OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: DE LA MAISON DES MORTS (Z MRTVÉHO DOMU) de Leoš JANAČEK (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin): l’aigle. Prod.2011 © Monika Rittershaus

Le débat est infini : la mise  en scène est-elle une œuvre d’art et à ce titre, cette œuvre éphémère et fragile mérite-t-elle d’être conservée ? Les mises en scène d’un opéra ou d’une pièce de théâtre survivent-elles à leur auteur ?
Patrice Chéreau a été clair là-dessus : il a toujours refusé les reprises de ses spectacles qu’il ne supervisait pas. Et d’ailleurs, ceux qui ont vu ses spectacles savent que le plus souvent, il assistait à toutes les représentations alors que l’usage veut qu’après la première, le metteur en scène s’en aille vers d’autres cieux.

Ainsi donc, voilà en cause aussi bien l’Elektra de la Scala la saison dernière (mais avec l’essentiel de l’équipe de la création à Aix qui avait travaillé avec Chéreau) et cette reprise de De la Maison des Morts avec quelques autres chanteurs que ceux de la création à Aix, mais aussi une distribution un peu différente de la première présentation à Berlin d’octobre 2011.
C’est la question de l’opéra de répertoire : que reste-t-il d’un travail lorsque le metteur en scène n’est plus là pour régler les choses, et même si dans ce cas précis la présence depuis la création à Aix et à chaque reprise de Thierry Thieû Niang garantit une continuité.

Le cas Chéreau n’est pas unique, certaines mises en scène de Wieland Wagner ont survécu dans des théâtres bien après la disparition de leur auteur et on joue encore au Berliner Ensemble La résistible ascension d’Arturo Ui, dans la mise en scène d’Heiner Müller (1995) il est vrai avec encore Martin Wuttke dans le rôle titre.
Certains disent qu’il ne reste que des traces d’un travail commencé dans le cas qui nous occupe avec Pierre Boulez à Aix, et très marquant musicalement (le travail de Boulez avec Chéreau ayant une valence toute particulière étant donné leur histoire en commun) repris à Milan avec Esa Pekka Salonen, et à Berlin avec Simon Rattle, trois personnalités très ouvertes au travail théâtral, mais musicalement très différentes.
J’avoue qu’en la matière mon cœur balance: d’une part je partage l’option de Patrice Chéreau, qui protège une sorte de copyright, et plus encore, la nature de l’œuvre « mise en scène », éphémère et inscrite dans l’instant et qui bouge tout le temps, y compris si Chéreau est dans les coulisses, mais d’autre part, l’enseignant qui est en moi pense à la transmission d’un patrimoine et même si vidéo et CD conservent le témoignage du travail original, ils font du spectacle en boîte dans une fixité qui en éloigne la vie même, au contraire de la présence dans un théâtre, même en ne voyant que ce qui reste du travail et de l’œuvre, qui reste vraiment irremplaçable, je l’ai vérifié aussi bien avec Heiner Müller que Giorgio Strehler ou d’autres. Même si l’Arlecchino de Strehler vu à l’Odéon dans les années 70 reste une référence et un souvenir indépassable, les quelques quinze représentations vues au long de ces 30 dernières années, y compris après la disparition de Strehler, ont toujours été source de plaisir et de méditation, mais surtout source d’émotion. Elles rappellent combien Giorgio Strehler dont on parle moins aujourd’hui fut grand. Il fut d’ailleurs un des maîtres de Chéreau…
Ainsi, certes, le spectacle vu à Berlin n’a peut-être plus la rigueur des origines, mais il reste fort et fascinant, et ce qui le fonde est encore bien vivant et vibrant.
Alors, en 2017-18, quand ce spectacle viendra à l’Opéra de Paris, il faudra aller le voir, évidemment ! que dis-je ? il faudra s’y précipiter !
Simon Rattle n’est pas mon chef de prédilection, surtout dans le répertoire allemand romantique et post romantique. Mais c’est un chef que j’apprécie dans d’autres répertoires (XVIIIème, répertoire français, musique américaine, un certain XXème siècle mais pas Stravinski), et notamment dans Janáček. Son approche est moins tragique que celle de Boulez, moins délicate (moins moussorgskienne) que celle d’Abbado (écoutez son enregistrement DG), moins contrastée que celle de Salonen, mais plus rutilante, plus éclatante, je dirais presque puccinienne (au bon sens du terme, vu que Janáček aimait bien Puccini). Elle fouille et interroge la partition, elle met des éléments en relief qu’on n’entend pas ailleurs, elle envahit l’espace sonore (réduit) du Schiller Theater mais sans écraser. Néanmoins, dans un espace relativement intime, la présence orchestrale est forte, et couvre quelquefois un peu les chanteurs. Il reste que j’avoue avoir été séduit par ce soin apporté à la couleur : l’interprétation de Rattle est très colorée, chaleureuse, sans doute inhabituelle dans ce contexte gris voulu par Chéreau : la couleur est dans la musique. L’orchestre (la Staatskapelle Berlin, l’orchestre de Barenboim) sonne magnifiquement, les cuivres sans aucune scorie, c’est un orchestre de grande qualité avec d’ailleurs de très bons solistes (Wolfram Brandl par exemple) sans oublier le très bon chœur de la Staatsoper, (dirigé par Martin Wright).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Si Boulez avait souligné le rugueux d’une partition qu’il appelait primitive, Rattle arrondit les angles, fait de la musique quelquefois même un peu trop jolie pour ce travail de mise en scène : Boulez était dostoïevskien (qui est aussi la référence de Chéreau : revenir au texte), Rattle se laisse plus aller au son et à sa chatoyante magie, mais Dieu que c’est beau. Boulez a le sens du tragique, il a la ligne grise et douloureuse des murs de Peduzzi dans l’œil. Pas Rattle, qui préfère trouver dans cette explosion sonore et colorée une autre poésie, plus expression du rêve des âmes que de la clôture des destins.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus

C’est évident, criant, voire sublime lors du 2ème acte où la pantomime est un pur moment suspendu, sans rien du grotesque ou du cruel qu’elle pourrait revêtir. Rattle nous renvoie à des pépites de beauté. Il y a de l’espérance dans cette interprétation.

