LA SAISON 2023-2024 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Un grave problème de remplissage
Le Grand Théâtre de Genève vit à la fois une période compliquée et tout à fait passionnante, compliquée parce que le débat actuel porte sur l’inquiétante chute de la fréquentation qui l’atteint, notamment depuis la pandémie, mais pas seulement, et donc sur la nature de la programmation d’Aviel Cahn que d’aucuns accusent de l’avoir provoquée.
C’est une discussion passionnante parce qu’elle pose directement et sur pièces, les données de la crise actuelle de l’opéra, que j’ai par ailleurs évoquée dans plusieurs articles, et semble apparemment donner raison à ceux qui attaquent les mise en scène dites « modernes » que porte la politique d’Aviel Cahn , et par laquelle non seulement il a porté au sommet l’Opera-Ballet Vlaanderen au cours de son mandat précédent mais aussi pour laquelle, il ne faut pas l’oublier, il a été appelé à diriger le Grand Théâtre de Genève. On considérait (à juste titre je crois) que la politique de son prédécesseur Tobias Richter avait un côté plan-plan, aimablement médiocre, et qu’il fallait donc donner un coup de pied dans la fourmilière.
Le coup de pied a été donné, et la fourmilière s’est vidée… plus de fourmis Place de Neuve…

Au-delà de cette pirouette, on constate des mouvements divers pour attaquer les mises en scène contemporaines – ce n’est pas nouveau, mais cela prend plus d’ampleur- de la part d’un public conservateur qui exige un « respect des intentions de l’auteur » que la plupart du temps il ne connaît pas, un « respect de l’œuvre » , qu’il serait bien incapable de détailler, et surtout demande une mise en scène sans implicites ni dérives idéologiques (« fantasmes de metteurs en scène », « clique de metteurs en scène qui ont pris le pouvoir » «apologie du laid») pour rendre à l’opéra sa fonction de divertissement noble dans la grande tradition du théâtre bourgeois du XIXe, celle que Wagner dénonçait déjà fortement et contre laquelle il s’est élevé toute sa vie, et que l’essentiel de l’opéra du XXe siècle dément, un opéra qui éviterait le trash, la laideur etc… Mais qui pourrait définir le Beau ? toujours bizarre selon Baudelaire… Et Wozzeck, Il Tabarro, Suor Angelica, Die Soldaten, Lady Macbeth de Mtsensk, Lulu, mais aussi dans ce XIXe bourgeois  La Traviata ou Tosca et j’en passe sont évidemment des histoires « divertissantes », pour ne pas dire fleur-bleue, parfaitement digestibles avec du champagne et les discussions badines entre amis aux entractes (quand il y en a) qui ne posent aucun problème et laissent tout leur temps de cerveau disponible au vestiaire… C’est un signe supplémentaire de la montée des conservatismes esthétiques et culturels qui affecte aussi des institutions comme Bayreuth, un comble quand on connaît les premières conditions de fondation du Festival et la détestation qu’avait Wagner de la première mise en scène de son Ring.

Cela donne l’idée de la complexité du problème, de l’inculture qui le sous-tend, et du slalom auquel doivent se livrer les managers d’aujourd’hui pour garder leur public (pas seulement à Genève d’ailleurs).

Il reste que je serais bien incapable de donner une raison unique à cette subite désaffection qu’on peut expliquer pour une création mondiale ou un opéra très contemporain (même si le MET a délibérément choisi d’afficher six compositeurs contemporains dans sa prochaine saison pour attirer un public plus jeune moins intéressé par le grand répertoire) moins pour le grand répertoire et des productions d’un niveau particulièrement haut.  Par exemple, d’aucuns ont accusé Lady Macbeth de Mtsensk d’être une œuvre trop moderne ou inconnue pour Genève. L’œuvre étant proposée pour la troisième fois depuis 2001, il faudrait comparer les fréquentations des trois programmations pour voir si décidément le public n’est jamais venu en nombre ou si la tendance est nouvelle et surtout si la mémoire de ce public plutôt mûr s’est émoussée.
On ne peut non plus accuser la programmation de titres inconnus ou impopulaires en prenant pour exemple La Juive de Halévy, un des titres les plus glorieux de l’histoire de l’opéra au XIXe, qui a été reproposé plusieurs fois (à Lyon, à Paris et à Vienne notamment) depuis ces dernières années. Le public de Genève serait-il si ignare ? Il a pourtant applaudi il y a quelques années la Médée de Cherubini, ou Mignon de Thomas qui ne sont pas des opéras qu’on voit partout aujourd’hui.

Un regard sur quelques saisons du passé montre d’ailleurs qu’elles sont toutes à peu près construites de la même manière avec sa dose de répertoire traditionnel français, allemand ou italien, sa création, son œuvre du XXe et son petit pas de côté (répertoire tchèque, ou russe ou autre…).
Je pense qu’il y a une conjonction de planètes en ce moment pas si favorables, comme souvent, dont on peut avancer quelques éléments.

Quelques remarques cependant qui peuvent cotnribuer à expliquer le phénomène

  • Une politique tarifaire assez sélective qui propose une amplitude qui avoisine ou dépasse les tarifs des plus grandes salles européennes (prix maximum 239 CHF et avec option OR (avec champagne et petits fours) 309 CHF.
    Du côté des minimums, 17 CHF pour quelques places très latérales et sinon 62 CHF en amphithéâtre haut (dont le premier rang coûte tout de même 98 CHF, le prix d’une place d’orchestre à Lyon ou Strasbourg).
    Certes la Suisse est chère, le Franc Suisse est au plus haut, et Genève est riche, mais ce sont des prix de salles qui proposent le plus souvent quelques stars (ou au moins des noms connus du public) dans chaque production , avec en général en fosse un orchestre de très grande qualité etc…

Si les spectateurs peuvent payer, tant mieux pour eux et le théâtre, mais pour ma part en tant qu’amateur d’opéra, aimant être bien placé, je me refuserais à payer ce genre de prix pour entendre un Parsifal seulement honorable avec une distribution de bonne facture, mais sans aucun chanteur de tout premier plan ou une Maria Stuarda médiocre et mal distribuée, une protagoniste d’Elektra problématique ou une Turandot distribuée à la va comme je te pousse.
Un des problèmes de ce théâtre, c’est que du point de vue des distributions et des chefs, il est comparable à Lyon, ou Strasbourg, avec des tarifs qui sont plus du double des prix pratiqués dans ces deux théâtres (et le budget qui va avec) et très comparable à La Monnaie de Bruxelles, opéra capitale où les tarifs pour les productions les plus demandées ne dépassent pas 165 Euros (Tarif Gold) et la catégorie A est à 138 Euros (10 Euros de plus pour le Ring l’an prochain)
Il y a incontestablement un problème de rapport qualité-prix.

