MÉMOIRE D’ABBADO 1: PHILHARMONIE BERLIN 2001-2002: PARSIFAL de Richard WAGNER les 29 novembre et 1er décembre 2001 (dir.mus: Claudio ABBADO)

Avant d’ouvrir le Blog, j’écrivais dans le site des Abbadiani itineranti des textes sous le titre générique “Chroniques du Wanderer”, en italien ou en français, tous consacrés aux concerts de Claudio Abbado. J’ai ainsi quelques traces de quelques concerts. Leur relecture m’a fait simplement revivre ces moments qui n’ont pas eu d’équivalent depuis. J’ai décidé d’en republier quelques uns, en français ou en italien, selon ce qui se présente.
Je commence par ce long article sur Parsifal, celui de Berlin en 2001, (qui sera suivi de plusieurs à Pâques avec les Berlinois et l’été suivant  avec le GMJO). J’en rappelle les circonstances. Claudio Abbado était enfin sorti des premières conséquences de sa maladie (survenue en 2000) et avait complètement repris son activité. Je rappelle que depuis sa reprise après son opération le 3 octobre 2000, qu’il n’annula qu’un seul concert, à Athènes, pendant la tournée d’hiver 2001 (Intégrale Beethoven) des Berlinois,  et qu’il effectua, très fatigué, une tournée au Japon fin 2000 avec Tristan und Isolde.   En relisant ces lignes, très ému, je me suis dit que Claudio m’accompagnait encore et que je pouvais ainsi en témoigner.
Et du coup, je me suis mis à réécouter l’enregistrement radio de ce Parsifal. En écoutant l’orchestre…le monde s’est réenchanté.

 

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Parsifal, premières impressions


Rappelons: c’est une longue recherche, musicale, philosophique et humaine qui a mené Claudio Abbado à Parsifal, qui passe par Lohengrin et Tristan. C’est aussi une période qui s’ouvre, puisque Parsifal dominera la saison jusqu’en septembre 2002: on l’entendra à Salzbourg au printemps, puis successivement, avec l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler à Bolzano, Edimbourg, Lucerne. C’est dire le prix attaché au projet. Parsifal a aussi été l’objet d’une très longue préparation, à peine interrompue par la maladie. Il est évident que c’est là une pierre miliaire dans le parcours de Claudio Abbado. Comment s’en étonner: Parsifal est une de ces oeuvres par lesquelles il faut un jour passer, une de ces oeuvres qui n’ont jamais fini de dire quelque chose, une de ces oeuvres qui gardent un mystère qui les rend incontournables, pour l’auditeur comme pour l’artiste.Faut-il sacraliser Parsifal ? Il est difficile de répondre. L’appellation “Festival scénique sacré” devrait nous induire à le penser. Dans le parcours wagnérien, nul doute que l’on est au-delà de l’opéra et du spectacle: on est à un point d’aboutissement qui a commencé au Fliegende Holländer, qui est passé par Tristan, par le Ring. Comme Tannhäuser et comme le Vaisseau Fantôme c’est une oeuvre sur la rédemption possible, qui passe obligatoirement par l’amour, la souffrance et la mort. Comme Lohengrin – avec quelle filiation ! – c’est une oeuvre sur l’impossible dialogue entre l’homme et l’ordre du mystique et du divin, et sur l’arrivée du sauveur inconnu; comme Tristan, c’est une oeuvre sur Eros et Thanatos, comme Meistersinger, Parsifal est une oeuvre sur l’initiation; comme Ie Ring, Parsifal est le récit d’une aventure individuelle qui passe par l’amour, la divinité, la société, et qui se clôt sur sur une fin et une renaissance. Les tentatives de lecture de l’oeuvre hésitent entre l’ésotérisme, la religion à laquelle elle emprunte de nombreuses formes et de nombreux thèmes, on a même pu parler de fatras mystique. Certains enfin nous demandent de prendre garde au danger que l’oeuvre peut représenter pour l’individu (Nietzsche)!

Sang, blessure, castration, chasteté, amour, sensualité, connaissance, passion (au sens religieux et christique), initiation, pouvoir et pouvoirs, société, armée, mère, innocence – comme l’innocent de Boris -, mort. Voilà quelques uns des mots et des concepts qu’il faut avoir en mémoire pour suivre l’oeuvre sans vraiment toujours la saisir. Parsifal, un de ces héros sans origine, parti voir le monde comme Siegfried, sans mère et pourtant complètement soumis à l’image maternelle et au manque, comme Siegmund et Siegfried, arrive dans une société de chevaliers régie par un rite unique qui lui garantit survie et pouvoir: le rite du Graal.

Dans cette société, le pouvoir chevaleresque est détenu par un “roi”, Amfortas, déchu par la faute. Le Graal, vase contenant le sang du Christ, qui a coulé sur la croix par la lance du soldat romain est la source du pouvoir vital des chevaliers. La Sainte Lance (qui perça le Christ) est garante de la survie de ce pouvoir. Amfortas, en fautant, se l’est fait dérober . Aux mains de l’ ennemi, le magicien Klingsor, qui a l’en a transpercé , son pouvoir s’exerce désormais seulement pour faire lui faire éprouver l’atroce souffrance, à chaque fois qu’il exécute le rite, la blessure s’ouvre et le sang coule, sans possibilité de rédemption. Détruit par l’horreur de la souffrance, Amfortas refuse de plus en plus d’exécuter le rite. Au premier acte, il l’exécute pourtant, pour permettre à son père Titurel de reprendre force et survivre. C’est à ce récit et à ce rite que nous assistons.

Parsifal, entré en scène après avoir tué un cygne, comme Siegfried entrait accompagné d’un ours (Parsifal ignore toute règle sociale, Siegfried ignore la peur), assiste au rite et à la torture d’Amfortas, qu’il ne comprend pas: il est chassé du domaine du Graal.

Le personnage central de ce premier acte est Gurnemanz, compagnon et ami d’Amfortas, c’est d’une certaine manière la mémoire vivante de cette société particulière: le garant de l’histoire, des rites, et celui qui transmet. C’est une sorte de Pimen.
Il transmet aux nouvelles générations l’histoire du Graal, et c’est pourquoi en ce premier acte, il raconte son récit à de très jeunes chevaliers (ils peuvent avoir entre 10 et 15 ans). Dans cette version, les jeunes chevaliers sont chantés par des enfants et adolescents…Toute l’approche sonore en est bouleversée. Chaque épisode en est accompagné dans la fosse par l’exposé des leitmotive, qui se suivent et s’enchaînent, répondant à la progression de l’histoire.

Si Amfortas choisit de raconter ce récit à ce moment là, c’est que les jeunes se sont attaqués à une femme: la seule femme que nous verrons dans le domaine du Graal, qui, venue de partout et du nulle part parcourt le monde à la recherche de baumes salvateurs pour apaiser les souffrances d’Amfortas…Qui est-elle ? d’où vient-elle? nul ne le sait, et surtout pas Gurnemanz. Elle est seulement là par intermittences, pour servir, et dépositaire d’un étrange savoir: elle sait que la mère de Parsifal est morte, elle le lui lance au visage, mais au moment où Parsifal va assister au rite du Graal, elle tombe dans une étrange léthargie qu’elle refuse, mais à laquelle elle ne peut résister.

Voilà le premier acte de Parsifal, tel qu’on peut en saisir les quelques implications: un jeune innocent tombe au milieu d’une société au bord du gouffre, dont les lois sociales et morales sont menacées par des forces obscures. Seul un sauveur la sortira de la mort lente: “durch Mitleid wissend, der reine Tor, harre sein, denn ich erkor” (“la pitié instruit le pur, l’innocent, attends celui que j’ai choisi”) Parsifal ne sait pas ce qu’il voit. Il est chassé: le royaume du Graal a laissé partir son sauveur sans le reconnaître. En somme au terme de ce premier acte, nous savons que nous ne savons rien: nous avons assisté, pétrifiés par la grandeur, au rite du Graal, mais nous ne connaissons aucune clé de l’oeuvre. Mais si nous ne savons rien, nous avons appris quelque chose: nous pouvons donc poursuivre le chemin.

Jeudi 30 novembre

Inutile aussi de décrire l’attente dans laquelle était le public de Berlin. Et celle du Wanderer, pour lequel Parsifal est l’oeuvre chérie entre toutes, liée à toute son éducation musicale et à toute l’histoire de sa relation à l’opéra et en particulier à Richard Wagner. Première oeuvre entendue à l’opéra, première oeuvre de Wagner entendue intégralement, première oeuvre entendue à Bayreuth, premier disque d’opéra acheté (celui de Solti..). Eh bien, que dire après cette audition: le lecteur sera surpris de ne pas trouver les superlatifs habituels dans ce site et dans ces lignes pour qualifier ce que nous avons entendu hier…Mais qu’il ne se méprenne pas: il n’y a pas de déception. Il y a stupéfaction. Une stupéfaction qui empêche une réflexion rationnelle et une distance de bon aloi lorsqu’il s’agit de rendre compte. Une stupéfaction qui attend la deuxième audition pour s’assurer avoir vraiment compris les intentions et la volonté du chef.

On a l’habitude d’entendre un Parsifal de cathédrale, grandiose comme un Te Deum, recueilli comme un Requiem, une musique charnue, lente et cérémonielle, éclatante et tout à la fois émouvante, un Parsifal “gothique flamboyant”. Nous nous trouvons devant une rigueur franciscaine, une simplicité et un hiératisme à la limite rugueux, comme dans une cérémonie toute de grandeur simple. Rugueux, le son de ces cloches fondues tout exprès pour cette représentation, que Wagner lui-même voulait et n’avait pu obtenir, rugueuses, ces voix blanches là où habituellement on entend des voix féminines. Là où le son est fini, rond, parfaitement délimité, on a un son aux limites, quelquefois hésitant, mais incroyablement puissant, incroyablement parlant, incroyablement juste. Ce Parsifal est pour moi rupestre, comme ces peintures des chapelles des premiers chrétiens, et par là-même originel. En ce sens, le premier acte doit être grandiose, mais d’une grandeur froide, comme cette distance mise entre ce qui se voit et ce qui se sent, comme cette distance qui sépare Parsifal de la compréhension, de cette Mit-leid, de cette souffrance-avec, de cette passion qui doit être physiquement ressentie pour devenir action. D’où un premier acte parfait dans sa réalisation, mais distant et étranger, impressionnant mais lointain. Comme si il y avait quelque chose qui séparait encore de la lumière et du sublime: c’est beau, certes, c’est impressionnant certes, mais les surprises sont telles qu’elles finissent par déranger l’audition. Et quelques hésitations à l’orchestre. Mais critiques de journaux allemands sont toutes sans aucune exception enthousiastes