Le fait de ne pas voir le chef (la fosse est profonde) est plutôt un avantage pour se concentrer sur la mise en scène (Bayreuth sans l’auvent en quelque sorte). Et le plateau réuni est très homogène à défaut d’être éblouissant. L’œuvre exige moins des vedettes qu’une vraie homogénéité vocale car il est difficile, impossible même, de déterminer un rôle principal.
Ce n’est pas l’opéra de Janáček que je préfère, l’œuvre (créée en 1930) est puissante par le sujet, très évocateur et assez prémonitoire de ce qui se passera chez Staline (et ailleurs) quelques années plus tard,  mais dramaturgiquement moins théâtrale que d’autres comme Katia Kabanova, Jenufa ou L’affaire Makropoulos. C’est une série de moments, peu agencés entre eux, dont le fil rouge va de l’arrivée de Gorjančikov  le prisonnier politique (Tom Fox, très honorable) jusqu’à son départ, sans que cette présence continue (il accompagne bientôt Alejo qu’il protège et à qui il apprend à lire) ne soit vraiment marquante pendant le corps de l’œuvre : Janáček procède par touches, et en cela Chéreau  l’a parfaitement suivi (voir la manière dont le Pope agit, les bénédictions, la soumission, l’apparente paix face à l’horreur du lieu).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus

Le troisième acte est le plus chanté de l’œuvre, le plus dramatique sur le plan musical, le plus répétitif sur le plan dramaturgique. Mais mon préféré est le deuxième acte,  le plus spectaculaire avec la pantomime jouée par les prisonniers, moment de l’expression des fantasmes, notamment sexuels, mais plus encore authentique instant où la liberté dont ils sont privés émerge des corps, comme une sorte de Saturnale. Et Chéreau y retrouve quelque chose des motifs qu’on avait rencontrés dans Hamlet (les comédiens), en un tableau impressionnant où le jeu se déroule entre deux publics, celui du théâtre et celui sur le théâtre, dans une mise en place impressionnante de fluidité et sublime de beauté plastique et d’émotion.
Une partie de la distribution a accompagné toutes les reprises, c’est le cas de l’Alejo, toujours très prenant et émouvant d’Eric Stoklossa, déjà à Aix en 2007, moins jeune mais toujours aussi juvénile. C’est aussi à l’autre bout du spectre le cas du vétéran Heinz Zednik. D’une certaine manière, Patrice Chéreau a voulu à ce moment de la carrière renouer avec ceux qui l’avaient suivi et accompagné à Bayreuth (dans Elektra, c’était Donald Mc Intyre et Franz Mazura qui témoignaient de cette fidélité). Zednik, le vieillard, toujours saisissant, dès le début lorsqu’il essaie timidement de tendre son auge et qu’il se fait « squeezer » par les autres, sorte de fantôme qui erre pendant toute la représentation avec une incroyable présence.
Štefan Margita lui aussi depuis les origines dans cette production est un Filka toujours intense et tendu, comme Peter Straka, qu’on a toujours plaisir à retrouver. Le Šiškov de Pavlo Hunka ne fait pas oublier Pater Mattei avec Salonen à la Scala, mais défend bien le rôle, avec une voix sonore et profonde, tandis qu’on est heureux de retrouver Peter Hoare (Die Soldaten avec Bieito) , qui donne du relief à Šapkin.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Ce qui frappe toujours dans ce travail ce sont les moments de pur théâtre (la chute des ordures à la fin du 1er acte) ou le brutal « tomber » de rideau, typique de Chéreau, la délicatesse des éclairages phénoménaux de Bertrand Couderc, jamais francs, d’une infinie variété dans une infinitude de moments, de ces moments très brefs que Chéreau saisit avec une vérité voire une crudité à la limite du supportable, tandis qu’à d’autres moments émerge une indicible poésie : c’est le cas de l’aigle blessé figuré par une sorte de jouet de bois articulé, comme s’il avait été construit par les prisonniers eux-mêmes, comme une mascotte, comme un objet symbole ou une projection, porté au départ jalousement par le vieillard. L’aigle à la fin guéri s’envole : le jouet ici figure l’envol, comme s’il figurait un espoir que la réalité contredit, comme s’il en était la métaphore, alors que Gorjančikov, lui, laisse la prison, laissant les autres, Alejo, le vieillard, seuls face à un destin bouché.
Bouché comme ce décor bétonné de Richard Peduzzi, aux parois imperceptiblement mobiles qui changent l’espace et empêchent tout perspective. Même le fond quelquefois ouvert est toujours brumeux, de ces brumes que Chéreau affectionne et qui nimbent d’irréel ce monde marginal, autonome, autoréglé où la vie, la mort, le jeu, les affects, les individus passent presque sans relief particulier, un monde uniformément gris.