  • Un rapport qualité prix problématique

Les distributions sont toujours de bon niveau, pratiquement jamais de très grand niveau. Aviel Cahn garde sa politique des Flandres, parfaite pour Anvers ou Gand… où le prix maximum est de 133 Euros… une minuscule différence. C’était la politique inaugurée par Mortier à La Monnaie dans les années 1980, à une époque où l’Opéra explosait et où l’on venait de populariser la mise en scène à l’opéra (ce que certains appellent l’ère des metteurs en scène)

Les prix pratiqués à Genève me paraissent prohibitifs par rapport à la nature de l’offre, même dans la cité des banques et des Institutions internationales. Si l’on veut continuer de pratiquer ces tarifs, il me semble qu’un effort pour étoffer les distributions avec quelques noms qui pourraient attirer le chaland serait à même de stimuler le public. C’était la politique de Hugues Gall, qui a laissé un tellement grand souvenir à Genève et qui était en revanche bien plus sage en matière scénique…
Raisonnons autrement : je suis un bon client j’ai de l’argent, 239 CHF ou 321 CHF ne sont pas pour moi un problème. Mais j’aime bien l’opéra, alors à tout prendre je vais à Londres, Vienne ou Berlin et pour le même prix (voire moins cher) j’ai une qualité supérieure et une petite virée européenne…

En dehors de Hugues Gall, il y a eu des moments où les distributions genevoises étaient solides sans être galactiques, par exemple au temps de Jean-Marie Blanchard ; qui s’intéressait aux chanteurs, allait les écouter, et revenait avec les perles du futur. Quand Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Klaus Florian Vogt ont chanté à Genève, ils n’étaient pas débutants, mais juste à l’instant fugace où ils allaient basculer dans la starisation. Blanchard savait les saisir au bon moment. Oubliera-t-on que Nina Stemme était Elisabeth (et Stephen Gould Tannhäuser) dans la production d’Olivier Py (avec son fameux phallus en vrai) ou Primadonna dans Ariane à Naxos, alors qu’elle avait déjà explosé en Isolde à Bayreuth.
Donc deuxième raison possible, un manque d’éléments de séduction ou d’imagination dans pas mal de distributions.

Il est clair qu’à l’opéra, la présence de quelques noms connus dans la distribution du public fait passer la pilule de mises en scène dites modernes, c’est la cerise merveilleuse sur un gâteau amer qui aide à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Si par exemple un Jonas Kaufmann décidait de venir chanter un rôle dans une mise en scène résolument contemporaine, il attirerait les foules. Il faut aussi donner au spectateur pour son désir ou son fantsame…et son argent..

  • Un choc anaphylactique violent
    Troisième type de raison de la désaffection, le choc qu’ont constitué les premières saisons d’Aviel Cahn tronquées par la pandémie. D’une part, le public hésitait à revenir par peur de contagions etc… d’autre part, il a perdu l’habitude de venir (et cette habitude se perd très vite, hélas), notamment parce que l’offre qu’il y trouvait constituait un obstacle et amenait à une renonciation d’autant plus facile qu’il avait pris l’habitude de ne plus sortir.
    Jamais le Grand Théâtre de Genève n’a été un lieu de mises en scène très « sacrilèges » pour le public local. Sous Richter c’était évident (sauf de rares productions qui ne manquaient pas de séduction), sous Blanchard également qui restait toujours à la limite de l’acceptable pour ce public, on a fait appel à Olivier Py, Patrice Caurier et Moshe Leiser, Pierre Strosser, des figures plutôt connues, de qualité, et toujours accessibles au public. Une modernité réelle, mais sage.
    Avec Aviel Cahn d’emblée, il y a eu de vraies prises de risque, ce qui est louable, qui ont pu passer (Einstein on the Beach, peut-être), mais qui ont plus souvent cassé, comme la version Luk Perceval/Asli Erdogan de Die Entführung aus dem Serail. Et dans ce cas, il suffit de deux ou trois productions pour que le processus s’enclenche et amorce la désaffection (le bouche à oreille aidant). Et les saisons n’ont pas offert de dosage acceptable/insupportable au public qui sans doute s’est senti brutalisé dans ses habitudes, sans avoir d’autres os à ronger comme des chanteurs/chanteuses connu(e)s compensatoires…
  • Cette question affecte exclusivement plateaux et mises en scène, mais elle n’affecte pas les chefs, ni les orchestres en fosse. La politique de chefs à Genève a toujours été assez régulière et que ce soit sous Hugues Gall, sous Renée Auphan et sous Blanchard, elle est à peu près semblable, avec un fléchissement sous Richter vers des chefs de théâtre de répertoire allemand, sans véritable politique affûtée (même malgré Metzmacher dans Macbeth).
  • Seul, le ballet actuellement surnage, avec une fréquentation qui dépasse les 100%, et une offre pourtant très contemporaine grâce à Sidi Larbi Cherkaoui, un très grand nom de la chorégraphie aujourd’hui, et grâce à des tarifs moins sélectifs… Mais entre les deux publics, il ne semble pas y avoir de vases communicants.

En résumé

  • Un rapport qualité-prix déséquilibré qui n’offre pas, à qualité égale pour les chefs et l’orchestre, de plateaux suffisamment excitants et privilégie la production par rapport au plateau : c’est trop cher pour ce que ça promet et ce que ça offre malgré des productions souvent passionnantes, mais la seule production peut difficilement attirer le public, et les plateaux ne sont pas stimulants pour ce public-là
  • Une trop grande brutalité dans le changement de ligne intervenu à l’arrivée d’Aviel Cahn, accentuée par la Pandémie, qui a cassé toute dynamique et qui a eu pour résultat de vider la salle et son public habituel sans le substituer par un nouveau public.
  • Conséquence, des difficultés endémiques à remplir la salle quelle que soit la production désormais, y compris quand elles sont légendaires comme Lady Macbeth de Mtsensk, y compris pour Parsifal dans un théâtre de grande tradition wagnérienne Et c’est désolant.

 

La saison 2023-2024

Avec une production en moins, on tire les conséquences de la situation, bien que la saison offre des titres importants, attirants, qui partout ailleurs seraient susceptibles de faire le plein et dont on espère qu’ils le feront, dans un réveil bienvenu du public genevois et alentour.
On déplorera bien sûr Ariodante en version de concert et pour une seule représentation, mais on applaudit à Don Carlos, il était temps, après une soixantaine d’années d’absence de la version originale, on applaudit aussi à Idomeneo, sans doute la meilleure offre de la saison (on verra pourquoi) et à Saint François d’Assise, survivance de la période Covid, qu’on va enfin voir : c’est un événement authentique.