Lundi 3 décembre

Samedi 1er décembre: Le miracle. Dès les premières mesures du prélude, quelque chose de différent se passe dans la relation du chef et de l’orchestre. Une fluidité et une précision dont nous nous étions rendu compte jeudi, mais qui cette fois-ci est devenue fusionnelle. Tous sont en place: les voix d’enfants n’ont plus aucune hésitation et les chanteurs sont en forme (Alfred Dohmen le jeudi avait eu quelques difficultés dans Amfortas, il domine ce samedi sa partie de manière impressionnante), le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu, car l’orchestre ne couvre jamais les chanteurs: comment Claudio Abbado a-t-il réussi à obtenir ce son légèrement amorti qu’on entend seulement dans la salle de Bayreuth? Jamais l’orchestre n’est envahissant quand les chanteurs sont en scène, il n’est qu’un personnage parmi d’autres, mais il ne reprend ses droits – avec un éclairage particulier – que lors de l’extraordinaire Verwandlungsmusik, là où “le temps devient espace”: certains spectateurs ont été gênés par le son des cloches, à la fois envahissant et obsédant, et qui donne à ce qui se passe une allure décidement cérémonielle et religieuse: il n’y a plus de théâtre, plus de distance, nous sommes de plain pied avec l’action scénique . Les choeurs alors se mettent à dialoguer: le Tölzer Knabenchor, tout en haut de la salle, près de la voute céleste… tient allègrement le la bémol(!), le Rundfunkchor Berlin sur le podium n’est pas en reste, on se souviendra longtemps du son du “letzten” dans les premières mesures du choeur “Zum letzten Liebesmahle” à la fois adouci et attendri dans un choeur habituellement chanté comme une entrée vaguement martiale, et lorsque la voix du ciel descend vers le spectateur et sonne les dernières mesures après une heure et quarante cinq minutes de musique, le silence est pesant dans la salle frappée d’obscurité, même si de courts applaudissements éclatent lorsque les lumières se rallument.

Ce samedi, nous avons retrouvé cette clarté, cette simplicité franciscaine dont je parlais plus haut, mais cette fois-ci, tout nous a semblé encore plus fluide, encore plus essentiel: loin des grosses machines lourdes que nous avions pu entendre à Bayreuth et ailleurs, loin de ce ton cérémoniel d’une lenteur insupportable que certains chefs prennent pour du recueillement, loin aussi de l’action au sens théâtral du terme: tout l’acte est construit autour de la Verwandlung, de la transformation à vue de la scène, entre le court moment où Parsifal entre en scène et le rite qui va avoir lieu , seul moment de théâtre et d’action construit volontairement au centre de l’acte qui crée un moment de trouble, qui va infléchir notre regard sur le recueillement des chevaliers , mais qui par ce trouble même montre qu’il est l’élément perturbateur cher aux contes, et donc casse un rythme de la représentation auquel nous nous étions habitués dans tout un acte dont l’objet est d’apprendre, et apprendre à sentir: Parsifal est en scène, il faut sentir que quelque chose se passe.

Le deuxième acte est l’acte de la péripétie, cher au schéma narratif traditionnel: nous retournons à l’action et au théâtre: Klingsor le magicien est en réalité un chevalier déchu: incapable de se soumettre au voeu de chasteté, il s’est châtré. Il a été chassé du royaume du Graal et pour se venger a fondé un royaume magique qui en est le symétrique, cet affreux soleil noir dont parle Hugo. Là où le Graal cultive la chasteté et la connaissance mystique, Klingsor organise une société construite autour du plaisir sensuel, une sorte de Venusberg exclusivement dédié à la chasse aux chevaliers pécheurs. Parmi ces chevaliers, Amfortas qu’il a piégé, à qui il dérobé la Sainte Lance, et au moyen de laquelle il l’a castré à son tour, telle est la blessure qui ne se referme jamais. Son arme: des filles fleurs d’un jardin enchanté et une femme, Kundry, qu’il emploie pour les missions délicates en la sortant d’un sommeil léthargique, devenue pour la circonstance un parangon de beauté et de sensualité sauvages, omnisciente (on l’avait constaté au premier acte). Ainsi donc le mystère de Kundry est – quelque peu – dévoilé: lorsque Klingsor ne la rappelle pas, elle court le monde pour expier, et notamment pour soigner Amfortas, qu’elle avait elle-même attiré dans ses filets et séduit, elle est pécheresse suprème (Klingsor l’appelle Höllenrose, Urteufelin – Rose infernale – archidiablesse) et recherche tout à la fois la rédemption . Elle est appelée par Klingsor parce que le cas Parsifal est le plus ardu: c’est un innocent….Après une résistance désespérée, elle cède dans un rire sardonique.

Parsifal passe, amusé au milieu des filles fleurs, scène légère et colorée, mais aussi mystérieuse comme la sensualité, et entend un appel venu du fond des âges: “Parsifal, weile..”.(“Parsifal, reste”) Parsifal, ainsi le nommait sa mère en rêve. Il reste donc et se retrouve devant Kundry, dans un dialogue étrange où Kundry entreprend un jeu de séduction qui est en même temps la première pierre de la construction du savoir de Parsifal. Elle lui raconte l’amour maternel, une vie toute tournée vers le fils chéri. Elle lui raconte la fuite du fils et la mort de la mère. Cet amour perdu parce que tué, quelque part, par le fils, elle va, elle Kundry, le transmuer en amour, tout simplement, par un dernier baiser de mère et un premier baiser d’amour. Parsifal, à qui vient d’etre révélé la première grande vérité de la vie, qui perd, déjà, son innocence, se laisse aller au baiser.

Mais, justement parce que Kundry vient de le faire passer en un instant à l’état d’adulte,qu’ il éprouve la sensualité, et la connaissant, identifie immédiatement la douleur d’Amfortas: il repousse Kundry: il sait désormais, parce qu’il a souffert (“Durch Mitleid wissend” “la pitié instruit le pur…”; cette pitié il faut bien la prendre au sens littéral allemand “souffrance avec”): c’est parce qu’il vit une passion, une souffrance qu’il partage, que Parsifal comprend: lui seul peut donc comprendre le sens du Graal, et du sang versé pour la rédemption du monde. Dès cet instant, Parsifal est ailleurs et Kundry argumente dans le vide. Pire, Kundry comprend le rôle de son baiser (“So war es mein Kuss der welthellsichtig dich machte”/”ainsi c’est mon baiser qui t’a donné la clairvoyance universelle”). La dernière partie de l’acte est vraiment l’effort désespéré de Kundry de récupérer Parsifal, pour elle-même, et elle seule? pour Klingsor? Tout cela reste ambigu: tente-t-elle le tout pour le tout ou bien use t-elle de toutes les stratégies pour piéger et séduire Parsifal ? Est-elle d’abord une femme amoureuse, désire-t-elle Parsifal pour sa propore rédemption ? ou bien n’est-elle qu’une esclave de Klingsor? Est-ce là sa suprème souffrance, à elle, qui vit une recherche tragique d’expiation ou bien est-ce un piège de la stratégie de Klingsor? Elle raconte en tous cas son histoire, son destin face à Klingsor, face à Amfortas, son existence dédiée au mal et à son expiation: sincérité de femme perdue et souffrante ? Nous sommes au coeur même du débat. Parsifal n’entend rien, il sait sa mission, sa vie a une direction, le piège ne peut se refermer sur lui et le royaume de Klingsor est détruit par un signe de croix fait par la Sainte Lance récupérée, reste en scène Kundry: “du weiss, wo du mich wiederfinden kannst” / “tu sais où tu peux me retrouver”: Invitation à la rédemption au sein du royaume du Graal, lorsque – et parce que – la mission aura été accomplie.

Comment rendre la péripétie ? Comment rendre la sauvagerie? comment rendre la souffrance des êtres ? Dans cet acte qui est celui de l’impossible dialogue, mais aussi du théâtre retrouvé et de l’action, Claudio Abbado opte pour la course à l’abîme. Un rythme haletant, qui commence par la peur et le refus, une peur indiscible se lit dans le rythme avec lequel il emmène son orchestre (remarquons au passage les ressemblances dans la situation comme dans la musique avec le début du IIIème acte de Siegfried, mais là la rédemption et la victoire se lisent par l’amour humain, non par la mission mystique…Mais cette Kundry qui surgit du sommeil et qui refuse d’obéir est bien proche d’Erda….Quant à Klingsor et à la lance qu’il va perdre….) Parsifal traverse le monde de Klingsor sans danger car sans savoir. Le savoir commence lorsque Kundry l’appelle, et l’orchestre à ce moment change. Nous avions eu la peur extrème, et le jardin des plaisirs légers, nous retombons dans la souffrance, le mystère, l’obscurité: scène paroxystique s’il en est la scène Parsifal / Kundry est à la fois un récit dans sa première partie, et une seule action dans sa deuxième partie (le baiser) qui fait tout basculer dans le dialogue de la troisième partie: il s’agit désormais de convaincre Parsifal et non plus de le séduire: adieu magie, le discours reprend ses droits, puisque Parsifal est désormais en état de comprendre. Mais puisque la magie a disparu, il faut que le discours soit aussi urgent que le malheur essentiel de Kundry, d’où ces déchirures, ces contrastes saisissants, cette impossible quête qu’Abbado nous fait toucher par un orchestre époustouflant de ductilité, tantôt allégé à l’extrème, tantôt fortissimo, tantôt effleurant les mots des protagonistes, rivalisant bientôt dans l’excès. A cet orchestre il fallait peut-être une autre voix que celle de Linda Watson dans Kundry: elle s’en sort avec les honneurs, mais reste en deçà du nécessaire: face au déchaînement, il fallait une Meyer, ou sans doute une Urmana. Robert Gambill en revanche est assez surprenant, avec une voix qui n’est pas si puissante, il réussit à faire exister le personnage. Tout ici est déchirant, tout est souffrance, lutte, tragédie: nous sommes chez les hommes.

“Du weiss, wo du mich wiederfinden kannst” / “tu sais où tu peux me retrouver”, au roulement de timbale final succède le noir total, puis une explosion du public.

