FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: ALCINA de G.F.HAENDEL le 10 JUILLET 2015 (Dir.mus: Andrea MARCON ; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Alcina, dispostif global ©Patrick Berger
Alcina, dispostif global ©Patrick Berger

Après Ariodante l’an dernier, Andrea Marcon et le Freiburger Barockorchester présentent cette année Alcina, l’opéra magique de Haendel, l’histoire de la magicienne Alcina et de sa sœur Morgane, qui séduisent les hommes et les transforment ensuite en animaux sauvages, en arbres et en rochers. Mais voilà, Alcina tombe amoureuse de Ruggiero qu’elle a attiré dans ses filets au point qu’il en a oublié sa fiancée Bradamante. Bradamante ne s’en laisse pas compter,  vient chercher son aimé, et cherche à l’arracher aux trop doux sortilèges de la magicienne.

Pour ce spectacle phare du Festival 2015, Bernard Foccroule a réuni une distribution de très haut niveau, composée de chanteurs qui tous abordent le rôle pour la première fois, dont Patricia Petibon (Alcina), Philippe Jaroussky (Ruggiero), Anna Prohaska (Morgane) et Katarina Bradić (Bradamante). Il  a confié la mise en scène à Katie Mitchell, qui en est à sa quatrième production  à Aix. Elle a marqué par son travail sur Written on Skin de George Benjamin en 2012. La structure de son décor rappelle d’ailleurs ce spectacle, comme si se créait une sorte de style, bien que le décorateur en soit en 2015 Chloe Lamford et en 2012 Vicki Mortimer. Ainsi donc, est représentée une sorte de maison en coupe, de type maison de poupée, avec au centre un salon bourgeois, éclairé, lambrissé, et de chaque côté et au premier étage, dans un éclairage glauque et froid, les espaces cachés, les coulisses de la magie, qui abritent en haut la machine à transformer les hommes en animaux empaillés qui le mieux leur correspondent (qui ressemble étrangement à la machine à corned beef de Tintin en Amérique avec son tapis roulant) et en bas les « antres» de Morgane à jardin et d’Alcina à cour, où elles apparaissent vieillies et décaties. Elles passent d’un espace à l’autre par des portes qui sont des seuils à transformation puisque très habilement elles apparaissent jeunes et désirables dans l’espace central et passent de l’ombre à la lumière par un sas magique : magnifique travail de théâtre où les héroïnes vieillies et celles qui sont désirables s’enchaînent avec une précision qui va jusqu’au moindre geste. Ce mécanisme se grippera à la fin quand les pouvoirs magiques s’atténuent et s’épuisent au 3ème acte, non sans une jolie ironie.

Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger
Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger

Katie Mitchell revendique le « féminisme » de ce travail, qui glorifie le désir féminin dans ses manifestations diverses, Morgane plutôt SM et Alcina plutôt autoérotique, et l’homme objet, Ruggiero devenant une sorte de machine à donner le plaisir sans grande personnalité : le héros Ruggiero a perdu tous ses pouvoirs et tout son héroïsme au contact des mains expertes d’Alcina. Mais le désir de la magicienne se meut en amour de plus en plus exacerbé à mesure que Ruggiero va s’éloigner, car Haendel – et c’est l’un des prix de cet opéra – travaille particulièrement les ressorts psychologiques des personnages, qui ne sont pas des stéréotypes sortis des romans du Tasse ou de l’Arioste (en l’occurrence), mais des âmes qui vibrent et qui aiment.

La magie qui fait mouvoir l’histoire, c’est le désir et ses sortilèges, un désir ritualisé avec un lit central et des servants multiples qui gèrent les personnages et notamment Ruggiero comme des objets qu’on habille et déshabille à plaisir et qui ne font rien d’autres que se laisser faire. Au lit central qu’on fait et défait, qui ne sert à dormir qu’au lever de rideau, d’ajoutent des vitrines qui abritent soit des animaux empaillés, soit des végétaux, soit les produits qui servent à préparer la transformation: on pense aux expériences du XVIIIème siècle où l’on injectait des produits dans les cadavres (ou dit-on dans les corps vivants des serviteurs – à Naples notamment) pour des expériences « scientifiques », mais il y a quelque chose aussi d’expériences à la Mengele dans ces rituels où l’on injecte la mort lente à ces personnages, et une claire allusion à la mort par injection létale, c’est à dire les diverses barbaries de notre époque, sans parler de références plus littéraires (H.G.Wells).

Bramante reçoit l'injection fatale ©Patrick Berger
Bramante reçoit l’injection fatale ©Patrick Berger

Les animaux en vitrine rappellent d’ailleurs les cabinets de curiosité qui essaimaient les maisons aristocratiques européennes. Ainsi donc les deux sœurs s’inscrivent emblématiquement dans les occupations d’une aristocratie oisive qu’on connaît bien au XVIIIème, servies par une domesticité abondante, silencieuse, industrieuse où hommes et femmes s’affairent indistinctement dans la joie du transgenre.
Bien sûr les allusions directes au plaisir, la crudité de certaines scènes qui font penser à un porno soft et chic, l’utilisation des vocalises pour mimer le plaisir font rire ou sourire le public, mais ce sont des artifices désormais fréquents : les vocalises mimant le plaisir ici ou ailleurs les effets de la drogue existent depuis le Don Giovanni de Peter Sellars à la fin des années 80.
Au milieu de ce petit monde inoffensif à la « Histoire d’O », surgissent habillés en soldats d’intervention de type GIGN Bradamante et Melisso : gilets pare balles, petite valise contenant les outils de sabotage. Ils tranchent dans le paysage policé et glacé installé par la mise en scène, mais c’est aussi ce qui va exciter le désir de Morgane. Des hommes, des vrais ! Et le mâle Bradamante (très bien personnifié par Katarina Bradić) tranche avec la féminité d’un Ruggiero amolli : les schèmes sont inversés dans ce monde un peu isolé dans sa bulle que nous propose Katie Mitchell. Bradamante d’ailleurs est un peu l’élément perturbateur d’une histoire qui pourrait durer : Ruggiero l’a oubliée, il coule des jours tranquilles en dansant un tango éternel chez Alcina.

Passe muraille...©Patrick Berger
Passe muraille…©Patrick Berger

La magie est vécue à minima dans l’histoire que raconte Katie Mitchell, c’est une magie mécaniste (la machine à empailler, qui, on va le voir, employée à l’inverse, sert aussi à ressusciter) ou chimique (les injections d’un produit vert dans le corps des victimes). Le seul élément vraiment magique est le passage d’une pièce à l’autre, car – ce qu’on découvre bientôt- l’espace central est illusion et les autres espaces (premier étage et espaces latéraux) ceux plus gris du réel, hic et nunc, où Morgane et Alcina plus mûres et plus fripées mais pas cacochymes regardent les effets de leurs pièges ou méditent, assises à leur petite table, comme dans les coulisses d’une représentation qui a lieu au centre.
Certains moments sont à mon avis mieux réglés que d’autres : la transformation de Bradamante de soldat en charmante jeune femme par exemple, plus fraiche et plus spontanée que les deux magiciennes, un peu artificielles ou sophistiquées, ou bien l’exécution de la même Brdamante et sa transformation en petit oiseau, devant un Ruggiero prisonnier attaché à un pilier qui rappelle un peu Ulysse attaché au mât pour résister au chant des Sirènes. Le dérèglement de la magie dans la toute dernière partie où le rythme s’accélère et où plus rien ne fonctionne pour les deux femmes qui ne savent plus si elles apparaissent dans la splendeur de leur beauté ou dans la réalité de leur âge, joue à un « qui est qui » désespéré très bien construit dans son ironie et sa distance.
En revanche, les moments où Melisso et Bradamante posent des dispositifs électroniques destinés à bloquer les machines et les portes magiques me paraissent moins inspirés, dans leur allusion aux séries télévisées ou aux films « à sauvetage » d’inspiration américaine : bien sûr, Katie Mitchell cherche à transposer les aventures des héros de L’Orlando Furioso avec les moyens du jour et à l’aide de notre imaginaire embrumé par la TV ou les films de série B, mais c’est tellement grossier que l’effet d’ironie s’estompe, tout comme m’est apparue une facilité la mise sous vitrine des deux femmes, naturalisées pour l’éternité.
Au total, ce travail habile, qui commence en porno chic et finit en film de guerre US, est irrégulier et manque d’une certaine idée force. L’approche de Christof Loy à Zürich en 2014 (Alcina à Zürich) , qui jouait sur l’espace scénique, sur le baroque et sur la magie du théâtre rendait  de manière plus évidente l’ambiance particulière de la partition entre retenue et feu d’artifice, en faisant de l’espace théâtral un espace des âmes tiraillées entre réel et représentation.
Mais ce qui frappe ici, c’est la cohérence entre le plateau et la musique : il y a clairement une adhésion entre l’espace musical et l’espace scénique, et un véritable engagement des chanteurs au service de la production : chacun joue le jeu, chacun est à sa place, avec des fortunes diverses au niveau du chant, mais une impeccable cohésion scénique. Dans cet opéra de femmes, il faut souligner d’abord la performance de Katarina Bradić en Bradamante, performance scénique car elle est impressionnante de justesse dans Bradamante travesti en soldat et performance vocale grâce à une voix homogène, au timbre riche, aux agilités dominées et aux graves sonores aux aigus puissants. Une découverte faite pour interpréter les nombreux travestis du répertoire.
Anna Prohaska est en revanche une déception. Certes, les agilités, les mezze voci, les notes filées sont là, avec des aigus quelquefois plus fragiles. Mais il manque d’abord la projection: la voix passe mal (il est vrai que l’acoustique du Grand Théâtre de Provence n’est pas idéale). Ensuite le timbre n’est pas très agréable, un tantinet acide, et les graves sont complètement opaques. Les récentes prestations de cette chanteuse désormais populaire sur le marché lyrique ne m’ont pas convaincu. Il manque quelque chose à cette voix pour s’épanouir et emporter l’adhésion. Et tornami a vagheggiar exécuté avec soin mais sans vraie intensité en souffre .
Reste Patricia Petibon, qui comme les autres faisait ses débuts dans le rôle d’Alcina : elle domine le plateau, très largement, d’abord par ses qualités d’interprétation et d’actrice, puis par une voix particulièrement expressive : elle entre complètement dans la mise en scène, est complètement engagée en contrôlant chaque geste, chaque expression et avec un sens extraordinaire de la nuance et de la couleur; elle n’a aucun problème technique, ni dans la projection, ni dans le contrôle de la voix, ni dans les agilités : son ombre pallide est anthologique. Elle est très différente de Bartoli, peut-être plus intérieure, mais elle propose une Alcina qui ne se résigne pas, un vrai personnage tragique et tendu. Nous sommes  à un niveau d’excellence à jeu égal.

Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger
Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger

Du côté masculin, un Melisso (Krzysztof Braczyk) de bon niveau, au physique impressionnant de soldat d’intervention, dont la voix de basse sonne, bien posée, bien projetée, apparaît bien plus présent que l’Oronte un peu léger et sans personnalité marquée d’Anthony Gregory.
Philippe Jaroussky promène son extraordinaire facilité vocale, se jouant des agilités et des autres difficultés du rôle. Mais scéniquement, il n’entre pas vraiment dans le personnage : certes il est un homme-objet au départ et la mise en scène lui demande une certaine passivité, mais lorsque ses amis lui apportent ses habits de soldat et de héros (en réalité un habit d’officier et non d’intervention comme Melisso), il n’en fait pas plus et reste plutôt apathique en scène. Entre une Bradamante énergique et une Alcina passionnée, il reste un peu prostré, peut-être paralysé par ces femmes exigeantes.
Notons enfin l’Oberto magnifique qui nous est offert par Elias Mälder, le jeune chanteur du Tölzer Knabenchor : des interventions limitées au début (l’intrigue d’Oberto recherchant son père reste très secondaire) mais frappantes, voire stupéfiantes, qui ont emporté l’enthousiasme justifié de la salle.
Tout se passe comme si Katie Mitchell avait demandé à sa distribution masculine une relative discrétion, une modestie dans le jeu destinée à exalter la partie féminine. C’est ce qu’a fait Haendel dans la partition, réservant des rôles de complément aux voix masculines, et l’essentiel des airs spectaculaires au castrat et aux voix féminines : l’homme ici s’efface pour n’être qu’outil au service des passions des autres.
Le plateau et la mise en scène,sont soutenus avec attention par une fosse magnifiquement conduite par Andrea Marcon à la tête d’un Freiburger Barockorchester plus convaincant dans Haendel que dans Mozart (Die Entführung aus dem Serail). Marcon propose une interprétation très raffinée, soignant les équilibres sonores, jamais trop énergique, ni trop rapide, plutôt retenue et même souvent mélancolique. Il en résulte une ambiance quelquefois mystérieuse, quelquefois feutrée, et toujours très colorée, qui donne à la partition une vraie épaisseur, voire une vraie profondeur, en s’appuyant notamment sur de très belle cordes. Dans un style moins énergique et peut-être moins brillant que Giovanni Antonini à Zürich, il est tout aussi convaincant en ne recherchant jamais l’effet mais toujours le sens et la vérité du texte.

Ainsi cette production est-elle emblématique de la politique menée à Aix-en-Provence par Bernard Foccroule : chaque année une œuvre du répertoire baroque, chaque année un effort pour revisiter ce répertoire garanti à la fois par l’excellence musicale, incontestable ici malgré un cast un peu irrégulier, et par une mise en scène plutôt novatrice, mais sans excès : un début un peu hard qui peut faire frémir, puis un travail d’actualisation assez cadré sans bouleverser le regard sur l’œuvre. « Du plaisir sans peur », comme dirait Tartuffe.
Et puis, revoir Alcina fait toujours plaisir à Aix-en-Provence : l’œuvre est inscrite dans l’histoire du Festival, qui pour ses 30 ans en 1978 s’était offert Alcina avec une Teresa Berganza de légende en Ruggiero et une grande Christiane Eda-Pierre (dont on ne rappelle pas suffisamment la carrière) en Alcina, sous la direction de Raymond Leppard et dans une production marquante de Jorge Lavelli. C’était le début d’une grande carrière pour cet opéra devenu l’un des plus populaires du répertoire baroque. Il est réconfortant de penser que 37 ans après, c’est toujours vrai, et c’est encore à Aix. [wpsr_facebook]

Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli
Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: ARIODANTE de Georg Friedrich HAENDEL le 18 JUILLET 2014 (Dir.mus:Andrea MARCON; Ms en scène: Richard JONES)

Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt
Scène finale © Pascal Victor ArtcomArt

Une œuvre récemment redécouverte

Ariodante est resté dans les oubliettes de l’histoire pendant deux siècles. Créé pour le théâtre de Covent Garden (l’ancêtre du ROH actuel) en 1735, il a bénéficié d’une reprise puis est tombé dans l’oubli.L’œuvre  est réapparue dans les années 1970, à l’occasion de la Baroque Renaissance mais c’est par une production de Pier Luigi Pizzi à la Piccola Scala de Milan en 1982 dirigée par Alan Curtis que l’œuvre a pris son envol moderne, cette production a beaucoup tourné : on l’a vue notamment au Théâtre des Champs Elysées (accueillie par l’Opéra de Paris) en 1984-85.  Ariodante a fait aussi l’objet d’une nouvelle production de Jorge Lavelli au Palais Garnier en  avril-mai 2001  sous le direction de Marc Minkowski (avec les Musiciens du Louvre-Grenoble) et déjà Patricia Petibon, mais dans le rôle de Dalinda.

Inspirée d’un épisode de l’Orlando Furioso de l’Arioste repris par Antonio Salvi pour le livret d’un opéra de Giacomo Antonio Perti (1708), le livret en est anonyme. Un livret assez simple, en trois actes, Acte I le bonheur, Acte II, la crise, Acte III, la résolution. C’est de drame intime et familial qu’il s’agit, et non pas d’héroïsme démonstratif : un amour de deux êtres Ginevra, fille du roi d’Écosse, et Ariodante, promis au trône, (un preux chevalier, certes, mais il y en a tant dans les forêts, les îles et les royaumes de l’Orlando Furioso !) contrarié par un amoureux éconduit, jaloux  et donc méchant, Polinesso, Duc d’Albany, qui imagine un stratagème simple, mais toujours efficace dans les opéras : il montre à Ariodante dissimulé sa fiancée (en fait, la dame de compagnie amoureuse de Polinesso déguisée en Ginevra) convolant en injustes ébats avec lui, Polinesso. Ariodante naïf et désespéré (dans le monde baroque, les apparences sont toujours trompeuses et réussissent toujours à tromper) fuit et cherche à mourir par noyade, mais les Dieux ne le lui permettent pas, il vivra donc mais dans la douleur et la désespérance. Quant à Ginevra, elle est accusée par Lurcanio, frère d’Ariodante, d’être une femme perdue, le roi son père la renie aussitôt (comme tous ces gens sont faciles à convaincre par la première affirmation venue !) et elle se meurt de chagrin et de honte. Mais au troisième acte, Ariodante sauvé des eaux revient, la dame de compagnie avoue le forfait, Polinesso est démasqué puis tué, et Ginevra rétablie dans sa virginité première. Tout est bien qui finit bien.
Une chaine d’amour : Lurcanio aime Dalinda qui ne l’aime pas mais aime Polinesso qui ne l’aime pas mais aime Ginevra qui ne l’aime pas mais aime Ariodante qui l’aime aussi, une chaîne où un seul méchant suffit à être le chien dans le jeu de quilles.

Comment mettre en scène ?

C’est bien là la question centrale :  comment faire du théâtre avec un livret certes plu simple que d’ordinaire, mais qui qui ressemble à tant et tant de livrets de l’époque, fondé sur des histoires connues le plus souvent du public alors assez cultivé, qui trouvent leurs origines dans la mythologie, ou au moins celle rapportée par les Métamorphoses d’Ovide, ou dans la Jerusalem délivrée du Tasse ou dans l’Orlando Furioso de l’Arioste : chevaliers, héros, dieux et demi-dieux, magiciens et magiciennes, îles enchantées et forêts profondes peuplent les opéras que le public devait regarder comme un grand livre d’images, sans autre souci que les images et ce pourquoi on allait à l’opéra, le chant. L’extraordinaire notoriété de chanteurs comme Farinelli, ou Carestini le créateur d’Ariodante en est la preuve : ce qui attire le public, ce sont les acrobaties vocales, ce sont les voix les plus extraordinaires, c’est d’abord la performance ; d’ailleurs, les opéras durent des heures, mais le public va et vient, et ne se fixe qu’au moment des morceaux de bravoure, modifiés à plaisir selon les désirs de telle ou telle vedette. C’est le spectacle qui prime, et ce spectacle doit en mettre plein la vue, d’où des orages, des tempêtes, des vaisseaux perdus, des incendies et des artifices de machinerie qui font que dans certains cas on a construit des salles adaptées à la machinerie prévue et non l’inverse. Le théâtre est un art éphémère, mais le lieu théâtral l’est aussi. Les lieux même de la représentation tout en bois (et donc construits assez rapidement) brûlent fréquemment, on reconstruit sur les cendres fumantes e la nave va.