Quant à Rosenkavalier mis en scène (assez sagement) par Christoph Waltz, acteur fétiche de Quentin Tarantino, c’est une importation de l’opéra des Flandres (2013) sous le règne d’Aviel Cahn, dont on verra s’il a supporté aussi bien le voyage et les traces du temps que Lady Macbeth de Mtsensk à peu de choses près contemporain.
La création d’Hèctor Parra Justice, mise en scène par Milo Rau, s’annonce évidemment passionnante à cause des protagonistes (Hèctor Parra, Milo Rau, et l’excellent Titus Engel en fosse).

Enfin, Maria de Buenos Aires est une excellente idée pour faire entrer un vent de tango dans le Grand Théâtre, et offrir une diversion, divertissement, un ailleurs surprenant et donc bienvenu.
La saison se terminera par le troisième opéra de la trilogie des Reines de Donizetti, dont on connaît désormais le principe, si l’on applaudit au retour du chef Stefano Montanari, le reste n’a pas convaincu, mais l’intéressant sera de revoir les trois opéras d’affilée, une expérience unique en Europe.

Du beau, du bon, du moins bon, c’est une saison quand même plus ouverte et moins « difficile » que la précédente. Le public retournera-t-il place de Neuve ? C’est un vrai test et on l’espère parce que malgré tout, la politique qui y est menée le mérite..

Septembre 2023
Giuseppe Verdi, Don Carlos
6 repr. Du 15 au 26 septembre 2023 (Dir : Marc Minkowski/MeS : Lydia Steier)
Avec Dmitry Ulyanov, Eve-Maud Hubeaux, Stéphane Degout, Charles Castronovo/Leonardo Capalbo (28/09), Rachel Willis-Sørensen, Liang Li etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Nouvelle production

Soyons clairs et définitifs : un Don Carlos ne se manque jamais, la version originale est trop rare pour la rater, avec des raffinements inouïs parce qu’elle est à tous niveaux plus réussie que sa traduction italienne, dans toutes les versions. La distribution est largement défendable, avec les phares que constituent Stéphane Degout dans Rodrigue et Eve-Maud Hubeaux dans Eboli et le reste de la distribution de très bon niveau.
Pour le reste, hélas, cascade de regrets et d’erreurs.
D’abord si on choisit la version originale c’est pour faire entendre les musiques inconnues et non pas faire de la dentelle de type ça oui, ça non…La version originale, même à Paris a été très peu représentée et son péché capital est d’avoir toujours été considérée comme trop longue. Alors, jusqu’à la version en 4 actes de 1884, ce ne sont que ça oui, ça non dans chaque théâtre où elle est créée, avec des versions adaptées aux nécessités du lieu et des coupures, toujours des coupures et encore des coupures. Mais notons qu’aussi bien la version en quatre actes de Milan (1884) que celle de Modène en cinq actes (1886) sont non des versions italiennes, mais des traductions en italien de la version française, dont le livret est l’un des plus beaux de toute la production verdienne.
Aussi bien la version originale créée en 1867 à Paris est-elle aussi un produit de coupures diverses de répétitions à cause des exigences du directeur Léon Escudier, des capacités des chanteurs (d’autant que Verdi n’était pas satisfait de son plateau) et des coupures de dernière minute à cause de la longueur de l’œuvre . Même Verdi a joué, par nécessité plus que par désir à ça oui, ça non.

Le seul théâtre qui ait eu le courage de donner toutes les musiques en français est le Regio de Turin en 1991, sous la direction du chef Gustav Kuhn.
Abbado de son côté en 1977 à la Scala a donné toutes les musiques (y compris celles coupées à la première de 1867) sauf le ballet, et en italien (à l’époque aucun chanteur ne voulait apprendre la version originale en Français). C’est musicalement sublime, cherchez en les vidéos (avec le cast B, soit Margaret Price et Placido Domingo) qui existent…
Aussi bien à Bâle (Bieito 2007) qu’à Barcelone et Vienne (Peter Konwitschny), on s’en est tiré pour le ballet par des solutions habiles et séduisantes.
Alors, au lieu d’avoir le courage et l’intelligence de proposer une version complète de l’opéra, la Genève francophone joue au ça oui, ça non, comme au temps de Verdi, alors que le Grand Théâtre avait une occasion d’afficher un Don Carlos unique et jamais joué depuis trente ans, jamais joué ailleurs qu’à Turin, et même pas à Paris aussi bien à l’Opéra en 2017 qu’au Châtelet en 1996 et pour ainsi dire jamais joué depuis la création.
Ainsi le fameux Lacrimosa (le duo et chœur qui suit la mort de Posa), peut être le moment le plus émouvant et le plus beau de la partition qu’Abbado proposa dans sa version de 1977 et qui fut un considérable événement ne soit pas présenté à Genève au motif (vaseux) que « Verdi ne l’a jamais réinséré après l’avoir coupé »  est ridicule. Il paraît qu’en outre le public ne viendrait pas pour un opéra trop long (il n’est pas venu pour Parsifal cette année). Si Verdi ne l’a jamais réinséré, c’est que tous les théâtres voulaient couper ça oui, ça non et que Paris ne l’a jamais repris. Mais Verdi en a gardé la musique, sublime, pour la réutiliser dans rien moins que son Requiem en 1874, excusez du peu. Quant au public qui ne viendrait pas pour Don Carlos, parce que c’est trop long, on l’a vu aussi ne pas venir pour bien plus court, alors, puisque le pire n’est pas toujours sûr, il fallait oser.
En réalité, quel théâtre, une fois, aura le courage, l’intelligence de proposer au moins la version des répétitions sans coupures, voire sans ballet (il n’y a plus de Jockey club et le Carré d’or de Genève n’entretient pas de danseuses) que Verdi a été forcé d’écrire à cause de la loi de l’Opéra de Paris d’alors : pas d’opéra sans ballet…
Ce ne sera pas Genève…
Dernière remarque, avec Marc Minkowski en fosse, on aura peut-être un spécialiste du Grand Opéra à la française (La Juive), mais sûrement pas le chef raffiné et subtil dont Verdi a besoin dans cette œuvre, quant à Lydia Steier, elle écume en ce moment les théâtres, parce qu’elle est à la mode, avec sa capacité à rendre l’or en plomb, l’eau cristalline en eau trouble, et faire rentrer à toutes forces ses idées (à la mode bien sûr)  dans un livret qui n’en demande pas tant et sa mise en scène devrait comme d’habitude nous faire souffrir… Donc une équipe de production pour mon goût à côté de la plaque. Mais les miracles étant toujours possibles il faut leur laisser une chance de nous surprendre …
Mais on ira, parce que même tronqué et taillé à la serpe de plomb, et mis en scène à coups de massue, Don Carlos dans sa version originale reste une splendeur.