Les personnages sont en place, le troisième acte n’est dès lors que conséquence de ce qui précède: le royaume du Graal s’enfonce dans la déchéance depuis qu’Amfortas refuse de célébrer le rite, Titurel est mort, et le rite funèbre devrait s’accomplir, pour la dernière fois. C’est en même temps le Vendredi Saint, jour de deuil, mais la nature se réveille, c’est aussi la renaissance du Printemps…Comme on le voit, aux thèmes chrétiens s’associent dans le monde wagnérien une vision assez païenne de la nature, mais cette vision est en même temps une anticipation dramaturgique de la renaissance finale, signe du retour de Parsifal. Kundry est en scène, reconnue par un Gurnemanz bien vieilli, elle ne prononce qu’une seule parole “dienen”. Dans ce troisième acte, la parole est en même temps acte, c’est sa seule nécessité, il n’y a plus de récit, les personnages n’ont plus à dialoguer, il faut agir. Gurnemanz rappelle rapidement ce qui se passe, après quelques hésitations reconnaît Parsifal mais ne saisit pas encore ce qu’est l’enjeu de ce retour, signe qu’on reprend l’histoire exactement à la fin du premier acte: rien n’a évolué, tout s’est au contraire dissous. C’est la vision de la Lance indiquée par Parsifal qui lui donne enfin la lumière: tout s’enchaîne alors, mais de nouveau la priorité est donnée au rite: Gurnemanz, gardien des traditions, baptise et indique comment baptiser: Parsifal le sauveur a besoin de ce signe tangible pour faire partie de la communauté, pour y faire entrer à son tour Kundry. La nature participe par sa renaissance à l’événement et anticipe la dernière scène, qui commence par une formidable Verwandlungsmusik.

De ce dernier acte, Abbado fait une cérémonie funèbre: c’est ce rythme funèbre qui marquera l’ensemble de l’acte, avec un climax lors de la Verwandlungsmusik. A cette cérémonie funèbre est attachée une infinie tristesse. Même la scène finale, qui apporte la paix, reste plongée dans cette tristesse existentielle. L’enchantement du Vendredi Saint est plein de cette beauté triste, ce “Beau, ardent et triste”, cher à Baudelaire – cet admirateur de Wagner -, qui rend bouleversant l’atmosphère de l’ensemble de l’acte. Dans ce contexte, comme on l’a dit plus haut, la Verwandlungsmusik prend une allure d’apocalypse, et les cloches déchaînées s’allient aux coups de timbale, très secs, la vie et la mort, la communauté face à son destin, le reste de chaleur contre le froid absolu. Cette vision de l’absolu wagnérien est sans doute unique, réalisée de cette manière, dans les annales de l’oeuvre: Jamais on n’a entendu ça, comme ça. Comment faire désormais un Parsifal sans les cloches!?

L’atmosphère apaisée de la scène finale et sa relative rapidité laissent tout en une sorte de suspens. L’extraordinaire manière dont Abbado révèle le tissu orchestral, l’enchevêtrement des motifs et des instruments et sa paradoxale impression d’harmonie absolue donnent une impression d’ordre céleste. Si l’on se réfèreà la théorie des trois ordres pascaliens, l’ordre des corps (Kundry), l’ordre des esprits (Gurnemanz), c’est la Musique qui assume le troisième ordre du divin, aidée en celà par les voix du Tölzer Knabenchor, ces enfants qui chantent comme des Anges du Paradis: comme les anges musiciens des tableaux de Giovanni Bellini, les enfants donnent ici l’impression définitive, la projection sur un futur possible, l’ouverture, car le reste a été et reste si triste.

Noir absolu, très long silence, trente minutes de délire d’un public bouleversé.

On aura compris que ce Parsifal là ne ressemble à aucun autre, il a l’harmonie de la tristesse et la violence de la souffrance, la rugosité de la simplicité et le grandiose des cathédrales primitives. Aucune facilité, aucun laisser aller à l’esthétisme gratuit: chez Abbado, la forme est toujours au service d’une substance. Alors, les amoureux de la beauté ardente et triste, courez à Salzbourg pour Pâques, à Edimbourg, Bolzano et Lucerne cet été, mais vous, simples amateurs d’opéra, amants du faux grandiose et de la flamboyance gratuite et théâtrale, passez votre chemin, ce Parsifal n’est pas pour vous.

Berlin, Philharmonie, 29/11 – 01/12/2001RICHARD WAGNER
1813-1883ParsifalBühnenweihfestspiel in drei Aufzügen
Dichtung von Komponisten

Amfortas: Albert Dohmen
Gurnemanz:Kurt Moll
Parsifal: Robert Gambill
Klingsor: Richard Paul Fink
Kundry: Linda Watson
Titurel: Hans Tschammer
Zwei Gralsritter: Franz Supper, Markus Hollop
Blumenmädchen: Caroline Stein, Christine Buffle, Heidi Zehnder, Gesa Hoppe, Karin Süß, Elena Zhidkova
Stimme aus der Höhe: Elena Zhidkova
Vier Knappen: Solisten der Tölzer Knabenchores, Philip Mosch/Peter Mair (alternierend), Tom Amir, Christian Fleigner, Simon Schnorr

Rundfunkchor Berlin
Tölzer Knabenchor

Berliner Philharmonisches Orchester

Claudio Abbado, Dirigent

À TROIS ANS DE SA DISPARITION, UN TEXTE DE CLAUDIO

Il y a trois ans disparaissait Claudio Abbado. Que servirait-il de rappeler une fois de plus notre lien indéfectible à l’homme et à l’artiste: alors, j’ai eu une autre idée, celui de le rendre vivant, une irruption d’Abbado en direct parmi nous. Et aussi de retrouver et publier tels que des textes écrits en le suivant, avant la naissance du Blog, et en ce soir si particulier et dans les prochains jours, de rappeler au lecteur ce que fut son Parsifal dont on parla peu en France à l’époque: vivant parce que vous allez lire un texte de Claudio Abbado annonçant le projet Parsifal avec le Philharmonique de Berlin en 2001-2002. C’est un court texte inédit en France d’une immense émotion qui ouvrait sa dernière saison berlinoise, adressé aux berlinois, et qui dit sur Parsifal des choses simples et intenses.
À l’époque, j’étais déjà Wanderer et je publiais sur le site des Abbadiani Itineranti. J’ai retrouvé mon texte sur ce Parsifal, ce sera pour plus tard. Ce soir, c’est Claudio qui s’adresse à nous, et pour l’heure, nous sommes tous les berlinois.

Le Parsifal de Richard Wagner est déjà depuis longtemps dans mon esprit. Après avoir dirigé Lohengrin, Tristan und Isolde, et tant de préludes et d’extraits d’opéras wagnériens, aujourd’hui, à la fin de mon mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, je me dédie à Parsifal.  Wagner lui-même s’est immergé dans le Thème durant des décennies, avant de pouvoir construire son propre drame à partir des fondations du poème épique de Wolfram von Eschenbach. Aucun autre opéra n’a mobilisé son attention pendant une période aussi longue. Dans Parsifal, Wagner a réuni une symbolique si riche et tant de motifs venus de tant de mythes, que l’opéra produit des signifiés toujours neufs et aussi souvent très différents entre eux. Pour moi aussi, la Musique exerce une particulière fascination, parce qu’elle est d’une clarté et d’une épaisseur extraordinaires et que du point de vue de la composition elle constitue un regard vers le passé, et à travers une nouvelle modalité harmonique moderne, un regard vers l’avenir. Elle est un pont entre le romantisme et le XXème siècle.

“Zum Raum wird hier die Zeit ” (« ici l’espace devient temps »). Cette citation de l’opéra doit être le leitmotiv de notre saison de laquelle Parsifal est le noyau. J’ai réfléchi longtemps à la possibilité de porter Parsifal « Festival scénique sacré » destiné à l’idéal acoustique de Bayreuth sur le podium de la Philharmonie de Berlin. L’oeuvre de Wagner est une « Oeuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) qui nous touche d’une manière toute particulière, et sur laquelle la musique a un effet quasi objectif. Au développement de la temporalité s’ajoute une atmosphère spatiale qui nous entoure. Scharoun(1) lui-même avait sa propre idée des effets conjugués espace-musique-homme, qu’il a pu réaliser de manière géniale par la construction de la Philharmonie de Berlin. Mon rêve consistait à mettre ensemble ces deux visions.
Je suis heureux et reconnaissant que nous ayons pu faire fondre des cloches spéciales pour les importantes scènes du Graal qui auraient dû être celles que voulait Wagner pour les représentations. On sait combien Wagner tenait à ces cloches.
Je voudrais profiter de ce moment pour remercier mon public berlinois pour la fidélité et l’amour qu’il m’a témoigné tout au long de ces années. J’éprouve une profonde amitié pour cette ville et ses habitants auxquels je resterai, dans le futur aussi, toujours lié.

Claudio Abbado

(1) L’architecte de la Philharmonie de Berlin

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter “Erlöse..” à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

IN MEMORIAM JON VICKERS (1926-2015)

Jon Vickers en 1991
Jon Vickers en 1991

Encore un des marqueurs de ma vie de mélomane qui s’en va. J’ai eu la chance, comme beaucoup de parisiens, de le voir dans une série de rôles : Otello, Néron (de l’Incoronazione di Poppea), Parsifal, Canio, Peter Grimes, Florestan, Tristan, Samson. C’est encore mon Parsifal de référence, tant il m’a marqué dans ce rôle qu’il interprétait de manière hallucinante, en en faisant un personnage mûr, soucieux, dramatique, imposant.

Nerone à Paris (1978)
Nerone à Paris (1978)

N’en déplaise aux baroqueux, il fut Néron face à la Poppea de Gwyneth Jones. Ceux qui ont vu à Paris en 1978 cette production de l’Incoronazione di Poppea dans une distribution digne de Wagner (avec eux Christa Ludwig et Nicolaï Ghiaurov) que déjà à l’époque on avait critiqué au nom de la vérité musicale, savent combien la vérité scénique était là, dans ces personnages hors du commun, dans un Néron bestial et monstrueux, qui savait pourtant (et avec lui la Poppea de Gwyneth Jones) retenir sa voix et produire le plus incroyable duo final qu’on ait pu entendre (On peut le voir sur YouTube). Il y a la vérité musicale qui aujourd’hui est autre, les modes sont ailleurs, elles changeront sans doute comme toutes les modes et tous les diktats. Et puis il y a la vérité du texte, la vérité de la scène : aucune des Incoronazione di Poppea depuis n’a imposé cette vérité là. Pour moi le couple Nerone/Poppea, c’est Vickers et Jones, pour l’éternité.
Jon Vickers est de cette race de chanteurs qui n’a plus cours aujourd’hui.
Aujourd’hui on adore les voix sous verre, les voix propres, les voix lisses, les voix contrôlées car on pense que la forme c’est toujours la substance.
La génération de mélomanes qui a découvert l’opéra dans les années 60 ou 70 a été formée aux grandes voix de tripes, les Resnik, les Nilsson, les Freni, les Price (Leontyne et Margaret), les Arroyo, les Domingo, les Cappuccilli, les Ghiaurov, les Jones, des chanteurs qui savaient ce que style voulait dire, qui savaient ce que contrôle voulait dire, mais qui pliaient leur style et leur technique aux exigences de l’expression, du texte et de la vérité scénique et surtout de l’émotion.

Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan
Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan

Le deuxième acte d’Otello avec Vickers était hallucinant de violence, de déchirure béante. Son Vesti la giubba de I Pagliacci arrachait les larmes. Qui a chanté comme lui l’air de la Meule (Vois ma misère) de Samson et Dalila ? On ne joue plus guère cet opéra aujourd’hui faute de chanteurs capables de transcender une œuvre qui a besoin de brûleurs de planches pour exister.
Jon Vickers avait à la fois la carure écrasante en scène, une présence phénoménale qui exigeait à ses côtés des partenaires immenses car on n’avait d’yeux que pour lui dès qu’il apparaissait et dès qu’il prononçait quelques mots de sa voix inimitable, au timbre si particulier : dans Parsifal, dès le premier acte, où pourtant il n’a pas grand chose à dire, il en était ainsi.
Jon Vickers portait le drame dans la voix, il portait la lacération, il portait la tragédie. Le disque a su d’ailleurs le rendre, dans son Otello (même dans le film avec Karajan pourtant critiquable) dans son Don José, dans son Siegmund même à Bayreuth ou à New York.
Son rapport avec Wagner était contrasté, il a très vite quitté Bayreuth, car il n’y aimait pas l’ambiance religieuse qui entourait Richard Wagner, lui qui par ailleurs était un fervent chrétien. Mais il a laissé une trace wagnérienne indélébile dans le fameux Tristan und Isolde d’Orange (7 juillet 1973) où les trois monstres (Jon Vickers, Birgit Nilsson, Karl Böhm) et l’Orchestre National qui était alors de l’ORTF luttaient contre le mistral et s’inscrivaient pour l’éternité dans la légende (il FAUT voir et revoir le film de Pierre Jourdan).
Alors on ne s’arrêtera pas aux reproches qu’on lui faisait d’histrionisme,  ou de toucher aux partitions pour servir sa voix (Toscanini lui-même et d’autres trituraient quelques mesures pour garantir un effet) : ceux qui l’ont vu sur scène savent quel artiste il était, et quelle présence, quelle générosité vocale il offrait au public. Quand je pense à Peter Grimes, je vois Vickers (qui a beaucoup contribué à la popularité du titre hors le Royaume Uni) seul, déchirant dans son pull de laine épaisse trop grand, attirant les larmes rien que d’être avant même de chanter. Je me souviens aussi de son sourire et de sa chaleur, quand, jeune fan, j’allais l’attendre à la sortie des artistes du Palais Garnier. Bref, un pan de plus de mon univers s’efface du monde terrestre, mais reste présent ô combien dans le monde mythique de mon paradis lyrique. [wpsr_facebook]

Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)
Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)

 

 

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Andris NELSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (Richard WAGNER – PARSIFAL Acte III)

Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O'Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O’Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli

En 2016, Bayreuth a programmé une nouvelle production de Parsifal, confiée à Andris Nelsons, très apprécié pour son Lohengrin (vous vous rappelez ? Celui des rats…) et au performer allemand Jonathan Meese, ce qui au contraire provoque déjà la polémique. Comme c’est l’usage, les chefs invités à Bayreuth qui n’ont jamais dirigé l’œuvre pour laquelle ils sont invités la mettent au programme de leurs concerts. Ce fut par exemple le cas pour Kirill Petrenko à Rome avec Rheingold, ou Gatti, toujours à Rome, pour ce même Parsifal.
Par ailleurs, pour sa résidence pascale à Lucerne, l’Orchestre de la radio bavaroise, programme toujours un grand concert choral.
C’est donc un projet Parsifal qui est né, mais pour le seul troisième acte, avec le magnifique chœur de la Radio bavaroise (dirigé par Michael Alber) et des solistes de choix : avec Simon O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas).
Andris Nelsons est un vrai, un grand chef, et notamment un grand chef d’opéra. Il sait donner une vraie couleur, une vraie direction à ses interprétations : il y a incontestablement des prises de risque dans l’approche des œuvres. Voilà un chef qui excelle dans Wagner..mais aussi dans Puccini, dont l’épaisseur orchestrale et la complexité de l’écriture sont quelquefois une surprise pour ceux qui le prennent pour un simple vériste.
J’ai déjà entendu ainsi un troisième acte isolé, c’était à Paris, avec les Berliner Philharmoniker dans la fosse, et Herbert von Karajan au pupitre. Et c’est évidemment frustrant…pas d’explosion dramatique du deuxième acte, pas de lancinant et extatique premier acte. On rentre immédiatement dans le deuil, dans le drame, dans la nuit qui va précéder l’éveil du Printemps (dont le même orchestre avait interprété Le Sacre la veille avec Gustavo Dudamel).
En deux soirées, cette phalange exceptionnelle a connu deux des jeunes chefs les plus en vue, dont on peut à la fois admirer la technique, mais aussi les profondes différences, si l’on excepte leur manière de bouger en dirigeant, Andris Nelsons bougeant sa grande carcasse dans tous les sens, et pas vraiment d’ailleurs d’une manière élégante : il devra sans doute se contrôler plus..mais à 36 ans…

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À 36 ans, il s’attaque à un sommet wagnérien, avec cette sûreté que seuls les chefs de forte nature possèdent. Nelsons a un côté bûcheron nordique, bon enfant mais imposant qui fait contraste avec une approche très sensible, très raffinée quelquefois, et trépidante d’autres fois. Dans une salle peu favorable aux voix mais très favorable à l’orchestre par la clarté sonore qu’elle reproduit, il ne couvre jamais les solistes, et réussit à colorer d’une manière totalement inattendue l’ensemble de l’acte. Après un début retenu, sombre, sans lyrisme et sans aucun sentimentalisme, il réussit à sculpter des sons plus aérés avant d’être aériens pour gratifier d’un Karfreitagzauber (l’Enchantement du vendredi Saint) vraiment bouleversant, avec une sorte de trépidation intérieure et de vie bruissante qui étonne (d’autant qu’on sait qu’il y a eu très peu de répétitions). Certes la Verwandlungsmusik ne sonne pas comme cette antichambre de la mort qu’était Abbado dans cette même salle avec ses cloches orientales géantes, mais elle sonne tout de même très inquiétante, avec l’enchaînement d’un chœur qui ne mérite que des éloges, pas si nombreux, mais qui emplit la nef comme un chœur de cathédrale.

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À aucun moment, Nelsons ne se laisse aller à des complaisances, jamais son approche ne sonne pathétique, pas de pathos, mais pas d’objectivité froide non plus, il ya dans tout ce travail une étrange force intérieure, un tremblement fondamental qui secoue l’auditeur, d’autant que l’orchestre de la Radio bavaroise sonne sans aucune scorie, avec une netteté des attaques, une clarté des pupitres, un sens des niveaux sonores qui frappe d’admiration.
Face à ce travail admirable, trois solistes qui sont immédiatement entrés dans l’œuvre, avec la fugace Kundry de Sabine Staudinger, une artiste du chœur au timbre chaud à qui l’on demande de crier et de « dienen » et qui s’efface aussitôt.
Le Parsifal de Simon O’Neill est étrangement presque plus concerné en concert que lorsqu’on le voit en scène, beau timbre, très clair, très velouté, très lyrique, mais qui sait aussi montrer une voix puissante et héroïque (il est un bon Siegmund, et les bons Siegmund sont souvent de bons Parsifal (Vickers, Hoffmann et même Domingo, sans parler de Kaufmann) et un bel engagement. Comme les deux autres collègues, il est doué d’une diction d’une cristalline clarté.
Tomasz Koniecny est Amfortas, un Amfortas très honorable, mais peut-être pas au niveaud es deux autres, il incarne un Amfortas souffrant, mais à la fois trop clair et trop engagé pour être si affaibli, comme l’exige la partition ; Pour tout dire, il ne m’est pas apparu rentrer totalement dans le rôle (il est vrai que les conditions d’un troisième acte pour Amfortas sont difficile, 10mn pour convaincre), tout le monde n’est pas Mattei, ni Van Dam qui était Amfortas avec Karajan à l’Opéra de Paris lors du concert que j’évoquais. En revanche merveille que le Gurnemanz de Goerg Zeppenfeld qui fait regretter de ne pas entendre le premier acte. Diction parfaite, sens des nuances, sens du dire et du discours, voix étonnamment claire tout en étant profonde, sonore, bien projetée, et surtout sans maniérisme, sans coquetterie, avec une linéarité et une simplicité en plein écho avec la direction musicale. Prodigieux d’intelligence.
Au total, nous avons entendu à travers ce troisième acte la promesse d’un très grand Parsifal, ce fut un triomphe mérité, ce fut un très grand moment, ce fut aussi (et donc) une très grande frustration, mais c’est un mal présent en vue d’un bien (bayreuthien) futur.
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Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL DE PÂQUES (5-13 AVRIL 2014)

Claudio Abbado

Abbado, Haitink, Dudamel, Nelsons, ..et les autres…
Le programme de Pâques du festival de Lucerne donne une importance toute particulière cette année aux oeuvres chorales ou impliquant des choeurs.

Andris Nelsons ©Stu Rosner

Un des sommets en sera sans doute l’acte III de Parsifal de Richard Wagner, par l’orchestre de la Radio bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks), et le choeur de la Radio bavaroise (Chor des Bayerischen Rundfunks) sous la direction d’Andris Nelsons avec Stuart O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas) le samedi 12 avril 2014,

