DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2015-2016: LA KHOVANCHTCHINA de Modest MOUSSORGSKI le 13 MARS 2016 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en sc: Christof LOY)

Image initiale et finale ©Monika Rittershaus
Image initiale et finale ©Monika Rittershaus

J’ai une particulière tendresse pour Khovanchtchina de Moussorgski, l’une de mes premières découvertes à l’opéra. C’était à Athènes durant le Festival d’été à l’odéon d’Hérode Atticus en 1972 ou 1973, lors d’une tournée de l’Opéra de Sofia qui était alors l’une des scènes intéressantes de l’espace est-européen : Athanas Margaritov dirigeait la version Rimski, Nicolaï Ghiuselev chantait Dosifei et ce fut un saisissement musical. Tant de poésie, tant d’intensité dans le contexte d’un merveilleux soir d’été grec sous les étoiles suffirent à inscrire l’opéra de Moussorgski dans mon Panthéon lyrique originel. C’est une œuvre qu’on ne représentait pas souvent alors, où Boris Godunov était la seule représentée de Moussorgski en occident. Il en est autrement aujourd’hui où il y a plus de Khovanchtchina que de Boris sur les scènes me semble-t-il. Personnellement, je préfère Khovanchtchina à Boris : plus d‘émotion, plus de poésie, plus de profondeur humaine peut-être aussi et une musique qui fait chavirer.
La question musicale de Khovanchtchina, c’est « Rimski…et après » ? car l’œuvre n’a pas été terminée par Moussorgski, et c’est Rimski-Korsakov qui a assuré l’orchestration d’une version jouée jusqu’aux années 80, c’est en effet au seuil des années 80 que le monde musical est revenu sur les versions Rimski-Korsakov des grands opéras de Moussorgski, Abbado en 1979 proposait à la Scala pour la première fois dans un grand théâtre un Boris Godunov en version originale (mise en scène de Youri Lioubimov) et très vite la question des éditions a été réglée : on ne joue pratiquement plus dans les grands théâtres occidentaux les version Rimski. Au XXème siècle, Diaghilev a confié une réorchestration de Khovanchtchina à Ravel et Stravinsky (qui a notamment retravaillé le chœur final). Enfin, Chostakovitch s’appuyant sur le travail d’édition de Pavel Lamm sur les originaux de Moussorsgki en a proposé en 1959-60 une version réorchestrée considérée aujourd’hui comme la plus fidèle.
Mais ces questions d’édition ont autorisé des options très diverses et des coupures nombreuses : Abbado à Vienne par exemple choisit de proposer la version Chostakovitch avec le final de Stravinsky.
C’est la version Chostakovitch qui est présentée à Amsterdam, sous la direction d’Ingo Metzmacher (qui revient sur les lieux de son crime, puisqu’il fut naguère le directeur musical de cet opéra sans orchestre – un général sans armée disait-il -) avec le Nederland Philharmonisch Orkest.
Khovanchtchina, dont le livret a été écrit par Moussorgski, pose, comme Boris Godunov, la question centrale des relations du pouvoir et du peuple, et des rivalités individuelles et politiques au sommet de l’état, pendant que le peuple subit et attend, et pendant qu’il est sans cesse manœuvré au profit de l’un ou de l’autre. Dans les deux cas, le pouvoir du Tsar, conquis par guerres civiles ou assassinats, reste toujours fragile, dans l’attente d’un sauveur putatif. Les cimetières de la politique sont pleins de sauveurs potentiels, irréels et irréels du passé. Et combien de sauveurs en devenir dans le monde d’aujourd’hui, les Vladimir, Marine, les Donald, les Viktor, mais aussi les Alexis ou les Pablo, voire en mode mineur et pathétique les Jean-Luc. Mêmes causes, mêmes effets.
Et c’est bien la question que pose Christof Loy dans sa mise en scène, une mise en scène moins cryptique que certains de ses autres travaux, qui est construite de manière cyclique, s’ouvrant et se fermant sur le tableau historique russe de Vassili Surikov (le grand peintre d’histoire) représentant le Matin de l’exécution des Streltsy (1881).

Sourikov, Le matin de l'exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov
Sourikov, Le matin de l’exécution des Streltsy (1881), Moscou, galerie Tretiakov