 

Octobre 2023
Haendel, Ariodante
5 octobre 2023 — 19h (Dir : William Christie/MeES : Nicolas Briançon)
Lea Desandre, Ana María Labin, Ana Vieira Leite, Hugh Cutting, Krešimir Špicer, Moritz Kallenberg, Renato Dolcini
Orchestre des Arts Florissants
Coproduction avec la Philharmonie de Paris et l’Opéra de Dijon.
Le répertoire baroque est proposé de manière contrastée à Genève :
Atys, Il ritorno d’Ulisse in patria, Les Indes galantes ont fait l’objet de productions, d’autres de productions semi-scéniques ou très allégées, comme L’Orfeo et L’Incoronazione di Poppea par le Budapest Festival Orchestra et Ivan Fischer. On aurait aimé qu’Ariodante, l’une des œuvres en vogue ces dernières années fasse l’objet d’une production, mais sans doute les temps sont-ils durs, et le public n’aura droit qu’à une soirée avec une belle distribution dominée par Lea Desandre et surtout en fosse Les Arts Florissants, la formation historique qui a tant compté pour la diffusion du baroque en France et son chef William Christie. À quand un Haendel scénique, alors que de belles productions (Claus Guth) fleurissent ?

 

Octobre-novembre 2023
Ástor Piazzolla,
Maria de Buenos Aires
7 repr. du 27 oct au 6 nov. (Dir : Facundo Agudin/MeS : Daniele Finzi Pasca)
Raquel Camarinha, Inés Cuello, Melissa Vettore & Beatrix Sayard
Acrobates et acteurs de la Compagnia Finzi Pasca
Cercle Bach de Genève et Chœur de la Haute école de musique de Genève
Orchestre de la Haute école de musique de Genève complété par des solistes du tango

Un vrai pas de côté, inhabituel et assez malin. L’opéra tango d’Ástor Piazzolla, créé en 1968, a fini par connaître une diffusion internationale à partir des années 1990 et surtout depuis les années 2000 où il a été représenté un peu partout dans le monde. Voilà l’œuvre à Genève confiée pour la scène à la compagnie Finzi Pasca (de Lugano) à qui l’on doit le très bon Einstein on the Beach qui avait ouvert l’ère Aviel Cahn et  pour la musique à un orchestre de jeunes et au chef Facundo Agundin, argentin établi en Suisse et fondateur de l’orchestre Symphonique du Jura. Voilà un projet helvéto-argentin, séduisant dans son propos,  qui serait susceptible d’attirer un public différent au Grand Théâtre, en espérant que la palette de tarifs soit adéquate…

 

Décembre 2023
Richard Strauss, Der Rosenkavalier

7 repr. du 13 au 26 décembre (Dir : Jonathan Nott/MeS : Christoph Waltz)
Avec Maria Bengtsson, Michèle Losier, Matthew Rose, Bo Skovhus, Melissa Petit, Thomas Blondelle, Ezgi Kotlu etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Nouvelle production, d’après la production créée à l’Opera Ballet Vlaanderen en 2013

Pour la période des fêtes, un opéra festif et assez populaire, qui revient à l’affiche genevoise après une dizaine d’années, dans une production qui avait été considérée comme un « coup » en 2013, tant l’appel à l’acteur autrichien Christoph Waltz, icône « tarantinesque » prix d’interprétation à Cannes et doublement oscarisé avait frappé.
Sans doute Christoph Waltz va-t-il venir régler de nouveau sa mise en scène, mais à l’époque, c’était la sobriété de son travail qui avait frappé et même déçu certains. On retrouvera la maréchale d’origine, Maria Bengstsson, une mozartienne bon teint, et Michèle Losier en Chevalier, une chanteuse de qualité. La jeune Melissa Petit se lance dans Sophie, elle avait séduit à Salzbourg dans Bellezza aux côtés de Bartoli dans Il Trionfo del tempo e del Disinganno de Haendel. Ochs sera Matthew Rose, une basse solide, étrangement homonyme du Ochs qui a marqué les vingt dernières années, Peter Rose, et en Faninal, Bo Skovhus, grand interprète lyrique qu’on n’attendait pas dans ce rôle. En fosse, Jonathan Nott dont on attend plus de couleur straussienne que dans son Elektra.

 

Janvier 2024
Hèctor Parra, Justice
4 repr. du 22 au 29 janvier 2024 (Dir : Titus Engel/MeS :Milo Rau)
Avec Katarina Bradić, Willard White, Peter Tantsits, Simon Shibambu Idunnu Münch etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
avec la participation de Kojack Kossakamvwe
Création mondiale

Une création mondiale, et quatre représentations : la voilure est réduite (quand on connaît ses saints, on les adore…) pour un projet qui devrait pourtant être passionnant. D’abord Hèctor Parra (1978) est l’un des compositeurs les plus intéressants de la génération actuelle dont l’Opéra Les Bienveillantes d’après le roman de Jonathan Littell avait profondément marqué lors de la création en 2019 à Anvers (gestion Aviel Cahn) dans la mise en scène de Calixto Bieito. Il arrive à Genève avec un autre projet, scénarisé et mise en scène par Milo Rau, l’un des phares de la mise en scène contemporaine, avec un livret écrit par l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila. Il évoque un accident en République Démocratique du Congo entre un Bus et un camion plein d’acide appartenant à une multinationale suisse, causant plus de vingt morts avec ses conséquences sur la vie locale et les conflits d’intérêt nés de l’exploitation de ce continent par les multinationales. En fosse, Titus Engel, le talentueux chef qui avait dirigé Einstein on the Beach à Genève, mais aussi Le Château de Barbe Bleue à Lyon ou Giuditta de Léhar à Munich et sur scène un beau plateau avec notamment le ténor Peter Tantits, la basse légendaire Willard White. À ne pas manquer.