Gustavo Dudamel ©Tristram Kenton

mais l’orchestre, traditionnellement en résidence à Pâques, donnera aussi un concert dirigé par Gustavo Dudamel le vendredi 11 avril dans un programme Beethoven (Symphonie n°6 Pastorale) et Stravinsky (Le Sacre du printemps), c’est à dire un programme un peu plus païen au milieu d’oeuvres plus religieuses.
Le concert de clôture affichera le dimanche 13 à 11h la Petite Messe solennelle de Rossini avec le Chœur de la Radio bavaroise et des solistes plutôt jeunes (Max Hanft, Regula Mühlemann, Marianna Pizzolato, Mika Kares et Dominik Wortig), tandis qu’une autre messe solennelle, moins petite, dominera la semaine en écho, la Missa Solemnis de Beethoven dirigée par András Schiff, par la Capella Andrea Barca, le Balthazar Neumann Chor et les solistes Ruth Ziesak, Britta Schwarz, Robert Holl et Werner Güra le mercredi 9 avril.
En musique baroque, Michael Haefliger propose Balthazar de Haendel,  par la Junge Philharmonie ZentralSchweiz et l’Akademiechor de Lucerne, une production locale, et en musique ancienne, c’est l’excellent choeur anglais Stile antico, qui travaille sans chef et qui serait bien en train de révolutionner l’interprétation du répertoire polyphonique qui va proposer  un concert intitulé “Passion, mort et résurrection” avec un florilège d’auteurs comme William Byrd, John Taverner, Tomás Luis de Cristobal, Orlando Gibbons…une soirée sans doute passionnante à ne pas manquer le mardi 8 avril.
Enfin, Reinhold Friedrich, trompettiste vedette du Lucerne Festival Orchestra , et Martin  Lücker à l’orgue proposent un concert original trompette & orgue avec des oeuvres d’Albinoni, Bach, Liszt, Enescu, Hindemith le dimanche 6 avril à 11h.
Last but not least, deux concerts d’ouverture à ne pas manquer, d’une part, Claudio Abbado et son orchestra Mozart dans un programme encore partiel, comprenant la Symphonie n°3 en la mineur op.56 Ecossaise de Mendelssohn, le lundi 7 avril et pour fêter ses 85 ans, Bernard Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe (fondé par Claudio Abbado) dans un programme Schumann avec deux symphonies, la n°1 op.38 (le Printemps) et la n° 4 op.120, ainsi que le concerto pour violoncelle en la mineur op.129  avec Gautier Capuçon en soliste le samedi 5 avril, en ouverture du Festival.
Un programme très divers, avec un travail de variations sur la musique  chorale qui promet beaucoup à ceux qui pourraient passer la semaine à Lucerne. Pour les autres, il faut bloquer les deux week end successifs celui du 5 en tirant jusqu’au lundi 7 et celui du 12-13 an anticipant au vendredi 11.  Joyeuses Pâques…!
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Bernard Haitink © DR

BAYERISCHE STAATSOPER 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 31 mars 2013 (Dir.Mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Munich, 31 mars 2013

Il y a en cette période de Pâques de bicentenaire Wagner floraison de Parsifal, encore plus que d’habitude,  en terre germanique. Vienne, Munich, Salzbourg, Zürich, Berlin affichent Parsifal en cette période, et bien sûr tous les autres théâtres qui peuvent se le permettre en Allemagne. Il ne vaut donc mieux pas d’annulations en cette période par crainte que le marché ne soit saturé et que le remplaçant soit une denrée rare.
Et pourtant à Vienne, Jonas Kaufmann a annulé toutes les représentations et comble de malheur, Franz Welser-Möst a eu un accident circulatoire pendant la représentation et a été remplacé sur l’heure par un assistant. A Munich, c’est John Tomlinson qui le matin de la représentation était aphone, et le théâtre a dû trouver un Gurnemanz  disponible pour le soir, cela ne court pas les rues, en la personne de Attila Jun, arrivé par le train peu de temps avant le lever de rideau, qui a dû chanter avec partition sur le côté, pendant que Tomlinson jouait le rôle.
J’ai fait une infidélité à Salzbourg pour venir à Munich: on sait mon lien à Parsifal, on sait aussi que depuis le Ring dernier de Munich en janvier, j’ai un intérêt renouvelé pour Kent Nagano. Alors, 130 km ne sont pas pécher Seigneur, et à Pâques, deux Parsifal coup sur coup (car le 1er avril,  tout à l’heure, ce sera Salzbourg) vous assurent un long séjour au Paradis.
Et puis, j’aime l’opéra de Munich, un lieu où l’on se sent bien, une salle magnifique, une acoustique exemplaire, et des spectacles toujours de bon sinon haut niveau. Un vrai théâtre de tradition, qui ne bouge pas à travers le temps, avec ses habitudes (la glace à la vanille aux cerises chaudes) son public assez habillé, ses dames en Dirndltracht, ses messieurs en loden ou en smoking, et toujours beaucoup de jeunes aux places debout. C’était ainsi en 1980, c’est ainsi en 2013.
Ce Parsifal remonte à 1995, au temps de l’intendant Peter Jonas, qui a confié de nombreuses productions notamment wagnériennes à Peter Konwitschny.

Acte 1, cérémonie du Graal (c) Bayerische Staasoper

La mise en scène a vieilli, mais n’est pas inintéressante, axant l’action autour de Kundry, faisant irruption sur un cheval de bois, et jouant avec Parsifal. Le thème en est la rédemption, que tous recherchent (y compris Klingsor), figurée par une Vierge devant laquelle il se prosterne au début du second acte, vierge que l’on avait vu comme Graal au premier acte: un Graal étrange, que Amfortas (Michael Volle) ouvrait dans un tronc d’arbre blanc (une sorte de tronc à la Kaspar David Friedrich (qui deviendra noir au troisième acte) et qui laissait apparaître une Madone avec deux angelots (des servants) qui distribuaient le pain et le vin aux chevaliers…seulement, sous les traits de la  Madone, c’est Kundry!

Acte 2 (c) Bayerische Staasoper

Le meilleur est le second acte, symétrique du premier, avec un Klingsor régnant sur le même royaume que le Graal, où les chevaliers sont substitués par les filles fleurs (même dispositif: un pont montant, même gestes autour de Parsifal que les chevaliers autour de Gurnemanz pendant le récit du premier acte: en bref, construction d’un système d’écho qui n’est pas si incohérent.
Le troisième acte en revanche est bien plat (on dirait du Günter Krämer…), il ne s’y passe pas grand chose, au moins pendant la première partie. La cérémonie du Graal est mieux réglée et plus intéressante, Amfortas se précipitant sur la lance comme pour se suicider, mais la Sainte Lance donne la vie et non la mort et il se fond dans l’anonymat, comme Parsifal d’ailleurs, laissant apparaître une Kundry morte, en habit de Kundry la séductrice, tenant la lance entre ses mains un peu comme une Vierge des Sept Douleurs pendant que descend une colombe dessinée sur une feuille comme un dessin d’enfant,

Rideau de scène (c) Bayerische Staasoper

rappelant le rideau de scène composé de centaines de feuilles en écritures diverses reprenant la phrase “Erlösung dem Erlöser” (Rédemption pour le rédempteur) Motto du Graal.
Dans ce paysage, Amfortas montre sa blessure qui est une castration et dans le même geste Klingor montre la sienne (Furchtbare Not), car tous les personnages vivent la même hantise, cette hantise que Parsifal au départ ne peut comprendre.
Musicalement, la distribution est inégale: Michael Volle en Amfortas affiche son timbre d’une insolente suavité, sa diction exemplaire. la mise en scène l’oblige le plus souvent à chanter coucher ou recroquevillé, et les aigus en pâtissent un peu, il est obligé de les crier ou des les éructer de manière douloureuse voire un peu expressionniste (Erbarmen! au premier acte), il n’a pas la douleur digne et presque définitive d’un Mattei (au MET). Petra Lang en Kundry ne m’est pas apparue au meilleur de sa forme, même si la prestation reste de haut niveau: bonne diction, projection aisée, mais aigus moins triomphants et un peu criés. On l’a entendue meilleure. De John Wegner en Klingsor on ne dira rien de notable: voix engorgée, opaque, sans expression. Il était (un peu) meilleur à Bayreuth dans ce rôle dans la production de Christoph Schlingensief. Là il faut reconnaître que c’est assez pénible. mais les très bons Klingsor sont rares.
Très bon ensemble des Filles Fleurs avec une première FilleFleur splendide, et accompagnée de manière incroyablement suave et suggestive par Nagano.

Les deux Gurnemanz

Gurnemanz, c’est donc Attila Jun, arrivé en catastrophe, qui chante pendant que Tomlinson mime bruyamment les paroles (on l’entend surtout au premier acte siffler et souffler). Au premier acte Attila Jun, qui a un très beau timbre, a pris ses marques, y compris sonores car il est souvent couvert par l’orchestre, et la prestation reste moyenne (on peut le comprendre vu les circonstances). Totalement différent au troisième, où il a dû utiliser le temps du deuxième acte pour relire la partition et répéter, où la voix est mieux posée, où le chant est exemplaire, où la présence est forte. Et Tomlinson enfin silencieux mime si bien que l’on a quelquefois l’illusion que dans ce karaoké scénique sacré, c’est lui chante. D’où des moments musicalement magnifiques en ce troisième acte si ennuyeux dans la mise en scène de l’Enchantement du Vendredi Saint (salle éclairée et c’est à peu près tout).
Du Parsifal de Michael Weinius qui chantait à Munich pour la première fois, il y a peu de choses à dire et c’est plutôt décevant. Arrivé en se balançant sur une liane au premier acte, on se rend compte bien vite que le figurant sculptural sur la liane laisse en réalité place à un vrai Heldentenor aux dimensions respectables, mais à la voix un peu contrasté, peu de médium, inaudible dans les moments les plus doux, peu de grave aussi, et un aigu très assuré (Amfortas! die Wunde! vraiment bien lancé), d’où des moments plats, inexistants doublées d’une diction très moyenne. Son final est vraiment assez problématique.
Au total très gros succès et ovation pour les deux Gurnemanz, pour Petra Lang et succès pour Volle et même pour Parsifal, très bien accueilli: le public est gentil en ce jour de fête.

Kent Nagano et son orchestre

Reste l’authentique triomphateur de la soirée, Kent Nagano, accueilli par la salle en délire. La prestation du chef est exemplaire, référentielle: une direction incroyablement dynamique, contrastée, demandant à l’orchestre de sonner avec un volume d’un étonnante rondeur, ne couvrant jamais les voix, demandant des pianissimi de rêve: on sent que les musiciens le suivent. La précision du geste, l’attention aux détails, les contrastes sonores, tout est là, dans une option qui n’est pas mystique, pas de ralentissements, pas de rythmes alanguis, pas de son ecclésial, mais du souffle, mais de l’énergie, mais du drame plutôt que du mystère. Les “Verwandlungmusik” musiques de transformation sont littéralement sublimes au premier acte, j’ai retrouvé mes émotions d’adolescent découvrant cette musique, et celle du troisième acte est  spectrale, obscure, impressionnante: une des meilleures que j’ai entendues. Le prélude du troisième acte m’est apparu aussi très émouvant, dans son crescendo et sa retenue, quant au second acte, il est exemplaire de théâtralité et de dramatisme. Pour lui et presque seulement pour lui, mais quel moment! Cela valait mille coups de braver la neige, les frimas, les (une) frontière (s): il méritait les cloches de Pâques.
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Acte 1 (c) Bayerische Staasoper

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012 : SUR LA MISE EN SCÈNE DE PARSIFAL (ENTRE AUTRES)