Il en va tout autrement de nos jours. Aujourd’hui le spectateur est assis, ce qui au XVIIème et XVIIIème n’est pas toujours le cas : on pouvait entrer à cheval dans la salle, les loges (c’est le cas à la Scala) étaient accompagnées de leur dépendance, salon ou réduit servant à cuisiner : les chaises des loges ne sont même pas dirigées vers la scène, mais placées vis à vis, pour la conversation. Aujourd’hui, il y a un orchestre et un chef. Il y avait bien des orchestres, et d’excellentes formations (Mannheim par exemple), mais pas de chef au sens moderne. Et pas de mise en scène, mais une mise en effets scéniques : décors, machineries, costumes. Mise en scène et metteur en scène, invention du XXème siècle, apparaissent pour le théâtre d’abord, puis pour l’opéra. Même si Wagner, eh oui, toujours lui, avait eu l’intuition de la mise en scène et de sa nécessité, ce n’est guère que plusieurs décennies après sa mort qu’on commencera, à Bayreuth à parler de mise en scène ou en espace, à travers une nouvelle conception du décor (Alfred Roller) ou surtout de l’espace scénique (Meyerhold mais surtout pour Wagner Adolphe Appia). C’est dans les années 50 qu’on commence à voir se multiplier de vrais metteurs en scène, et dans les années 70 que la mise en scène explose à la tête des spectateurs d’opéra.
C’est donc tout récent.
Lorsque le répertoire baroque est arrivé sur les scènes, à peu près à la même période, lorsque les travaux d’Harnoncourt ou de Gustav Leonhardt ont proposé une autre approche des œuvres des XVIIème et XVIIIème siècles et surtout imposé une autre écoute, la mise en scène de ces opéras s’est fondée sur l’image, sur l’esthétique de l’apparence, ce fut la trilogie Monteverdi de Ponnelle, à Zürich, puis l’aventure baroque de Pier Luigi Pizzi, qui est d’abord un décorateur (génial), et qui a imposé ce répertoire casques, plumes et capes colorées en version marionnettes siciliennes (des Pupi grandeur nature, dont il s’inspire puisque ces opéras racontent les histoires que racontent les marionnettes siciliennes), des mises en scène photographiques sur fond de statues baroques torturées ou de colonnes corinthiennes et temples  : qui ne se souvient de Marilyn Horne en Orlando,  toute plume,  armure et longue cape écarlate ?
Je rappelle schématiquement ces données pour replacer cet Ariodante dans le débat désormais quadragénaire sur le style et les œuvres baroques, et sur les prises de position stylistiques qui ont déterminé les prises de position scéniques. Pizzi, c’était la représentation baroque telle qu’on la rêvait, dans les ors des théâtres, reproduisant un monde luxuriant d’amusement une sorte de carnaval de Venise permanent. Et le résultat aujourd’hui, c’est un travail tout particulier que le baroque impose sur la précision technique et le contrôle vocal, sans parler des agilités, c’est un marché qui abonde en contreténors à défaut de castrats (le dernier castrat officiel, Alessandro Moreschi, est mort au début du siècle et nous en avons quelques enregistrements), c’est une série de voix modernes spécialisées, classées selon nos modes, qui chantent les rôles d’antan destinées à des voix moins classifiées (notamment la frontière entre soprano et mezzo, ou la voix de baryton) adaptées à un diapason plus bas, et donc avec des aigus plus faciles qu’aujourd’hui. Il faut s’y faire, le son change et la réception du chant change avec le temps, le public et les habitudes, tout comme d’autres éléments de la perception sensorielle, comme les couleurs. On sait bien que les anciens ne distinguaient pas les couleurs comme nous les distinguons.
J’ai moi même maintes fois affirmé dans ce blog que mon plus beau Couronnement de Poppée reste, et je pense restera, celui de Paris en 1978 dans la version Leppard avec une distribution pour la Walkyrie : Jon Vickers (Nerone), Gwyneth Jones (Poppea), Christa Ludwig (Ottavia), Nicolai Ghiaurov (Seneca) Valerie Masterson  (Drusilla). Il y en a des traces sur You Tube (https://www.youtube.com/watch?v=YUxSe2DNmdc) .
Le duo final Pur ti miro était à tomber en pâmoison.
Certains lecteurs doivent frémir…parce que je pose en fait la question non de l’offre ou de la production mais de la réception. C’est l’émotion diffusée qui électrisait ce final, et si l’émotion était au rendez-vous, si le public en était pétri, si la chimie fusionnelle scène salle fonctionnait, l’auditeur faisait foin du style et de l’exactitude formelle : il était atteint à un autre niveau, à un moment aussi où l’écoute du répertoire baroque n’était pas stabilisée par des années de travail de recherche relayée par la scène. Ce rapport forme/émotion se posait d’ailleurs dans d’autres répertoires, par exemple pour la chanteuse Tiziana Fabbricini qui chantait sans doute d’une manière peu orthodoxe, osant avec sa voix des choses bien étranges, mais qui pouvaient bouleverser. C’est aussi ce qui séparait à coup de tomates et de radis en salle les Callassiani et les Tebaldiani à la Scala. Evidemment, quand le style s’allie avec l’émotion (Marilyn Horne), c’est  alors le nirvana. Mais ils sont très rares, les artistes qui savent par la toute puissance du style et de la sûreté interprétative, distiller l’émotion. J’avoue que si un chant m’émeut, même hors style (ou soi-disant tel) alors, comme tout le monde,  je fonds.

Ariodante à Aix : un débat non clos

C’est tout ce débat, non résolu que prend sens la lecture et l’audition d’un spectacle tel qu’Ariodante qui en arrière plan a suscité des débats passionnés sur la toile tout au long des représentations aixoises, dont la Première a été fortement huée ; la mise en scène par ci, et Patricia Petibon par là, et Andrea Marcon ennuyeux, l’œuvre jugée trop longue (Purcell aurait plié ça en une heure –sic- ) et Richard Jones hors de propos, et une telle chantant faux, et l’autre trop peu concernée etc…etc…

Je suis moi-même plutôt distancié par rapport à ce répertoire, et pourtant, cette année, l’Alcina éblouissante de Zürich avec une Bartoli au sommet, et cet Ariodante m’ont séduit, et pour des raisons à la fois semblables et très différentes. Semblables parce que dans les deux cas, la mise en scène se détourne du spectaculaire pour travailler sur la psychologie et l’épaisseur des personnages, différente parce que chacun a résolu la question du chant très différemment. C’est Bartoli qui est au centre de la représentation dans Alcina et qui en dicte les lois, avec ses possibilités et sa couleur toutes particulières. Tout tourne autour d’elle, même si l’excellence de la distribution est telle que au final, c’est bien d’un ensemble et d’une troupe qu’il s’agit, et que Bartoli « rentre dans le rang », quant à la mise en scène, elle pose comme élément central le monde du théâtre comme monde de l’illusion et de la désillusion.
Dans Ariodante, d’une part, la distribution vocale est plus équilibrée, autour de quatre chanteuses (deux sopranos, deux mezzos), mais de style et d’école différentes, et d’appréhension très différente du monde haendélien, et d’autre part la mise en scène détermine fortement, presque violemment le style. Certaines des chanteuses entrent de plain pied dans la logique scénique, elles y entrent vocalement, d’autres restent au seuil. Et la logique scénique détermine ici la logique musicale.

Des choix de mise en scène prégnants

Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt
Acte III © pascal Vicotr/ArtcomArt

Je pense que cet Ariodante procède d’abord de la réflexion menée par Richard Jones et son décorateur Ultz et ce qu’on y voit détermine notre réception de ce qu’on y entend.
Richard Jones l’explique dans le programme de salle : au XVIIIème, il n’y a pas de mise en scène et l’interrogation sur la mise en scène d’œuvres aussi précontraintes que certaines œuvres du XVIIIème, pose la question de l’introduction de la psychologie, du personnage et donc la question du style et notamment celui du « pezzo chiuso » qui interrompt l‘action, la question du récitatif, air et da capo, même si dans Ariodante, les airs sont plus intégrés dans une action, avec moins de récitatifs, où la présence du ballet intègre  la tradition française , pour rajouter encore du spectacle. Dans la mesure où aujourd’hui les chanteurs ne sont plus en représentation mais dans la représentation (du moins on espère), cela détermine des choix qui peuvent effectivement gauchir les options stylistiques, voire les mettre en question. En bref, Richard Jones crée un choc violent en faisant d’Ariodante une œuvre inscrite dans l’espace écossais quand l’Écosse de Haendel est mâtinée de l’Orlando Furioso et de l’Arioste, qui vivait à Ferrare, plein de la plaine et des marécages proches du Pô, un paysage qui a peu de choses à voir avec l’île de Skye.

Jones place l’intrigue dans un monde du Nord, une ambiance située entre le Festin de Babette (Babettes Gæstebud , 1987, de Gabriel Axel) et une pièce de Strindberg. Nous sommes loin des mondes de cour, des ornementations, des plumes et même du baroque. Rien n’est moins baroque que ce monde rude et protestant du nord de l’Europe. Évidemment la vision détermine notre écoute, évidemment, elle détermine un regard et une interprétation vocale. En choisissant une clef psychologique, Richard Jones détermine une clef interprétative.
Richard Jones identifie dans cette œuvre la mélancolie comme une des clefs de lecture, une mélancolie présente dès le début, qui va aller en s’accentuant, et qui va déterminer la lecture plutôt grise de la fin. Cela veut dire aussi une direction d’orchestre très marquée par cette grisaille, et cette rudesse, cela veut dire aussi un chant coloré par la mélancolie, y compris lorsque les feux d’artifice vocaux sont lancés.
Mais cela détermine aussi un rythme scénique qui n’est plus scandé par les numéros vocaux, mais par une sorte de déroulement fluide d’une histoire que le metteur en scène veut étouffante : un monde étroit, concentré, enfermé en lui même, un espace clos, l’espace clos d’une île écossaise perdue.

Maquette du dispositif © Festival d'Aix
Maquette du dispositif © Festival d’Aix

Pour étouffer, il faut un décor étouffant et de préférence unique, il faut un espace réduit, c’est ce qu’il construit avec son décorateur Ultz : un espace unique, fait de quatre espaces contigus, le hors décor, lieu de la fuite et de l’ailleurs derrière le décor et sur le proscenium, et l’espace central, une vaste pièce séparée en trois par des lignes au sol et des portes figurées par deux serrures (une à droite et une à gauche) accrochées à des portillons qu’on ouvre et qu’on ferme, pour bien marquer le rite du passage : à jardin un foyer, l’espace culinaire qui est celui de Dalinda, au centre une grande table de réunion, espace social du Roi, du monde et des autres,  et à cour l’espace intime de Ginevra, un espace très réduit, avec du papier peint étouffant, un petit lit,  une armoire et une cuvette pour les ablutions : le tout comprimé dans un coin. Des costumes de marin des années 50, marquant une sorte d’étirement du temps et seuls élément autochtones, le kilt du roi, en Tartan de Harris ( lié à l’île de Skye) et une série de couteaux accrochés au mur qu’on suppose être des couteaux de pèche ou de chasse. En situant avec cette précision géographique le lieu de l’histoire, Jones lui enlève tout aspect légendaire, se détache de l’Orlando furioso et en fait un drame psychologique de l’isolement, de la solitude dans un espace claustrophobique marqué par le religieux, d’où un Polinesso en pasteur (pasteur le jour pour le monde, mauvais garçon la nuit : sous la soutane, le désir animal). Tout cela est parfaitement lisible, il s’agit de faire d’un opéra baroque une action dramatique fluide, où les chanteurs vont être sollicités dans une continuité dramatique plus que pour restituer un style. Ariodante, version Benjamin Britten.

 Des conséquences sur les chanteurs

Il est clair que les chanteurs les plus soucieux de style et de vérité musicale, et moins à l’aise avec le travail de l’acteur comme Sarah Connolly se trouvent en décalage, un Ariodante pécheur d’Écosse, ce n’est pas tout à fait son style, et on la sent un peu prisonnière d’un jeu qu’elle n’épouse pas. D’où un chant qui techniquement me paraît sans problème majeur, sauf quelquefois un léger manque de projection, avec de très beaux moments comme à l’acte II le magnifique scherza infida ou à l’acte III Dopo notte atra e funesta, que j’ai beaucoup aimé mais un engagement scénique limité, presque absent quelquefois. Beaucoup de justesse musicale dans un univers où elle semble un peu perdue. D’autres chanteuses qui ont marqué le rôle (je pense à Anne Sofie Von Otter) auraient sûrement été plus disponibles pour ce travail scénique particulièrement attentif.