Wolfgang Amadeus Mozart
Idomeneo, re di Creta
6 repr. du 21 février au 2 mars (Dir : Leonardo Garcia Alercón/MeS Sidi Larbi Cherkaoui)
Avec Stanislas de Barbeyrac, Lea Desandre, Federica Lombardi, Giulia Semenzato etc…
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et de L’Orchestre de Chambre de Genève
Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman

Très belle distribution dominée par Stanislas de Barbeyrac et une belle lignée de chanteuses de talent, et en fosse Leonardo Garcia Alarcón à la tête des forces conjointes de la Cappella Mediterranea et de l’Orchestre de Chambre de Genève dans un répertoire (Mozart) où on l’entend moins souvent. Autant d’arguments passionnants auxquels s’ajoute la mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui, qui mêlera chorégraphie et opéra. Pour avoir vu de lui de merveilleuses Indes Galantes à Munich, et aussi ses chorégraphies de Rheingold dans le Ring de Guy Cassiers à la Scala et Berlin, on ne peut que saluer un projet qui est sans doute le plus complet et probablement le plus abouti de la saison.

Nouvelle production en coproduction avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg

 

Avril 2024
Olivier Messiaen

Saint François d’Assise
4 repr. du 11 au 18 avril 2024 (Dir : Jonathan Nott/MeS: Adel Abdessemed)
Avec Robin Adams, Claire de Sévigné, Aleš Briscein, Kartal Karagedik, Jason Bridges
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Le Motet de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Création au Grand Théâtre de Genève
Nouvelle production

Voilà un autre projet passionnant, qui a été retardé par le Covid. La production était prévue en 2020, lors de la première saison d’Aviel Cahn à Genève (2019-2020) et a été annulée pour cause de pandémie.
On attendait donc avec impatience la reprogrammation en soulignant quel effort représente pour un théâtre la production de cette œuvre géante, à l’orchestre énorme, qui est l’un des phares de la musique du XXe  (créée en 1983 à l’Opéra de Paris) et qui a bénéficié quelquefois de grandes mises en scènes, comme celle de Peter Sellars à Salzbourg et Paris.
Cette fois-ci, la production est confiée au plasticien Adel Abdemessed, aux installations très fortes, qui interrogent notre monde. Le message franciscain  est aujourd’hui plus que jamais vivant, vivace dans un monde où il ne fait pas bon être pauvre et où la violence et l’individualisme dominent. Nous écrivions en 2019 en présentant la saison à propos de cette production : « La confier à Adel Abdemessed, originaire d’Algérie, musulman, prend aussi un sens dans une œuvre qui retrace la vie du plus subversif des saints, dans une société d’aujourd’hui traversée par la violence religieuse, par l’égoïsme, par le triomphe de l’argent et dans une ville dont on connaît la relation au grand capital. Aviel Cahn fait ainsi le lit de ce qui pourrait être un grand choc esthétique et intellectuel. C’est sain, c’est intelligent, c’est inattendu. »
En fosse, Jonathan Nott, déjà prévu en 2020, et sur le plateau, à la place de Kyle Ketelsen prévu à l’origine, c’est Robin Adams, beau baryton lyrique qui reprend le rôle créé jadis par José van Dam, fort bien entouré par Claire de Sévigné, Aleš Briscein, Kartal Karagedik (qu’on vient de voir à Genève dans Le voyage vers l’Espoir), Jason Bridges…
Qu’une pareille œuvre soit montée à Genève est un grand événement : il ne faut pas manquer ce rendez-vous là.

 


Mai-Juin 2024
Gaetano Donizetti
, Roberto Devereux
6 repr. du 31 mai au 30 juin 2024 (Dir : Stefano Montanari./MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac/Aya Wakizono, Elsa Dreisig/Ekaterina Bakanova, Edgardo Rocha/ Mert Süngü, Nicola Alaimo, Luca Bernard etc…
Première fois au Grand Théâtre de Genève
Nouvelle production
3e épisode de la « Trilogie Tudor » de Donizetti
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Des trois opéras « Tudor » de Donizetti, Roberto Devereux n’est pas le plus représenté, et il est étroitement lié dans les dernières décennies à la légendaire Edita Gruberova, la dernière à l’avoir défendu après Leyla Gencer, l’autre légende . C’est dire le défi…
On a écrit plusieurs fois nos doutes sur cette distribution dans les autres œuvres, nos doutes sur la mise en scène aussi. Néanmoins la présence de Nicola Alaimo est rassurante, c’est l’un des plus grands barytons-basses italiens et il ne faut jamais le manquer, et il y a une distribution alternative, qui peut exciter notre curiosité, Ekaterina Bakanova/Aya Wakizono/ Mert Süngü  (les 2 et 6 juin) qui pourraient réserver d’agréables surprises. Il reste enfin que la présence en fosse de Stefano Montanari est une garantie et que l’œuvre est si peu connue et suffisamment rare pour qu’on prenne le chemin du Grand Théâtre.

En version « trilogie » :
C’est une trilogie thématique, mais avec trois librettistes différents, elle n’est trilogie que pour les programmateurs affûtés…
On réentendra avec grand plaisir Alex Esposito dans Anna Bolena, un vrai styliste.. pour le reste…

Cycle 1
Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément
Chœur du Grand Théâtre de Genève

Orchestre de la Suisse Romande

18 juin 2024
Anna Bolena
Avec : Alex Esposito, Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Lena Belkina

 

20 juin 2024
Maria Stuarda
Avec : Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Nicola Ulivieri, Simone del Savio, Ena Pongrac
Coproduction avec l’Opéra Royal du Danemark, Copenhague

23 juin 2024
Roberto Devereux
Avec : Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Nicola Alaimo, Luca Bernard , Ena Pongrac, William Meinert

Cycle 2
Dir : Stefano Montanari MeS : Mariame Clément
Chœur du Grand Théâtre de Genève

Orchestre de la Suisse Romande

26 juin 2024
Anna Bolena
Avec : Alex Esposito, Ekaterina Bakanova, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Lena Belkina
28 juin 2024
Maria Stuarda
Avec : Elsa Dreisig, Stéphanie d’Oustrac, Edgardo Rocha, Nicola Ulivieri, Simone del Savio, Ena Pongrac
Coproduction avec l’Opéra Royal du Danemark, Copenhague

30 juin 2024
Roberto Devereux
Avec : Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Nicola Alaimo, Luca Bernard , Ena Pongrac, William Meinert

 

Récitals

C’est toujours un vrai défi que d’afficher des récitals dans un Opéra aujourd’hui, une pratique de plus en plus abandonnée, faute de public, faute de formation des chanteurs sur ce type de répertoire, on ne va donc pas se plaindre que Genève affiche une saison de récitals, où l’on trouve des noms qui pourraient par ailleurs donner de la couleur à certaines distributions locales. Les invités sont une image de la diversité de l’art lyrique, du Lied allemand au ténor populaire. Et si le public de Genève avait un sou de curiosité, il pourrait y trouver un joli parcours

Septembre 2023
Mercredi 20 septembre
Laurence Brownlee – Levy Segkapane / Giulio Zappa, Piano
Opération « ténors rossiniens » avec deux des voix qui comptent aujourd’hui, Laurence Brownlee qu’on ne présente plus, une des voix les plus sûres et les plus stylées pour Rossini et la nouvelle génération avec le jeune sud-africain Levy Segkapane, ténor aux aigus stratosphériques, au phrasé impeccable qui semble bien prendre le chemin de la gloire s’il est prudent. En tous cas, on ne peut guère faire mieux dans le genre. Ceux qui aiment les (bons) ténors et le bel canto romantique doivent cocher sans faute le mercredi 20 septembre.

Octobre 2023
Dimanche 15 Octobre
Matthias Goerne / Alexander Schmalcz piano
Une soirée sans doute traditionnelle dédiée au Lied Allemand, par l’un des plus grands spécialistes du genre, sans doute même plus singulier que dans ses apparitions à l’opéra. Il est avec Christian Gerhaher l’un des derniers à pouvoir défendre cet univers ; c’est pourquoi il ne faut pas le manquer, d’autant qu’est programmé « La belle Meunière/Die Schöne Müllerin » de Schubert, un sommet de la musique.

Décembre 2023
Dimanche 31 Décembre
Concert du Nouvel an
Simon Keenlyside
Orchestre Camerata Genève, dir. David Greishammer
On n’imagine pas a priori dans le répertoire de Broadway Simon Keenlyside, l’un des grands barytons de ce temps qui fut à Genève un merveilleux, inoubliable Pelléas, mais c’est le caractère très ductile des chanteurs anglo-saxons qu’on retrouve ici, pour un concert avec orchestre où les grands tubes de Gershwin, Cole Porter, Oscar Hammerstein etc…  vont nous rappeler que le Musical fut l’un de grands genres lyriques du XXe, à ne jamais dédaigner.

Mars 2024
Vendredi 1er Mars
Sandrine Piau / David Kadouch, piano
Une des voix les plus intéressantes de l’école de chant française, qui excelle dans plusieurs répertoires, le baroque certes, mais aussi Mozart, mais aussi la mélodie française. Son récital avec David Kadouch s’intitule « Voyage intime », et part d’Allemagne (Schumann, Schubert, Liszt) pour traverser le Rhin (Duparc et Debussy). Sandrine Piau est une chanteuse « à tête »,  dont le chant est toujours pensé et intelligent. On ne rate pas une telle soirée.

Mai 2024
Samedi 25 Mai
Roberto Alagna/Alexandra Kurzak
Pour la première fois Roberto Alagna vient au Grand Théâtre, accompagné de son épouse pour une soirée qu’on imagine opératiquissime et généreuse, autour de grands airs et duos des répertoires italiens et français.
Imagine-t-on le couple chanter autour d’un piano ? Pourquoi pas ? Mais une première à Genève mériterait un orchestre. On ne sait ce qui bout dans la marmite parce que le programme n’en dit rien.

Nous ne traiterons pas du ballet, dont nous savons à l’avance le succès probable, et nous fermons ici cette porte ouverte sur la saison prochaine de Genève, qui s’annonce prometteuse, avec des œuvres lourdes mais toutes séduisantes et dont la couleur est moins grise ou sombre que 2022-2023.
Il y a de la variété, et de quoi exciter les curiosités, sans bouder son plaisir; et même si je ne réussis pas à digérer les choix sur Don Carlos la saison ne manque ni de séduction, ni d’ouverture, ni d’idées ; espérons que le public reprendra nombreux  le chemin de la Place de Neuve.

 

 

 

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016: GUILLAUME TELL de GIOACCHINO ROSSINI le 15 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Jesus LOPEZ-COBOS; Ms en scène: David POUNTNEY)

Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith
Gessler, la flèche, la pomme © Richard Hubert Smith

L’œuvre est rare, même si dans l’histoire de l’art lyrique elle jouit d’un vrai prestige. C’est en effet le dernier opéra de Rossini, en 1829, considéré comme le premier “Grand Opéra” même si un an avant La Muette de Portici d’Auber avait ouvert la voie. D’ailleurs, pour des raisons différentes, les deux œuvres sont liées à l’histoire politique de deux pays, Auber parce que La Muette de Portici, créée à Bruxelles, voit le duo Amour sacré de la patrie devenir une sorte de ralliement national, la seconde parce qu’elle célèbre la libération des cantons suisses du joug autrichien par sa légende la plus significative..

C’est une œuvre majeure de l’histoire de l’opéra de Paris qu’on a représentée à Bastille en 2003 (avec Hampson dans Guillaume Tell) : entre les chœurs, les masses, les figurants possible,s le ballet il y a de quoi faire un grand spectacle, à condition qu’on le confie à un vrai metteur en scène.

51mIpBZgwxL._SX355_Peu de références au disque de la version française, Antonio Pappano l’a enregistrée en 2011 avec Santa Cecilia, sinon c’est la version Gardelli avec Gedda, Caballé et Bacquier (quand même…) qui fait autorité. En revanche la version italienne bénéficie de noms comme Riccardo Muti (Merritt, Studer, Zancanaro) ou Riccardo Chailly (Pavarotti, Freni, Milnes) qui rappelons-le, est peut-être plus grand rossinien que verdien.

TellPappano

Moi même, j’ai vu Guglielmo Tell pour la première fois à la Scala en 1989, inauguration de la saison, dans une mise en scène impressionnante de Luca Ronconi avec pour la première fois peut être l’utilisation de la vidéo de manière vraiment importante, des écrans énormes proposant une vue de torrents en furie et de paysages alpestres. Tandis que le décor figurait le parlement bernois. Grand souvenir pour Muti et Ronconi, moins pour les voix, une Studer à la limite, un Zancanaro bon sans être exceptionnel dans Guglielmo, et un Chris Merritt comme souvent remarquable.

L’enregistrement, y compris vidéo, existe : allez y en confiance.

Il y a donc une vraie légitimité pour le Grand Théâtre de Genève à proposer Guillaume Tell, d’une part parce que Tobias Richter a depuis son arrivée à Genève une vraie politique autour de l’opéra français, en version scénique ou de concert ! On y a vu entre autres Samson et Dalila, Mignon, et même Sigurd, et d’autre part, on est en Suisse et Guillaume Tell est un titre maison qui se justifie évidemment.

Sur le papier, l’affiche est attirante: Jesús López Cobos est un grand chef rossinien et spécialiste du bel canto romantique. Le fidèle de l’opéra de Paris se souvient avec émotion que ce fut lui qui dirigea alors jeune La Cenerentola à Paris sous l’ère Liebermann avec en alternance Teresa Berganza et Frederica Von stade dans une mise en scène de Jacques Lasalle. C’est un de ces chefs de confiance qui assure solidement une représentation avec élégance.

Depuis la mort d’Abbado qui n’en dirigeait d’ailleurs plus, il est difficile de trouver un grand chef pour Rossini, et notamment pour le Rossini bouffe, quant au Rossini sérieux, ou au Rossini pré-romantique, le marché est plutôt clairsemé, et en tous cas jamais labouré par des chefs de premier plan. Ce fut longtemps Bruno Campanella qui assura les utilités rossiniennes partout, y compris à Paris où il dirigea Guillaume Tell.

Et pourtant, cette musique n’est pas la musique médiocre ou faible que d’aucuns disent.
Si elle l’était, on n’entendrait pas des échos verdiens ou même wagnériens assez fréquents dans le tissu musical, avec en sus des moments magnifiques, le final par exemple, dont Wagner va se souvenir par bribes, et même les ballets, oui les ballets sont bien meilleurs que la plupart des ballets écrits sur un coin de table par Verdi.

Et c’est une œuvre aussi difficile à réussir pour la partie vocale. Le ténor, Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes, le baryton, pour Tell, doit avoir une voix large, avec un spectre large, à cause de graves marqués, quant à la soprano, Mathilde, elle fait partie des sopranos qui nécessitent une science des agilités, des notes filées, d’autres très ouvertes : il y faut un lirico spinto un peu colorature, de la race des héroïnes meyerbeeriennes ou verdiennes un peu tendues, Elvira d’Ernani, Valentine des Huguenots, de ces voix qui exigent de la tension d’un bout à l’autre parce que le rôle offre divers registres très variés. En plus, Rossini, jamais sympa avec les chanteurs, leur fait chanter des aigus impossibles dans l’air, mais sans jamais ou presque donner une note finale qui puisse ramasser les applaudissements du public, la plupart du temps, l’air se termine en demi teinte, ou s’éteint.

Difficulté supplémentaire, il y a beaucoup de personnages, et qui sont tous sollicités à un moment ou un autre, ce qui veut dire pour celui qui compose le cast une exigence de niveau homogène.

On peut comprendre, vu l’accumulation d’une distribution très homogène et de très haut niveau, que peu de théâtres se lancent dans l’aventure. C’est ce qui rend l’initiative genevoise d’autant plus méritoire.
La dernière production de Guillaume Tell, je l’ai vue à Munich, dans une mise en scène sans génie mais solide de Antu Romero Nunes avec au pupitre Dan Ettinger (qui s’est un peu trompé de répertoire) et un cast très respectable (Volle, Rebeca, Hymel).

La distribution genevoise est dominée par l’Arnold de John Osborn et le Tell de  Jean-Francois Lapointe, dans un rôle où on ne l’a jamais entendu, avec une diction parfaite, un aigu bien ouvert, une science des couleurs mais un petit problème de graves: à chaque fois, les graves sont détimbrés, difficilement audibles, mais centres et aigus sont bien projetés et affirmés. Et le personnage est intéressant en scène, vif, énergique, humain. Un vrai Tell!

Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados
Mathilde(Nadine Koutcher) et Arnold (John Osborn) © GTG/Magali Dougados

John Osborn est Arnold, il est comme il se doit magnifique. Magnifique pour une diction parfaite, stupéfiante même,où tout est clair, articulé, émis avec un contrôle exceptionnel permettant une tenue de ligne impeccable. Avec des aigus éblouissants, même si le public n’a pas toujours l’air de s’en apercevoir, parce qu’ils apparaissent au détour d’un vers, d’un mot sans préparation et surtout sans mise en scène vocale. C’est un rôle plus ingrat qu’il n’y paraît, parce que tout le monde pense que le rôle le plus difficile est Tell et qu’en fait c’est bien Arnold le piège de l’opéra.

Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados
Nadine Koutcher © GTG/Magali Dougados

Mathilde, c’est la jeune Soprano russe Nadine Koutcher, qui impressionne dans le premier air, notes bien projetées, bonne diction, belle ligne de chant, c’est vraiment intéressant d’autant que la voix n’est pas si grande. Le reste déçoit un peu, le volume manque, la voix semble se fatiguer.Elle n’a pas suffisamment de largeur et d’assise pour passer dans les ensembles et reste indifférente dans l’héroïsme. Il reste que la prestation est vraiment défendable.

Parmi les autres rôles, signalons le Gessler moyen de Franco Pomponi, diction là aussi claire, mais la mise en scène en fait un personnage tellement ridicule et caricatural, sorte de monstre qui croque des pommes sorti du double cabinet des docteurs Frankenstein et Folamour, mais qui pour en rajouter, pourrait diriger aussi Spectre dans un James Bond que je pense qu’il est gêné.

Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados
Triomphe final de la famille Tell (à gauche, Enea Scala dans Arnold) © GTG/Magali Dougados