J’ai hésité à rebondir sur les quelques commentaires à propos de la mise en scène de Stefan Herheim, la plupart négatifs, car l’intérêt du blog est aussi le débat. Cependant, je ne résiste pas à intervenir, pour défendre cette mise en scène bien sûr, mais aussi pour simplement poser la question de la mise en scène en général et celle de Parsifal en particulier.
Je ne peux que m’inscrire en faux devant l’affirmation que le metteur en scène ne suivrait pas le livret. Le livret est scrupuleusement suivi au contraire, Gurnemanz n’est ni un  business man des années 2050, Parsifal n’est pas un jeune gauchiste, ni Kundry une marchande de fleurs. Stefan Herheim est parti d’une réflexion sur un contexte et sur l’image finale du livret. Que nous dit l’opéra Parsifal ? L’image finale est très claire, et je cite le livret : « Lichtstrahl : heiles Erglühen des Grales. Aus der Kuppel schwebt eine weisse Taube herab und verweiht über Parsifal Haupt…» (Rayon de lumière: le Graal resplendit. De la coupole descend une colombe blanche qui s’arrête au-dessus de la tête de Parsifal). C’est exactement l’image finale de Herheim, à cette différence que la Coupole est celle du Reichstag et que le peuple, réconcilié et apaisé, partage avec les chevaliers/députés la lumière émanant de la colombe, comme si la paix descendait enfin sur le Monde.
Si Parsifal a été interdit par les nazis pour pacifisme, il y aura bien une raison. Déjà Götz Friedrich (maître de Herheim, et premier metteur en scène autre que les Wagner à avoir été invité à Bayreuth pour un Tannhäuser qui déjà fit scandale en 1972), dans sa mise en scène de 1982, proposait un final où Parsifal invitait le peuple à se joindre à la cérémonie finale et changeait les règles du rituel pour en faire un rituel plus universalisé.
Quant à la question du Graal, elle est posée par tous les exégètes qui ne peuvent se contenter de voir une coupe de sang rougir et s’éclairer, sans essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette adoration du sang : Schlingensief à Bayreuth en avait fait une cérémonie primitive de communion, où chacun plongeait sa main dans un giron féminin et se maculait, et c’était vraiment impressionnant, d’autres ailleurs comme François Girard, posent la question du sang d’une autre manière, notamment au deuxième acte, mais beaucoup de metteurs en scène essaient de donner une réponse, une interprétation possible au sens du Graal.
Laisser la coupe rougir sans autre forme de procès, c’est sans doute accepter le « Mystère », et aussi faire de Parsifal une œuvre sans réponse, un rituel de béatitude. Mais nous ne sommes pas à l’église, nous sommes au théâtre, même si Bayreuth est un théâtre particulier. En n’applaudissant pas au premier acte, on accepte de se soumettre à l’idée que Parsifal serait plus qu’un opéra, et Bayreuth autre chose qu’un théâtre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, Herheim respecte au premier acte cette image car elle correspond au Parsifal joué à Bayreuth à l’époque à laquelle le premier acte renvoie (le décor est aussi quasiment celui de la création). Il efface cette vision au dernier acte, en faisant disparaître Parsifal, et en couvrant l’aigle de sang. Herheim propose deux visions différentes du Graal, l’une traditionnelle au premier acte (la référence), l’autre éclatée, explosée, tendant vers l’universel au dernier acte. Parsifal disparaît parce que le Monde n’a plus besoin de Sauveur (il conquiert sa propre rédemption)ce qui en Allemagne ne peut qu’être vivement ressenti. C’est peut-être naïvement optimiste, mais pas plus que dans les visions sacrales où la rédemption vient d’ailleurs ou d’un sauveur. Wagner lui-même est ambigu sur les Sauveurs, voir l’échec de Lohengrin venu sauver le Brabant.
Certes, le fondement du théâtre, c’est le sacré, et le théâtre est aux origines une cérémonie religieuse; certes, il y a une nécessité du théâtre dans n’importe quelle culture et sous  n’importe quelle forme, pour que cette culture puisse communier ou se voir au miroir : ainsi quelle belle idée de Herheim, que de souligner cette communion-là, autour de Bayreuth comme symbole de renaissance culturelle simplement humaine, après la barbarie. C’est bien là le sens profond du théâtre : nous faire voir ce que nous sommes.
Herheim, norvégien, mais qui vit en Allemagne,  réfléchit à cet apaisement final, et au sens de Parsifal après le nazisme : il pense à ce nouveau régime démocratique (pour un allemand, cela a du sens – n’oublions pas « Allemagne année zéro ! ») dont le Neues Bayreuth est évidemment l’une des expressions : c’est bien Parsifal qui le 30 juillet 1951, est représenté le lendemain de la IXème de Beethoven et donc qui rouvre le Festival ! Il y aura bien une raison !
Comment alors ne pas insérer Parsifal dans ce contexte ? À ce point de la réflexion se pose évidemment l’autre question : comment a-t-on joué Parsifal à Bayreuth jusqu’à la première guerre mondiale et jusqu’à ce que les théâtres s’en emparent ? Le MET mis à part, qui le présente en 1903 avec la malédiction de Cosima, tous les grands théâtres européens, Covent Garden, Vienne, la Scala, Paris, le présentent en 1914! On découvre Parsifal à la veille de la guerre de 1914 dans le monde européen, et l’on s’étonne que Herheim à qui cela n’a pas échappé puisse clore le 1er acte sur le départ en guerre des soldats avec la fleur au fusil ! (aidé aussi par la musique martiale des chevaliers nourris par le Graal). Jusque-là effectivement Parsifal était une sorte de mystère angélique, propriété des Wagner, qui faisait de Bayreuth un reflet des anges, d’où les ailes, d’où l’image de ce monde un peu à part, un peu hors du monde réel qui est donnée par Wahnfried vue par Herheim. Une époque où Bayreuth, au-delà des oppositions franco-allemandes issues de 1870, était l’espace dans lequel se retrouvait bonne part du monde intellectuel français, les symbolistes, les décadents ou européen (Georges Bernard Shaw par exemple)…la meilleure trace de cette période est Le voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac, qui date de 1897 et qui relate cette ambiance où Bayreuth était un lieu de pèlerinage [“On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. Mais la voie la plus pratique, au moins pour les Français, c’est le chemin de fer.”] et l’art au service du Maître était la loi instituée, imposée et poursuivie par Cosima.
Ainsi je ne trouve pas que Herheim ait trahi l’œuvre : il en a fait un long symbole de l’Allemagne de son histoire bousculée, il la voit comme une image de la reconquête de l’esprit allemand, der deutsche Geist au plus haut sens du terme après l’épouvante et la barbarie. Pourquoi dire qu’il y a trahison, alors qu’il y a au contraire déclaration d’amour pour une œuvre dont on fait un symbole aussi fort. Du mythe religieux un peu vide et discutable il fait un mythe hautement politique, au sens le plus noble du terme, ou hautement humaniste au sens d’aujourd’hui, et qui correspond trait pour trait à une histoire et de l’Allemagne et de Bayreuth : le Bayreuth de Winifred et de « l’oncle Wolf » est tout de même une vraie perversion et de l’esprit initial, et de l’esprit artistique en général : en ce sens, le deuxième acte avec les déviances montrées et l’explosion finale peut correspondre aussi à une lecture cohérente.
Si le metteur en scène se contente d’illustrer une œuvre ou de satisfaire à des images collectives, toujours traditionnelles, bien sûr, il ne fait pas son travail, surtout à Bayreuth. Quant à la représentation “intemporelle”, c’est un pur mythe: Chéreau en son temps avait bien expliqué ce que signifiait pour lui “intemporel” en jouant sur des costumes d’époques différentes mélangés. La représentation quelle qu’elle soit, est toujours inscrite dans le temps, parce qu’elle est vue hic et nunc par des gens bien vivants et bien inscrits dans leur temps, il n’y a pas de représentation pour l’éternité: aucun intérêt, il n’y a alors plus de théâtre . Bayreuth depuis Wieland (et donc depuis la deuxième guerre mondiale) et surtout depuis Wolfgang est un atelier « Werkstatt Bayreuth » : le Festival donne l’opportunité aux metteurs en scène d’expérimenter la vision d’un opéra  et les manières de penser un opéra et Katharina et Eva Wagner continuent cette tradition (en donnant par exemple après ce Parsifal plus historiciste, l’occasion au plasticien Jonathan Meese de faire un projet sans doute radicalement différent pour le prochain Parsifal en 2016, certains hurlent déjà). Les mises en scène à Bayreuth sont des propositions, qui d’ailleurs se modifient d’année en année : cela n’a rien d’intemporel, c’est au contraire inscrit très fortement dans son temps, cela n’a rien d’un conservatoire de la parole divine, c’est l’opposé de ce que faisait Cosima, qui avait noté chaque respiration et chaque observation du Maître (un Maître qui d’ailleurs n’a cessé de se plaindre des réalisations théâtrales de ses opéras).
Il n’y a pas d’art sans liberté, et sans prise de risque, et sans échec aussi : voir le Tannhäuser en production actuellement, un enfer pavé de bonnes intentions.
Dans le travail de Herheim, il y a tout sauf de la provocation ou l’affirmation d’un ego, il y a un grand amour de l’œuvre et un grand amour de l’Allemagne ;  le succès continu de cette production, depuis 2008 en est un indice : encore en 2012, elle est toujours très demandée, ce qui n’était pas le cas de la production précédente (Christoph Schlingensief) .
Deux autres observations :
L’architecture même de la salle concentre le regard du spectateur sur le théâtre : on ne voit pas l’orchestre, on ne voit pas le chef (même si dans ce Parsifal, on voit le chef par miroir interposé, dans cette vision d’un Parsifal apaisant l’ensemble de la collectivité, artistes compris), c’est bien de théâtre qu’il est question, et d’un théâtre qui puisse parler à l’esprit, quand la musique parle à l’âme. Refuser les propositions théâtrales, c’est simplement être à l’opposé de ce que voulait Wagner lui-même avec son théâtre, faire que ses œuvres vivent, soient l’objet d’admiration mais aussi de débats. Et la meilleure manière de les provoquer, c’est d’offrir des propositions sujettes à débat, c’est de montrer que les œuvres vivent, évoluent, et que notre regard change et doit changer, s’ouvrir, respirer.
Ma deuxième observation concerne ce final de Parsifal comme Herheim l’a conçu, comme une expression de l’universel (avec le globe terrestre qui ressemble tant à la coupole de Norman Foster du Bundestag)  l’Allemagne n’étant malgré tout qu’un exemple, j’y vois un lien profond avec cette phrase de Richard Wagner, en exergue dans tous les programmes de Bayreuth jusqu’aux années 90, aujourd’hui hélas disparue :
« Si l’œuvre d’art grecque contient l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit embrasser l’esprit de l’humanité libre par-dessus les barrières nationales, l’élément national ne doit en être que l’ornement. Le charme d’une diversité individuelle et non pas une limite. »
(Extrait de“ l’Art et la Révolution“)
«Umfasste das griechische Kunstwerk den Geist einen schönen Nation, so soll das Kunstwerk der Zukunft den Geist der freien Menschheit über allen Schranken der Nationalitäten hinaus umfassen, das nationale Wesen in ihm darf nur ein Schmuck, ein Reiz individueller Mannigfaltigkeit, nicht eine hemmende Schranke sein. »(Aus “ Die Kunst und die Revolution).

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: PARSIFAL le 29 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Puisque cette édition va faire l’objet de la seconde retransmission TV en direct de l’histoire du Festival, je voudrais m’arrêter sur la difficulté qu’a la télévision de rendre compte de spectacles qui nécessitent, pour être parfaitement perçus, d’une vision “directe” en salle. Une mise en scène de type traditionnel passe, parce que le téléspectateur a un horizon d’attente qui correspond grosso modo à ce qu’il va voir, mais dans le cas de mises en scène complexes, hyper-référentielles, dont la moindre image est un “parti pris” assumé, c’est beaucoup plus difficile. Peut-être ce Parsifal, plus spectaculaire que le Lohengrin de l’an dernier, séduira-t-il un peu plus, mais le spectacle est tellement foisonnant que je me demande ce qu’il en restera sur le petit écran.
La même remarque vaut pour le son. Déjà, le son TV d’un spectacle d’opéra rend-il souvent difficile à analyser une direction musicale (les voix, c’est  plus facile), a fortiori à Bayreuth, au rapport scène-salle si particulier et si délicat qu’il est à mon avis impossible vu de la TV, d’émettre une opinion à partir de ce que les téléspectateurs vont entendre. Ce peut-être d’ailleurs un avantage pour les directions qui comme celles de Philippe Jordan, ne semblent pas s’être mises au diapason acoustique de cette fosse et de cette salle uniques en leur genre. Autant je me réjouis que la TV entre à Bayreuth, autant je sais que le résultat ne pourra jamais rendre la singularité du Festspielhaus et que le son apparaîtra  comparable à tout ce qui se retransmet ailleurs, alors que c’est justement l’incroyable différence avec le reste des théâtres que le spectateur présent en salle perçoit.
Dans le cas de ce Parsifal, la mise en scène de Stefan Herheim est l’un des gros succès des dernières années (il a d’ailleurs été fortement applaudi par le public). Elle inscrit l’œuvre dans une double histoire, celle de l’Allemagne depuis l’Empire de Bismarck et Guillaume et celle de Bayreuth, puisqu’elle est la seule œuvre spécifiquement écrite pour la salle du Festspielhaus et en fonction de son acoustique. Il s’agit donc d’une lecture essentiellement historique, qui s’efforce aussi de démêler la complexité du mythe et de l’histoire de Parsifal, dont Wagner adapte librement le récit de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, mais à qui il rajoute des éléments religieux d’ordre divers et une relation de Parsifal à sa mère Herzeleide dont Herheim fait le point de départ de toute l’œuvre, puisque le prélude représente à la fois la mort de la mère, mais aussi le refus de l’enfant Parsifal de répondre à la demande de baiser de sa mère mourante.
Ce baiser refusé, on le retrouve comme motif récurrent, notamment dans le rôle de Kundry, sorte de mère substitutive et initiatrice à la fois (on n’a jamais peur de l’inceste et de tout ce qui peut lui ressembler dans le monde wagnérien) . J’ai plusieurs fois dans ce blog rendu compte de cette mise en scène. Ce fut même cette production qui motiva l’ouverture de ce blog. Je reviens rapidement sur le concept de Herheim qui fait de Parsifal une sorte de mythe civil de l’Allemagne, qui lui fait revêtir les atours de Germania (1914) comme dans le portrait peint par Friedrich August von Kaulbach qu’on voit sur scène au premier acte. L’action se déroule dans le décor de Wahnfried, la demeure des Wagner, au premier acte pendant le Reich wilhelminien, jusqu’à la première guerre mondiale, moment de rêve (tous les personnages ont des ailes d’aigle) sous le regard naïf de Parsifal enfant qui regarde, qui dort, qui rêve et dont s’occupe une Kundry “gouvernante”, avec ses références à la guerre, aux décors originaux du Parsifal de Bayreuth (la mise en scène de Parsifal à Bayreuth resta la même pendant plusieurs dizaines d’années, tant l’œuvre était sacralisée), le second acte se déroule dans l’entre deux guerres, s’ouvre sur un hôpital de campagne aux infirmières “gentilles” avec les blessés (les filles fleurs…), puis on passe aux années trente avec une Kundry vêtue en Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu (excellente idée), et aux années quarante, pour finir sur la destruction par Parsifal de ce monde du mal absolu qu’est l’Allemagne nazie. Ensuite, le  troisième acte s’ouvre sur Bayreuth en ruines (Wahnfried a été bombardée et n’a été réouverte comme Musée qu’en 1976), mais non plus sur une vision directe, mais sur celle d’une une représentation de Parsifal à Bayreuth, claire allusion au Neues Bayreuth de Wieland et Wolfgang Wagner, vu comme symbole de la naissance d’une Allemagne nouvelle, d’ailleurs; en exergue, projetée, la fameuse phrase de Wieland et Wolfgang  demandant aux artistes d’éviter des discussions politiques: “Hier gilt’s der Kunst”, (Ici on traite d’art). Et Parsifal rédempteur d’une Allemagne civile peut intervenir pour libérer Amfortas dans le Bundestag, puis disparaître et laisser aller la place à une  démocratie apaisée: l’Allemagne n’a plus besoin de sauveur, et nous sommes tous à Bayreuth pour célébrer cette renaissance. L’image finale reflète dans un miroir géant la salle éclairée par la seule colombe de la paix.
Mise en scène très détaillée, pleine d’idées diverses, et très spectaculaire avec ses changements de décors incessants dans la plus pure  tradition du théâtre à machines, un chef d’œuvre technique.
A cette mise en scène très pertinente correspond une distribution un peu en dessous des années précédentes. Des Parsifal qui se sont succédé, Christopher Ventris, Simon O’Neill c’est le dernier, Burkhard Fritz  qui est le moins intéressant. Le timbre est certes joli, mais la voix manque de puissance, et de couleur. L’interprétation reste un peu plate, même si on sait que Parsifal n’est pas un rôle à effets , Fritz n’est pas Parsifal!. La production n’a pas eu non plus de chance avec ses Kundry: Mihoko Fujimura n’était pas à l’aise dans un rôle qui demande des aigus fortement tendus, la Kundry du jour non plus, Susan McLean, aux qualités éminentes d’actrice, diseuse de texte remarquable (on l’a entendu dans Ortrud il y a trois jours), mais soit Ortrud a laissé des traces, soit Kundry ne lui convient pas, car là c’est nettement insuffisant, chaque aigu un peu tendu devient cri,  et le final du second acte en regorge…et ces cris se supportent difficilement. La voix n’est pas suffisamment large pour passer dans ce rôle redoutable.
Detlev Roth en rajoute beaucoup dans Amfortas, il se roule, se tord de douleur. Bon, un peu surjoué, avec un timbre agréable, velouté, mais là aussi un certain manque de puissance. Rien à dire de Klingsor: la composition de Thomas Jesatko en travesti est étonnante et en fait un très beau Klingsor, rien à dire non plus des Filles Fleurs, à commencer par la délicieuse Julia Borchert, magnifique. Tant à dire en revanche du Gurnemanz de Kwanchoul Youn, qui fait  une immense prestation, avec les mêmes remarques que pour son Marke, c’est à dire une vraie interprétation là où l’on avait seulement une performance vocale impressionnante mais un peu froide. La voix se colore, l’acteur se débloque, et même s’il fatigue un peu à la fin, on oublie bien vite tant le personnage est vécu.
J’oublie quelquefois de signaler comme toujours l’extraordinaire prestation du chœur, une phalange hors du commun, dont on ne cesse à chaque fois de découvrir, redécouvrir, jouir des qualités, mais c’est la force de l’habitude de l’excellence…. On sait ce que vaut le chœur de Bayreuth.
L’Orchestre cette année était dirigé non plus par Daniele Gatti, à Salzbourg pour Bohème, mais par Philippe Jordan, dont c’est la première descente dans la fosse. C’est une relative déception. Là où Gatti avait immédiatement perçu l’espace particulier de la fosse et du parcours des sons et avait su  moduler et faire chanter l’orchestre, Jordan dont l’orchestre est  très évidemment techniquement au point, produit un son monocorde, sans relief, sans espace sonore, sans grande épaisseur. Bien sûr, c’est Parsifal et c’est de la musique sublime, notamment les 10 dernières minutes, qui ne peuvent être ratées, mais on ne sent pas d’énergie, pas de sève, pas de tension: cela reste mou, sérieux certes, mais sans grand intérêt. Cela ne décolle jamais, ce n’est pas de la nourriture pour l’âme. Et de l’âme dans Parsifal, il en faut.
Beau succès final, sans être triomphant, quelques buhs très limités pour Kundry, Parsifal et le chef. Peut-être les représentations suivantes vont-elles gagner en sûreté sonore. C’est ce qu’on peut souhaiter aux téléspectateurs, mais au vu de cette première, nous n’y sommes pas encore tout à fait.

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OPERA DE LYON 2011-2012: PARSIFAL de Richard WAGNER (dir.mus: Kazushi ONO, ms en scène: François GIRARD) le 9 mars 2012