Folies d'amour © Pascal Victor ArtcomARt
Folies d’amour © Pascal Victor ArtcomARt

Tout autre manière d’aborder l’œuvre pour Patricia Petibon. Comme Sarah Connolly, elle est habituée à ce répertoire, qu’elle chante depuis ses débuts, mais au contraire de Sarah Connolly, elle intègre immédiatement les exigences théâtrales dans le jeu et dans la voix,. Je ne suis pas toujours un fan de Petibon, mais force est de constater ici non seulement l’engagement complet de l’artiste au service du théâtre, mais aussi une manière de plier cette voix à ces exigences, avec des jeux inédits sur la montée à l’aigu, avec des variations non pas spectaculaires, mais volontairement inscrites dans une dramaturgie et une caractérisation psychologique. Cela donne quelques surprises et peut donner l’impression d’un abord problématique de la musique, mais pas, comme je l’ai lu de mal canto. Un canto plié à l’exigence prosaïque du théâtre, et non à l’exigence éthérée de la musique, un canto qui a une vraie couleur, terriblement émouvante (l’air final de l’acte II il mio crudel martoro tire des larmes).

Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP
Patrica Petibon © Bertrand Langlois. AFP

Petibon confirme ici son intelligence, sa manière de prendre des risques, de jouer avec ses défauts, pour rendre une vérité du personnage. On sent qu’elle a chanté Lulu, parce qu’elle aborde Ginevra comme Lulu, entière, dédiée, dans les replis psychiques voulus par la mise en scène au risque de paraître hors de propos là où elle est en plein dans le propos. Exceptionnel.
Sandrine Piau en Dalinda me paraît un peu en deçà de cette intelligence créative, formellement, c’est sans doute la meilleure du plateau, avec un timbre moelleux, un  chant bien contrôlé, des agilités en place, qui montrent que cette Da   linda pourrait être une Ginevra, mais cela m’apparaît plus attendu, moins imaginatif, moins expressif que chez Petibon. Le jeu scénique est satisfaisant, l’actrice est à l’aise, mais il manque un peu de légèreté, un peu du côté écervelé de cette imprudente et lointaine annonciatrice de Dorabella. On est dans un chant plus conforme, et si le timbre reste magnifique par sa rondeur, quelques aigus restent mal maîtrisés.

David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt
David Portillo, Sandrine Piau, Sonia Prina © Pascal Victor/ArtcomArt

Quant à Sonia Prina, elle incarne Polinesso, avec une jolie finesse : même lorsqu’elle est pasteur, elle a quelques gestes, quelques mouvements, quelques sons aussi du mauvais garçon qu’elle est sous sa soutane ; la mise en scène exige, pendant qu’Ariodante se lamente à l’acte II, une scène d’amour / pantomime en parallèle, assez avancée et elle y est très vraie. J’ai moins aimé le timbre, quelques approximations et acidités, mais comme Giannattasio dans Elisabeth de Maria Stuarda, le rôle de Polinesso étant celui du très grand méchant sans rachat possible, il n’est pas absurde que la voix corresponde par ses défauts et sa couleur à cette noirceur-là. Et donc j’ai aimé le personnage joué, et les petites fissures vocales ne m’ont pas gêné, car au-delà des fissures légères, il y a une forte personnification, de jolies agilités, et une bonne maîtrise technique.

Au total, j’ai trouvé que globalement , dans un rapport que chacun entretient différemment à la mise en scène très présente, demandant une précision très exigeante dans le jeu imposé par Richard Jones, qui a travaillé avec un soin millimétré au moindre geste et au moindre mouvement, les quatre femmes tentaient de répondre au mieux, mais c’est Patricia Petibon, dont Jones fait le personnage central et la clef de la scène finale, qui stupéfie par la manière dont elle a intériorisé et scéniquement et vocalement  le personnage voulu par la mise en scène qui transforme la fin de manière logique, sinon attendue. Après ce que Ginevra a vécu, après avoir été accusée par l’ensemble de la communauté, vivre dans ce coin de bout du monde clos est insupportable et pendant qu’on fête la normalité retrouvée, elle s’habille dans ses habits du début, fait sa valise et quitte la scène en la traversant sur le proscenium, pendant qu’Ariodante, assis à la table, reste prostré, le regard fixe au milieu des vivats…une fin amère qui contredit le happy end obligé de ce type d’œuvre.

Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt
Patricia Petitbon (Ginevra) et Luca Tittoto (il Re di Scozia) © pascal victor/ArtcomArt

Enfin, saluons la performance des seuls mâles du plateau, Luca Tittoto, le magnifique Re di Scozia originaire, comme Andrea Marcon de la Marca Trevigiana (Asolo). Une voix claire, puissante sans être tonitruante, très homogène, au style et à la technique parfaitement maîtrisés, à la couleur très humaine qui donne au personnage une forte présence (par la vertu de la mise en scène, il est presque toujours en scène), les scènes de l’acte III avec Ginevra sont bouleversantes.
Mêmes remarques pour le Lurcanio de l’américain David Portillo, ténor texan qui a suivi le Merola Opera Program l’une des académies pour jeunes chanteurs les plus prestigieuses des USA, liée à l’Opéra de San Francisco. Élegance, pureté de timbre, diction, présence scénique et engagement caractérisent ce jeune chanteur valeureux. Élégant aussi, Christopher Diffey dans le rôle épisodique d’Edoardo.
Mais le travail de Jones ne s’arrête pas aux individus. Jones a géré les groupes, le chœur  (English voices magnifiques, intenses, engagées sous la direction conjointe de Tim Brown et Richard Wilberforce) et les figurants de manière presque chorégraphiée (à chaque lever de rideau, de manière rituelle): j’ai été très surpris par leur entrée dans la chambre de Ginevra, recroquevillée sur son lit au troisième acte, prenant et posant leur chaise en des mouvements successifs homogènes et presque comme un ballet, pour se retrouver tous serrés au fond, derrière le lit, donnant et renforçant l’impression d’étouffement.
Ce travail théâtral est parachevé par le choix de traduire les ballets par des marionnettes. Est-ce une allusion lointaine aux marionnettes siciliennes dont il était plus haut question. C’est possible, dans la mesure où elles ont porté ces histoires de chevaliers pendant tout le XIXème siècle et une partie du XXème, succédant ainsi à la tradition baroque. C’est en tous cas une très belle idée, qui tisse des rapports sous-jacents auxquels on ne pensait pas forcément, et constitue un spectacle dans le spectacle, une mise en abîme bien dans l’esprit de l’œuvre, un spectacle révélateur de nos rêves et de nos cauchemars, qui est un jeu entre vérité et représentation. La mise en scène en fait le point d’orgue de chaque acte, avec le même rituel : on apporte sur la table des caisses en carton, et on en extrait les marionnettes qu’on va mouvoir. Ce rituel semble inscrit comme dans une tradition locale, où la population prendrait l’histoire en charge et se créerait une sorte d’espace imaginaire. Le sommet en est le deuxième acte, où l’avenir de Ginevra est vu en prostituée livrée à la rue et aux hommes de manière à la fois réaliste et déchirante.

Un orchestre de très haut niveau

fbo_logoComme pour La Flûte enchantée, Bernard Foccroulle a fait appel aux Freiburger Barockorchester pour accompagner Ariodante. Freiburg, ville moyenne au sud du Baden-Württemberg , à 70 km de Bâle, est bien heureuse d’abriter en son sein et un conservatoire de musique très prestigieux, où enseignent notamment Eric Le Sage (piano), Wolfram Christ (ex.Berliner, Alto solo du LFO) et Rainer Kussmaul (Ex-violon solo des Berliner) et deux formations de très haut niveau, puisque le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock en est aussi originaire, mais ceci explique sans doute cela.

On ne peut que saluer la rondeur du son, et notamment des cordes, la précision des attaques, l’énergie et la dynamique quand il le faut (premier acte). À sa tête, Andrea Marcon impose une certaine retenue, là où Pablo Heras-Casado imposait énergie et jeunesse. Andrea Marcon est l’un des protagonistes de l’introduction du répertoire baroque en Italie, et notamment en Veneto, d’où il est originaire (Trévise). Il y a là une vraie histoire (Venise, Vivaldi, I Solisti Veneti) , mais aussi des formations plus récentes qui ont vraiment renouvelé l’écoute de ce répertoire en Italie et ont contribué à populariser les approches les plus récentes, par exemple I Sonatori della Gioiosa Marca et des solistes comme Giuliano Carmignola.
Appliquant à la lettre l’idée de Richard Jones sur la mélancolie inhérente à l’œuvre, Andrea Marcon impose une lecture que d’aucuns ont trouvée lancinante et un peu ennuyeuse. Très attentif au chant, et à la cohérence plateau et fosse, il donne son meilleur à l’acte II, le plus sombre, en mode mineur, dont les premières mesures sont d’une intensité et d’une tristesse impressionnantes. Il réussit à contribuer fortement à l’émotion très marquée de l’ensemble de l’acte. Au total une grande performance orchestrale, convaincante et engagée, un parti pris du chef tout en finesse sans volonté démonstrative.
Voilà une représentation aux ressentis contrastés, très discutés, et c’est heureux : cela montre que le spectacle fonctionne dans sa proposition radicale. Car c’est un parti pris radical que de lire Haendel à l’éclairage de Britten ou de Strindberg. C’est un choix assumé et cohérent, que le public apprécie diversement, mais c’est le rôle d’un Festival que de faire des propositions de très haut niveau mais non consensuelles, discutables, qui heurtent et qui font gamberger. En ce sens, Foccroulle a tapé juste, comme souvent depuis qu’il est à Aix.
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A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt
A guache Sarah Connolly et David Portillo, au fond à droite Sandrine Piau et Sonia Prina © Pascal Victor /ArtcomArt

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: DIALOGUES DES CARMÉLITES de Francis POULENC (Dir.mus:Jérémie RHORER; ms en scène Olivier PY)

Égalité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Égalité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Année Poulenc oblige (Cinquantenaire de sa mort en 1963), chacun y va de ses Dialogues des Carmélites. Après Bordeaux, Angers, Lyon, c’est au tour du Théâtre des Champs Elysées de présenter le chef d’oeuvre de Francis Poulenc dans une mise en scène d’Olivier Py. La distribution en est étonnante, puisque pratiquement la fine fleur des chanteuses françaises est sur scène ce soir: le chant français  féminin se porte si bien qu’il peut sans crainte alimenter un carmel entier ou presque. On ne va pas s’en plaindre.
On attendait beaucoup d’Olivier Py, après Alceste de Gluck à Garnier et surtout une Aïda tout autre que céleste. Le même mois, il fait Hamlet de Thomas à Bruxelles et Carmélites à Paris: to be or not to be a dû être une question brûlante dans chaque lieu pendant les répétitions…

Soyons sérieux, des trois spectacles parisiens d’Olivier Py, cette production des Dialogues des Carmélites est sans conteste la meilleure des trois, esthétiquement très réussie,  avec des idées fortes et des images qui marquent. L’immense succès, le triomphe de l’accueil du public et l’unanimité de la critique ne trompent pas.  L’entreprise va à l’opposé de ce qu’a essayé Christophe Honoré à Lyon, là où Honoré allait vers le monde, le contexte, la difficile naissance de la République, les comportements ambigus des républicains (ou des résistants), et montrait des carmélites malgré tout ouvertes sur l’extérieur, Py embrasse résolument le point de vue de la réclusion et pose le problème du religieux: le salut, le martyre, la passion. Là où chez Honoré on avait un loft clair ouvrant sur la ville mais un peu déglingué, on a chez Py une boite noire, des murs, du béton, un espace clos sans être toutefois étouffant.
À l’évidence le décorateur Pierre-André Weitz s’est inspiré de l’architecture de Le Corbusier au couvent de La Tourette, près de Lyon. Une architecture de béton brut, rectiligne, peu éclairée, mais ouverte sur le jour par des fentes (comme le sont les éclairages de l’espace scénique), et malgré tout ouverte sur une nature entrevue (des arbres décharnés) un lieu complètement recentré sur lui-même. Écoutons Le Corbusier: « Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il se vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel. » On pourrait reprendre mot pour mot l’expression au service de la lecture de cette production, toute tournée vers l’intérieur,  fermée aux autres, fermée au monde, mais pas à l’amour de Dieu.

Liberté ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Liberté ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Reprenant le principe des phrases “motto” inscrites au mur qu’on a vu chez Christophe Honoré, ici s’inscrivent à la craie (comme dans Alceste) sur les murs les mots liberté (bientôt modifié en liberté en Dieu), puis égalité (devenu peu après égalité devant Dieu). Chez Honoré, le poids de l’extérieur et des agitations se lisait presque dès le début, avec ce groupe, omniprésent, de spectateurs du réveil du marquis de La Force; chez Py, rien ne se perçoit jamais de l’agitation extérieure, et d’ailleurs, la plupart des interventions des révolutionnaires se font de la salle, c’est à dire du monde; jusqu’au bout, les carmélites, même devant la guillotine, sont en clôture, ou vivent la clôture à l’intérieur  d’elles mêmes , une clôture en groupe qui est évidemment en soi fraternité. Py nous fait vivre un monde coupé, sécurisant (notamment pour Blanche qui ne supporte pas l’agression de l’extérieur) un monde dont l’univers est la règle,  suivre la parabole de la vie christique, qui nous est présentée à divers moments de l’action,

Nativité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Nativité ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

comme des images pieuses vivantes et des découpages de type origami (ogive, ailes, agneau mystique…) on voit ainsi Annonciation, Nativité, Cène, Crucifixion figurées par les carmélites, comme des intermèdes qui nous conduisent peu à peu à la Passion. Car l’idée est bien l’expression de la Passion dans ces dialogues qui sont autant de stations, comme des vignettes de ces histoires qu’on voit se dérouler sur les fresques des églises. Cette structuration en moments, en tableaux, avec des ellipses temporelles, on la voit dans Pelléas et Mélisande, dans Wozzeck de Berg et après Poulenc dans Die Soldaten de Zimmermann et dans le Saint François d’Assise de Messiaen. Honoré, en laissant pratiquement sans cesse sur scène le groupe des carmélites, fluidifiait le drame et cassait les moments, il mettait les doutes de Blanche ou de la Prieure sous le regard de tous. Py choisit l’intimité grise des âmes, et la forme précise de dialogues: beaucoup de scènes se passent entre deux ou trois personnages, selon un schéma qui tire (notamment dans la deuxième partie) vers l’ennui tant il se répète.

Entrée de Blanche en clôture ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Entrée de Blanche en clôture ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

La scène initiale, chez le marquis de La Force, se passe devant le mur de la clôture, dont l’assemblage compose une croix qui s’ouvrira et se fermera sur la vision du carmel. Devant ce mur, le lustre de cristal allumé, seul signe du monde, et un espace réduit, comme un corridor, un lieu de passage de jardin à cour et de cour à jardin qu’on retrouvera à la fin, quand Blanche chassée comme les autres carmélites se retrouve dans sa maison vide où le lustre allumé est au sol.
Au contraire d’Honoré aussi, qui tirait le dialogue vers un naturel presque cinématographique, vers des conversations  plutôt que des dialogues, Py (et sans doute aussi le chef Jérémie Rhorer) soignent le travail sur le langage, sur sa qualité et sa hauteur, je dirais presque son élévation. La diction est particulièrement soignée, les moindres inflexions marquent du style: à ce titre emblématique est la vision aristocratique du Chevalier de La Force, Topi Lehtipuu, dans un français impeccable de qui a l’habitude de la diction baroque, et presque artificiel, qui est à l’opposé de ce que faisait Sebastien Guèze chez Honoré, où dominait la folle jeunesse et l’immédiateté. On peut dire de même pour toutes les protagonistes, à l’exception voulue de Blanche, qui est  ailleurs, y compris par le langage. Constance (Sandrine Piau) malgré l’expression de la jeunesse, reste douée d’un langage et un style impeccables (là où Sabine Devieilhe composait chez Honoré un personnage juvénile inoubliable et destylé). Cela m’a vraiment frappé: nous sommes dans le langage de l’élévation, dans un langage où la forme fait substance, un langage que Bourdieu appellerait distingué. Il y a donc dans ces dialogues jusque dans le style du discours un aspect cérémoniel qui sied à une marche au supplice. Le sommet dramatique de l’œuvre est évidemment la mort de la vieille Prieure, madame de Croissy, déjà élevée par la vision extraordinaire “vue d’en haut”: Ronconi avait déjà utilisé le procédé dans Le Conte du Tsar Saltan de Rimsky Korsakov et dans Lodoïska. La vieille prieure agonisante dans son lit est vue à la verticale, du dessus, et les religieuses dialoguent avec elle comme on dialoguerait avec le Christ en croix dans la prière. Car c’est bien à une crucifixion qu’on assiste, la vieille prieure dans ses cris sacrilèges à l’approche de la mort ne faisant que reprendre “Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné” du Christ sur la croix: centre de la problématique de Blanche, Soeur Blanche de l’agonie du Christ, qui ne réussit pas à affronter la mort (là où Constance, havre de vie dans ce groupe de carmélites, a au contraire fait sienne l’équation “qui aime la vie, voit sereinement la mort”), centre de la problématique de la Prieure, qui avait aussi au départ de son noviciat choisi ce nom, et qui devant la mort, doit affronter la peur.

Blanche face à Madame de Croissy ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Blanche face à Madame de Croissy ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Ce lien entre Blanche et la Prieure est matérialisé par les efforts vains qu’elles font toutes deux pour se toucher, en un geste fameux pris à Michel Ange dans “La Création de l’homme” de la Chapelle Sixtine. Scène magnifique, aux éclairages somptueux (de Bertrand Killy) et magnifiée par l’impressionnante composition de Rosalind Plowright, désespérée, mais toujours avec style, une désespérance aristocratique qui fait pièce à la Prieure de Sylvie Brunet chez Honoré, qui jouait le déclassement total. Deux extrémités opposées du spectre, et deux lectures puissantes, égales, l’une conforme (Py), l’autre  dérangeante (Honoré).
Car c’est là que je reste un peu dubitatif sur les choix de Py: voilà un spectacle travaillé, où les gestes des acteurs, où leur langage, où leur diction ont été balisés au millimètre, un spectacle esthétiquement non seulement soigné, mais d’une beauté supérieure (par exemple la scène finale où les carmélites disposées en cercle vont une à une au son de la guillotine, rejoindre le ciel étoilé, sous le regard extérieur de Mère Marie de l’Incarnation, debout au premier rang de la salle), et pourtant un spectacle attendu, où la conformité confine à la convention : ne pouvait-on pas éviter le regard manichéen sur les méchants révolutionnaires et les gentilles victimes (qui ont opté en groupe pour le martyre…et donc qui meurent en triomphe)? J’avoue avoir été gêné par l’expression caricaturale des violences: j’aimais mieux Honoré, dont la violence s’exprimait bien plus fortement, sans expressionnisme pour le coup. Et comme l’option de Py est attendue et que les données en sont claires assez vite dès la première partie, ce travail n’évite pas  des moments en creux où l’ennui affleure.
La direction de Jérémie Rhorer  bénéficie d’un orchestre prestigieux, le Philharmonia, aux sons ronds, aux reliefs accusés, et en cette dernière représentation totalement rôdé, mais elle reste elle aussi pour moi en deçà de l’œuvre. Tout est précis, conduit, en place: rien à dire de ce côté: Rhorer est un vrai “conductor”. Est-il pour autant un guide vers cette oeuvre qui nous en révèlerait les secrets et les filiations (Debussy, Moussorgsky, Ravel) ? J’ai mes doutes.  Sa direction ne m’a rien dit, ne m’a pas parlé, ne m’a pas touché: elle a parfaitement accompagné le drame, elle l’a illustré: elle n’a ni fouillé, ni approfondi le tissu de la partition. Kazushi Ono à Lyon, avec un orchestre moins aguerri, techniquement peut-être plus imparfait, m’en disait beaucoup plus, montrait une tension autrement plus forte (il ne suffit pas de jouer fort pour jouer tendu) et travaillait beaucoup plus dans la plaie, au scalpel: Ono tirait l’oeuvre vers les tensions du XXème siècle, Rhorer fait un travail presque vériste, superficiellement dramatique, sans vraie profondeur pour mon goût.
C’est sur le chant qu’on n’a que des éloges à faire: des plus petits rôles (on a eu plaisir à entendre Annie Vavrille en Mère Jeanne et à nouveau cette délicieuse musicienne qu’est Sophie Pondjiclis – elle aussi en son temps sortie de l’atelier de l’Opéra de Paris- dans Soeur Mathilde) jusqu’aux personnages principaux:

La vieille prieure ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
La vieille prieure ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

la première Prieure de Rosalind Plowright est hallucinante de vérité. La voix est certes  déconstruite, mais ces défauts restent assumés en grand style, avec des aigus encore impressionnants, et une incarnation prodigieuse: on se souviendra longtemps de ce Christ au féminin agité dans son lit et lançant ses imprécations. Voilà LE moment d’opéra de cette soirée. Il fallait que cette voix soit crépusculaire et hypertendue, il fallait qu’elle montre ses défauts, il fallait que le sang coule de la blessure: une merveille. Quant à ceux qui oseraient émettre des réserves sur cette performance, je leur dis “pardonnez leur, ils ne savent pas ce qu’ils font…”.
La Blanche de Patricia Petibon est simplement bouleversante, de puissance, de simplicité, de naturel, d’intelligence. la voix s’est élargie, l’aigu est épanoui, la personnalité prodigieuse, l’engagement exemplaire: elle existe, elle est, elle porte le drame. Je n’ai pas toujours été convaincu par cette artiste: elle m’a cette fois-ci enthousiasmé. Elle est à  cette production ce qu’était Sabine Devieilhe à la production de Honoré: le diamant.
La Constance de Sandrine Piau pâlit sans doute de ce voisinage par l’expression d’une personnalité scénique plus en retrait, plus effacée. Mais la personnalité vocale, le style, la diction, la technique emportent l’adhésion, face à une Blanche éclatante, elle est  peut-être en retrait scénique, mais vocalement merveilleuse d’émotion contrôlée. Elles s’opposent par la couleur et les options de leur chant, elles sont unies dans l’excellence musicale et la sensibilité.
Madame Lidoine est Véronique Gens, elle aussi merveilleuse de style et aussi de naturel. Véronique Gens est de celles qui ne sont jamais maniérées, jamais artificielles, elles vont directement au but, sans fioritures mais sans fautes de style, avec un contrôle et une technique sans failles. Malgré quelques aigus métalliques aujourd’hui, elle triomphe, parce que ce chant colle parfaitement à la peau du personnage, il est le personnage.
Enfin, Sophie Koch en Mère Marie de l’Incarnation a cette énergie et cette voix puissantes, et en même temps une présence d’une humanité confondante. C’est une magnifique performance, qui en fait à la fois un personnage effectivement imposant, et malgré tout soumis et obéissant. Elle subit l’humiliation de ne pas être élue prieure avec une égalité stoïque qui transparaît dans cette voix chaude et large, impeccable de style et au jeu remarquable (la scène avec le chevalier de La Force et Blanche, où elle est une sorte de chaperon attentif est à ce titre particulièrement emblématique).
En bref, un chant féminin français au sommet de sa forme, et une Plowright (britannique) grimpée tout droit dans la légende, avec cette incarnation hallucinée de Madame de Croissy.
Du côté masculin, Philippe Rouillon campe un marquis de La Force conforme à l’attendu, moins engagé idéologiquement que Laurent Alvaro chez Honoré, mais Py l’a voulu ainsi, avec une belle voix chaude, qui contraste  avec la voix contrôlée, éduquée, de Topi Lehtipuu, l’un des meilleurs ténors de sa génération pour le répertoire du XVIIIème siècle, qui frappe par son maintien et son impeccable style, par sa diction d’une confondante clarté, mais qui gagnerait à avoir scéniquement une personnalité un peu plus marquée pour mon goût. Même remarque pour François Piolino, un prêtre élégant, au chant stylé, mais à la personnalité un peu plus pâle et moins affirmée que celle voulue par Honoré à Lyon (avec Loïk Felix, moins apprêté et plus naturel). Jérémie Duffaut dans le premier commissaire s’en tire aussi avec les honneurs.

Sophie Koch & Jérémie Duffau ©Vincent Pontet-WikiSpectacle
Sophie Koch & Jérémie Duffau ©Vincent Pontet-WikiSpectacle

Il reste que du point de vue du chant, aussi bien du côté des femmes que des hommes, on a vraiment eu droit à une performance de très haut niveau, difficilement reproductible à mon avis.  C’est là sans doute le plus grand prix de cette production qui a su réunir à la fois des personnalités d’exception et des voix au sommet de leur art. Qui dira que le chant français est malade? En Italie, on serait bien incapable d’aligner tant de qualité autochtone sur un plateau.
Au total, un grand moment musical, un beau moment scénique, mais je reste plus convaincu, avec des moyens différents, mais autant d’intelligence et de sensibilité, par l’entreprise lyonnaise, qui fouillait la plaie jusqu’au malaise. Il reste qu’à deux mois de distance, deux productions de ce niveau sont un honneur pour la scène lyrique française.
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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: LE NOZZE DI FIGARO de Wolfgang Amadé MOZART le 17 juillet 2012 (Dir.mus : Jérémie RHORER , Ms en scène : Richard BRUNEL)

La troupe salue le 17 juillet 2012

Mozart est le fonds de commerce  du festival d’Aix-en-Provence, né autour de l’interprétation de ses opéras. Cette saison, deux opéras sont affichés au programme : Le nozze di Figaro et La finta giardiniera.  Face à des œuvres aussi représentées que les grands opéras de Mozart, deux voies s’ouvrent pour un festival qui doit être un lieu d’exclusivité : ou bien attirer les foules par chef, orchestre et distribution, l’option la plus festivalière, ou bien créer la surprise et la discussion par des mises en scène échevelées et novatrices, option la plus médiatique.  Rien ne serait plus dommageable que de proposer des productions interchangeables avec celles d’une maison d’opéra. Ce qui est irréductible à un festival, c’est son caractère unique et exclusif. La politique de coproductions est un sérieux accroc dans le concept d’exclusivité, mais les contraintes économiques sont telles qu’on peut difficilement y échapper, sauf à s’appelerBayreuth ou Salzbourg. Du point de vue musical, c’est autre chose, et Aix pourrait viser haut mais ces Nozze ne sont pas vraiment une réussite musicale exemplaire.
Il est difficile de rendre compte d’un spectacle qui n’est pas désagréable, qui a bien des qualités scéniques, quelques éléments musicaux remarquables, mais qui dans l’ensemble est plus un produit à la mode qu’une pierre miliaire de l’interprétation scénique et musicale de Mozart.
La production de Richard Brunel pointe à la fois les fonctions des personnages, juges, hommes de droit et donc installe l’intrigue dans un cabinet d’avocats d’aujourd’hui dirigé par le Comte, qui est entouré de ses collaborateurs dont Figaro et Marcellina, et les relations privée des personnages entre eux, et notamment le couple comte/comtesse en crise. Le cabinet d’avocats est à la fois privé et public (les espaces de bureau, le jardin, les espaces privés de la comtesse). La référence est à la fois Beaumarchais et Mozart, et les relations du livret et de la pièce, mais sans clairement prendre un vrai parti pris: c’est l’un et l’autre qui  servent de base, à ce travail éminemment théâtral, très dense, très précis, très soucieux du suivi de chaque personnage et du jeu. Beaucoup d’accessoires, beaucoup de jeu théâtral: chaque personnage est bien dessiné, aucun n’est vraiment ridicule, les chanteurs jouent avec engagement et il y a de très jolies idées, la manière dont Marcelline rêve de mariage en endossant le voile de Susanna et dont ce voile nuptial devient une sorte de fil rouge dans toute la pièce, le traitement très juste de Chérubin, qui rappelle un peu celui de Marthaler, grâce à l’engagement scénique de Kate Lindsey, la manière dont est mis en scène le monologue de la Comtesse au troisième acte (“Dove sono..”) sur fond de procès, d’attente, de mélancolie, mais aussi d’énergie. Autre très bon point, le traitement de l’espace, modulable, changeant donnant à la fois l’impression d’espaces multiples, de points de vue divers, dedans, dehors, de côté, derrière les portes, d’intime et de public, d’ombre et de lumière.. Chantal Thomas a créé un dispositif d’autant plus impressionnant que chacun connaît les contraintes de l’espace du théâtre de l’archevêché et que les changements à vue se passent dans un silence et une fluidité remarquables.
Le problème vient de ce que ces excellentes idées et cet excellent travail théâtral, aux accessoires (trop?) nombreux (et on sait que la pièce de Beaumarchais tourne autour des accessoires, et même si le fameux fauteuil du premier acte est ici un lit clip-clap), aux repères multiples et à la limite trop touffus, se trouvent être au service d’une relative pauvreté conceptuelle. La lecture du programme de salle “éclaire” sans vraiment convaincre, et ne montre pas que la transposition effectuée entre le monde d’Aguas Frescas et le cabinet d’avocats dominé par la libido exacerbée du Maître des lieux, est pertinente. Tout au long de la représentation, je me suis dit que si l’on avait gardé la référence à l’époque de la pièce, avec des costumes XVIIIème, avec la même mobilité du dispositif scénique, cela n’aurait pas changé grand-chose, et aurait peut-être eu un résultat plus convaincant: Brunel refuse la problématique  de classes sociales dans les relations des maîtres et valets qu’il classe dans les clichés sur l’œuvre, et l’aspect pré révolutionnaire, mais l’importance donnée au superbe chien de chasse accompagnant le comte au deuxième acte met tout de même en évidence un signe d’appartenance  à la classe de pouvoir. Strehler avait donné un petit signe tout à fait extraordinaire d’un autre ordre, l’arrivée du comte avec pied de biche et marteau, tenus du bout des doigts comme des objets inhabituels, c’était à la fois plein d’humour, et plein de références…mais c’était Strehler (et Bacquier!). Brunel, en choisissant de placer l’affaire de nos jours, essaie d’atténuer cet aspect de l’œuvre. Au total, on ne voit pas vraiment ce qui est souligné par le point de vue de la mise en scène, qui devient un très joli exercice de haute voltige théâtrale, très réussi, au service d’une conception mal défendue et mal définie: le résultat, c’est un produit superficiel, à la mode qu’on définit (les spectateurs autour de moi) comme mise en scène “moderne”, mais j’ai du mal à voir de la modernité là-dedans, ni même du concept: on sort de là en n’ayant rien appris de plus sur l’œuvre. Cette production mise en perspective avec les productions des dernières années ailleurs laisse sur sa faim (Claus Guth à Salzbourg, Marthaler à Salzbourg aussi, puis à Paris  malgré les imbécillités lues sur cette production par les détracteurs, et évidemment  plus loin dans le temps, Strehler et sa lecture toujours actuelle, qui mélange idéologie, individu, poésie, comme une source inépuisable de trouvailles.
Ainsi une nette déception devant un travail témoignant d’éminentes qualités  utilisées  au service d’une conception assez légère pour mon goût. Il faut remonter à Tcherniakov et à son Don Giovanni pour trouver dans Mozart à Aix une entreprise scénique qui ait du poids et du sens.
La question musicale est pour moi autrement plus délicate, car c’est elle qui marque tout de même le caractère d’un Festival de musique comme Aix, plus que la question scénique. Je ne discute pas le choix de Jérémie Rhorer, jeune chef à succès dans la France mélomane d’aujourd’hui, qui dirige des Nozze pleine d’animation, de vie, des Nozze qui courent et qui sautent, mais qui dirige un orchestre qu’on n’arrive pas à entendre vraiment (au moins du parterre…). Est-ce dû au plein air? Je ne peux répondre car c’est la première fois que je remarque à ce point que les différents niveaux d’instruments s’entendent mal, qu’on ne perçoit pas la partition en épaisseur, que les pupitres sont difficilement audibles individuellement. En plus, la sonorité très mate des instruments ne sert pas le relief. Le son “baroque” sert-il cette partition archi-connue? On peut évidemment dire que l’expérience de ce son-là pour cette œuvre-là est à vivre, est à connaître. Mais on peut préférer, comme c’est mon cas, l’épaisseur orchestrale de l’interprétation traditionnelle. Sans doute le fait d’avoir entendu là-dedans à la scène Solti, Karajan, Abbado, Muti, Sawallisch peut-il pervertir l’écoute, sans doute aussi le fait d’avoir entendu pendant mon trajet vers Aix en voiture les Nozze d’Erich kleiber, avec Siepi, Della Casa, Gueden, Danco m’a-t-il empêché d’écouter pleinement Szot, Ketelsen, Byström et Petibon. Eh oui, j’avais en tête la diction impeccable, le rythme, la poésie mais aussi l’énergie de la distribution au disque et le son de l’orchestre, même mono, où l’on entendait chaque instrument. Avoir écouté peu avant Kleiber père  motive-t-elle la lourde déception de la distribution, notamment en ce qui concerne le Conte et la Contessa?
Paulo Szot n’a pas un vilain timbre, mais il est vocalement à peu près inexistant, aigus difficiles, agilités moyennement assurées, volume limité. Son monologue « Hai gia vinto la causa » est d’une grande platitude, modeste pour tout dire, même si en tant qu’acteur il a une bonne présence scénique, mais si à l’acteur correspond un chanteur qui n’est pas la hauteur du défi, on se retrouve quand même à des Nozze sans Conte.

Malin Byström, Patricia Petibon et Kate Lindsey©Pascal Gely/ CDDS Enguerrand

La Contessa de Malin Byström n’a pas tout à fait le même problème. Sa grossesse sert la mise en scène et le projet de Brunel. Sa présence musicale est assurée par une voix relativement bien posée, d’une jolie qualité, d’un volume marqué, mais l’italien est peu compréhensible, et surtout, cette artiste s’avère incapable de colorer sa voix, de varier le ton, d’interpréter en somme le texte. La platitude naît non des défauts de voix, mais d’un défaut notable dans l’interprétation. Dans « Dove sono » par exemple, tout est linéaire, on est incapable de lire l’amertume, la nostalgie, la déception car tout est dit de manière monotone, les reprises se font sur le même mode comme copie d’une phrase musicale sur l’autre, on oubliera cette Contessa.
L’autre couple Figaro/Susanna est bien plus présent scéniquement et vocalement que celui des patrons : Le Figaro de Kyle Ketelsen est vif, alerte avec une voix sonore (qui tranche vraiment avec celle du Conte) pleine de relief, et qui essaie quant à lui de moduler. Jolie interprétation, beau personnage, doué d’une belle diction (on comprend au moins les récitatifs !).

Patricia Petibon© Jean-Louis Fernandez

Patricia Petibon, star de la soirée paraît-il, compose une Susanna plus délurée que d’habitude, on n’est plus dans un gentil marivaudage, mais bien dans les romans libertins de l’époque. Le personnage est piquant, voire un peu vulgaire, mais sait aussi donner une image plus poétique au IVème acte. Musicalement, la voix a du volume et de la présence et l’air « Deh vieni non tardar » est un des beaux moments de la soirée (un des rares airs applaudis par le public).
Le Cherubino de Kate Lindsey est d’abord un vrai personnage, un ado qui ferait oublier le travestissement, et un personnage qui sait chanter et qui séduit le public dans « Non so piu’ » et surtout dans « Voi che sapete » chantés avec une grande justesse de ton, c’est sans doute là l’un des sommets de la distribution.
Les autres personnages voient leurs airs coupés : ainsi du Basile de John Graham-Hall, qui fut à la Scala un grand Peter Grimes, et qui n’arrive pas à vraiment s’imposer dans cette distribution, son air « in quegli anni » est coupé et Marcellina ne chante pas non plus « Il capro e la capretta ». C’est dommage car Anna-Maria Panzarella compose un personnage efficace et plein de relief. Mieux vaut oublier le Bartolo de Mario Luperi, voix vieillie qui ne se sort pas du tout, mais pas du tout de l’air du 1er acte « La vendetta » qui est normalement un morceau de bravoure et qui passe difficilement, avec des fautes de tempo, des paroles sautées, pas d’aigus et un suivi douteux de l’orchestre. En revanche assez jolie Barbarina de Mari Eriksmoen et Antonio sonore de René Schirrer. Ainsi donc au total nous n’y sommes pas musicalement, car la distribution est trop inégale et ne répond pas aux exigences d’un festival.
Comme on le voit,  la déception est marquée. On oubliera assez vite ces Nozze qui ne correspondent pas vraiment à ce qu’on attendrait du « Salzbourg français ».

© Jean-Louis Fernandez

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2009-2010: LULU d’Alban Berg(Ms en scène: Olivier PY, avec Patricia PETIBON) le 10 février 2010

 LA PIETA’ DU SEXE

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On attendait beaucoup de cette LULU d’Alban Berg, au Gra nd théâtre de Genève, une prise de rôle de Patricia Petibon, une nouvelle mise en scène d’Olivier Py, annoncée comme si sulfureuse qu’elle en est déconseillée aux moins de 16 ans, dans le théâtre où l’on se souvient encore fortement de son extraordinaire Damnation de Faust (notamment quand Jonas Kaufmann chantait Faust!), de son Tannhäuser, et des autres productions (Contes d’Hoffmann, Freischütz) qui sans atteindre les sommets de la Damnation, étaient de bons spectacles.
Quand les fauteuils d’orchestre se vident par dizaines (un peu au premier entracte,  beaucoup au second), c’est un indice que quelque chose ne fonctionne pas, et l’on ne peut accuser les genevois d’être allergiques à la musique de Berg (pas en 2010!). D’autant que musicalement, la production fonctionne, même si celle de Lyon (pour rester dans les dernières années et dans la région) avait plus de force (le magnifique Schigolch de Franz Mazura à 85 ans , la Lulu de Laura Aikin…la direction passionnante de Kazushi Ono). La direction de Marc Albrecht est précise, détaillée, claire, l’orchestre de la Suisse Romande domine la partition et le résultat est vraiment remarquable, on repère parfaitement les formes, les répétitions et les motifs, en soulignant même un certain lyrisme qui rend justice à ce grand monument du XXème siècle. Il est assez rare qu’un chef soit si convaincant à Genève.

La distribution vocale est très correcte, très homogène sans être exceptionnelle. Elle est dominée par Patricia Petibon, qui s’engage dans ce rôle terrible d’une manière telle qu’on ne peut que la saluer et rester admiratif de la performance. Scéniquement Patricia Petibon est impressionnante et va très loin dans l’incarnation.

patriciapetibona3.1266022616.jpgGTG/Gregory Batardon

Vocalement, l’artiste se confronte avec tous les honneurs au rôle, elle domine la partition et contrôle de bout en bout le volume, l’émission au service d’une interprétation expressive et convaincante, avec des subtilités étonnantes, des notes filées parfaitement contrôlées, on sent la technique de l’ex-baroqueuse. Il est seulement dommage que son allemand n’est pas dominé,  notamment dans les dialogues où son accent français gêne, dans les parties chantées en revanche, on entend le texte clairement, et c’est moins gênant. Il reste qu’on tient là sans doute une des grandes Lulu d’aujourd’hui et des prochaines années (on aimerait d’ailleurs que Natalie Dessay se lance aussi), même si pour l’instant la performance n’atteint pas celle, légendaire, de Teresa Stratas, inoubliable dans le couple qu’elle formait avec Franz Mazura dans la production Chéreau-Boulez de 1979, ni même Christine Schäfer, phénoménale Lulu de la production de Salzbourg de Michael Gielen et Peter Mussbach en 1995.
petibon-juon-hunka.1266022631.jpgGTG/Gregory Batardon

Notons également très bonne comtesse Geschwitz de Julia Juon, même si j’ai encore dans la tête le “Lulu! Mein Engel! Lass dich noch einmal sehn! Ich bin dir nah! Bleibe dir nah! In Ewigkeit! ” final d’Yvonne Minton dans la production Chéreau-Boulez qui me bouleverse encore aujourd’hui au disque. La voix est bien posée, forte, très présente, et le personnage conçu par Py est vraiment très marquant, à la fois laid et séduisant, qui attire et repousse à la fois. La distribution masculine est très homogène et très honorable: j’ai aimé le Alwa de Gerhard Siegel, spécialiste désormais des grands rôles de ténor de composition, voix claire, flûtée comme il convient au rôle, et interprétation rigoureuse et juste, tout comme le Schigolch de Hartmut Welker, bien plus marquant et présent (il est le clown de la ménagerie de Py) que les dernières fois où je l’ai entendu, mais bien moins convaincant que celui de Franz Mazura à Lyon, tout à fait incroyable. A noter également le dompteur/athlète de Sten Byriel, dans son costume de gorille.  J’ai moins aimé le Schön/Jack de Pavlo Hunka à l’interprétation un peu trop neutre pour mon goût (je n’arrive pas à effacer Franz Mazura -encore lui- de mon souvenir: c’est incroyable comme certains artistes habitent la mémoire, Franz Mazura est de ceux-là), même si la composition (ah! ces lunettes!) est assez convaincante, il faut dire que la trouvaille de Jack en Père Noël est très forte! Mais d’une ecrtaine manière, Py noie Schön dans l’anonymat de la ménagerie, alors que je pense que la volonté de Berg de faire chanter Schön et Jack par le même chanteur devrait être valorisée dans la mise en scène.

Au total une Lulu musicalement de très bon niveau, les spectateurs qui n’ont jamais entendu l’opéra de Berg peuvent se réjouir d’en avoir entendu une version de haute tenue.

ensemble.1266022441.jpgGTG/Gregory Batardon

Et la mise en scène?
Beaucoup de spectateurs sont venus, attirés par le soufre de l’interdiction aux moins de 16 ans: “Pour traduire les intentions du compositeur et de son inspirateur Frank Wedekind, Olivier Py et son équipe ont fait appel à des images qui, quoi que de plus en plus usuelles et répandues, restent rares et inhabituelles sur une scène lyrique et pourraient choquer un spectateur non averti.
Respectueux du regard de chacun ainsi que de ses opinions, il nous paraît important de vous en informer avant votre entrée en salle ou avant l’achat de votre billet. Nous déconseillons le spectacle aux personnes de moins de 16 ans.”
dit le site du Grand Théâtre.
Much ado about  nothing, beaucoup de bruit pour rien, sinon l’effet de curiosité ( de voyeurisme, comme ces spectateurs représentés par Py?) qui fait que le théâtre ne désemplit pas, mais les déçus du sexe fuient dès le premier acte. Ce n’était ni utile, ni justifié; le film pornographique proposé au troisième acte (une sodomie?) est de toute manière brouillé et neigeux, et vraiment pas de la nourriture pour voyeurs invétérés, et après tout celui qui va voir Lulu sait (du moins j’espère) qu’il ne verra pas une vie de saint(e), malgré le final christique proposé par Py dans sa mise en scène.
L’idée centrale de Py est de développer l’idée du prologue, et de montrer le monde comme une vaste ménagerie, évoluant dans un univers à la Otto Dix, et  dansant sur la mort (les néons aux couleurs criardes proposent un certain nombre d’affirmations “Meine Seele”(Mon âme), “Mein Herz ist schwer”(mon coeur est lourd), “I hate Sex” (je hais le sexe) et le décor de façades qui défile sans cesse dans les deux premiers actes propose des magasins comme “Boucherie” ou “Pompes funèbres” qui sont autant de liens avec l’intrigue. Tous les personnages sont partie d’un cirque mortifère (le clown, le gorille etc…) leurs costumes sont clinquants ou rutilants comme dans notre bonne vieille “Piste aux étoiles”, (celui de Geschwitz et de Lulu au départ est semblable – un rouge vif satiné- et Lulu traverse cela comme indifférente, tantôt nue comme un ver, tantôt (début du troisième acte) vêtue en Marilyn, autre icône mortifère. Peu à peu la scène se remplit côté jardin de tous les objets accumulés depuis le début et finit par être une sorte de décharge : le monde n’est qu’immondice. Tandis qu’en arrière plan se déroulent tantôt des danses (lascives) sous le regard d’un public toujours voyeur, ou Lulu apparaît en star, ou le film pornographique, qui illustre la déchéance finale de Lulu, et qu’en arrière plan une roue multicolore nous avertit de l’inexorable progression du fatum. Beaucoup d’objets, beaucoup de mouvements beaucoup de personnages, dans un univers immédiatement identifiable qui devient vite répétitif, et même vaguement ennuyeux, ce qui explique sans doute que la salle, au moins à l’orchestre, se vide. Py voit Lulu comme une apocalypse dans un monde qui danse sur des braises (la première scène du troisième acte sur la spéculation, fait frémir quand on la rapporte à notre actualité). Les rapports des personnages entre eux en sont même savonnés, ils glissent comme le décor en mouvement permanent, au profit de flashes, comme dans un univers de bande dessinée, et ne sont que bornes d’un parcours inexorable vers la mort (et transfiguration) magnifiquement voulue comme final.

La fin est en effet stupéfiante et rattrape à mon avis bien des approximations, des répétitions, des vides (dans cet univers du trop plein!) du spectacle. Lulu meurt par un Jack déguisé en Père Noël, arme fatale du dérisoire, ou ange exterminateur qui va transfigurer Lulu, nue, en christ baroque au milieu de ses disciples -tous les personnages de l’oeuvre- baignant dans une lumière rouge sang: la pietà du sexe. Vision frappante qui fait de Lulu le christ de la déliquescence, qui donne sa vie non pour notre vie, mais pour la pourriture de notre monde animal. Il n’y a donc que de l’animal à voir dans l’humain, et Lulu ne serait donc que la seule figure humaine, la seule de la ménagerie qui ressemblerait à chacun de nous.

Le propos est sans aucun doute séduisant, et Py reste un metteur en scène qui a du génie. On retrouve sans ce spectacle la mobilité d’un monde incapable de se fixer, la multiplicité des points de vue, l’absence totale de concession, mais aussi quelques facilités et des trouvailles multiples qui n’arrivent pas toujours à produire un autre sens que celui découvert initialement, en ce sens le spectacle fait quelquefois du sur place, et c’est dommage. Certes, la vision est plus approfondie que chez Peter Stein à Lyon et bientôt à Milan, mais pas forcément plus productive. Chéreau en faisait un objet, une sorte de pâte adaptable au regard des hommes,dans un univers cinématographique d’une stupéfiante beauté, qui construisait immédiatement un mythe, Mussbach construisait lui-aussi une sorte de mythe cinématographique. Py donne du sens à tout, ou plutôt jette, éblouit, étouffe sous les signes, et arrive quelquefois à lasser.Le trop étant quelquefois l’ennemi du bien, ce n’est pas son meilleur spectacle,  mais cela reste un travail passionnant.

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BONNE ANNEE 2010! Quelques spectacles attirants….

Bonne année 2010 pour les amis qui me lisent.
En écoutant ce matin le concert du Nouvel An à Vienne, confié à la baguette de Georges Prêtre, je me mettais à penser aux huées régulières que ce dernier prenait à Garnier dans les années 70, uni dans la huée avec une Jane Rhodes ou une Régine Crespin. C ‘était le moment où certains imbéciles ne supportaient pas les chanteurs ou les artistes français. La première fois que je l’entendis triompher c’était dans Moïse de Rossini, en 1983, que j’ai évoqué il y a quelques semaines dans les quelques mots dédiés à Bogianckino.

Beau concert, ce matin. Il est vrai que l’exercice est imposé, le triomphe acquis et  rares sont ceux qui le ratent. Mais on retrouve toujours chez Prêtre cette élégance du geste,même minimaliste, comme ce matin, et cette précision qui le font apprécier des musiciens. Combien de triomphes à la Scala où il est adoré.

J’ai voulu alors réécouter  ce qui me paraît être l’absolu du genre: les concerts dirigés par Carlos Kleiber (1989 et 1992), on ne peut que rester fasciné par l’étourdissante performance, le dynamisme, le sens des rythmes, l’humour, l’incroyable vélocité, l’acrobatie technique, et puis je suis tombé en arrêt, étranglé par l’émotion, par les premières mesures du Beau Danube Bleu (version 1989), sans aucun rival ni avant ni après. Il y a tout: l’élégance, la légèreté, la mélancolie, le mystère. Sacré bonhomme. Irremplaçable.

Alors il me reste à souhaiter aux lecteurs de mes modestes contributions de belles soirées d’opéra et de beaux concerts en 2010.  Je n’ai pas encore répéré tout ce qui me paraît intéressant, mais j’irai probablement entendre à la Scala le Tannhaüser et le Boccanegra, le Rheingold mis en scène par Guy Cassiers, nouvelle étoile de la scène flamande dont j’ai vu “La trilogie du pouvoir”, fascinant spectacle. Je retournerai à Milan aussi pour la Carmen dirigée par Dudamel. J’essaierai d’ailleurs d’aller à Göteborg écouter sa IXème symphonie de Mahler en février. Par ailleurs, tous les abbadiens mais aussi les autres attendent avec impatience la IXème de Mahler et  Fidelio que Claudio Abbado doit diriger cet été et iront à Berlin en Mai pour son traditionnel concert annuel avec les Berlinois dans le très rare “Rinaldo” de Brahms, et les français seront tous à Pleyel le 11 juin .

J’ai noté une Grande Duchesse de Gerolstein à Bâle mise en scène par Christoph Marthaler avec la grande Anne Sofie von Otter et dirigé par Hervé Niquet (à Pleyel le 11 janvier). Vu le grand souvenir que fut ‘La vie parisienne’ au Volkstheater de Berlin il y a une douzaine d’années, je vais sans doute essayer de voir le spectacle. Je suis tenté aussi par Rienzi au Deutsche Oper de Berlin (fin Janvier) que je n’ai jamais vu sur scène et par Attila au MET, dirigé par Riccardo Muti, et dans une mise en scène de Pierre Audi et surtout des décors de Herzog et Demeuron, les grands architectes suisses.

A Paris, j’avoue être tenté par Norma au Châtelet si rare, mais le nom de Peter Mussbach sur l’affiche me fait hésiter. Je ne suis pas un grand fan de ce metteur en scène, par Cenerentola aux Champs Elysées, et par quelques spectacles de l’Opéra (bien sûr par le début du Ring qu’enfin on monte !).

A Madrid, deux productions m’attirent, la Salomé avec Nina Stemme et L’incoronazione di Poppea avec Philippe Jaroussky. Il faudrait aussi aller voir à Amsterdam les Troyens avec deux dames notables (Eva-Maria Westbroek et Yvonne Naef) et Turandot pour la direction de Yannick Nézet-Séguin, et à Londres Tamerlano avec Domingo.

J’irai sûrement en revanche voir Lulu à Genève avec Patricia Petibon, dans la mise en scène d’Olivier Py, et à Lyon la reprise des spectacles Tchaïkovski avec Kirill Petrenko au pupitre. Petrenko est un chef excellent, qui va sans doute diriger le Ring du bicentenaire de Richard Wagner en 2013, et les spectacles de Peter Stein sont certes inégaux, mais je conseille Mazeppa, magnifique production, un peu moins Onéguine, et encore moins La Dame de Pique, vraiment ratée.

Enfin j’attends avec impatience les débuts à Vienne de Dominique Meyer comme Intendant en septembre prochain, je compte sur lui pour rénover l’image et la politique de cette vénérable institution, en lui souhaitant de ne pas être la tête de turc de la presse viennoise, une habitude là-bas. Souhaitons lui une très bonne année, et surtout une fulgurante fin d’année viennoise, alla grande!

Voilà les perspectives bien incomplètes qui peuvent stimuler le mélomane,  on ne peut que vous souhaiter d’y assister et de prendre votre baluchon (et votre carte de crédit!). En attendant, bonne année encore. Santé et musique!