Très belle Hedwige de Doris Lamprecht dont le rôle est concentré vers la partie finale, un rôle qu’elle défend non seulement avec une belle présence et une notable énergie, mais aussi une très belle ligne de chant. Très beau Ruodi (le pêcheur) d’Enea Scala, qui alterne avec Osborn dans Arnold : la voix est claire, bien timbrée, bien projetée, et la diction impeccable. Un chanteur sans nul doute à suivre, qui avait déjà bien plu à Munich dans le même rôle et qu’on commence à voir dans ce type de rôle sur les scènes internationales.
Si dans l’ensemble la distribution est bien équilibrée, les deux jeunes artistes appartenant à la troupe des jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève (excellente initiative par ailleurs), Erlend Tvinnereim et Amelia Scicolone ont une charge un peu trop lourde pour leurs voix encore vertes. Jemmy n’est pas un rôle de complément, mais un rôle de caractère, avec une voix très présente dans les ensembles, et la voix de la jeune Amelia Scicolone a encore des aigus mal maîtrisés, trop acides, trop dardés (il faut qu’elle soit entendue) par rapport à un centre encore fragile. Il en résulte un manque d’homogénéité dans la présence vocale malgré une prestation scénique convaincante. Ces rôles de travestis, très présents dans le Grand Opéra (il en restera des traces dans Oscar de Un ballo in maschera) par le fait même que ce sont des rôles travestis, sont exposés parce qu’ils ne sont jamais secondaires. Quant à Erlend Tvinnereim, en Rodolphe, il est pris au piège d’un rôle qui apparaît être de complément, mais avec un joli défi vocal dans le final de l’acte I qu’il n’arrive pas à relever, diction erratique, rythme, aigus, vélocité exigée par Rossini, tout cela n’est pas maîtrisé. C’est bien là le danger de Rossini, et en même temps sa force : il n’y a pas de « petits rôles » et chacun a droit à ses pièges, d’où la nécessité d’une compagnie très homogène et techniquement sans aucune faille.
On constate avec joie que le choeur du Grand Théâtre dirigé par Alan Woodbridge est toujours aussi bon, engagé, bien préparé, et qu’il est vraiment, et depuis longtemps, l’honneur de cette maison.
J’ai été en revanche un peu déçu par la direction de José Lopez-Cobos, spécialiste de Rossini, et aussi du bel canto, un chef discret mais sûr, et très bon technicien. Il soigne la clarté de l’orchestre, notamment la petite harmonie et les cordes : à ce titre, la mise en scène expose Stéphane Rieckhoff, habillé en Armailli (il me semblait que la tenue était spécifique de Fribourg ou du canton de Vaud, mais qu’elle n’allait pas jusqu’à Uri) l’excellent premier violoncelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, en en faisant la première victime des monstres autrichiens (sortis d’une bande dessinée à la Matrix, avec leurs heaumes en tête de loup), puisque soliste seul en scène pendant l’exécution du célèbre solo initial, il se fait bientôt emporter par l’envahisseur (les autrichiens n’aiment pas la musique ? étrange, j’aurais cru le contraire) qui laissent en scène sson instrument brisé. Quel symbole ! Mais un joli talent aussi, qui illustre la bonne tenue des cordes de l’OSR. Les cuivres en revanche souffrent d’imprécision, dans les attaques, dans la manière de projeter le son, jamais clair, jamais net.
Au-delà de ces détails , ce qui manque à la direction, c’est une certaine énergie, notamment dans les parties les plus épiques, et les ensembles. Dans une œuvre qu’aussi bien Verdi (notamment dans Nabucco, qui raconte aussi une histoire d ‘oppression et d’envahisseur, avec un baryton basse en héros et un ténor en embuscade) que Wagner (Tannhäuser, Rheingold) ont regardé avec insistance, il m’a semblé qu’elle eût pu sonner d’une autre manière.
Enfin, même si c’est une décision de la direction, le chef eût pu protester contre les coupures trop importantes. Certes, Guillaume Tell, c’est long, et l’œuvre n’est jamais représentée intégralement, mais il me semble qu’une exécution intégrale eût été à la fois à l’honneur du GTG, mais surtout, eût rempli un manque, avec un vrai sens, en Suisse, dans sa partie francophone. Certes on présente une version française, mais surtout une version tronquée. Et comme l’œuvre n’est pas connue, personne ne proteste. On couperait une heure de Götterdämmerung ou de Meistersinger, que n’entendrait-on pas ! Mais pour Rossini…Décision regrettable pour laquelle on trouvera tous les justificatifs du monde, sauf qu’un théâtre francophone suisse qui présente Guillaume Tell dans la version originale en coupant un tiers de l’œuvre, n’est ni à la hauteur et du défi, ni de sa réputation.

Quant à la chorégraphie d’Amir Hosseinpour , nécessaire dans un opéra qui contient des parties importantes de ballet, elle n’est pas en soi médiocre et elle est très bien exécutée, mais trouverait sa place peut-être au sein d’une représentation monographique de ballet, mais pas au sein d’une production où elle semble plaquée et sans lien réel avec la trame, voire là aussi un peu ridicule. C’est l’image du cheveu sur la soupe qui s’impose.

Le gentil Tell (Jean-François Lapointe contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite © GTG/Magali Dougados
Le gentil Tell (Jean-François Lapointe)  contre le méchant Gessler (Franco Pomponi) à droite et à la pomme © GTG/Magali Dougados

La mise en scène de David Pountney n’est pas non plus à la hauteur de l’œuvre, qu’elle abâtardit, la rendant caricaturale voire ridicule par moments. Une seule idée : la flèche qui tenue par les paysans, parcourt sa trajectoire jusqu’à la pomme (déjà croquée au demeurant par le mélophage Gessler) au ralenti : jolie image, qui résout la question technique et qui devient alors emblématique de ce moment central.
Les coupures, sans doute imaginées pour rendre plus claire la ligne de l’intrigue, ont toujours pour effet lorsqu’elles sont importantes de schématiser et de réduire les détails de l’intrigue à l’os : il est d’autant plus facile alors de tomber dans la simplification et le manichéisme, il y a les bons suisses d’un côté (tous unis autour d’un Mechthal idolâtré sous forme de Mohai ou de statut du commandeur, notamment pour son fils Arnold) et l’horrible Gessler de l’autre. En rendant l’opposition si grossière, la mise en scène se décrédibilise et décrédibilise le livret. Inutile de chercher trop de psychologie, inutile de chercher la nature domptée ou sauvage, si importante dans l’œuvre dès l’ouverture : elle est totalement absente, au profit d’un univers métallique, uniformément gris. Les suisses sont tous gris, les oppresseurs tous en armure. Même les scènes familiales chez les Tell restent esquissées, alors qu’elles sont importantes, de même l’évolution d’Hedwige, qui passe de mater familias à pilier de la révolte n’est pas soulignée.

La question d’Arnold, amoureux de la princesse ennemie, et la délicatesse psychologique qui pourrait en résulter n’est pas abordée sinon sous l’angle esquissé de la peur du père: les choses sont brutes, sommaires, sans âme, sans intérêt et sans raffinement, alors que la musique est si raffinée. Si l’intérêt de la production est qu’elle est coproduite, la question artistique est passée au second plan au profit des intérêts économiques. Mais d’un côté, ils ont bien peu de goût ces directeurs de théâtre, de tomber d’accord sur une production aussi médiocre et d’un autre, je trouve regrettable qu’on perde une occasion de confier l’œuvre à un authentique metteur en scène et non pas un faiseur.

Au total, voilà une production aux qualités musicales indéniables, une distribution qui a globalement de la tenue, une direction musicale d’une certaine élégance un peu grise (comme la mise en scène), sans  relief suffisant dans les moments plus tendus, et une mise en scène qui reste d’un niveau médiocre, ignorant des pans entiers de l’ambiance nécessaire à poser dans Guillaume Tell, et qui simplifie les choses, donnant de l’opéra de Rossini une idée fausse. Cette ouverture de saison eût pu être une référence, elle n’est qu’un opéra de plus, tronqué et malmené, même si musicalement très défendable.[wpsr_facebook]

Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados
Acte 1 Scène 1 © GTG/Magali Dougados