Acte II ©Opéra de Lyon

Pour une structure comme Lyon avec ses espaces assez réduits, monter Parsifal est une lourde entreprise et des problèmes techniques ont dû contraindre à annuler la Première , le 6 mars. On doit d’autant plus  remercier Serge Dorny d’avoir osé l’entreprise, lui qui propose, en coproduction avec le MET et la Canadian Opera Company de Toronto, un spectacle de très haut niveau musicalement et scéniquement.
On a vu bien des rêves interprétatifs sur Parsifal:  Rolf Liebermann à Genève en avait fait l’œuvre du “Day after”, après une explosion atomique, un Tchernobyl universel, Schlingensief à Bayreuth en avait fait une sorte de “Urwerk”(oeuvre originelle), plongeant dans nos rites les plus primitifs, mais posant aussi la question de l’art et de sa fin (aux deux sens du terme), Herheim toujours à Bayreuth en fait une métaphore du parcours historique de l’Allemagne depuis le XIXème siècle et un symbole universel de paix (on se souvient que les nazis accusaient l’œuvre de pacifisme et l’avaient interdite ). Et puis il y a toutes les visions messianiques, faisant de l’œuvre une sorte de substitut de”mystère”, l’expression Festival scénique sacré étant alors prise au pied de la lettre.
François Girard se range plutôt dans ce dernier cas, en orientant  la question vers l’idée de la connaissance mystique par la connaissance charnelle, et celle de fécondation, au centre du propos.
Cet artiste québecois  compte à son actif aussi des travaux cinématographiques (c’est son premier métier), mais aussi des mises en scène de spectacles divers, il a notamment mis en scène l’un des derniers spectacles du Cirque du Soleil à New York, mais on lui doit aussi en 2007 le film”Soie”, d’après un roman d’Alessandro Baricco. C’est un artiste éclectique, soucieux des effets visuels de ses spectacles qui utilisent bien sûr les éclairages ou la vidéo, ce qui correspond bien à la tendance actuelle des derniers spectacles du MET. Son Parsifal est plutôt hiératique, avec des actes I et III en noir et blanc, et un acte II marqué par le rouge. Il est difficile au départ de repérer une ligne de mise en scène: la clef (c’est du moins ce que j’en ai senti) arrive au second acte, pour moi le plus réussi des trois. Pour essayer de comprendre le propos, je vais donc partir du second acte, qui se passe dans un étroit défilé très haut, avec un arrière plan une fente vers le jour, qui va bientôt être couverte d’une projection vidéo d’une sorte de fleur rouge, aux formes qui se tordent et qui font irrésistiblement penser au conduit vaginal, et en même temps à une plaie, la plaie qui ne se cicatrise pas d’Amfortas. Les personnages évoluent sur un plateau recouvert d’une immense mare de sang, les filles fleurs tiennent toutes une lance, capturée sans doute à l’occasion des pièges tendus aux chevaliers du Graal par Klingsor.
La scène entre Kundry et Parsifal va se dérouler dans ce même espace, et une sorte de procession apporte le lit fatal, comme un dais, qu’on dépose au centre et qui lui aussi va se maculer de sang. Parsifal fait donc une sorte de voyage initiatique à l’intérieur de la femme, du sang menstruel, de la connaissance de ce monde qui lui est interdit, et qui du même coup éclaire les deux autres actes. On comprend alors pourquoi au premier acte il nous est projeté des images identifiables au départ comme des dunes désertiques, mais dans un second moment comme une peau féminine, vue de très près, un corps aux ondulations régulières qu’on reverra au troisième acte: c’est un monde, qu’on voit de l’extérieur  sans le pénétrer. On comprend aussi du même coup pourquoi la dernière image du spectacle est celle d’une femme qui se dresse dans le chœur agenouillé et s’approche de Parsifal, qui se détourne du Graal pour la regarder: cette femme, c’est la colombe finale dont parle le livret. Ainsi, de la femme interdite au nom de la chasteté qui finit par dessécher le monde et le rendre stérile (voir le Graal au début du troisième acte, rempli de fosses où l’on enterre les corps, un royaume qui meurt, mais voir aussi l’acte II, où le sang menstruel est un sang qu’on rejette, qui marque une fin de cycle) Parsifal libère le Graal de cette chasteté extérieure et stérile, en associant la femme à une “pureté” accueillie en Dieu, gage de la pérennité d’un royaume du Graal (d’où évidemment la future conception rendue possible d’un futur Lohengrin, fils de Parsifal…): Parsifal serait celui qui inclut la femme et la dédiabolise, rendant ainsi la mort de Kundry, victime expiatoire, logique, elle qui a été la figure permanente de la femme diabolique.
Car se pose clairement la signification de l’adoration du sang du Christ conservé dans le Graal, et François Girard montre au 3ème acte un rituel de fertilité, la lance étant trempée dans la coupe du Graal. Voilà une symbolique qui a le mérite de la clarté, mais qui éclaire au moins pour Girard le rite du Graal qui est un rite de régénérescence,  et Girard tire le fil jusqu’au bout faisant du monde de Klingsor un monde de stérilité; voilà qui éclaire aussi les relations du sang à la terre, et le ruisseau de sang du premier et du troisième acte qui partage le sol aride, et qui illustre le propos de l’affiche du spectacle par ailleurs.

L'image de l'affiche du spectacle ©Opéra de Lyon

Dans ce ruisseau, Kundry comme Parsifal vont puiser. Sang et terre, cela rappelle les rites des sacrifices où le sang devait pénétrer à même la terre pour la féconder. Parsifal comme mythe de la fécondation, voilà l’idée apportée par François Girard.
La réalisation du spectacle en efface tout ce qu’on pourrait tirer de choquant. Même l’érotisme fort du second acte n’est en rien traité de manière provocatrice. Et l’intérêt du travail de François Girard est qu’il peut aussi se laisser voir (les images sont souvent puissantes, et superbes) sans rentrer dans les arcanes de la signification ou de la sursignification.
De cette ligne directrice alors s’expliquent le premier acte, très ritualisé, où sont nettement séparés les femmes (voilées de noir comme des veuves) présentes sur scène et regroupées à gauche, mais en quelque sorte inutiles, et les hommes, groupés à droite (séparés des femmes par le ruisseau de sang) et assis en un cercle compact d’où émergent les personnages (Amfortas), ainsi aussi en montrant  Klingsor mimer  les gestes d’Amfortas du 1er acte, il lie les deux personnages de manière plus profonde. Klingsor étant le soleil noir d’Amfortas. Ainsi enfin, le personnage même de Klingsor est “humanisé”, Alejandro Marco-Buhrmeister par son timbre et sa diction l’éloigne d’une figure caricaturale de “méchant” de bande dessinée, comme on le voit trop souvent. Quand à Parsifal, son humanité est soulignée, au point même d’en faire discrètement un objet de désir “visible” (il est souvent torse nu). Au troisième acte il troque son costume contre une chemise blanche, comme les autres hommes du Graal, universalisant ainsi sa démarche et son rôle non de Roi mais de “primus inter pares”.
Au troisième acte, domine, comme souvent l’image de la mort et de la désolation, la même terre du premier acte est percée de trous, de tombes préparées qui montrent que peu à peu le monde du Graal expire, les chaises sur lesquelles les hommes étaient assis au premier acte sont abandonnées, gisant en tas et dispersées. Femmes et hommes sont mêlés, il ne reste rien du rite et de son organisation géométrique du premier acte: en cela d’ailleurs, Girard est conforme à la tradition.
On le voit, les détracteurs pourront parler de psychanalyse de pacotille, d’autres pourront reprocher l’excès de sang, et son côté morbide, d’autres enfin pourront même dire qu’en réalité, rien de neuf sous le soleil. Mais il reste que cette approche forme un tout cohérent, très construit, logique et très bien réalisé.
Car il faut aussi saluer la qualité technique du spectacle, qui a mis à rude épreuve les équipes de l’opéra de Lyon: si l’on a bien compris, Lyon a essuyé les plâtres à cause de l’indisponibilité du plateau du MET pour de longues répétitions. La beauté de certaines scènes, la précision des mouvements: tout cela en fait un très beau spectacle.
Du côté musical, la démarche de Kazushi Ono, dans une salle à l’acoustique aussi sèche que la salle de Jean Nouvel est une démarche analytique, d’une grande clarté, révélant chaque pupitre, sans exagérer l’aspect symphonique, mais adaptant sa direction au cadre relativement intimiste de la salle, il en résulte une lecture très serrée, et l’orchestre lui répond avec une grande maîtrise: on sent les répétitions derrières, et on se dit que l’Opéra de Lyon a de la chance d’avoir un vrai directeur musical.
Serge Dorny a aussi réuni pour ce rendez-vous exceptionnel une très belle distribution. Le groupe des filles fleurs fait honneur à l’opéra de Lyon, malgré la difficulté à chanter dans cette mare immense qui inonde le premier acte. On sait qu’il est difficile en effet de réunir des voix homogènes qui puissent ensemble, avoir la rondeur et la suavité, voir l’érotisme requis pour ces rôles. Il faut une parfaite intégration des timbres et je dirais qu’on y est presque arrivé, malgré quelques singularités vocales trop “audibles”.
Le Klingsor d’Alejandro Marco-Burmeister n’a pas le timbre ni la diction démoniaque des Klingsor habituels, ce n’est ni un Kelemen, ni un Mazura. Mais il a en scène une sorte de flegme, de distance, qui en fait un personnage d’autant plus dangereux qu’il a dans la voix une sorte de douceur qui le rapproche de l’Amfortas de Gerd Grochowski , qui lui est magnifique d’humanité, et d’intensité. Son timbre chaud, sa diction remarquable en font l’un des meilleurs Amfortas de ces dernières années, d’une très forte intensité et même d’une certaine poésie. Georg Zeppenfeld n’a pas le timbre de basse profonde des Gurnemanz habituels mais on sait désormais qu’il compte parmi les grandes basses wagnériennes de ce temps, rappelons pour mémoire son Henri l’Oiseleur du dernier Lohengrin de Bayreuth. Il est moins âgé, moins distancié, plus engagé, et le récit du premier acte est particulièrement vivant, par les inflexions, par l’interprétation, par les variations de couleur de la voix. Magnifique.

Kundry, Acte II ©Opéra de Lyon

La Kundry d’Elena Zhidkova sans être une Kundry exceptionnelle a une intensité et un engagement forts; la voix est là, sans cette touche de sauvagerie animale qui fait les grandes Kundry et qui fait que Waltraud Meier a marqué le rôle à tout jamais. Cela reste très honorable et son deuxième acte (qui est tout le rôle) reste passionnant.

Final Acte II ©Opéra de Lyon

Le rôle de Parsifal n’est pas l’un des plus passionnants du répertoire, du “jeune fou” blond comme les blés de Peter Hoffmann à un Jon Vickers au-delà du monde et des hommes, et à la diction suffocante d’émotion contenue qui en fait pour moi le plus grand Parsifal que j’ai pu entendre, on a tout vu et entendu. Ce n’est pas non plus l’un des plus difficiles à chanter: c’est justement ce qui en fait une sorte de défi: il faut rendre le personnage “intéressant”. Nicolai Schukoff y réussit, grâce à un bel engagement, à une voix bien posée, puissante ( même si on dénote quelque menu problème dans les passages à l’aigu) et surtout grâce un timbre qui lui donne une couleur à la fois dramatique et lyrique : on connaît la qualité de cet artiste, de plus en plus réclamé pour les rôles de ténor dramatique, mais il a lui aussi une chaleur et une douceur de timbre particulières. Ce qui frappe d’ailleurs dans l’ensemble de cette distribution masculine est qu’on y a trouvé des chanteurs adaptés à cette salle, qui n’ont pas besoin de s’égosiller, où la richesse et la suavité, voire la sensualité des timbres peut s’épanouir et donne une qualité d’ensemble très homogène.
Au total la conclusion s’impose: allez voir ce spectacle qui se donne tout le mois de mars jusqu’au 25, c’est un très beau moment de musique, c’est un très beau moment visuel, qui honore une fois de plus notre deuxième scène nationale, mais première par l’intérêt de sa programmation.

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Salut final