Au total, à être très sincère, je me demande si ce que nous investissons dans le spectacle original que nous avons vu avec Boulez en 2007 n’est pas trop médiatisé par sa direction implacable de rigueur et par l’idée préconstruite que Chéreau est mort et qu’aucun de ses spectacles ne sera comme avant. Il serait fort injuste, et faux, de dire que le spectacle ne fonctionne pas. Que Chéreau, maître en work in progress, y eût apporté des touches nouvelles, liées à de nouvelles idées, liées à de nouveaux chanteurs, sans doute. Voilà un spectacle arrêté dans son parcours, mais pas fossilisé. Chéreau n’est plus mais son spectacle vit encore. Il y a des spectacles dont le metteur en scène est bien vivant, et qui naissent fossilisés, plâtrés, empoussiérés et déjà morts.
Ça n’est pas le cas ici.
Je vous l’assure, ici c’est encore le bonheur.
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De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WOZZECK d’ALBAN BERG le 6 MARS 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Mark LAMOS)

L'étang...© The Metropolitan Opera
L’étang…© The Metropolitan Opera

Il en a fallu du temps au Wozzeck de Berg pour s’imposer sur les scènes hors d’Allemagne. Une génération au moins. C’est en 1959 que l’opéra fait son entrée au MET, sous la direction de Karl Böhm et depuis, 65 représentations (en 55 ans..). On se demande toujours comment il est possible qu’un tel chef d’œuvre ait éprouvé tant de difficultés à être accepté du public. Et au soir de ce 6 mars, la première de cette reprise, dans la salle, aux fauteuils d’orchestre, l’abondance de jeunes vêtus casual laisse supposer que les places laissées vides ont été bradées.
Pourtant la distribution est de très haut niveau, elle comprend Thomas Hampson, dont ce devait être une prise de rôle et qui, souffrant, a été remplacé par Matthias Goerne par un heureux hasard en récital la veille à Carnegie Hall, Deborah Voigt (c’est aussi une prise de rôle) Peter Hoare, Simon O’Neill, Clive Bailey et c’est James Levine qui dirige: bien que physiquement très diminué (il ne vient pas saluer sur scène et reste dans la fosse), il impose une vision à la fois vigoureuse et très lyrique, une lecture d’une très grande clarté, avec des moments qui séduisent par le rythme et la couleur comme la scène du Biergarten où Marie danse avec le tambour major, qui secouent, comme les deux impressionnants crescendos “en si” du meurtre de Marie. Chaque intermède est marqué par un sens dramatique qui maintient jusqu’au bout une grande tension dans cette course à l’abime qu’est Wozzeck: au total une très grande, une très belle interprétation. On peut préférer une approche plus raffinée (comme celle d’Abbado) ou plus distanciée (Boulez): Levine est ici à la fois théâtral et lyrique: il met en valeur les échos mahlériens de l’oeuvre et réussit à créer quelquefois une couleur étrange qui correspond à ce qu’on suppose être l’âme tourmentée de Wozzeck, et le sentiment d’un temps suspendu: la fin – avec le “coucou” final de l’enfant- est proprement glaçante. Très beau moment.
La soirée est servie par une troupe de chanteurs d’une très grande qualité, comme presque toujours au MET. Matthias Goerne, qui remplace au pied levé Thomas Hampson et qui a travaillé l’après midi même avec James Levine, réussit à créer un personnage halluciné, ailleurs, avec une voix complètement impersonnelle, désengagée, presque désincarnée, grâce à un timbre un  peu voilé qui sert évidemment le propos. Son expérience du Lied, sa manière de dire le texte, son aptitude à ne pas colorer, en font vraiment un très grand interprète. Il compose un Wozzeck presque déjà hors du monde, qui ne s’anime qu’en présence de Marie. La première scène est murmurée, cette voix presque blanche, presque absente fait violent contraste avec celle du capitaine, très composée, cassante, particulièrement colorée de Peter Hoare, qui, après Desportes (Die Soldaten, Zürich, voir le blog), Sharikov (Coeur de chien, Lyon: voir le blog) montre une capacité de composition particulièrement développée: il joue avec sa voix, très ductile, particulièrement malléable et compose un personnage vraiment remarquable dont la voix travaille sur la variation des couleurs alors que Goerne veille à produire un son monocolore ou sans couleur, et qui par contraste parait terriblement humain, au contraire du capitaine.
Deborah Voigt est une Marie à la voix sonore, qui impose une vision très dramatique du personnage, au détriment d’une certaine sensibilité et d’une certaine humanité. Face à un Wozzeck aussi élaboré que celui de Goerne, elle reste, me semble-t-il, un peu extérieure au propos. On pense à ce que ferait une Angela Denoke ou une Waltraud Meier…La Marie de Deborah Voigt n’est pas à dédaigner, mais ce son droit, assuré, quelquefois un peu fixe, ne convient pas au personnage dont elle ne rend pas la fragilité.
Pas de fragilité pour l’excellent tambour major de Simon O’Neill dont on remarque une fois de plus le beau timbre et la voix très présente: la couleur et la manière de chanter conviennent parfaitement à son personnage. Mais c’est le docteur de Clive Bailey qui, avec Peter Hoare, constitue pour moi peut-être la plus agréable surprise: une voix de basse très ductile, qui a une belle aptitude à colorer, à varier le ton, à interpréter; à la fois bouffe et inquiétant, sonore et insinuant mais jamais cabotin: il obtient un succès très mérité.
Mais les rôles de complément sont aussi bien tenus, signalons notamment les deux compagnons de Richard Bernstein et Mark Schowalter, la Margret de Tamara Mumford et l’Andres de Russell Thomas, tous deux diplômés du programme Lindemann pour jeunes artistes promu par le MET et dont la performance est à noter.

Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera
Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera

La mise en scène de Mark Lamos (un metteur en scène et acteur qui fut le premier américain à mettre en scène un spectacle dans l’ex-Union Soviétique) remonte à 1997: elle était déjà à l’époque bien dépassée. Une vision plutôt plate, fondée sur une ambiance abstraite, aux grands pans géométriques noirs qui délimitent des espaces qu’on suppose mentaux (à cause des ombres projetées qui installent une certaine inquiétude) avec comme seule tache l’étang rouge orange couleur de sang qu’évoque Wozzeck. Du point de vue de la direction d’acteurs, c’est le minimum requis conventionnel: on est aux antipodes d’un Marthaler, d’un Bieito, d’un Chéreau et déjà, 20 ans avant, en 1977, Ronconi avait fait à la Scala  un Wozzeck qui avait bien dix ans d’avance sur cette production…
Seuls moments relativement réussis, les scènes de groupe dans les tavernes (notamment la scène du bastringue du second acte): simplement parce qu’ils insufflent une vie que ce travail ne possède pas. Je défends pour Wozzeck une vision d’où le réalisme n’est jamais absent, quelle que soit la manière dont il est traduit, hyperréalisme du mess des officiers à la Marthaler, raffinerie dont les tuyaux digèrent le monde et les âmes comme chez Bieito, ou village abstrait et concret, monde de formes qui évoquent et délimitent un espace de vie comme chez Chéreau. Ici, l’abstraction n’ajoute rien à l’action, et elle aurait plutôt tendance à l’estomper.
Mais les problèmes de public que connaît le MET ne plaidaient pas en faveur d’une nouvelle production et Peter Gelb a choisi de soigner essentiellement les aspects musicaux et vocaux: de ce point de vue c’est réussi, et c’est une belle représentation qu’il nous a été donné de voir, à laquelle contribue le plaisir de retrouver James Levine qui tient de manière si ferme son orchestre en main: il est l’un des seuls à le faire sonner ainsi, il est vrai depuis 43 ans et 2456 représentations.
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Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck)   © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.
Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck) © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: COEUR DE CHIEN d’Alexander RASKATOV le 20 JANVIER 2014 (Dir.mus: Martyn BRABBINS, Ms en scène: Simon MC BURNEY)

Fin du 1er acte ©Stofleth
Fin du 1er acte ©Stofleth

 

Comme souvent pour les créations (on l’a constaté pour Written on Skin), la production de la création est coproduite par plusieurs théâtres. C’est le cas de Coeur de chien (Собачье сердце) d’Alexander Raskatov, sur un livret de Cesare Mazzonis, créé à Amsterdam en 2010, repris la même année  à l’ENO de Londres (en anglais, avec un autre chef, mais avec des chanteurs de la création en russe, comme Peter Hoare, Charik le chien) à la Scala la saison dernière en mars 2013, avec des distributions voisines et le même chef qu’à la création, Martyn Brabbins. Cesare Mazzonis le librettiste est italien, ex directeur artistique de la Scala, ex-directeur artistique du Teatro Comunale de Florence (l’actuel Teatro del Maggio Musicale Fiorentino) conseiller artistique à l’orchestre de la RAI de Turin. C’est l’un des têtes pensantes de la musique en Italie. Alexander Raskatov, né en 1953, fils d’un célèbre satiriste russe de la revue Krokodil, est fortement influencé par Chostakovitch et Mussorgski, ses grands prédécesseurs, mais aussi par Webern ou Ligeti. Il a composé une musique assez aisément accessible, qui s’appuie beaucoup sur des citations, et qui accompagne plus l’intrigue qu’elle n’en semble la colonne portante. En fait, la mise en scène de Simon Mc Burney est tellement puissante, tellement riche et inventive, que la musique finit par en pâlir, à moins que la musique ne soit tellement mimétique des situations, qu’elle ne les accompagne comme au cinéma, plus que ne les crée.

Le chien et ses manipulateurs ©Stofleth
Le chien et ses manipulateurs ©Stofleth

L’histoire est prise à Boulgakov, à une nouvelle écrite en 1925 pour le journal Niedra (Les Entrailles) en 1925, mais elle est jugée contre-révolutionnaire et donc non publiable. Publiée à l’étranger à la fin des années 60, elle le sera pour la première fois en URSS dans le numéro 6 du journal Znamia (l’Étendard) en 1987.
Un chirurgien de renommée mondiale transforme un chien errant Charik (Bouboule) en lui implantant des organes sexuels d’homme, et celui-ci se transforme en homme de plus en plus envahissant et dangereux, notamment dans la Russie bolchevique. Il finira par lui réimplanter ses organes de chien.
On voit combien le texte renvoie à d’autres comme le Frankenstein de Mary Shelley, ou L’île du Docteur Moreau de HG Wells : il s’agit de méditer sur la nature du concept d’humanité. À partir de quel moment passe t-on du statut d’humanoïde à celui d‘humain ? Qu’est-ce qu’être humain ? Voilà des questions, à l’heure du clonage et des manipulations génétiques, mais aussi de la revendication d’un statut et de droits de l’animal, qui sont bien prémonitoires. Une nouvelle fantastique, certes, dans l’esprit du Nez de Gogol (et Chostakovitch), mais qui est aujourd’hui encore d’une plus grande urgence parce que les mêmes problèmes se posent de manière de plus en plus aiguë à la société.

Charikov et ses amis ©Stofleth
Charikov et ses amis ©Stofleth

La nouvelle de Boulgakov pose évidemment d’autres questions, plus politiques, sur le regard ironique, pour ne pas dire sarcastique, sur les révolutions, les révolutionnaires, les excès, les passe droits et tous les petits arrangements avec le ciel qui n’ont pas de couleur politique, mais une couleur terriblement humaine : Boulgakov est un observateur amer, et amusé en même temps de la dérive sociale : ici, c’est le chirurgien privilégié Filip Filippovitch Preobrajenski qui essaie à toutes forces de défendre ses privilèges et son grand appartement à l’heure du partage social, et sur le caractère intrusif des comités de quartier. Une histoire assez voisine, sur le mode bon enfant, est racontée par Chostakovitch dans l’opérette Moscou, Quartier des cerises, vue aussi sur la scène lyonnaise (2004 et 2009 – voir le blog) ; c’est dire comme l’ombre musicale de Chostakovitch inonde une œuvre tout à fait dans la veine de la satire russe et d’une musique qui colle à l’action d’une manière presque mimétique, qui selon les paroles même de Raskatov puisse « trouver un véritable équivalent au style vif et concis de Boulgakov», en utilisant une palette la plus large possible de genres musicaux pour coller aux besoins. Ainsi, trouve-t-on le récitatif Monteverdien, la parodie de la musique révolutionnaire, mais aussi le chœur orthodoxe ou la parodie de la chanson comique russe. Tchaikovski et Moussorgski ne faisaient pas autrement en puisant à la fois dans la tradition populaire ou la tradition orthodoxe, et en épousant aussi les formes occidentales. Et l’acoustique du théâtre, si sèche, va servir le dessin très analytique du chef Martyn Brabbins, un de ces chefs moins connus, mais toujours au carrefour de la modernité, dont les rythmes, la précision (l’orchestre de l’Opéra est vraiment en pleine forme) va servir et le théâtre et le plateau, accompagné, sans jamais le couvrir car pour les voix, tout est possible dans ce travail : on y trouve  des variations extrêmes de styles vocaux,  sollicitant l’extrême aigu (extraordinaire Nancy Allen Lundy dans la bonne Zina), la déconstruction vocale dans la voix déplaisante et rauque du chien Charik (Elena Vassilieva) ou l’extrême du ténor dans la voix plaisante du chien (le contre ténor Andrew Watts), et accentuant les effets par l’usage du portevoix.
Au service de ce projet, une distribution exemplaire, au premier rang de laquelle on trouve Serguei Leiferkus, qui fut l’un des barytons russes de référence pendant les vingt dernières années, et qui incarne magnifiquement l’ambigu Filippovitch : à la fois humain, mais aussi roublard et cruel, et sans cœur quand ses intérêts sont en cause, profitant de sa position (il soigne la toute nouvelle Nomenkatura), il représente toutes les inévitables compromissions. Leiferkus réussit à donner toutes les facettes du personnage avec une voix encore très présente, assez chaude, bien projetée.
Peter Hoare réussit une magnifique composition en Charikov le chien (Bouboulov), voix très ductile, jeu complètement incarné, il explose dans ce rôle (je l’ai vu dans Die Soldaten à Zürich en octobre dernier où il dessinait un Desportes moins immédiatement convaincant). La composition est saisissante, et réussit même à être émouvante par moments. Vraiment étonnant.
Aussi bien Ville Rusanen (l’assistant Bormenthal), à la très chaleureuse voix de baryton, dans la tradition des grandes voix nordiques, Elena Vassilieva (Daria et la voix désagréable du chien) que Vasily Efimov (Schwonder) composent des personnages totalement engagés et réussissent à retravailler leur voix dans le sens transformiste et éclectique voulu par la partition, mais tous sur le plateau composent une distribution exceptionnelle.
Avec une telle partition, un tel plateau et une telle œuvre, il fallait une équipe aussi polymorphe que celle de Simon Mc Burney pour réussir à faire de cette trouvaille musicale un spectacle définitif : utilisant tous les moyens offerts à un spectacle aujourd’hui : vidéo, lumières, marionnettes, manipulation, chorégraphie, théâtre, McBurney réalise là un travail exceptionnel. Dans un cadre fixe, construit par le décorateur Michael Levine, McBurney s’inspire du dessin animé pour faire un théâtre animé, un théâtre-performance qui laisse pantois, mouvements d’ensemble, travail sur les groupes, utilisation de l’espace (la cloison du fond avec l’immense porte) mobile, et surtout l’incroyable ductilité des marionnettes et des manipulateurs du chien, qui sont trois, et qui réussissent à devenir invisibles en pleine lumière, sans parler non plus de la manipulation du chat (Charikov humain hait les chats, se souvenant de sa vie antérieure de chien), sur lequel pendant une demi-seconde plane le doute : est-ce un vrai chat ? Cela donne une des scènes les plus spectaculaires de l’opéra, irracontable et tellement drôle,  d’une rare, hallucinante perfection dans sa réalisation technique qui laisse bouche bée.

Un film en trois dimensions ©Stofleth
Un film en trois dimensions ©Stofleth

McBurney a su créer une ambiance à la fois déjantée et cohérente, prodigieusement dynamique, éblouissante de précision : c’est ce qu’on peut appeler un chef d’œuvre. À la fois un respect scrupuleux du livret, mais en même temps une richesse évocatoire, une profusion imaginative qui par sa variété et son inventivité est presque une métaphore de cette musique multiforme et explosive. Ce travail colle tellement à l’œuvre qu’on verrait difficilement cet opéra présenté dans une autre mise en scène dans une autre vision: on se demande d’ailleurs si la musique ne tient pas à cause de la mise en scène: c’est pourquoi il faudrait oser une autre vision quand même. Il reste que nous avons là une manière de  spectacle total, une sorte de film en trois dimensions où tout semble possible.
Encore une fois, c’est à Lyon que ça se passe.
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Scène finale ©Stofleth
Scène finale ©Stofleth

 

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN, de B.A.ZIMMERMANN le 4 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Prologue © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il y a des soirées qui vous laissent à genoux, tellement secoué que vous avez les jambes en coton, tellement fasciné que vous n’avez qu’une envie, c’est de revenir.  En voilà une qui me marquera, et pour longtemps.

Car musicalement, scéniquement, vocalement, c’est une des productions les plus impressionnantes, les plus intelligentes, les plus frappantes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. J’étais resté sur la magnifique production salzbourgeoise, une fresque qui s’étalait aux pieds des arcades de la Felsenreitschule, avec un orchestre multiplié d’une précision phénoménale qui témoignait du gigantisme de l’entreprise. Ici ce n’est pas une fresque qu’on regarderait en spectateur, c’est un viol collectif qui vous implique, vous heurte, vous bouscule, qui casse les stucs de la salle de l’opéra de Zürich, qui casse les rapports scène salle, intrusion de l’insupportable dans le cocon de la bonbonnière zurichoise. Un énorme choc qui vous laisse assommé et en même temps si fasciné et si drogué par cette musique qu’elle en devient addictive, oui vous sortez sur l’esplanade de l’Opéra et vous avez un désir fou de revivre ça et notamment la dernière image,

Scène finale © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Marie dégoulinante de sang les bras en croix, en contre jour (très beaux éclairages du français Franck Evin), pendant que les tambours (et les bandes sonores, qu’il n’ y avait pas à Salzbourg) rythment de manière obsessive à la limite du supportable la mort/transfiguration (ou le martyre) de l’héroïne.

© Monika Rittershaus /Opernhaus Zürich

Voilà un spectacle total, où s’entremêlent la musique et le chant, les paroles, le théâtre, les présences, les images vidéo, et l’orchestre, avec sur scène souvent les percussions au milieu des chanteurs, comme un personnage de plus: Bieito a habillé l’orchestre en soldats, le chef arrive en treillis, et il n’y a plus de différence entre un musicien et un personnage. J’ironisais il y a peu sur l’utilisation du noir, couleur des musiciens dans l’Alceste de Gluck mise en scène par Py, qui lui aussi met l’orchestre sur scène, mais avec un tout autre résultat (un  spectacle qui apparaît au regard de celui-ci d’un conformisme confondant); ici au contraire on oublie l’orchestre, visible et invisible dans le dispositif scénique: visible parce que cette masse impressionnante est bien là, invisible parce que la musique est tellement insérée voire tissée dans l’action qu’on l’oublie. Nous sommes vraiment au coeur de la Gesamtkunstwerk chère à Richard Wagner.
Pour bien comprendre ce travail, il faut partir de l’espace à disposition. La salle de Zürich est une salle du XIXème, plutôt petite par rapport aux grands opéras comparables; une salle pleine de stucs, de putti, une sorte de pièce de pâtisserie. Le plateau n’est pas immense non plus, sans grands dégagements latéraux, puisque les décors sont entreposés dehors sous des bâches. Impossible d’y loger les masses gigantesques exigées par cette oeuvre dans un cadre traditionnel fosse/scène/salle.
Alvis Hermanis à Salzbourg était lui aussi parti de l’espace, de ce manège de rochers qui entoure une scène sans dégagement où tout est espace de jeu, et qui est décor écrasant et omniprésent, une scène tout en largeur, avec des gradins disposés frontalement. Il a opté pour la fresque, pour la multiplication des espaces, pour le déroulement des scènes sur toute la largeur du plateau, avec un orchestre gigantesque étalé en largeur lui aussi. Le spectateur n’a plus qu’à regarder le spectacle, il est seulement spectateur de cette immense machine, traitée comme une fresque où chaque scène prendrait place dans une sorte de niche, avec une luxuriance de détails où l’oeil finit par se perdre, mais avec des moments de grande fascination et de grande beauté.

Le dispositif global © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito dans l’espace réduit de l’Opernhaus opte pour l’inverse, pour un spectacle complètement concentré, avec espace de jeu unique et disposition de l’orchestre en hauteur sur une immense structure métallique jaune sur le plateau (décor de Rebecca Ringst), pendant que les chanteurs évoluent sur la fosse recouverte. Dans cet espace réduit, l’impression de proximité est multipliée, que vous soyez à l’orchestre ou dans les balcons, vous êtes toujours ou près du jeu, ou près de l’orchestre dont le son vous arrive directement plus vous êtes en hauteur, ou près des écrans vidéo qui sont en fond de scène, en hauteur ou sur les côtés du proscenium. Où qu’il soit, le spectateur se sent concerné, se sent prisonnier, se sent pris au piège. De plus, la structure métallique jaune et laide, un peu comme une structure de grue, se confronte aux stucs de la salle, elle les agresse (d’ailleurs à la fin un des personnages détruit quelques putti), elle les dérange, c’est comme une sorte de viol d’espace: ce spectacle ne saurait se dérouler dans une salle “moderne”, il n’aurait pas cette force de contraste, il ne violerait rien du lieu: s’il venait à Paris (on peut rêver, n’est-ce pas?), il lui faudrait Garnier et non Bastille.
Quelles sont les conséquences musicales d’une telle option (la seule possible au vu de l’espace disponible) et d’un tel dispositif? D’abord, il faut garantir la précision dans le suivi des chanteurs qui ne voient pas le chef et que le chef ne voit pas: il y a certes plusieurs écrans de contrôle, mais en plus, à la place habituelle du chef d’orchestre ou peu s’en faut (au milieu du premier rang), le souffleur donne les attaques en suivant les mouvements de Marc Albrecht sur écran , c’est sur lui que repose la cohérence scène-orchestre: on se souvient que lorsque Joseph Losey avait imaginé un dispositif similaire pour son Boris Godunov à Garnier, les décalages entre les chanteurs, les choeurs et  l’orchestre avaient été très fréquents, notamment pendant les premières représentations.
Pour les spectateurs,  selon les places, le son de l’orchestre doit sans doute être sensiblement différent. J’étais en bas, au 8ème rang et le son m’est apparu au départ particulièrement transformé, avec des voix au premier plan très fortes, et un orchestre au fond (et en hauteur) dont le son arrivait légèrement étouffé, en tous cas au second plan. À Salzbourg, on avait l’impression (et pas seulement l’impression) d’un orchestre écrasant, de masses infinies, et tout le monde avait admiré Ingo Metzmacher pour la précision avec laquelle il menait les Wiener Philharmoniker dans une oeuvre nouvelle pour eux qui ne jouent pas Zimmermann tous les soirs à Vienne…
À Zürich, l’orchestre est distribué en hauteur sur plusieurs niveaux, et pour partie les percussions sont sur des chariots sous le dispositif général, et viennent lentement quand c’est nécessaire du fond de scène (comme la plupart des participants) comme émergeant d’un tunnel brumeux, pour arriver finalement sur le plateau au milieu des chanteurs. Et donc le son a plusieurs niveaux, une grande présence des percussions quand elles sont sur le devant, un son des “tutti” plutôt modéré, mais en même temps une clarté étonnante de l’ensemble: ainsi entend on les citations de Bach ou les moments de jazz de manière beaucoup plus nette qu’à Salzbourg où c’était un peu noyé dans l’ensemble, mais sans qu’elles apparaissent pourtant mises en valeur ou soulignées, mais naturellement insérées comme le désirait Zimmermann; l’orchestre de jazz était aussi quelquefois sur la scène, notamment au moment de la première apparition des soldats, ivres d’alcool, de sexe, et de violence qui torturent un pauvre hère pendu au milieu. D’où un résultat où tissu musical et tissu scénique s’entremêlent, se tressent (c’est bien de tissu qu’il s’agit). Le flot musical est global, mais la présence  des voix au premier plan donne au théâtre une importance décisive. Elles apparaissaient toutes avec beaucoup de relief, volumineuses, imposantes, et malgré une mise en scène très physique, où les corps sont mis à contribution, se roulent dans le sang ou la boue, sautent, courent, s’écroulent, se frappent, on reste stupéfait de la qualité d’ensemble de la diction et admiratifs devant l’engagement de  tous. C’est bien d’une violence globale qu’il s’agit, au sens où si elle est figurée avec un réalisme d’une rare crudité par les acteurs chanteurs, elle est reçue en direct par les spectateurs qui la prennent comme une gifle – certains même en quittent la salle, ou comme une sorte de catharsis du sanguinaire. Evénement cathartique pour sûr, qui assume pleinement sa dimension grand-guignolesque: mais le Grand Guignol est aussi catharsis.

La vision d’Hermanis à Salzbourg restait relativement sage (et à distance, trop sage peut-être) : il nous racontait l’histoire d’une jeune fille victime de ses illusions, Marie, dans un monde déjà lointain (la première guerre mondiale) et l’histoire de sa chute. Ce qui frappait, c’était la beauté de l’ensemble orchestre-scène, c’était la précision du décor, c’était les différents lieux, c’était le jeu des premiers et second plans: en bref, le regard était sans cesse sollicité, et l’audition de l’oeuvre prenait place dans un rapport scène/salle traditionnel: un opéra énorme, mais qui restait un spectacle, et un grand spectacle.
Ici, c’est tout à fait différent. D’abord, Bieito a choisi une ambiance contemporaine: nous sommes aujourd’hui, hic et nunc. Les chanteurs étant pratiquement dans la salle, le spectateur reçoit la violence en plein visage, en pleine oreille, il voit et entend une sorte de mécanique effrayante qu’on entrevoit dès le départ, lorsqu’avancent pendant le prélude tous les personnages marchant au pas du fond vers le proscenium, toute une société , femmes et hommes, comme militarisée, dans la première scène également où évolue Marie côté jardin, en petite fille innocente (couettes, jupe d’enfant sage à la France Gall chantant “Annie aime les sucettes”, c’est à dire pas si sage que ça)  en dialoguant avec sa soeur Charlotte, tandis que Stolzius (le promis de Marie) à droite côté cour en pyjama, l’oeil fixe, est appuyé contre la structure métallique, s’y cogne,  d’où un filet de sang sur le visage.

 

Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


Le contraste est déjà là, qui nous indique l’avenir. Sur les écrans vidéo, dès le début aussi, un visage de petite fille blonde angélique: toute la première partie est construite sur le contraste entre une toute jeune fille vivant ses premiers émois, écoutant avec envie les boniments d’un soldat aristocrate (Desportes) qui va finir par la posséder (en tous les sens du terme), et un monde où toutes les femmes sont des objets, des putes, des filles à soldats (Soldatenmenschen):

L’andalouse © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

l’apparition au milieu du groupe de soldats ivres de la femme andalouse (jouée par la chorégraphe du spectacle, Beate Vollack, une silhouette fascinante présente tout au long de la soirée) qui danse de manière lascive au milieu de la soldatesque constitue une figure antagoniste de ce qu’on voit en Marie. Mais dans la deuxième partie, Marie est adulte, elle s’habille et se coiffe en adulte: Bieito insiste notamment sur les relations violentes à sa soeur, et évidemment, de déchéance en déchéance, Marie, se retrouve dans la scène finale presque nue, offerte, et on lui verse un seau de sang sur le corps. La dernière image est terrible, au son du tambour et de la bande sonore qui produit des bruits de guerre, elle s’offre, ensanglantée, bras en croix, devant le public. Une image qui répond en écho à la première du spectacle où tout le monde marche au pas. Bieito montre une société dont les soldats ne sont que la métaphore: une société qui ne fonctionne que par la violence, que par le viol, que par l’agression; cette question traverse d’ailleurs tout son travail depuis longtemps: cette lecture du monde  ne peut que heurter celui qui vient à l’opéra pour se “distraire”, cette lecture est leçon.

Pas de vedettes dans cette distribution très homogène, où, comme je l’ai souligné, les voix, par leur position, sont mises en valeur.

Stolzius (Michael Kraus) et sa mère (Hanna Schwarz) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Au premier plan le Stolzius de Michael Kraus, belle voix profonde de baryton basse, à l’articulation et à l’expressivité exemplaires, avec un jeu légèrement halluciné qui en fait un personnage à la fois étrange et très attachant, magnifique composition, comme celle du Wesener (le père de Marie) de Pavel Daniluk, une très belle voix de basse  appartenant à la troupe de Zürich depuis 14 ans.