Les Streltsy (Стрельцы) étaient une sorte de garde prétorienne qui prit un mauvais parti dans la guerre de succession avec pour protagoniste la régente Sophie Alexïevna et qui mena à l’installation du pouvoir de Pierre Le Grand. C’est les luttes de pouvoir entre les deux frères Ivan et Pierre, et la régente Sophie qui forment la trame de Khovanchtchina, sur fond de lutte entre les anciens et les modernes, entre les tenants d’une orthodoxie pure et dure et les tenants de réformes, d’où la question des Vieux Croyants qui traverse l’œuvre. Enfin, l’autre question centrale de l’œuvre, c’est le pouvoir des Boyards, le pouvoir des grandes familles nobles face au pouvoir du Tsar, qui est aussi la question centrale de Boris Godunov. C’est en somme la même problématique que celle de la Fronde en France quelques dizaines d’années avant. Comme Louis XIV, Pierre le Grand a vaincu.
La Khovanchtchina, ou dernière épopée tragique des nobles face à un pouvoir central qui s’installe définitivement. Pensez Grand Condé, Grande Mademoiselle et Fronde, et vous comprendrez tous les enjeux de Khovanchtchina, ajoutez un zeste de Port Royal et de Jansénisme, qui fut aussi une menace contre l’absolutisme, et vous aurez les Vieux Croyants, qui finirent plus tragiquement. Tout cela pour rappeler un contexte historique un peu confus pour nous : mais l’histoire est une éternel recommencement, y compris quand les réactionnaires triomphent, et non les modernistes, comme dans la guerre d’Espagne. C’est toutes les guerres civiles et les enjeux des conquêtes de pouvoir que Moussorgski nous raconte ici
Christof Loy choisit de nous le dire, en partant du tableau d’histoire qui illustre le prélude et qui se reconstitue à la fin de l’opéra : les personnages enlèvent leurs oripeaux XVIIème et revêtent des costumes modernes pour raconter cette histoire de pouvoir et d’usurpation, de clans, de mafias aussi qui n’a plus rien d‘historique et qui est le spectacle de notre monde d’aujourd’hui, des pouvoirs traversés par les abus, la corruption, des sectes religieuses radicales (et leur suicide collectif), des petites et grandes trahisons, des privilèges et des vices, le tout devant un peuple plus ou moins prêt à embrasser le plus fort ou celui qui gave le plus, ou qui parle le mieux.

Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus
Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) et la foule ©Monika Rittershaus

Cette histoire que Christof Loy veut la nôtre, il va nous la raconter avec une belle linéarité, une sorte de géométrie austère et tragique : pas ou peu de décor, quelques accessoires dont un cheval mort au premier plan, image des charniers qui accompagnent inévitablement ces conflits, image aussi d’une aristocratie, dont le cheval est l‘emblème, qui va laisser toutes ses plumes dans l’affaire.

Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus
Danses persanes, Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko) ©Monika Rittershaus

Et pour cela, Loy va jusqu’au bout, y compris des abus, dénonçant un système de dépendance et d’esclavage qui trouve son climax dans le très fameux tableau des danses persanes, une « scène de genre » dans la plupart des mises en scène avec ballet oriental voire danse du ventre qui repose le public avant les crises du dénouement. Loy en fait une sorte de danse malsaine très tendue où de très jeunes filles sont données en pâture au Prince Ivan Khovanski (avec tout l’arrière plan pédophile qui révulse notre époque), c’est le moment le plus fort de la soirée, qui s’achève par son assassinat piloté par Shaklovity (Gábor Bretz), et effectué par une enfant, sorte de vengeresse de toutes les jeunes filles qu’on vient de voir, et qui fait du meurtre d’Ivan non seulement un meurtre politique, mais aussi une sorte d’action de légitime défense. C’est fort, c’est intelligent, et cela pose le pouvoir et ses excès à tous les niveaux de lecture sociale et individuelle. Quand le pouvoir abuse, il abuse partout.

Le meurtre d'Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus
Le meurtre d’Ivan Khovanski (Dmitry Ivashchenko), Shaklovity (Gábor Bretz) ©Monika Rittershaus

Dans ce contexte historique, l’amour de Marfa pour Andreï Khovanski le fils d’Ivan prend un relief plus marqué : la fière représentante des Vieux Croyants aux prises avec les contradictions du sentiment et ses méandres, qui à la fois protège Andreï de lui-même (en intervenant pour la défense de la jeune Emma) et qui ne réussit pas à éteindre sa passion, contradictoire avec sa situation de « Vieille croyante », comme le lui reproche Susanna.

Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Emma (Svetlana Aksenova), Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Un personnage complexe, difficilement lisible, mais en même temps figure emblématique de la tragédie, qui entraîne Andreï à la fin dans le suicide collectif, moins par idéal du martyr que pour passer ensemble et pour l’éternité le moment suprême. Mourant avec Andreï, Marfa ne meurt pas en martyr, mais blasphème puisqu’elle détourne le geste du martyr en geste suprême d’amour (évidemment, Moussorgski connaissait Norma, parce que c’est le même mouvement qui conduit au final tragique).

Marche au supplice ©Monika Rittershaus
Marche au supplice ©Monika Rittershaus

Lire cette mise en scène comme une nième transposition dans le style du Regietheater serait une erreur de lecture. Loy ne raconte pas l’histoire de la Russie, mais celle de Moussorsgki, 200 ans après, qui la lit comme un emblème tragique de toute l’histoire et du destin des peuples, l’œuvre de Moussorgski est actualisation : il respecte donc à la lettre pourrait-on dire les intentions du compositeur, proposant une lecture « actualisée » où les costumes modernes ( de Ursula Renzenbrink) deviennent d’une certaine manière des costumes de toujours : l’éternité a toujours les costumes du moment : l’intemporalité est marquée par une vision « contemporaine », le temps de toujours étant notre temps.

Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus
Golitsyn (Kurt Streit) Varsonofiev (Roger Smeets) ©Monika Rittershaus

Et la relative linéarité, voire essentialité du déroulement, prend son sens alors, comme un travail sur les masses, sur le peuple (Khovanchtchina est un drame musical populaire), en le laissant occuper l’espace, unique protagoniste et unique décor de cet espace tragique (décor de Johannes Leiacker). Loy veut débarrasser l’œuvre de tout pittoresque (en jouant aussi sur les costumes, noirs et gris, d’où émergent quelquefois les Kaftans rouge-vif des Stretsly et centrer sur l’intemporalité des trafics et manœuvres politiques, sur le dos des peuples. Leur histoire, c’est notre histoire. Ainsi prend sens la reconstitution finale du tableau qui s’était déconstruit au départ : tout se termine par la fixité du tableau d’histoire, devant des rangs de bougies qui renvoient au bûcher, mais aussi au souvenir et à la mémoire, comme les bougies qu’on place devant la République à Paris. Commémorons, honorons et ravivons la mémoire, pour que plus jamais ça. Et pourtant, « ça » revient toujours. Les bougies s’éteignent comme la mémoire est volatile.

Loy signe ici un travail rigoureux mais simple, sans diversion, sans détails, presque essentiel. Moi qui ne suis pas loin de là un de ses sectateurs, j’ai trouvé qu’il avait fait là un travail qui force le respect.

Mais ce qui frappe dans cette production, c’est qu’elle forme un tout, et qu’à cette approche hiératique de l’histoire correspond un travail très intériorisé de la musique, un travail sombre, sans aucun maniérisme, sans décoratif inutile mené de main experte par Ingo Metzmacher.
Ingo Metzmacher, rare en France alors qu’il est l’un des chefs les plus importants de sa génération, est un chef qui a bâti sa carrière sur les œuvres du XXème siècle. J’engage fermement le lecteur (germanophone) à lire sa « biographie » qui est tout un programme « Keine Angst von neuen Tönen », en même temps qu’un voyage dans la musique d’aujourd’hui replacée dans le sillon de celle d’hier, avec des mots simples, des démonstrations claires, Metzmacher invite à l’audition et à la compréhension d’une musique qui semble se refuser à certains.
Et Metzmacher sait bien quel rôle Moussorgski a joué pour certains compositeurs du XXème siècle, Debussy (qui avait toujours Boris sur son piano), Ravel, Poulenc ou d’autres. Et quelle ouverture a constitué le retour aux versions originales, si avancées qu’elles paraissaient hors de propos ou fautives à un Rimski-Korsakov.
C’est donc en interprète de la musique d’aujourd’hui que Metzmacher aborde l’œuvre, valorisant notamment les bois, et contenant le volume des cordes, à qui un Rimski au contraire donnait plus d’importance dans les équilibres, utilisant les cuivres, mais non dans la rutilance, mais plutôt dans le drame (ils sont même sur scène), dans une interprétation qui à l’image de la mise en scène, évite totalement le pittoresque ou le gratuit. La palette des couleurs se met au service de l’action, et ainsi se construit un parfait système d’écho entre le plateau et la fosse où couleurs et sons se répondent, de manière ténébreuse.
Même les scènes de foule, et notamment le début qui pourrait se prêter facilement à une lecture pittoresque ( à travers le personnage du scribe notamment) garde cette concentration tragique, sombre et tendue. On pourrait aussi dire de même des danses persanes, qui n’ont plus rien de folklorique et dont la musique, vu ce qu’on voit en scène, sonne plus sarcastique sans avoir rien de cet orient de pacotille qu’on y entend quelquefois.

Le choeur dans l'une des dernières scènes ©Monika Rittershaus
Le choeur dans l’une des dernières scènes ©Monika Rittershaus

Il y est aidé par un chœur exceptionnel : le chœur d’Amsterdam, on le sait depuis le lointain Moses und Aron de Peter Stein avec Boulez, est l’un des plus engagés et ductiles des chœurs des opéras européens . Après avoir si fortement marqué le chœur du Grand Théâtre de Genève,  Ching-Lien Wu récemment arrivée n’a fait que renforcer ses qualités, notamment en matière de diction.
La distribution dans son ensemble montre de grandes qualités d’homogénéité. On y reconnaît le remarquable travail de Jesús Iglesias Noriega, le coordonnateur artistique du DNO. Il n’y a pas de failles dans l’ensemble des artistes, même si çà et là on peut évidemment émettre quelques remarques ou réserves.

Dmitry Ivashchenko, l’une des basses de référence de la jeune génération, formé en Russie puis en Allemagne, donne à Ivan Khovanski un « coup de jeune » : la voix est claire, puissante, les aigus bien projetés, et le personnage est parfaitement incarné, dans son mélange de verve populiste et de chef violent et autoritaire. Sa voix est flexible, aussi claire dans les graves que les aigus, bien homogène. Chacune de ses interventions frappe par sa présence.

Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Orpin Anastassov (Doisifei) et Anita Rachvelischvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Face à lui, l’autre basse, Orlin Anastassov est Dosifei. Le rôle de Dosifei a été marqué par les interprétations des grandes basses du passé, Nicolaï Ghiaurov, Nicolaï Ghiuselev, Fedor Chaliapine, c’est à dire des timbres sombres, des basses profondes, sonores, capables d’intériorisation. Et leur formidable personnalité faisaient du personnage le centre de l’action.
La mise en scène fait de Dosifei une des personnalités du drame, sans en faire le centre. Dosifei est aux marches du drame, que la chute des Stretsly entraîne dans la catastrophe (bien que Pierre le Grand leur pardonne, dans l’opéra – mais pas dans l’histoire). Et Orlin Anastassov n’a pas la personnalité écrasante des grands anciens. Il n’a pas la personnalité scénique, et surtout il n’a pas la personnalité vocale. Le timbre est trop clair, même si les notes y sont : où est la basse profonde à laquelle nous sommes habitués ? Une basse parmi d’autres pourrait-on dire. Et c’est peut-être la surprise de la production qui relativise Dosifei pour valoriser le collectif.
La dernière basse (dans l’opéra, chaque groupe de pression politique a sa basse, Stretsly, Vieux Croyants et partisans du Tsar) c’est Shaklovity, qui prépare l’arrivée du Tsar par de basses besognes. C’est dans cette production le hongrois Gábor Bretz : voix profonde, merveilleusement timbrée, avec un aigu triomphant et un grave sans failles, son air puissant et noir est l’un des grands moments de la représentation ; sans aucun conteste, c’est la voix de basse la plus somptueuse de la soirée, et les théâtres auraient bien intérêt à se l’arracher, c’est un artiste de tout premier plan.

Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) et Andrei Khovanski (Maxime Aksenov) ©Monika Rittershaus

Mais chaque groupe a son ténor aussi, Andrei Khovanski, le fils de l’autre, et l’ex-amant de Marta est Maxim Aksenov. Voix claire, bel engagement scénique, avec quelques menus problèmes d’homogénéité, notamment dans la montée à l’aigu. Dans ce rôle ingrat et assez bref,  la personnalité scénique est intéressante, vocale un peu moins, mais très honorable néanmoins.
Autre ténor, mais de caractère cette fois, le scribe (on se souvient l’importance que Moussorgski accorde à l’écriture et à la lecture dans ses livrets : voir Pimen, voir aussi la scène de Varlaam dans Boris, et ici cette figure populaire du scribe chargé d’écrire pour les autres). Andrei Popov est une jolie personnalité scénique et vocale, avec une belle projection et une notable expressivité.
Enfin Kurt Streit prête à Golitsyn son style. Le côté aristocratique du prince (qui lui aussi va chuter) est marqué dans cette manière très distinguée de chanter, diction, élégance, puissance aussi sont les caractères de ce Golitsyn, dont la « distinction » contraste avec les autres ténors. Une belle figure.
La plupart des rôles de complément sont d’ailleurs tenus avec les honneurs (Roger Smeets, Vasily Efimov,  Morschi Franz, Vitaly Rozynko et Sulkhan Jaiani) selon le vieil adage qu’on lit les grandes maisons à l’excellence des distributions des « petits » rôles.
Du côté féminin, signalons l’ Emma de Svetlana Aksenova, très fraîche et jeune, dont le timbre contraste avec celui très sombre de Marfa, contraste de couleur aussi qui aide à la construction dramatique, et la Susanna d’Olga Savova, un de ces mezzo soprano à mi chemin entre mezzo et soprano dramatique, comme le montrent les aigus marqués, puissants, tenus de sa courte, mais marquante intervention. Olga Savova chante Brangäne et Brünnhilde au Marinski, et n’a donc pas de difficulté particulière dans Susanna, sauf qu’elle réussit à faire de son intervention un vrai moment de tension, très remarqué.

Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus
Anita Rachvelishvili (Marfa) ©Monika Rittershaus

Enfin, Anita Rachvelishvili renouvelle le rôle de Marfa, dont elle fait une création presque originale. D’abord, la mise en scène la met incontestablement en valeur. Physiquement, elle rappelle la Bartoli dans la Norma de Caurier/Leiser (Salzbourg et Zürich), notamment par l’engagement et la présence. On a souvent vu des Marfa vêtues de longs voiles noirs, un peu immobiles, plus tout à fait femmes et pas encore fantômes. La féminité du personnage frappe ici de manière très forte, et c’est aussi le travail de Christof Loy.
Et vocalement, la Rachvelishvili confirme ici sa familiarité avec le répertoire russe (elle était déjà supérieure dans Konchakovna du Prince Igor de Tcherniakov au MET). La voix est ici impressionnante sur tout le registre, avec des graves sonores et des aigus triomphants, une voix puissante et qui secoue, mais pas seulement pour ses capacités éminemment musicales, mais aussi pour une interprétation subtile, profonde, très intérieure, d’une richesse de palette étonnante qui en fait la référence de la soirée. On reste étonné de la profondeur de l’expression, mais surtout des progrès et de l’approfondissement de cet art du chant qui en fait l’un des immenses mezzos du moment. Ne la manquez sous aucun prétexte : c’est un privilège rare que d’entendre de telles prestations.

Foule et violence ©Monika Rittershaus
Foule et violence ©Monika Rittershaus

Une fois de plus Amsterdam démontre être l’une des scènes qui compte en Europe aujourd’hui : comme toujours une production soignée, comme toujours une distribution équilibrée et de qualité, et comme souvent un chef de très haut niveau. Le voyage d’Amsterdam, si facile de Paris, s’impose. La série de Khovanchtchina est à peine en train de se terminer que s’annonce un autre chef d’œuvre du répertoire russe en juin prochain, La Dame de Pique (Mise en scène Stefan Herheim) avec en fosse le Royal Concertgebouw et au pupitre un certain Mariss jansons.[wpsr_facebook]

Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus
Fanfare et peuple pour la victoire du Tsar ©Monika Rittershaus

DE NATIONALE OPERA 2014-2015: BENVENUTO CELLINI d’Hector BERLIOZ le 31 MAI 2015 (Dir.mus: Sir Mark ELDER; Ms en scène: Terry GILLIAM/Leah HAUSMAN)

Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus

Dans un livre très célèbre « Les enfants de Saturne , psychologie et comportement des artistes de l’antiquité à la révolution française », Rudolf Wittkover et son épouse Margot abordent le cas de Benvenuto Cellini au chapitre VIII « Les artistes et la loi », avec un sous-titre éloquent : la passion et le crime dans la vie de Cellini.

Par ailleurs Cellini est le premier artiste à avoir osé coucher sa vie par écrit. Certes,  la Renaissance verra Giorgio Vasari se consacrer aux « Vite de’ più eccellenti architetti, pittori e scultori italiani da Cimabue insino a’ tempi nostri » mais il ne parle pas de Cellini, qui s’est consacré lui-même à sa vie en écrivant « Vita di Benvenuto Cellini: orefice e scultore fiorentino » et devenant ainsi le premier artiste à écrire son autobiographie, qui eut d’ailleurs beaucoup de succès : publiée en 1728, traduite par Goethe, elle a donné suite à un nombre assez conséquent de romans, de pièces de théâtre et naturellement à l’opéra de Berlioz qui en a puisé ses sources. Cette vie picaresque d’un personnage génial et impossible à canaliser, un véritable roman de Dumas qui d’ailleurs y puise son « Ascanio ou l’orfèvre du Roi » (1843), fut une vie aventureuse, toujours aux limites de la loi. Peut-on tout pardonner à l’artiste, quand il est ainsi choisi pour donner la Beauté au monde ? Voilà la question posée par Cellini, et par d’autres, ces « enfants de Saturne » dont parle Wittkover.
Cette folie cellinienne, cette saturnale permanente, c’est bien ce qui séduit Berlioz, c’est bien ce côté échevelé, hors la loi, ce côté artiste et bandit, qui fait de ce thème un sujet d’opéra complètement démesuré, complètement déglingué, construit sur deux intrigues qui se tissent l’une dans l’autre, l’amour partagé pour Teresa, fille de Balducci trésorier du pape, et la fabrication toujours repoussée de son Persée, jusqu’à l’ultimatum du Pape Clément VII. Art et amour, certes mais surtout Kabale und Liebe d’un nouveau genre. On est dans le stürmisch des intrigues folles de la Renaissance où Berlioz fait interférer un rival en sculpture et en amour, le sculpteur officiel du Pape Fieramosca, en une poursuite digne des plus grands dessins animés : on est bien près des aventures de Titi (Cellini) et Gros-Minet (Fieramosca) où, Tex Avery aidant, Gros-Minet tombe toujours dans le panneau.

A histoire folle distribution folle, chœurs et foules énormes, orchestre énorme, et voix exceptionnelles, un soprano lyrique, un ténor typique de ceux impossibles à trouver sur le marché (destiné à Nourrit, mort trop vite, ce fut Duprez qui le créa), un de ces ténors comme Raoul des Huguenots, Henri des Vêpres Siciliennes, Arnold de Guillaume Tell, voix di petto et voix de tête, contrôle, lyrisme extrême, style hyper contrôlé, …Un Lohengrin qui puisse chanter Ottavio au timbre de Belmonte ou de Tamino et à la couleur d’Otello (de Rossini)…
C’était trop neuf pour le public parisien (tout est toujours trop neuf pour le public parisien) qui le bouda en 1838 à la création à l’Opéra, et ce fut Liszt qui le relança à Weimar en 1852. 14 ans après l’opéra était encore neuf, avec comme ténor le créateur de Lohengrin …

Toute opération Cellini doit être un peu loufoque : l’Opéra Bastille, qui à ses débuts se dédia à Berlioz (le premier opéra représenté à Bastille fut Les Troyens), présenta une super production de Denis Krief, dirigée par Myung-Whun Chung avec Chris Merritt dans le rôle titre, des centaines de costumes, une parodie des opéras du XIXème avec toiles peintes et pastiches de grands gestes mélodramatiques, mais qui finissait par lasser.
Et la production ne fut jamais reprise.

Bref, sans déglingue continue, impossible de monter Benvenuto Cellini, car ce n’est pas une œuvre sérieuse. Elle oscille entre le vaudeville bien proche de Feydeau et le spectaculaire meyerbeerien, voire (comme à Amsterdam) la monumentalité de Turandot.
Feydeau chez Meyerbeer, faut l’faire. Berlioz l’a fait.

Amsterdam a coproduit avec l’ENO la production de Terry Gilliam, lié aux Monty Python, l’un des rois de la comédie loufoque et de la déglingue cinématographique, à qui l’on doit « Monty Python, sacré Graal », « Monty Python, la vie de Brian » ou « Les aventures du Baron de Münchausen », qui avait eu à Londres une immense succès, qui a triomphé à Amsterdam, et qui est attendue à Barcelone et je crois Paris. La chorégraphie, très importante dans cette vision est signée Leah Hausman, qui co-signe aussi la mise en scène.

Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus

Ainsi donc, il est difficile d’imaginer un Benvenuto Cellini scéniquement sérieux, mais l’œuvre présente en revanche de sérieuses difficultés musicales, scéniques et vocales, qui accentuent sa rareté sur les scènes, et notamment sur notre première scène nationale.
Esthétiquement et scéniquement, l’œuvre épouse le développement du Grand Opéra, avec ses formes et ses habitudes, large diversité des voix, nombreux personnages, présence (habituelle) d’un travesti, changements de décors et d’espaces, grands rassemblements, scènes spectaculaires.
Culturellement, elle est aussi l’héritière du drame romantique, avec son foisonnement, ses amours contrariées, sa plongée dans une histoire revisitée : il y a quelque chose de la première scène d’Hernani de Hugo dans la première scène de Benvenuto Cellini, amants réunis, amoureux éconduit dissimulé, poursuites.

Carnaval...© Clärchen&Matthias Baus
Carnaval…© Clärchen&Matthias Baus

Alors, Terry Gilliam entreprend de raconter cette histoire avec ses excès et son foisonnement, en l’installant dans un univers à la fois enfantin, festif et très coloré. Enfantin par ce décor de Terry Gilliam et Aaron Marsden qui rappelle un peu les planches de Piranèse, ou des albums de contes de fées, un décor de panneaux mobiles gigantesques dessinés (voûtes, escaliers), aux proportions exagérées, par des personnages caricaturaux (Fieramosca) tels qu’on peut en rencontrer dans les albums de bandes dessinées ou dans les dessins animés, un espace où se côtoient toutes les proportions et tous les genres : comédie, drame, tension, flammes, forge et pape.

Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

Terry Gilliam s’amuse, d’abord avec le personnage de Fieramosca, éternel comploteur pour séduire, conquérir ou enlever la belle Teresa, et qui échoue sans cesse lamentablement, interprété ici par le superbe Laurent Naouri, diction prodigieuse, style et élégance vocale qui tranchent avec le ridicule du personnage. Il s’amuse ensuite avec Balducci, le père barbon, trésorier du pape, un Maurizio Muraro qui penche vers un barbon rossinien : on le verrait parfaitement en Bartolo ou en Don Magnifico. Il s’amuse avec le pape Clément dont l’apparition en Princesse Turandot dans une sorte d’ostensoir baroque est d’une drôlerie impayable : en hauteur, lointain, inaccessible, avec sa coiffure de mandarin et son maquillage asiatique et blanc. Il est comme Turandot, prêt à condamner celui qui ne réussit pas l’épreuve, ici faire fondre la statue du Persée : mais descendu de son piédestal, le pape devient comme les autres : un pantin.

Benvenuto Cellini (John osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassof) © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini (John Osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassov) © Clärchen&Matthias Baus

Il s’amuse avec Cellini lui-même, sorte d’ouvrier fondeur dont le costume fait (un peu) penser à celui d’Astérix, plein de ressources, plein d’idées pour gagner sa fiancée Teresa, un Cellini tout sauf aristocratique, mais au contraire aimé du petit peuple des artisans et des tavernes, un Cellini qui bouscule l’ordre établi et par son attitude, et par ses amours bien au-dessus de sa classe sociale.
Il s’amuse aussi avec le chœur, magnifique, désormais dirigé par l’excellente chef de chœur Ching-Lien Wu venue de Genève où elle a accompli un travail remarquable, et qui montre encore (notamment mais pas seulement dans la scène de la taverne) combien le chœur de l’Opéra d’Amsterdam est l’un des chœurs d’opéras les plus lestes, les plus plastiques, les plus acteurs de tous les chœurs d’opéras aujourd’hui.
Il s’amuse enfin avec le public : gigantesques figures de la mort et de carnaval, confettis inondant la salle, et cortège traversant les fauteuils d’orchestre qui dès l’ouverture insufflent vie, bouillonnement et bonne humeur. Car c’est bien l’idée de carnaval qui domine ce travail, un carnaval où l’on peut tout se permettre, un carnaval ou les ordres sociaux et les valeurs sont renversées, un carnaval romain où même le pape est pris en dérision. Une Saturnale au service d’un enfant de Saturne.

Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste...
Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste…

Il en résulte un spectacle où l’on ne s’ennuie pas une seconde, où la bonne humeur est permanente, où il n’y plus de longueurs ni étirements, où Berlioz est pris dans une sarabande où tout est possible et où l’on ose tout. Jusqu’au Persée bien connu du sculpteur qui devient par la main de Terry Gilliam et de son décorateur une statue gigantesque de type colosse de Rhodes, dont on voyait la tête énorme, et dont on ne découvre que les jambes musculeuses et le sexe bien planté lorsque la statue est dévoilée, qui ressemble plus au David du rival Michel-Ange, qui trône en voisin (aujourd’hui une copie) sur la piazza della Signoria à Florence, qu’au véritable Persée de Cellini dans la Loggia dei Lanzi. Impayable surprise, là aussi.

Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)
Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)

Il fallait pour que cette étourdissante mise en scène puisse atteindre son public rendre aussi à cette musique son énergie, son lustre et sa folie.
Sir Mark Elder, pour lequel j’ai souvent exprimé mes doutes dans Wagner, prend Berlioz à bras le corps : on sait combien depuis Sir Colin Davis – Berlioz est aimé outre-manche, où les britanniques ont depuis longtemps donné droit de cité à ses opéras les plus monumentaux (Les Troyens intégraux ont été présentés à Covent Garden une vingtaine d’années avant l’Opéra de Paris), conformément à la tradition qui veut que Berlioz ait réussi plus ailleurs qu’en France, nemo profeta in patria. A commencer par ce Cellini en échec à Paris et en réussite à Weimar…
Puisqu’il n’y a pas d’orchestre de fosse à l’opéra d’Amsterdam, chaque orchestre important des Pays Bas descend tour à tour dans la fosse : c’est avec le Rotterdams Philharmonisch Orkest , très en forme, dont le directeur musical est Yannick Nézet Séguin et le principal chef invité Jiří Bélohlávek, que Sir Mark Elder réussit à donner à cette musique complexe (les musiciens à la création s’étaient dressés contre le compositeur arguant qu’elle était impossible à exécuter) le brillant et la dynamique voulue, avec des cordes acrobatiques, des cuivres en place (et dieu sait si c’est important dans Cellini) et un éclat tout particulier et tout à fait bienvenu. Avec le chœur dont il a été question plus haut, tout à fait excellent, à la diction particulièrement claire et à l’énergie communicative, ils colorent la représentation avec force, mais sans écraser le son, laissant toute la fresque de Berlioz se développer et surtout laissant entendre toute la complexité de la partition et sa nouveauté, notamment les ruptures de rythme, les accélérations, les cordes vertigineuses, une partition qui est tourbillon, mais aussi lyrisme, poésie, et même quelque (rares) fois méditation, avec un sens du suspens et une tension incroyables dans la scène finale. L’orchestre répond parfaitement aux sollicitations et Sir Mark Elder se place résolument dans le sillage de Sir Colin Davis.
Au service de cette très grande réussite musicale, une distribution particulièrement juste.
On a reproché à cette distribution de ne pas prononcer le français de manière suffisamment claire : seul français de la distribution, Laurent Naouri au milieu d’américains, d’italiens et de néerlandais.
Je sais les français très sourcilleux sur la prononciation de leur langue à l’opéra, et en général très maniaques de la diction : dans plusieurs jurys de concours de chant, lorsque j’entendais de jeunes mezzos émettre une bouillie sonore à la place de l’air de la lettre de la Charlotte de Werther, je me faisais taquiner par les autres membres, italiens ou anglais sur notre « manie » de la diction. Je suis certes soucieux de la diction, mais je ne suis pas un idéologue, mais je constate la plupart des grands noms du chant sont des artistes à la diction impeccable. Mais le public d’Amsterdam n’est pas forcément francophone et ne sera pas sans doute pas gêné de ne pas tout comprendre.
La Teresa du jour n’est sans doute pas « idiomatique » (Mariangela Sicilia) mais quel chant superbement contrôlé et puissant ! D’ailleurs, son français n’est pas si cryptique, ni même celui de Muraro. Je peux comprendre que pour Pelléas et Mélisande (pour des raisons expliquées dans le texte précédent sur la production de Lyon) on soit plus sourcilleux, mais pour Benvenuto Cellini…
Aussi ai-je trouvé que chacun au total était à sa place, à commencer justement par cette jeune Mariangela Sicilia, toute débutante, qui m’est apparue un miracle de solidité vocale, avec un aigu sûr, bien négocié, une voix pleine, charnue, large, et un contrôle et un style impeccables. Voilà une voix toute promise à Verdi, au Verdi français comme au Verdi italien, au jeune Verdi comme au Verdi tardif. Non seulement remarquable vocalement, mais aussi scéniquement. C’est une véritable découverte dont on espère qu’elle ne se perdra pas en route par la vertu toujours douteuse des agents italiens. J’ai rarement entendu une chanteuse aussi peu expérimentée avoir une telle solidité, une telle sûreté et une telle personnalité vocale, avec des qualités aussi bien dans les pianissimi que dans les aigus les plus larges, avec une vraie technique de projection sachant retenir la voix, sachant tenir sur le souffle avec une intensité et une poésie rares. Un nom à suivre et une voix à protéger comme le lait sur le feu.
L’autre voix féminine, la canadienne Michèle Losier, sait donner à Ascanio l’élégance et la présence voulues à un rôle qui pourrait vite disparaître dans les rôles de complément. La voix claire, affirmée, magnifiquement projetée, le personnage, bien campé, n’est jamais une caricature de travesti, mais s’affirme comme un rôle jeune, frais, une sorte de Cherubino particulièrement stylé et vif. Elle obtient un très grand succès justifié, avec une vraie prime à la prononciation française évidemment idiomatique. Voilà une chanteuse qui fait une solide carrière et qui peu à peu s’affirme comme l’un des mezzos les plus intéressants du jour. Elle chante pour l’instant le répertoire français et notamment baroque et un peu de répertoire en italien (notamment Mozart), mais on devrait sans doute bientôt l’entendre dans Rossini ou le bel canto. A suivre aussi.

Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus
Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus

Maurizio Muraro chante un Balducci en un français d’une clarté épisodique mais globalement acceptable, un Balducci de style plus rossinien que berliozien : on avait l’impression de voir Enzo Dara dans une de ses compositions : sens comique, présence, beau volume vocal et graves impressionnants font qu’il est très juste aussi et très bien distribué pour la couleur que l’on veut donner au rôle, même si on eût pu préférer une basse plus francophone.
Le bulgare Orlin Anastassov est l’une des basses les plus présentes sur le marché pour quelques rôles de basses russes (Boris, Dosifei) mais surtout italiennes. On ne l’a pas encore vraiment entendu dans le répertoire français (hormis Roméo et Juliette). Ce qui explique que la clarté de la langue soit encore à travailler sans doute. Son entrée triomphante à la Turandot (ou en Imperatore Altoum) est l’un des moments forts de la représentation, la voix est profonde à souhait, la présence scénique peut-être gagnerait à plus de plasticité, mais le rôle de Pape n’est pas non plus un rôle déluré. Disons que la prestation n’est pas vraiment au point, mais que le traitement scénique du personnage la fait globalement passer.
En revanche l’intervention du cabaretier est particulièrement remarquée pour son relief : dans un rôle de complément le ténor Marcel Beekman réussit à captiver la salle, grâce à une voix bien projetée et surtout pour le coup une diction française parfaite (il est néerlandais) qui donne une véritable intensité à sa présence. Beau rôle de composition.
Nicky Spence (Francesco), Scott Conner (Bernardino) et André Morsch (Pompeo) complètent très honorablement une distribution bien construite qui n’appelle aucune remarque désobligeante.
Mais pas de Benvenuto Cellini sans Fieramosca, et pas de Fieramosca sans Cellini. Laurent Naouri (Fieramosca, basse) et John Osborn (Cellini, ténor) offrent là une prestation particulièrement remarquable et montrent à la fois des qualités scéniques (en particulier Naouri, irrésistible) et vocales de très haut niveau.
Fieramosca est le méchant ridicule dont personne n’a peur, parce qu’il rate toutes ses entreprises, habillé à la Iznogoud comme les méchants de cartoons. Laurent Naouri fait une composition irrésistible avec un sens du mot, un soin de la couleur, une voix large bien projetée et bien posée. On connaît ses qualités de styliste, et son aisance en scène, mais je ne l’avais pas entendu encore dans un rôle de composition et dans un registre comique. La personnalité, la silhouette, l’aisance sont remarquables. Il est vraiment le méchant de comédie, avec tous ses ridicules et tous ses excès. L’incarnation est exceptionnelle et vaut le voyage.

John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

On connaît John Osborn, qui s’est spécialisé dans les rôles de ténor romantique ou rossinien et notamment les rôles français : c’est un Raoul, c’est un Léopold de La Juive (qui revient peu à peu sur la plupart des grandes scènes, l’an prochain à Munich) c’est un Arnold, c’est donc un Cellini qu’il interprétera aussi à Barcelone la prochaine saison dans la même mise en scène, appelée à faire le tour des théâtres. Formé à l’école américaine, celle qui pour mon goût donne la meilleure technique et la plus grande solidité, c’est d’abord un artiste soucieux du texte et du dire, au chant très contrôlé et au style très accompli, notamment dans l’opéra français.

Il est évidemment le personnage, et il maîtrise complètement l’ensemble des difficultés du rôle, qui exige bien entendu des aigus stratosphériques, mais aussi une ligne très contrôlée et surtout une belle endurance. Si scéniquement il n’a pas tout à fait l’aisance d’un Naouri, il campe un Cellini très crédible mais surtout il est aussi incroyable dans les airs les plus exposés que dans le lyrisme et la mélancolie, c’est à dire les moments les plus contenus. Il est réconfortant de constater que ce répertoire longtemps ignoré faute de voix capables de le soutenir, peut-être remarquablement distribué aujourd’hui., avec un considérable succès.

LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) © Clärchen&Matthias Baus
LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) avec le choeur © Clärchen&Matthias Baus

Voilà une production qui a su trouver sa voie en ne prenant pas l’œuvre au sérieux, sans contredire un seul instant le credo berliozien. Que ce Cellini fasse le tour d’Europe est une chance pour un opéra qui lui, n’en a pas eu beaucoup. Bien sûr, en bon français, on pourrait souhaiter une distribution plus homogène linguistiquement, mais s’il fallait que l’opéra français fût toujours chanté par des français, cela vaudrait aussi pour l’opéra allemand par des allemands et russe par des russes. Plus de Boris de Raimondi, de Don José par Kaufmann ou de Carmen d’Anita Rashvelishvili. Plus d’opéra, en somme, enfermé dans la malédiction de l’idiome.
Il est au contraire particulièrement intéressant que ce répertoire soit proposé ailleurs (pour l’instant il n’est même proposé qu’ailleurs…) et que des chanteurs internationaux l’abordent et l’aient à leur répertoire, car c’est une chance supplémentaire de partage et de diffusion. Même sans accent français impeccable, même avec une prononciation quelquefois erratique, nous sommes tous rentrés dans le spectacle, nous avons tous apprécié une distribution engagée, dynamique, pleine de vie et d’humour et un chef qui a rendu justice à cette musique laissée pour compte par les scènes (qui était le générique de la vieille RTF) ignorée des producteurs, et donc des spectateurs. Amsterdam se souviendra du passage de Benvenuto Cellini qui par chance va essaimer. C’était un dimanche fou à l’opéra et la folie fait du bien à l’âme. [wpsr_facebook]

Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus