temps, de l’application, du travail, un très long travail de maturation: Verdi parle moins aujourd’hui:  il est trop difficile pour les chanteurs (et pour les chefs! quel chef aujourd’hui nous raconte-t-il Verdi?), et il est trop humain pour nous.
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Scène finale ©Marco Brescia & Rudy Amisano

OPERA DE NATIONAL DE PARIS 2009-2010:LA SONNAMBULA de Bellini avec Natalie DESSAY à l’Opéra Bastille (3 février 2010)

La Sonnambula, un des phares du répertoire du bel canto entre au répertoire de l’Opéra de Paris. Voilà une des curiosités de notre opéra national, des pans entiers du grand répertoire ont été oubliés par les programmateurs: ce qui se passe sur le bel canto est aussi vérifiable sur le vérisme: Adrienne Lecouvreur entrée dans années 90 (avec une Freni impériale pour sa dernière apparition à Paris), André Chénier cette année, on n’ose imaginer quand on verra Fedora. Certes, toutes ces oeuvres ne sont pas des chefs d’oeuvres, mais, outre que la plupart des livrets s’appuient souvent sur des oeuvres françaises, les voir une fois au répertoire de notre opéra national ne pourrait pas nuire à la culture musicale du public.
Natalie Dessay promène sa “Sonnambula” sur les scènes internationales depuis quelques années, et elle fait un triomphe ce soir, dans une production de 2001 de Marco Arturo Marelli, louée à l’opéra de Vienne pour la circonstance. Solution pratique, qui permet de voir une production nouvelle à moindre frais. Pourquoi pas? vu les coûts d’une nouvelle production! Gérard Mortier l’a abondamment pratiquée par rapport aux productions de Salzbourg au début de son mandat (la presse française l’avait alors beaucoup et stupidement critiqué).

La production de Marco Arturo Marelli, metteur en scène de qualité, qui avait en son temps proposé un Don Carlos/Don Carlo à Garnier sous le règne de Bogianckino ( raté, certes) ou à qui l’on doit un bon Capriccio de Strauss à l’opéra de Vienne l’an dernier, propose une vision de l’oeuvre rénovée. Tout se passe dans un sanatorium de luxe (ou un hôtel/sanatorium) en montagne et Amina est l’une des femmes de chambre. A ce propos, je voudrais préciser que Renaud Machart dans Le Monde a fait une petite erreur: le Comte Rodolfo, lorsqu’il chante devant le bar « Le moulin ! La fontaine ! Le bois ! (…) Je vous reconnais, lieux charmants. » n’admire pas le bar, mais un tableau au dessus du bar, censé représenter le village et ses environs.
Qu’apporte cette transposition ? Elle enlève peut-être à l’œuvre son côté pacotille et opérette, pour lui donner une valence plus “sérieuse” dans un univers médical où la “maladie” du somnambulisme pourrait s’insérer, ou une esquisse de travail sur les classes sociales (le comte/Amina), il reste que cette transposition ne me paraît pas vraiment déterminante pour la logique de l’œuvre, même si la vision finale du premier acte, avec la neige qui envahit l’espace suite à une baie vitrée qu’Elvino brise, et qui d’une certaine manière,  “congèle” l’espace, est assez riche. Au total un travail cohérent, qui n’ajoute rien à l’oeuvre, mais qui au moins, ne dérange pas.

Musicalement, Evelino Pidò  est un bon chef, précis, attentif aux chanteurs, très sûr pour un directeur d’opéra ou un orchestre. C’est un bon musicien, non un grand inventeur, c’est aussi un chef favori de Natalie Dessay. Sa direction de Sonnambula, qui n’est pas le chef d’oeuvre de Bellini , est très satisfaisante, pas routinière, mais sans vrai relief. Ce n’est pas ce soir qu’on trouvera des vertus nouvelles aux aventures d’Amina. Pour mon goût, je lui préfère Capuleti e Montecchi, Les Puritains et Norma (mais qui se risque à Norma aujourd’hui?) et on attends patiemment que l’Opéra ouvre enfin sa scène à ces oeuvres. Patience et longueur de temps…

La distribution réunie autour de Natalie Dessay est de qualité: on notera la Teresa (la mère d’Amina) de Cornella Oncioiu qui s’est taillé un beau succès, le Rodolfo de Michele Pertusi,  un rôle presque surdistribué à cette grande basse rossinienne qui en donne une interprétation chaleureuse impeccable, très musicale. Et qui confère au personnage une vraie tenue. La Lisa de Marie-Adeline Henry semble moins à l’aise, et la voix n’est pas toujours adaptée aux exigences du rôle: elle manque de fluidité, et les aigus sont un peu tirés. Notons surtout le jeune ténor  mexicain Javier Camarena qui chante Elvino avec un très beau style, une technique sûre, et un timbre très adapté à ce répertoire, qui va sans doute s’ajouter à la liste déjà longue des ténors sud-américains qui comptent, notamment spécialisés dans le bel canto. Seul petit problème, les graves et la dynamique: dès que le rythme s’accélère, on ne l’entend plus et on lui sent de petites difficultés. mais c’est une valeur à suivre.

030220101583.1265394621.jpgNatalie Dessay salue en diva!

Et Natalie Dessay? le public vient pour elle, elle est la Diva et le final devant le rideau (de Garnier) en Diva vêtue de rouge qui chante le dernier air comme en récital, lui va comme un gant. Le personnage est là, on sait le soin que la soprano française attache au théâtre et au jeu, et aux exigences en matière de mise en scène. Elle est cette Amina fragile qu’on attend, mais elle n’est pas seulement la fragilité, elle montre beaucoup de dignité. Elle a seulement quelquefois un peu tendance à surjouer, ce qui nuit à l’émotion. La  voix est là, très personnelle, moins élégiaque qu’énergique, très engagée, mais on aimerait aussi plus de suavité pour un personnage aussi typé. Les aigus triomphent toujours, même si le suraigu est moins facile qu’avant, mais la voie s’est élargie et remplit sans problème le navire de Bastille. Nul doute que Dessay change l’image du bel canto: ceux qui aiment Mariella Devia ne seront peut-être pas convaincus, il n’est même pas certain qu’un public italien soit totalement séduit. A la Scala, beaucoup de commentaires restaient un peu dubitatifs devant son Amina, malgré le succès indéniable. Mais voilà, notre Natalie est singulière, et sa présence est telle qu’on lui pardonne même ses quelques menus excès.

030220101586.1265394654.jpgSaluts du chef Evelino Pidò

Une très bonne soirée, qui vaut la visite: allez voir cette Sonnambula qui restera sans doute rare à Paris. Un beau succès qui fait regretter amèrement l’absence de bel canto dans le répertoire de la maison.