Pavel Daniluk (Wesener) et Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il compose un beau personnage, très émouvant dans ses scènes de l’acte I, tant avec Marie qu’avec Desportes (Peter Hoare,  qui réussit à contenir ce personnage de séducteur dans une sorte de médiocrité que seul l’uniforme fait reluire: apparaît d’autant plus la naïveté de Marie), signalons aussi le Mary d’Oliver Widmer, lui aussi pilier de la troupe de Zürich.

Marie (Susanne Elmark) & Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Mais ce sont surtout les personnages féminins qui me paraissent être, plus que les hommes des silhouettes fascinantes, et en premier lieu la Marie de la soprano danoise

Marie (Susanne Elmark) et Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Susanne Elmark qui faisait ses débuts à Zürich et dans ce rôle particulièrement exposé pour un soprano colorature: rarement on a vu une chanteuse  se mettre en danger de la sorte et se donner à un rôle, corps et voix. La voix est forte, bien posée, avec une diction parfaite, et une très belle présence, même si son côté “petite fille perverse” est peut-etre un trop appuyé (mais sans doute Bieito l’a-t-il voulu ainsi) dans la première partie. Susanne Elmark fréquente à la fois les rôles traditionnels de colorature (on la verra cette année à Amsterdam dans Fiakermilli), mais aussi la musique d’aujourd’hui où ce type de voix est fréquemment utilisé. À retenir et à revoir.
J’ai dit combien le rôle joué par Beate Pollack (l’andalouse), muet, était frappant de présence continue: une belle personnalité scénique, fascinante, marquante, troublante qui traverse tout le spectacle.
Tout comme la Comtesse de la Roche de Noëmi Nadelmann, une vraie figure, une grande et belle voix, très expressive, une apparition très forte dans son personnage à la fois aristocratique et un peu déjanté, là où Gabriela Beňačková l’an dernier à Salzbourg était une sorte de douairière statufiée.

Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Les figures de femmes sont soignées: elles apparaissent souvent dans des flashes pleins d’émotion contenue, comme Cornelia Kallisch (la mère de Wesener), se traînant avec son cathéter et gratifiant l’auditeur de cette diction parfaite et d’une expression à la fois simple et soignée, très marquante, qui a un effet immédiat sur le public.

Cornelia Kallisch (au 1er plan) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Cornelia Kallisch est elle aussi une des grandes personnalités de la troupe de Zürich, une de ces chanteuses qui a fait une carrière discrète, mais qui remporte à chaque apparition  un énorme succès (je me souviens sur cette même scène d’une Madelon (!) d’André Chénier proprement bouleversante): une grande artiste.

Marie (Susanne Elmark) & Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito a particulièrement travaillé aussi la relation aigre entre les deux soeurs, Marie et Charlotte, et propose une Charlotte à la jolie voix (Julia Riley)  physiquement conformée, un peu terne, sage, un peu moralisatrice à l’opposé de Marie: la relation entre les deux, traitée assez superficiellement à Salzbourg par Hermanis, est ici d’une rare violence, y compris physique.

Marie (Susanne Elmark) et Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Je garde pour la fin la “surprise” Hanna Schwarz, la Fricka de Chéreau à Bayreuth, que j’ai vue dans tant de rôles wagnériens dans les années 70 et 80 (Fricka, Brangäne, Waltraute)  mais aussi dans Preziosilla de la Forza del Destino. Elle est la mère de Stolzius, et au-delà de la performance vocale, honorable, c’est l’émotion des grands souvenirs qui émerge et qui envahit. Encore une raison de marquer cette soirée.

Hanna Schwarz, la mère de Stolzius © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

On a dit quelle perfection émergeait de l’orchestre de Ingo Metzmacher à Salzbourg. On a dit aussi quelle complexité présente le dispositif de Zürich pour l’orchestre, complètement éclaté . On doit souligner la performance de l’Orchestre de l’Opéra de Zürich (appelé Philharmonia Zürich), totalement convaincante  malgré les difficultés du dispositif , avec une exactitude et une précision remarquables, un son d’une clarté confondante, et un engagement à souligner; il est vrai que Marc Albrecht a su mener à bien le travail qui a abouti à cette qualité exceptionnelle. Une fois de plus, ce chef quelquefois un peu sous estimé montre qu’il doit compter dans la galerie des grands chefs d’opéra: ce qu’il a fait ce soir dans Die Soldaten est tout à fait extraordinaire, pas un décalage, pas une scorie, mais au contraire un discours qui rend l’oeuvre (presque) transparente,  d’une lisibilité rare en gardant tout au long à la fois tension, dynamisme et énergie: c’est prodigieux.
Quant à Calixto Bieito, il signe là pour moi l’un de ses spectacles les plus accomplis.  Il travaille en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne…on se demande bien pourquoi il ne travaille pas en France… J’apprécie ce metteur en scène, quelquefois provocateur, mais jamais gratuit, mais toujours très cohérent, mais toujours très logique, qui sait donner une direction claire et souvent originale aux oeuvres auxquelles il se confronte. Ici point de provocation: le texte dans toute sa crudité et sa violence, et un regard glacial, métallique, chirurgical sur l’horreur du monde, et sans concession sur l’horreur d’une certaine humanité, quand le trop humain et l’inhumain se confondent et se vautrent ensemble dans la boue sociale.

Soldatesque…© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Vous l’avez compris, ce début de saison est éclairé par cette production phare qui ne peut qu’emporter l’adhésion et qui laisse loin derrière bien des productions décoratives:
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !  dirait Baudelaire

Filez en TGV à Zürich (dernière le 26 octobre, il y a encore des places pour toutes les représentations) ou rendez-vous à Berlin, Komische Oper, en juin prochain: si vous manquez ce spectacle écrasant, vous manquerez à vos devoirs de spectateur curieux et de mélomane passionné.
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© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich