WIENER STAATSOPER 2020-2021, NOUVELLE SAISON et NOUVELLE DIRECTION

Haus am Ring

Bogdan Roscic, (venu de Sony Classical) nouveau directeur de l’Opéra de Vienne où il succède à Dominique Meyer, commence son mandat avec une année à surprises motivées par l’épidémie de Covid-19. On ne sait en effet que sera le 6 septembre, jour de l’Ouverture, la situation en termes de circulation du virus, de distanciation sociale, de thérapies, même si les conditions en Autriche ont été moins dramatiques qu’ailleurs en Europe. Chargé de faire souffler un vent nouveau sur l’institution et la programmation, Bogdan Roscic propose effectivement beaucoup de changements, dans beaucoup de continuité aussi.
D’une certaine manière, l’évolution de la Staatsoper de Vienne est comparable – toutes proportions gardées- à celle du Grand Théâtre de Genève, avec les mêmes ingrédients, et une même volonté de changer de logiciel, même si sur le papier cela semble être une révolution. Méfions-nous quand même de la communication triomphaliste…
Des nouvelles productions qui renversent la vapeur, mais dont un certain nombre sont connues parce qu’elles viennent d’ailleurs. C’était attendu et c’était le motto de la nouvelle direction qui faisait fuiter habilement certains noms annonciateurs de crises cardiaques à Vienne, comme Frank Castorf.
Des « Wiederaufnahme » (reprises retravaillées) ou des « Musikalische einstudierungen » (retravail musical) avec des productions sorties du répertoire et qui y entrent de nouveau (Elektra de Kupfer par exemple), c’est en revanche un peu inattendu…
Et le répertoire, parce que dans cette maison on ne peut le changer du jour au lendemain, affiche des masse de granit historiques (Tosca…), et des productions nombreuses de Sven-Eric Bechtolf, c’est à dire une modernité qui-ne-fait-pas-peur  et souvent désolante.
Quelque chose change, c’est sûr, et une institution aussi installée dans l’histoire et la tradition doit le faire sans tout à fait heurter les habitudes…parce qu’à Vienne, les directeurs d’opéra ont souvent valsé, et pas au bal de l’Opéra.

Historiquement, il faut être clair. Vienne est une capitale musicale de premier plan, et la Staatsoper est le navire amiral de la musique à Vienne, c’est une institution énorme, où c’est la musique qui prime sur la scène, et cela a toujours été le cas. Les très grandes productions d’opéra, celles dont on se souvient, celles qu’on aimerait voir et revoir, ne viennent pas de Vienne. Il y a eu des productions qui ont marqué la « Haus am Ring », mais le temps d’une saison et d’un règne, pas sur toute une vie. Même le fameux Rosenkavalier de Otto Schenk, une référence, est plutôt meilleur dans sa version munichoise un peu postérieure. Mais on se souvient de la présence de Karajan, de Bernstein, de Kleiber, d’Abbado, de Muti, de Prêtre, d’Ozawa au pupitre, et plus récemment de Thielemann ou de Rattle. C’est là la force de cette maison, et de cet orchestre qui est le terreau du Philharmonique de Vienne, c’est ce qui fait et qui fera la gloire de Vienne, pas les productions (pas même celles des metteurs en scène que j’aime si dans la fosse il y a un quidam…).
Si l’on veut voir à Vienne des curiosités, ce sont des productions historiques, encore au répertoire, Il Barbiere di Siviglia (Gunther Rennert, depuis 1966, première dirigée par Karl Böhm avec Fritz Wunderlich), Tosca (Margarethe Wallmann depuis 1958, première dirigée par Herbert von Karajan avec Renata Tebaldi en Tosca !), La Bohème de Franco Zeffirelli depuis 1963, copie exacte de celle de la Scala, première dirigée par Herbert von Karajan avec Gianni Raimondi et Mirella Freni (tout comme à la Scala), ou la Salomé de Boleslaw Barlog de 1972, première dirigée par Karl Böhm) et cela ne dérange pas. Pour Bohème et Tosca, on se demande bien ce qu’une nouvelle production pourrait apporter, tant les nouvelles productions de Bohème et Tosca çà et là sont sans intérêt.
Plus important que les productions fétiches citées, ce qui est important à Vienne, c’est le répertoire, c’est la présence de nombreuses reprises qui font que le touriste de passage ou le viennois qui a envie d’entendre un opéra, le puisse pratiquement chaque soir, la plupart du temps (mais pas toujours) dans des conditions plutôt honnêtes et quelquefois pour des soirées musicalement exceptionnelles. Les tentatives de revenir sur le système de répertoire se sont toujours heurtées à l’hostilité du public et de la presse et ont conduit à l’interruption de plusieurs mandats par le passé.

Que cette maison soit celle qui, plus que toute autre en Europe, illustre une certaine histoire de l’opéra, son archive en ligne le montre, qui depuis 1869 retrace beaucoup de soirées avec leur distribution, et depuis 1955 toutes les soirées sans exception, une promenade dans les rêves, les mythes, qui enchante l’amateur d’opéra. Tapez Lilly Lehmann et vous aurez toutes les représentations où elle chanta à Vienne…
Voilà qui fascine ici.

Pour une maison à l’activité aussi énorme, il faut lister les titres pour se faire une idée globale, voici donc les nouvelles productions que nous reverrons point par point pour l’essentiel.

Nouvelles productions (10 et 2 opéras pour enfants):

  • 2020
  • Madama Butterfly (Septembre)
  • Die Entführung aus dem Serail (Octobre)
  • Eugène Onéguine (Octobre)
  • Die Entführung in Zauberreich (Octobre, opéra pour enfants)
  • Das verratene Meer (Décembre)
  • 2021
  • Der Barbier für Kinder (Janvier) adaptation pour enfants de Il barbiere di Siviglia de Rossini
  • Carmen (Février)
  • La Traviata (Mars)
  • Parsifal (Avril)
  • Faust (Avril)
  • L’incoronazione di Poppea (Mai)
  • Macbeth (Juin)

En italique, les productions créées ailleurs.
Hors opéras pour enfants, sur 10 nouvelles productions, seules deux (Parsifal, et Das verratene Meer) sont d’authentiques nouvelles productions…l’imagination ne semble pas vraiment au pouvoir…

Wiederaufnahmen (3 reprises retravaillées) :

  • Elektra
  • Don Carlos (Fr.)
  • Le nozze di Figaro

Musikalische Wiedereinstudierung (1 production retravaillée musicalement)

  • Der Rosenkavalier

Répertoire (26 titres):

  • Simon Boccanegra
  • L’elisir d’amore
  • La Fille du régiment
  • Salomé
  • Don Pasquale
  • Cavalleria/Pagliacci
  • A Midsummer night’s dream
  • Roméo et Juliette
  • Ariadne auf Naxos
  • Arabella
  • Werther
  • La Bohème
  • Tosca
  • Hänsel und Gretel
  • Die Fledermaus
  • Rusalka
  • Nabucco
  • La Cenerentola
  • Don Pasquale
  • Manon
  • Rigoletto
  • Turandot
  • Die Walküre
  • Die Zauberflöte
  • Les contes d’Hoffmann
  • Lohengrin

 

Vienne a eu jusque-là un plus grand nombre de productions de répertoire, à partir de la saison 2020/2021, la Staatsoper sera à peu près dans la bonne moyenne haute des autres théâtres de l’ère germanophone.

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Nouvelles productions

 

Septembre 2020/Janvier 2021/Mars/Avril
Puccini, Madama Butterfly (12 repr.), MeS : Anthony Minghella Dir : Philippe Jordan (sept-janv)/Ramón Tebar (16 janv)/Joana Mallwitz (Mars-Avril) avec :
-sept. : Asmik Grigorian, Freddie De Tommaso, Boris Pinkhasovich
-janvier : Asmik Grigorian, Marcelo Puente, Boris Pinkhasovich
-mars-avril : Hui he, Roberto Alagna, Boris Pinkhasovich
Quelle drôle d’idée ! Non pas d’ouvrir avec Butterfly, mais avec cette production-là. On concède que la production Josef Gielen (Près de 400 représentations depuis la création en 1957 sous la direction de Dimitri Mitropoulos avec Sena Jurinak…) avait vécu depuis longtemps, sans avoir la qualité de la Tosca de Wallmann. Il était temps de la remiser.
Mais au lieu d’ouvrir sur une production maison, ce à quoi on pouvait s’attendre avec une nouvelle équipe de direction, on présente une production née en 2005, dont le metteur en scène est mort il y a douze ans (Anthony Minghella), passée successivement par l’ENO (où elle a été créée), puis le MET, avant d’atterrir à Vienne. Drôle de manière d’annoncer des nouveautés.
Les nouveautés elles sont dans la distribution, avec Asmik Grigorian dans Butterfly, et les deux ténors en alternance qui sont parmi les voix nouvelles intéressantes, Freddie De Tommaso et Marcelo Puente. Dans les reprises de l’année, on retrouvera du plus traditionnel (mais pas moins bon) avec Hui hé et Roberto Alagna, mais sans Jordan puisque c’est la jeune et talentueuse Joana Mallwitz (34 ans) qui dirigera en mars et avril… Un début en mode mineur et c’est dommage. 

Octobre 2020/Juin 2021
W.A.Mozart, Die Entführung aus dem Serail (8 repr.), MeS : Hans Neuenfels, Dir : Antonello Manacorda avec:
– oct: Lisette Oropesa, Regula Mühlemann, Daniel Behle, Michael Laurenz, Goran Juric
– juin : Brenda Rae, Regula Mühlemann, Daniel Behle, Michael Laurenz, Goran Juric
Jolie distribution dominée par Lisette Oropesa, une magnifique Konstanze. Je pense cependant que pour une œuvre aussi inscrite dans le répertoire et dans les gênes de la ville de Vienne où elle a été créée (au Burgtheater), le choix du chef Antonello Manacorda, assez irrégulier, peut surprendre, mais qui sait…
Quant à Neuenfels, qui signe la production, c’est sa deuxième apparition après une production du Prophète pendant la saison 1997-1998. On aurait pu tout aussi bien la reprendre d’ailleurs, puisque Manacorda a dirigé Meyerbeer à Francfort…Au lieu de cela on va chercher une production de Mayence de 1999, qui a même eu les honneurs d’une retransmission télévisée.
Il est vrai en revanche qu’une nouvelle production de Die Entführung aus dem Serail s’imposait vu la désastreuse production précédente (signée  Karin Beier et dirigée par Philippe Jordan, avec Diana Damrau) qui n’a duré que 10 représentations en 2006 (pour un ouvrage du répertoire aussi important, c’est un vrai trou noir).
Il est enfin dommage que la production des Herrmann (1989) créée par Harnoncourt n’ait probablement pas été conservée, parce qu’elle aurait été une reprise intéressante.
Là encore, risquer une nouvelle production maison pour un ouvrage aussi essentiel dans le répertoire de Vienne, n’aurait pas été un contresens.

Octobre-Novembre 2020
P.I.Tchaïkovsky, Eugène Onéguine
(5 repr.), MeS : Dmitry Tcherniakov, Dir : Tomáš Hanus avec Tamuna Gochashvili, Anna Goryachova, Andrè Schuen, Bogdan Volkov, Dmitry Ivashchenko
Dans ce Musée de la production moderne, il fallait évidemment une salle Tcherniakov. Le choix est tombé sur une de ses productions premières montrées en Europe occidentale (Barenboim l’avait déjà invité à Berlin pour Boris et Nagano à Munich pour Khovantchina, Eugène Onéguine, créée au Bolchoï et montrée ensuite à Paris (en 2008…) avec les forces du Bolchoï, dont il existe un DVD. Les viennois verront donc du jeune Tcherniakov, en souhaitant qu’il retravaille sa production. Solide distribution : on est heureux de voir l’excellent Bogdan Volkov dans Lenski.
Surprise du chef : Tomáš Hanus qu’on connaît sur un autre répertoire sera au pupitre. C’est plutôt un bon chef, on attendra donc avec confiance.

Décembre 2020
Hans Werner Henze, Das verratene Meer (4 repr.) MeS: Jossi Wieler & Sergio Morabito, Dir: Simone Young avec Vera Lotte Böcker, Bo Skovhus, Josh Lovell
Création à Vienne de cet opéra rarement proposé, créé à la Deutsche Oper de Berlin en 1990, sur un livret de Hans Ulrich Treichel d’après Le marin rejeté par la mer, de Mishima (1963).
C’est la première production maison de la saison, confiée à Jossi Wieler & Sergio Morabito, une garantie dans le monde de la mise en scène d‘aujourd’hui avec Bo Skovhus toujours impressionnant en scène et la jeune Vera Lotte Böcker qu’on a récemment découverte à la Komische Oper de Berlin dans Frühlingsstürme où elle était vraiment excellente. Dans la fosse, la très solide Simone Young.

Février-mars/mai-juin 2021
Georges Bizet, Carmen (11 repr.) MeS : Calixto Bieito, Dir : Andrés Orozco-Estrada (Février-mars-mai-juin)Alexander Soddy (9 juin) avec
– Février-mars : Anita Rashvelishvili, Charles Castronovo, Erwin Schrott, Olga Kulchynska
– Mai-juin : Michèle Losier, Dmytro Popov, Sergei Kaydalov, Vera-Lotte Böcker
Ne rions pas, après avoir fait le tour du monde de l’opéra depuis plus de 20 ans, la Carmen de Calixto Bieito, qui est même passée par Paris, arrive à Vienne pour remplacer la vieille production de Franco Zeffirelli ; j’y avais vu en son temps Baltsa, Carreras et Ramey, dirigés par Claudio Abbado (en 1990) (Soupir…), ce sera cette année Castronovo et Rashvelishvili, ce qui est bien, et Erwin Schrott, ce qui est moins bien, mais le rôle d’Escamillo-Matamore lui va bien…Au pupitre Andrés Orozco-Estrada, l’actuel directeur musical du Symphonique de Vienne, autrichien d‘origine colombienne, ce qui ne devrait pas être mal.
Enfin gageons que Bieito ne fera même plus peur au public de Vienne, c’est dire…

Mars 2021
Giuseppe Verdi, La Traviata,
(5 repr.) MeS : Simon Stone, Dir : Giacomo Sagripanti avec Pretty Yende, Frédéric Antoun, Igor Golovatenko
Tiens, une mise en scène récent mais bien entendue née ailleurs, la Traviata parisienne signée Simon Stone arrive à Vienne avec ici aussi Pretty Yende dans le rôle-titre et l’excellent Frédéric Antoun en Alfredo. Igor Golovatenko est Germont. Giacomo Sagripanti est pour la première fois dans la fosse viennoise, un chef correct, mais pour une  nouvelle Traviata à Vienne, d’autres chefs ne convenaient-ils pas mieux ?
La production de Simon Stone succède à celle de Jean-François Sivadier, vue aussi à Aix, qui n’était pas si médiocre et qui en valait bien d’autres, d’autant que la production de Simon Stone ne vaut pas cet excès d’honneur, ce n’est pas l’une de ses meilleures créations. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Oui sans doute si on veut montrer à tous prix que la dernière actualité de la scène moderne arrive à Vienne. Inutile.
Voir: http://wanderersite.com/2019/09/le-bucher-des-vanites/

Avril 2021
Richard Wagner, Parsifal (4 repr.) MeS Kirill Serebrennikov, Dir: Philippe Jordan avec Jonas Kaufmann, Elina Garanča, Wolfgang Koch, Georg Zeppenfeld, Ludovic Tézier
Deuxième authentique production maison qui remplace la très récente production d’Alvis Hermanis (12 représentations depuis 2017) d’une œuvre qui il faut bien le dire, était l’objet chaque année de distributions très solides et souvent de chefs remarquables. Quelle raison peut justifier le retrait au bout de si peu de temps? Peut-être sa qualité discutable, peut-être les déclarations d’Hermanis, politiquement très peu correctes, qui ont singulièrement freiné sa carrière ces dernières années. mais ce sont des conjectures. (Et un grand merci au lecteur qui m’a rappelé que la production Mielitz, médiocre, avait été retirée en 2017).
Parsifal est donc un symbole, et c’est Philippe Jordan qui en assurera la direction. Il ne pouvait en être autrement à partir du moment où il y a un directeur musical dans la maison.
C’est Kirill Serebrennikov qui en assurera la mise en scène, mais sa situation en Russie impose la présence d’un dramaturge qui est Sergio Morabito. D’autres théâtres ont fait ainsi travailler Serebrennikov par personne interposée, et le message pacifique de Parsifal convient à la situation difficile à laquelle il doit faire face.
Une distribution hors normes, pour quatre représentations seulement où ce sera la ruée, avec deux prises de rôle, Ludovic Tézier, en Amfortas, deviendra-t-il le lointain successeur d’Ernest Blanc ? Et Elina Garanča aborde Kundry face au Parsifal de Jonas Kaufmann, au Gurnemanz de Georg Zeppenfeld, et au Klingsor de Wolfgang Koch, remarquables tous, voire exceptionnels mais moins nouveaux dans ces rôles.
Une distribution de feu. C’est la production à ne rater sous aucun, mais aucun prétexte.

Mai 2021
Charles Gounod, Faust
(4 repr.) MeS: Frank Castorf Dir: Bertrand de Billy avec Juan Diego Flórez, Adam Palka, Nicole Car, Boris Prygl
Castorf à l’opéra de Vienne !! je présume que des défibrillateurs supplémentaires seront installés dans la salle pour soigner les crises cardiaques.
Pour faire au mieux, on devrait souhaiter que le Burgtheater accueille le Faust de Goethe du même Castorf, pour établir un discours cohérent entre ces deux Häuser am Ring…
La production est connue, elle vient de Stuttgart et Wanderersite en a rendu compte, c’est évidemment une production d’une prodigieuse intelligence, qui travaille sur le mythe de Faust dans un contexte français et parisien (stupéfiant décor de Alexander Denić) .
C’est Bertrand de Billy qui dirige, on espère qu’il connaît la production et c’est Juan Diego Flórez et Nicole Car qui chantent Faust et Marguerite, ce qui nous garantit un chant impeccable. Bien heureusement, c’est le seul survivant de Stuttgart, Adam Palka, qui reprend Mephisto, où il avait été totalement bluffant. Wanderer y sera, peut-il en être autrement ?
Voir: http://wanderersite.com/2016/11/f-comme-faust-f-comme-france/

Mai-juin 2021
Claudio
Monteverdi, L’incoronazione di Poppea (5 repr.) MeS : Jan Lauwers, Dir: Pablo Heras Casado avec Kate Lindsey, Slávka Zámečniková, Xavier Sabata, Christina Bock, Willard White, Vera-Lotte Böcker.
Autre production importée, cette fois de Salzbourg où elle a été présentée en 2018 avec William Christie en fosse. On y retrouve Kate Lindsey entourée du remarquable Xavier Sabata, de Willard White  notamment. La production fortement marquée par le corps, qui souligne où illustre les sentiments et attitudes des personnages avait été assez bien accueillie à Salzbourg, même si certains l’avaient vertement critiquée. Dans la fosse, Pablo Heras Casado  aborde un répertoire où on l’entend très peu, mais la direction de Willima Chrisite avait été critiquée à Salzbourg. Raison de plus pour faire le voyage.

Juin 2021
Giuseppe Verdi, Macbeth,
(6 repr.), MeS Barrie Kosky, Dir: Philippe Jordan avec Luca Salsi, Roberto Tagliavini, Martina Serafin, Freddie De Tommaso
Si la distribution est loin de me convaincre pour les deux protagonistes, car Macbeth exige bien plus que deux grandes voix, et Luca Salsi n’a pas vraiment la subtilité exigée pour un rôle où se sont illustrés un Bruson ou un Cappuccilli. Un Tézier aurait été bienvenu. Quant à Serafin, dans le répertoire italien…(soupir…). Reste Tagliavini, excellent, et Freddie De Tommaso, la voix de ténor émergente qu’on va voir partout. La manière de distribuer le répertoire italien lourd (comme le Macbeth de Verdi) me laisse quand même quelquefois rêveur hors d’Italie, notamment pour ce genre d’œuvre.
Jordan dans la fosse, cela montre aussi l’importance accordée à cette dernière production de la saison…
Car et c’est là le point fort, ce Macbeth venu de Zurich est simplement la plus belle mise en scène de Macbeth de Verdi qu’on ait vu depuis Strehler. Barrie Kosky fait un Macbeth noir, avec un espace de jeu de quatre m2, éclairé, un drame à deux où les deux protagonistes se meuvent et s’étouffent. Un des plus beaux spectacles de ces dernières années, à voir absolument si on l’a raté à Zurich, où le rapport scène salle était idéal.
Voir: http://wanderersite.com/2018/10/les-corbeaux-volent-la-ou-est-la-charogne/

 

Wiederaufnahmen (Reprises retravaillées)

 

Septembre 2020/Juin 2021
Richard Strauss, Elektra (7 repr.), MeS: Harry Kupfer, Dir: Franz Welser-Möst /Alexander Soddy (19 & 22 sept) avec
Septembre: Ricarda Merbeth, Doris Soffel, Camilla Nylund, Derek Welton
Juin: Ausrine Stundyte, Michaela Schuster, Camilla Nylund, Derek Welton

On est évidemment curieux d’entendre Ausrine Stundyte (on connaît l’Elektra de Merbeth)qui devrait mieux lui convenir que Salomé – du moins pour mon goût. Belle distribution, avec Nylund et Doris Soffel, et l’Orest de Derek Welton ne devrait pas décevoir non plus.
Franz Welser-Möst pour son grand retour à Vienne dans une de ses œuvres fétiches, mais surtout le retour (après l’intermède raté Uwe-Eric Laufenberg) de la très belle production de Harry Kupfer, violente et glaciale, créée par Claudio Abbado en 1989, une des rares productions de Kupfer au répertoire de Vienne. Comme le grand metteur en scène vient de disparaître, ce sera aussi un hommage. Par chance, la production n’a pas été détruite. Une excellente initiative.

 

Septembre-Octobre 2020
Giuseppe Verdi, Don Carlos (version originale)
(5 repr), MeS: Peter Konwitschny Dir: Bertrand de Billy avec Jonas Kaufmann, Ildar Abdrazakov, Igor Golovatenko, Eve-Maud Hubeaux, Malin Byström, Roberto Scandiuzzi
Autre belle initiative, la reprise de ce Don Carlos spectaculaire, qui se déroule sur scène, en salle, dans les corridors, avec son ballet délirant et si juste « le rêve petit bourgeois d’Eboli » . D’une part, la production Peter Konwitschny est cohérente et sans concessions, d’autre part elle rend justice au grand opéra spectaculaire. En fosse, Bertrand de Billy et une distribution rompue à cette œuvre (à part Golovatenko…on rêverait là aussi Tézier) où il y a certes  Kaufmann (magnifique dans Carlos) et Byström, mais on remarque en Eboli celle qui à Lyon nous avait tant plu, Eve-Maud Hubeaux, qui entre à Vienne « alla grande », avec le Grand Inquisiteur de Lyon, Roberto Scandiuzzi et le Philippe II de Ildar Abdrazakov, qui le chantait à Paris.

Janvier-Février 2021
W.A. Mozart: Le nozze di Figaro
(5 repr.) MeS: Jean-Pierre Ponnelle (reprise par Grischa Asagaroff) Dir: Philippe Jordan avec Andrè Schuen, Federica Lombardi, Louise Alder, Philippe Sly, Virginie Verrez
On devrait conserver les productions Ponnelle qui circulent encore précieusement, tant elles ne vieillissent pas, avec leurs images magnifiques et leur élégance intrinsèque. Certes, aujourd’hui, la mode est à la trilogie Da Ponte confiée à un seul metteur en scène mais je ne suis pas si sûr que ce soit une idée géniale de notre théâtre contemporain. Il fait donc accueillir ce retour de Ponnelle à Vienne avec une joie sans mélange. Philippe Jordan dans la fosse retrouvera Mozart dans la ville où le compositeur vécut, et où il créa Le nozze di Figaro. Distribution qui ne me convainc pas où l’on entendra cependant avec plaisir l’Almaviva Andrè Schuen, originaire du Sud Tyrol (italien) mais d’origine ni germanophone ni italophone, mais ladine (la langue des Grisons, troisième langue du Sud-Tyrol) que les spectateurs d’Angers ont déjà entendu.

 

 

Musikalische Neueinstudierung (reprise musicale)

 

Décembre 2020/juin 2021
Richard Strauss, Der Rosenkavalier
( 7 repr.) MeS: Otto Schenk. Dir: Philippe Jordan avec

  • Décembre : Krassimira Stoyanova, Günther Groissböck, Daniela Sindram, Jochen Schmechenbecker, Erin Morley, Piotr Beczala
  • Juin : Martina Serafin, Albert Pesendörfer, Adrian Eröd, Jennifer Holloway, Louise Alder, Freddie De Tommaso.

Voilà une œuvre fétiche de l’opéra de Vienne, voilà une mise en scène historique de la maison (Otto Schenk, 1968, antérieure à sa production munichoise et un peu moins de 400 représentations) créée en fosse par Leonard Bernstein, voilà aussi la dernière production d’opéra dirigée par Carlos Kleiber… un monument en somme.
Le directeur musical ne peut faire autrement que la diriger, d’autant que Philippe Jordan est un bon straussien et qu’il n’e l’a dirigée que deux fois à Paris, une fois sous Mortier, et une fois sous Lissner.
Il est légitime qu’il retravaille la lecture avec l’orchestre et qu’il « créée des habitudes » dans une œuvre rebattue pour l’orchestre de la Staatsoper et reprise presque chaque année au répertoire.
En décembre, il dirigera un cast excellent  (Krassimira Stoyanova, Günther Groissböck, Daniela Sindram, Jochen Schmechenbecker) avec le chanteur italien de Piotr Beczala, un peu moins excitant en juin (Martina Serafin, Albert Pesendörfer, Adrian Eröd, Jennifer Holloway, Louise Alder, Freddie De Tommaso).
Il n’importe, Rosenkavalier à Vienne c’est un « Hausoper », un opéra qui est chez lui. Il s’agit donc d’un enjeu fort pour le directeur musical.

 

 

Chefs engagés :

Philippe Jordan, Directeur musical : Parsifal, Der Rosenkavalier, Madame Butterfly, Le nozze di Figaro, Macbeth

Bertrand de Billy : Don Carlos, Faust, Tosca, Werther, Ariadne auf Naxos
Giacomo Sagripanti : La Traviata, L’Elisir d’amore, La Fille du régiment
Pablo Heras Casado: L’incoronazione di Poppea
Antonello Manacorda : Die Entführung auf dem Serail
Franz Welser-Möst : Elektra
Alexander Soddy : Elektra, Carmen, Salomé
Ramón Tebar: Madama Butterfly
Joana Mallwitz: Madame Butterfly
Simone Young: Das verratene Meer, A Midsummer Night’s Dream
Sebastian Weigle: Arabella
Christian Thielemann: Ariadne auf Naxos
Andrés Orozco-Estrada: Carmen
Marco Armiliato: Cavalleria Rusticana – I Pagliacci, Don Pasquale
Cornelius Meister: Die Fledermaus, Hänsel und Gretel, Lohengrin
Adam Fischer: Die Walküre, Die Zauberflöte
Tomáš Hanus: Eugène Onéguine, Rusalka
Stefano Montanari: Il barbiere di Siviglia
Eun Sun Kim: La Bohème
Gianluca Capuano: La Cenerentola
Axel Kober, Les contes d’Hoffmann
Evelino Pidò: Manon, Roméo et Juliette, Simon Boccanegra
Paolo Carignani: Nabucco, Rigoletto
Pier Giorgio Morandi: Tosca
Giampaolo Bisanti: Turandot

On le voit, parmi les chefs engagés, on remarque quelques chefs de premier plan, comme Christian Thielemann et le retour de deux chefs qui avaient rompu de manière spectaculaire avec Dominique Meyer, Franz Welser-Möst l’ex-GMD de l’Opéra de Vienne et Bertrand de Billy, ce dernier très sollicité, dirigeant trois opéras français, Ariadne auf Naxos une longue série de Tosca, l’une des reprises importantes de l’année, comme on va le voir.

Pour le reste, on remarque quelques noms intéressants comme Gianluca Capuano (La Cenerentola), Cornelius Meister (qui dirige trois productions dont un Lohengrin de fin de saison, Andrés Orozco-Estrada, qui succède à Philippe Jordan à la tête du Wiener Symphoniker (c’est une courtoisie normale que d’inviter le voisin) Sebastian Weigle à qui est confié Arabella. Stefano Montanari, nouveau venu à Vienne pour il Barbiere di Siviglia, nouveau également Giacomo Sagripanti, invité tout septembre pour diriger L’Elisir d’amore et La Fille du régiment .
Dans le regard sur le répertoire, nous avons relevé une sélection de titres qui pourraient être intéressants.

Novembre 2020/Mars 2021
Richard Strauss, Ariadne auf Naxos
(7 repr.) MeS Sven-Eric Bechtolf, Dir : Christian Thielemann (Novembre), Bertrand de Billy (Mars) avec
– Novembre : Camilla Nylund, Jennifer Holloway, Stephen Gould, Erin Morley
– Mars : Lise Davidsen, Angela Brower, Brandon Jovanovich, Erin Morley
Christian Thielemann, adoré à Vienne, revient pour Strauss, un de ses compositeurs de prédilection pour une petite série d’Ariadne auf Naxos en novembre. En mars, ce sera Bertrand de Billy, décidément très sollicité dans cette saison.
Les deux distributions, très différentes, sont vraiment d’un (très bon) niveau comparable, avec dans l’une la très belle primadonna de Camilla Nylund, et en mars la présence de Lise Davidsen, entendue dans ce rôle à Aix. Mise en scène de Sven Eric Bechtolf, rien à dire.

Décembre 2020/Janv-Fév 2021/Mai 2021
Giacomo Puccini, Tosca
(12 repr.) MeS: Margarethe Wallmann, Dir: Bertrand de Billy (déc.)Pier Giorgio Morandi (Janv-fév-mai)
Qu’il soit entendu que Tosca à Vienne doit être vu une fois par tout visiteur, c’est une production muséale (1958) et Dominique Meyer avait pris soin de faire restaurer les productions les plus anciennes. Qu’il soit aussi entendu qu’avec 12 représentations, c’est une production alimentaire, avec un prix d’appel, la présence d’Anna Netrebko pour les trois premières (au-delà ce serait hasardeux) avec Monsieur…Dès la quatrième, c’est au tour de l’excellente Saioa Hernandez, qui ne chantera cette saison qu’une représentation.
Décembre : Anna Netrebko/Saioa Hernandez, Yusif Eyvazof, Wolfgang Koch
Janv-Février : Sonya Yoncheva, Roberto Alagna, Alexey Markov
Mai : Anja Harteros, Massimo Giordano, Luca Salsi
On a là une palette de possibilités selon les goûts, avec quatre Tosca qui sont des grands noms (Netrebko, Harteros), des petits noms (Yoncheva) un véritable espoir (Hernandez), palette de ténors aussi desquels on retiendra Alagna évidemment, et Giordano en l’espérant plus en forme qu’à Lyon, et trois Scarpia de choix, Koch pour l’intelligence, Markov pour l’élégance, Salsi pour la grosse voix, mais pour rien d’autre tant il n’a pas le profil pour le personnage. Bref, en douze représentations, une sorte de voyage dans les possibles pour Tosca.

Décembre 2020
Jules Massenet, Werther
, (4 repr.) MeS : Andrei Serban, Dir : Bertrand de Billy avec Piotr Beczala, Gaelle Arquez, Daniela Fally, Clemens Unterreiner.
Andrei Serban fut dans les années 1990 un exemple de metteur en scène ébouriffé. Il s’est coiffé depuis et représente une sage modernité aux yeux du très conservateur Opéra de Vienne. D’où plusieurs productions de répertoire, jouées assez souvent, comme ce Werther qui remonte à 2005 et repris plusieurs dizaines de fois depuis. Intérêt de cette reprise, la présence de Bertrand de Billy en fosse, mais surtout de Piotr Beczala, un Werther exemplaire et Gaelle Arquez en Charlotte.

Janvier 2021
Antonín Dvořák, Rusalka
(4 repr.) MeS : Sven-Eric Bechtolf Dir : Tomáš Hanus avec Piotr Beczala, Elena Zhidkova, Kristine Opolais etc…Bechtolf, la fausse modernité et le vrai conformisme, directeur du théâtre au Festival de Salzbourg jusqu’à 2016. Ce n’est pas de la mise en scène que vient l’intérêt mais du chef, pleinement dans son répertoire, voire une référence, et une belle distribution, avec Opolais, Zhidkova, deux bêtes de scène, et Beczala, moins bête de scène, mais lui aussi référence dans ce type de rôle.

Avril 2021
Wagner, Die Walküre
(4 repr.), MeS Sven-Eric Bechtolf, Dir : Adam Fischer avec Andreas Schager, Mika Kares, Günther Groissböck, Camilla Nylund, Martina Serafin.
Là où Walküre passe…le wagnérien fait halte. Avril sera un mois wagnérien à Vienne avec ce Parsifal exceptionnel dont on a parlé et cette Walküre. En arrangeant son emploi du temps, on peut voir la dernière de Parsifal (11 avril) et la première de Die Walküre (14 avril). Adam Fischer est un chef solide, qui fréquente le Ring depuis des décennies, la mise en scène de Bechtolf est attendue, c’est à dire sans intérêt, et la distribution entre Schager, Kares, Groissböck et Nylund est plutôt très flatteuse. Il reste que je me demande ce qu’on continue de trouver à Martina Serafin.

Juin 2021
Richard Wagner, Lohengrin
(4 repr) MeS : Andreas Homoki, Dir : Cornelius Meister avec Kwangchul Youn, Klaus Florian Vogt, Sara Jakubiak, Tanja Ariane Baumgartner, Adrian Eröd.
Continuons la promenade wagnerienne. La production de Homoki, qu’on voit aussi à Zürich est faite pour les amateurs de Dirndl et culottes de peau, la direction de Cornelius Meister ne devrait pas être négligeable, la distribution solide mais pas exceptionnelle, même avec Vogt, le Lohengrin de ce début de XXIe siècle. Vous pouvez combiner avec l’autre production de Zurich, le Macbeth miraculeux de Kosky, qui est présenté dans la même période. Cela vous fera du Zurich sur Danube.

Mai 2021
Jacques Offenbach, Les contes d’Hoffmann
(5 repr.), MeS : Andrei Serban, Dir : Axel Kober avec Juan Diego Flórez, Sabine Devieilhe, Miche!le Losier, Erwin Schrott etc…
Andrei Serban, production de 1993, qui a sans doute épuisé ce qu’elle avait à dire. Axel Kober, bon chef, mais surprenant dans ce répertoire qui n’est pas le sien. Enfin dans la distribution, à part Erwin Schrott qui dans ce rôle (Lindorf etc..) c’est à dire le méchant, en fera des tonnes. On note Michèle Losier dans la Muse, Sabine Devieilhe en Olympia et Juan Diego Flórez dans Hoffmann, celui qui fut le plus grand chanteur pour Rossini et le répertoire romantique à la faveur de l’âge se lance dans le répertoire fin XIXe, Werther, Faust et Hoffmann…soit. L’intelligence, le phrasé, la technique restent… et on l’aime.

 

Conclusion :
Au-delà du souhait que la saison se réalise complètement et dès septembre, c’est une saison un peu bizarre, qui semble une manière de dire : « c’est le changement », en s’appuyant sur une dizaine de productions de metteurs en scène d’aujourd’hui, comme un défilé muséal de mises en scènes contemporaines (enfin pas toutes, parce que certaines sont de vieux souvenirs), de metteurs en scène qui souvent jamais n’ont travaillé dans la maison. Donc c’est la carte de visite d’un futur qu’on espère plus original, plus inventif et moins « conforme » (dans l’autre sens…). Avec Vienne, dernier bastion d’un théâtre plutôt traditionnel, qui rentre dans l’ordre moderne, le « mortierisme » se sera installé dans tous les grands théâtres d’opéra d’Europe occidentale ou peu s’en faut. Mais c’est un faux mortierisme, parce que Gérard Mortier était un intellectuel et un vrai créateur dans son ordre. Ici, on a de la gestion de productions achetées ou louées ailleurs. Le panier de la ménagère, c’est possible une saison mais pas deux. Vienne devra ou bien aller plus loin et se montrer créatif et simplement plus intelligent, ou bien le spectateur verra le même style partout et la routine s’installera.
Du point de vue musical, on est à Vienne et des chefs invités stimulants sont attendus. Vienne est pour moi d’abord un Opéra pour grands chanteurs et grands chefs : grands chanteurs cette année ? Un peu mais pas trop, et quand même pas mal de jeunes artistes qui commencent la carrière et qui vont se faire entendre, ce qui est positif. Grands chefs d’aujourd’hui ? Un peu mais vraiment pas trop. L’impression est celle d’un « plan plan » un peu plus coloré que précédemment, mais pas fondamentalement différent avec d’autres noms d’une qualité comparable. Sans doute la nouvelle direction procède-t-elle prudemment, à l’instar d’un Aviel Cahn à Genève, mais Aviel Cahn a un projet lisible et affirmé, ici il ne l’est pas encore, sinon par l’effet d’annonce : mais à vouloir s’afficher moderne, on arrive à faire sourire : reprendre après 20 ans et une douzaine de théâtres la fameuse Carmen de Bieito, c’est touchant dans la volonté de se montrer risque-tout (on pouvait en dire de même quand cette Carmen a été montrée à Paris). Il valait mieux garder la vieille production Zeffirelli…
Évidemment, d’un point de vue économique avec deux seules vraies nouvelles productions d’opéra sur une dizaine, c’est plutôt de bonne gestion.
En fait, à part la production de Parsifal, vraiment exceptionnelle, les bonnes idées on les trouve dans les reprises de vieilles (et excellentes) productions de la maison, L’Elektra de Kupfer, créée par Claudio Abbado en 1989 et reprise jusqu’à 2012, Le nozze di Figaro de Ponnelle (243 représentations de 1977 à 2010) une production que personne n’a oubliée, d’une suprême élégance, et l’intelligent et spectaculaire Don Carlos de Peter Konwitschny (2004), dont la dernière reprise remonte à 2013. Il reste qu’on aura par ailleurs plaisir à (re)voir le Kosky, le Tcherniakov, le Lauwers etc…Car ces considérations n’empêchent pas les productions présentées d’être intéressantes, mais comme elles sont connues et appréciées, c’est autant de risque que l’équipe de Vienne ne prend pas, Attendons la saison suivante pour nous faire une idée plus précise du nouveau cours que prend cette vénérable maison.

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 5 MARS 2016 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en sc: Peter KONWITSCHNY)

Acte I: arrivée des marins hollandais  ©Wilfried Hösl
Acte I: arrivée des marins hollandais ©Wilfried Hösl

(Les photos ne se réfèrent pas à la reprise actuelle, mais à une précédente, avec d’autres chanteurs)

 

Cette production marqua l’adieu de Sir Peter Jonas à la tête de la Bayerische Staatsoper en 2006. Sous son règne, commencé en 1993,  Peter Konwitschny a laissé à Munich une trilogie wagnérienne comprenant Parsifal en 1995, Tristan und Isolde en 1998, et ce Fliegende Holländer. Peter Konwitschny est l’un des représentants les plus rigoureux du Regietheater et l’un des plus grands lecteurs de la dramaturgie wagnérienne.
Les deux premières productions citées sont toujours au répertoire de Munich, c’est dire, à travers leur longévité, l’importance qu’elles ont dans l’histoire récente du théâtre, notamment pour des œuvres aussi emblématiques. Der Fliegende Holländer revient régulièrement dans les programmes, cette fois avec une étincelante distribution (Michael Volle, Peter Rose, Klaus Florian Vogt, Heike Grötzinger, Jussi Myllys, Catherine Naglestad) et un chef rodé au répertoire, Asher Fisch.
Fixé sur Un ballo in maschera du 6 mars, je n’avais même pas regardé le programme du 5 mars, et c’est au tout dernier moment que j’ai tenté ma chance sous la colonnade du Nationaltheater. Bien m’en a pris.
Le fil rouge des trois productions de Konwitschny, c’est le sacrifice féminin, et plus généralement le statut de la femme induit par les livrets. Pour Konwitschny, la femme est centrale dans ces opéras : il voit par exemple dans Kundry celle qui meurt et qui se sacrifie pour que l’ordre ancien et masculin puisse perdurer dans Parsifal.
Senta est une autre figure du sacrifice féminin et c’est autour d’elle que la mise en scène est construite, une mise en scène d’une rare intelligence, mais qui heurtera les amateurs de jolies histoires romantiques. L’opéra ou la défaite des femmes, comme l’a écrit Catherine Clément.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Trois actes et trois espaces différents, scandés par des baissers de rideau.
Le premier acte est celui de la rencontre Daland/Holländer, celui de la tractation, où Daland va vendre sa fille au très offrant, c’est une mise en place, relativement traditionnelle. Le décorateur Johannes Leiacker a composé un paysage romantique, toiles peintes, mer agitée, falaise, couleurs sombres, pas de vaisseaux mais deux passerelles qui se font face, à cour celle métallique, de Daland, et celle, usée et fragile, du Hollandais à Jardin. Des marins d’aujourd’hui, face à un Hollandais vêtu à la mode du XVIIème, avec un équipage comme sorti d’un tableau de Frans Hals ou Rembrandt. Ce sont donc deux univers qui vont se rencontrer, avec leurs valeurs, leur incompréhension mutuelle (amusant jeu avec les verres qui deviennent des calices d’or pris dans le coffre), leur manière de voir le monde. Seul l’argent les unit, car l’argent fait tout, et l’or n’a ni odeur, ni âge. Aussi l’arrivée du coffre plein des trésors promis exerce-t-elle une attraction immédiate sur Daland qui chourave au passage quelques colliers (c’est classique dans les regards sur l’œuvre), puis, moins classique, du Steuermann, qui tourne autour, qui tente d’assister à l’entrevue Daland/Holländer, qui essaie une cuirasse, puis un casque, un collier, une chaîne d’or et qui finit par appeler l’équipage qui plonge ses mains dans le coffre, pendant que les deux capitaines installés autour d’une table discutent sans apparemment prendre garde à ce qui se passe derrière eux.
L’équipage du Hollandais arrive à son tour pour rétablir l’ordre, pendant que le pacte est scellé entre Daland et le Hollandais.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Konwitschny a voulu confronter le monde du Hollandais non à une Norvège romantique du temps de Wagner, mais à une Norvège d’aujourd’hui : le temps pour le Hollandais n’a pas d’importance et ce qui intéresse Konwitschny, c’est la confrontation des valeurs d’aujourd’hui et d’hier, les permanences et les ruptures, et notamment le regard sur la femme.

C’est pourquoi après un premier acte à l’imagier troublé  (paysage romantique de toiles peintes, vision théâtrale un peu surannée, mais pas trop) le deuxième acte change très violemment d’ambiance.
Nous sommes précipités de nos jours, dans la salle aux murs immaculés d’un centre de fitness où les rouets ont laissé la place à des vélos d’intérieur sur lesquels pédalent un groupe de femmes sous la direction d’une coach (Mary) : survêtements, sacs de sport, miroirs, lumière aveuglante : le choc est rude, après un premier acte après tout relativement « traditionnel ».

Acte II: filer ou pédaler, c'est conquérir l'inutile ©Wilfried Hösl
Acte II: filer ou pédaler, c’est conquérir l’inutile ©Wilfried Hösl

Dans l’original, elle filent, et la surveillante (Mary) leur dit que plus elles filent et plus leur trésor (leur amoureux) leur apportera des cadeaux et de l‘argent. Manière de les encourager et de faire comprendre que leur travail n’a pas grand sens, que seul a du sens celui qui leur apporte l’argent. Manière aussi d’isoler le sort de Senta pour qui filer a encore moins de sens parce que son amoureux est chasseur et non marin, il apporte du gibier mais pas des trésors : Senta, même face à son monde, est ailleurs.
Pour Konwitschny, pédaler à vide dans une salle de sport ou filer au rouet pour son « Schatz » est signe d’inutilité et de vacuité : il n’a pas résisté à la similitude entre le mouvement du vélo et celui du rouet, et à la confrontation des femmes à l’inutile : que le Schatz soit le marin ou la « ligne » à préserver, c’est aussi vain et marque la vacuité des activités des femmes.
Senta est dans cette ambiance à la fois comme les autres et différente ; et le choc est double lorsque d’un côté apparaît Erik (Klaus Florian Vogt) en peignoir de bain blanc et sandales de plastique, et de l’autre le Hollandais en uniforme du XVIIème. Le tiraillement de Senta est visuellement installé, mais en même temps la nature différente des deux amours, qui va susciter le drame.
Voir Klaus Florian Vogt ainsi implorer Senta, m’a évidemment fait irrésistiblement penser au troisième acte de Lohengrin, autre dialogue de couple au-dessus du volcan, non dépourvu de violence ici, puisqu’Erik détruit le portrait que Senta porte avec elle.
La rencontre avec le Hollandais, se joue dans ce décor profane, incongru face à ce qui est en jeu, Erik en peignoir et le Hollandais en marin du XVIIème est une scène qui pourrait faire sourire. Ce n’est pas le cas : l’altérité du Hollandais explique au contraire la nature de la volonté de Senta, désireuse de rédemption (Erlösung), c’est à dire de mourir pour sauver. Une sorte de vocation au martyre qui n’a rien à voir avec un amour terrestre (au contraire de la mise en scène de Jan Philipp Gloger à Bayreuth qui est fondée sur la rencontre amoureuse), l’amour terrestre est ce que vit Senta avec Erik, et d’une certaine manière, la lutte d’Erik s’apparente à celle d’un amoureux qui empêcherait son aimée d’entrer au couvent.

Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl
Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte va donc se terminer par le magnifique duo où Senta se promet « bis zum Tod », jusqu’à la mort, dédiée, par un amour mystique. C’est bien de la nature de la « vocation » de Senta qu’il est question ici, dont la fidélité est mystique et non terrestre. Mais le Hollandais veut non un mariage mystique, mais bien terrestre: il sort de sa valise une robe de mariée un peu fripée (c’est l’âge!) dont il revêt Senta.
Konwitschny, qui travaille sur la version 1843 (et non 1860 avec la rédemption) travaille sur un opéra aporétique, où la seule solution, c’est la mort, sans rien que le néant. D’ailleurs, il joue sur les mots Lösung (solution) et Erlösung (rédemption), affirmant que lorsqu’il y a « Erlösung », il n’y a pas de « Lösung », en appelant aussi à l’exemple de Kundry.
Ainsi donc, le don de Senta n’est pas un don de corps, mais un don de vie.
Le Hollandais, qui vit avec les valeurs du XVIIème vit cette union comme un exemple de fidélité totale, tragique, mais d’une certaine manière, à la mode tragique du XVIIème ; Senta quant à elle donne sa vie, dans un mouvement mystique où toute trace d’amour terrestre a disparu.
Ainsi le troisième acte va mettre en scène les oppositions jusqu’à la déchirure dans un espace clos, qui laisse voir au fond le paysage du premier acte, coincé entre les battants de porte, et qui est une taverne étrange avec à jardin un comptoir où les marins debout se saoulent à la bière, sous la lumière électrique et à cour, recroquevillés, presque dormant, les marins hollandais, assis à des tables avec des chandelles plantées dans des bouteilles. Le tout dans un espace unique et donc paradoxal, chacun vivant la vie à laquelle il est accoutumé, deux vies qui finissent par s’opposer dans une ambiance violente et fantasmagorique dans la scène de la tempête, interrompue par l’arrivée d’Erik, cette fois-ci en habit de chasseur, qui va tenter une dernière fois de récupérer Senta. Emergeant du groupe de ses marins le Hollandais surgit, accusant Senta d’infidélité et de manquer à sa parole, et précipitant son départ.
Konwitschny ainsi souligne un aspect peut-être jamais vraiment souligné de l’opéra, à savoir que résolument arcbouté sur ses valeurs et ses exigences, le Hollandais ne sait pas voir chez la jeune fille le don mystique de soi, et pense qu’elle est tiraillée entre Erik et lui : il fait une crise de jalousie qui n’a pas lieu d’être. Et peut-être peut-on supposer que les errances du Hollandais sont aussi le fruit de sa rigidité, de son absence de regard sur l’autre, de l’aveuglement dû à son désir de se sauver à tout prix, et donc de la négation de Senta en l’occurrence, mais de toutes les femmes qu’il a peut-être rencontrées déjà.
Senta cette fois-ci devant l’aporie de sa situation, désirant donner sa vie, que le Hollandais refuse au nom de valeurs qui n’ont pas lieu d’être, et ne supportant pas l’insistance terrestre d’Erik, choisit…de tout effacer. Effacer l’histoire, effacer sa vie et effacer du même coup la musique. Elle fait exploser un baril de poudre, noir en salle, arrêt de la musique. Surprise.
Et on commence à apercevoir émergeant de l’ombre peu à peu l’ensemble des artistes prêts à saluer, tandis qu’on entend dans le lointain la musique brutale de la fin de l’opéra comme sur le son d’un vieux gramophone, parce que la situation ne pouvait avoir de fin « normale » (pas de « Lösung ») mais que tout devait être annihilé (et pas d’ « Erlösung » non plus). Le néant, scénique et musical.

On se prend à rêver du charivari qu’à Paris ou Milan qui n’aiment pas le Regietheater un tel travail aurait sans doute provoqué. Et pourtant, Konwitschny prend acte d’une version musicale sans rédemption, pour proposer une vision sans rédemption, sans solution, avec musica interrupta, dans un travail d’une grande intelligence et d’une très grande violence, y compris visuelle. C’est un travail évidemment sur la psychè, vu à travers le refus de tous de prendre en compte qui est Senta et sa nature profonde. Rien de romantique, ou du moins, un romantisme qui est une impasse tragique, ou la mort n’est pas mort théâtrale où l’on verra l’héroïne se jeter dans la mer, comme Tosca se jettera du haut du Château Saint Ange, pour rejoindre l’aimé, mais où elle décide de tout suspendre, de tout effacer, de tout faire disparaître dans un néant alors partagé par chanteurs musiciens et spectateurs. Le Gramophone lointain étant ce qui nous reste après la fin du théâtre.
C’est un travail très intelligent et réfléchi même si radical, dans la mesure où il s’attaque à la musique, même pour la dernière minute, qui reste le climax évidemment. La privation du climax musical pour le remplacer par un climax scénique se comprend et se défend, évidemment, même si je pense à la frustration de certains spectateurs, d’autant que je ne suis pas sûr que tous aient pu remarquer (à l’ouverture) qu’il s’agissait de la version 1843, sans rédemption et donc sans ajout musical des dernières mesures « rédemptrices » de 1860.
Rompu à cette production, le chœur de Sören Eckhoff est clair, énergique, magnifiquement sonore et en même temps incroyablement tendu ; le début du troisième acte est à ce titre exemplaire. Mais c’est habituel dans ce théâtre.
Même si ce n’est pas la distribution d’origine, sauf pour Klaus Florian Vogt, qui n’assure pas les deux suivantes (assurées par Tomislav Muzek), la compagnie réunie défend très bien l’ensemble du propos. Peter Rose, qu’on a tellement l’habitude de voir en Ochs qu’on en est presque étonné de le voir dans un autre rôle, assure le rôle de Daland avec une diction parfaite : le texte est d’une très grande clarté, avec une projection parfaite, et la voix passe en salle sans aucun problème. C’est un Daland de classe, bien engagé scéniquement et dont la voix se différencie parfaitement avec celle de Michael Volle dans le Hollandais, ce qui n’est pas toujours le cas, notamment avec une couleur moins sonore, un peu plus mate : il incarne une voix « bourgeoise », pourrait-on dire.
Michael Volle est un modèle d’intelligence du chant, d’expressivité et de tension ; il n’y a aucun doute possible : il est vocalement le Hollandais, avec une telle perfection dans la diction, l’expression, l’émission, la projection qu’on reste quelquefois pantois, devant tant de science du dire et tant d’émotion contenue. Son monologue d’entrée est tout simplement prodigieux, et je ne parle même pas des duos, qui sont des modèles. Il est aristocratique dans son dire, dans sa manière de chanter, dans la manière de colorer.
Catherine Naglestad en Senta est un peu décevante, cette Brünnhilde, cette Tosca, n’a pas toujours la ligne pour Senta. Elle en a évidemment les aigus et ses dernières minutes sont époustouflantes comme si enfin la voix sortait se confronter avec le destin. Il reste que dans la ballade, il est vrai menée avec un tempo ravageur pour les voix tant il est lent, elle est contrainte de moduler plus que de raison, et la voix a des difficultés à « tenir la distance » et maintenir la stabilité de la ligne de chant  et n’a pas l’éclat qu’on attendrait dans ce morceau de bravoure ; elle est à la peine. Il reste que le personnage est là, tel qu’il est voulu par la mise en scène. Elle est meilleure dans le duo avec le Hollandais, et ne semble n’entrer vocalement dans le rôle que dans la scène finale.
Si la Mary de Heike Grötzinger n’appelle pas de remarque dans sa version « coach de salle de sport ». Klaus Florian Vogt était Erik, un rôle presque secondaire pour lui tant on a désormais l’habitude de le voir en Parsifal ou Lohengrin. Il mène son duo du deuxième acte– est-ce simplement une impression personnelle ?- comme Lohengrin avec Elsa, soignant comme d’habitude chaque parole, chaque note tenue, filée, avec une douceur séraphique ; il semble moins à l’aise dans les parties un peu plus héroïques, et notamment dans la dernière scène ; mais son travail est une vraie leçon de chant. Un Erik aussi poétique, aussi élégant semble tomber du nuage des anges.
Belle prestation du jeune Steuermann de Jussi Myllys : la voix est claire, bien projetée, le comportement scénique très juste. En fait, une distribution de grande classe, et qui aurait garanti une vraie grande soirée, si la direction de Asher Fisch n’avait pas un peu éteint ce bel enthousiasme. Asher Fisch n’est pas un chef médiocre, et son Fliegende Holländer est très au point (il est vrai que c’est le répertoire de l’orchestre), sans bavures et quasiment sans scories, mais il ne réussit pas à tendre dramatiquement son approche, qui pour la version de 1843, demanderait un autre halètement, comme une course à l’abîme : le tempo est plutôt lent, ce qui met quelquefois les chanteurs à la peine, obligés de tenir les notes plus que de raison, et la tension ne correspond pas à ce qu’on voit sur scène. Autrement dit, il y a à mon avis trop de « raffinements » de mignardises qu’il n’y a pas à avoir ici. J’ai l’impression que Asher Fisch italianise un peu la partition, demandant à ses chanteurs, Naglestad par exemple, certains moment presque italianisants. Même s’il remporte un beau succès, et que la prestation est loin d’être scandaleuse, il ne m’a pas vraiment enthousiasmé, ni apporté quelque chose de neuf ou d’inattendu.
Ce qui est soirée de répertoire à Munich serait ailleurs sans doute soirée exceptionnelle vu la distribution. J’étais heureux d’avoir pu « improviser » cette nouvelle soirée Wagner. Même quand on vient pour Verdi, Wagner n’est jamais bien loin à Munich.[wpsr_facebook]

Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl
Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

BAYERISCHE STAATSOPER 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 31 mars 2013 (Dir.Mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Munich, 31 mars 2013

Il y a en cette période de Pâques de bicentenaire Wagner floraison de Parsifal, encore plus que d’habitude,  en terre germanique. Vienne, Munich, Salzbourg, Zürich, Berlin affichent Parsifal en cette période, et bien sûr tous les autres théâtres qui peuvent se le permettre en Allemagne. Il ne vaut donc mieux pas d’annulations en cette période par crainte que le marché ne soit saturé et que le remplaçant soit une denrée rare.
Et pourtant à Vienne, Jonas Kaufmann a annulé toutes les représentations et comble de malheur, Franz Welser-Möst a eu un accident circulatoire pendant la représentation et a été remplacé sur l’heure par un assistant. A Munich, c’est John Tomlinson qui le matin de la représentation était aphone, et le théâtre a dû trouver un Gurnemanz  disponible pour le soir, cela ne court pas les rues, en la personne de Attila Jun, arrivé par le train peu de temps avant le lever de rideau, qui a dû chanter avec partition sur le côté, pendant que Tomlinson jouait le rôle.
J’ai fait une infidélité à Salzbourg pour venir à Munich: on sait mon lien à Parsifal, on sait aussi que depuis le Ring dernier de Munich en janvier, j’ai un intérêt renouvelé pour Kent Nagano. Alors, 130 km ne sont pas pécher Seigneur, et à Pâques, deux Parsifal coup sur coup (car le 1er avril,  tout à l’heure, ce sera Salzbourg) vous assurent un long séjour au Paradis.
Et puis, j’aime l’opéra de Munich, un lieu où l’on se sent bien, une salle magnifique, une acoustique exemplaire, et des spectacles toujours de bon sinon haut niveau. Un vrai théâtre de tradition, qui ne bouge pas à travers le temps, avec ses habitudes (la glace à la vanille aux cerises chaudes) son public assez habillé, ses dames en Dirndltracht, ses messieurs en loden ou en smoking, et toujours beaucoup de jeunes aux places debout. C’était ainsi en 1980, c’est ainsi en 2013.
Ce Parsifal remonte à 1995, au temps de l’intendant Peter Jonas, qui a confié de nombreuses productions notamment wagnériennes à Peter Konwitschny.

Acte 1, cérémonie du Graal (c) Bayerische Staasoper

La mise en scène a vieilli, mais n’est pas inintéressante, axant l’action autour de Kundry, faisant irruption sur un cheval de bois, et jouant avec Parsifal. Le thème en est la rédemption, que tous recherchent (y compris Klingsor), figurée par une Vierge devant laquelle il se prosterne au début du second acte, vierge que l’on avait vu comme Graal au premier acte: un Graal étrange, que Amfortas (Michael Volle) ouvrait dans un tronc d’arbre blanc (une sorte de tronc à la Kaspar David Friedrich (qui deviendra noir au troisième acte) et qui laissait apparaître une Madone avec deux angelots (des servants) qui distribuaient le pain et le vin aux chevaliers…seulement, sous les traits de la  Madone, c’est Kundry!

Acte 2 (c) Bayerische Staasoper

Le meilleur est le second acte, symétrique du premier, avec un Klingsor régnant sur le même royaume que le Graal, où les chevaliers sont substitués par les filles fleurs (même dispositif: un pont montant, même gestes autour de Parsifal que les chevaliers autour de Gurnemanz pendant le récit du premier acte: en bref, construction d’un système d’écho qui n’est pas si incohérent.
Le troisième acte en revanche est bien plat (on dirait du Günter Krämer…), il ne s’y passe pas grand chose, au moins pendant la première partie. La cérémonie du Graal est mieux réglée et plus intéressante, Amfortas se précipitant sur la lance comme pour se suicider, mais la Sainte Lance donne la vie et non la mort et il se fond dans l’anonymat, comme Parsifal d’ailleurs, laissant apparaître une Kundry morte, en habit de Kundry la séductrice, tenant la lance entre ses mains un peu comme une Vierge des Sept Douleurs pendant que descend une colombe dessinée sur une feuille comme un dessin d’enfant,

Rideau de scène (c) Bayerische Staasoper

rappelant le rideau de scène composé de centaines de feuilles en écritures diverses reprenant la phrase “Erlösung dem Erlöser” (Rédemption pour le rédempteur) Motto du Graal.
Dans ce paysage, Amfortas montre sa blessure qui est une castration et dans le même geste Klingor montre la sienne (Furchtbare Not), car tous les personnages vivent la même hantise, cette hantise que Parsifal au départ ne peut comprendre.
Musicalement, la distribution est inégale: Michael Volle en Amfortas affiche son timbre d’une insolente suavité, sa diction exemplaire. la mise en scène l’oblige le plus souvent à chanter coucher ou recroquevillé, et les aigus en pâtissent un peu, il est obligé de les crier ou des les éructer de manière douloureuse voire un peu expressionniste (Erbarmen! au premier acte), il n’a pas la douleur digne et presque définitive d’un Mattei (au MET). Petra Lang en Kundry ne m’est pas apparue au meilleur de sa forme, même si la prestation reste de haut niveau: bonne diction, projection aisée, mais aigus moins triomphants et un peu criés. On l’a entendue meilleure. De John Wegner en Klingsor on ne dira rien de notable: voix engorgée, opaque, sans expression. Il était (un peu) meilleur à Bayreuth dans ce rôle dans la production de Christoph Schlingensief. Là il faut reconnaître que c’est assez pénible. mais les très bons Klingsor sont rares.
Très bon ensemble des Filles Fleurs avec une première FilleFleur splendide, et accompagnée de manière incroyablement suave et suggestive par Nagano.

Les deux Gurnemanz

Gurnemanz, c’est donc Attila Jun, arrivé en catastrophe, qui chante pendant que Tomlinson mime bruyamment les paroles (on l’entend surtout au premier acte siffler et souffler). Au premier acte Attila Jun, qui a un très beau timbre, a pris ses marques, y compris sonores car il est souvent couvert par l’orchestre, et la prestation reste moyenne (on peut le comprendre vu les circonstances). Totalement différent au troisième, où il a dû utiliser le temps du deuxième acte pour relire la partition et répéter, où la voix est mieux posée, où le chant est exemplaire, où la présence est forte. Et Tomlinson enfin silencieux mime si bien que l’on a quelquefois l’illusion que dans ce karaoké scénique sacré, c’est lui chante. D’où des moments musicalement magnifiques en ce troisième acte si ennuyeux dans la mise en scène de l’Enchantement du Vendredi Saint (salle éclairée et c’est à peu près tout).
Du Parsifal de Michael Weinius qui chantait à Munich pour la première fois, il y a peu de choses à dire et c’est plutôt décevant. Arrivé en se balançant sur une liane au premier acte, on se rend compte bien vite que le figurant sculptural sur la liane laisse en réalité place à un vrai Heldentenor aux dimensions respectables, mais à la voix un peu contrasté, peu de médium, inaudible dans les moments les plus doux, peu de grave aussi, et un aigu très assuré (Amfortas! die Wunde! vraiment bien lancé), d’où des moments plats, inexistants doublées d’une diction très moyenne. Son final est vraiment assez problématique.
Au total très gros succès et ovation pour les deux Gurnemanz, pour Petra Lang et succès pour Volle et même pour Parsifal, très bien accueilli: le public est gentil en ce jour de fête.

Kent Nagano et son orchestre

Reste l’authentique triomphateur de la soirée, Kent Nagano, accueilli par la salle en délire. La prestation du chef est exemplaire, référentielle: une direction incroyablement dynamique, contrastée, demandant à l’orchestre de sonner avec un volume d’un étonnante rondeur, ne couvrant jamais les voix, demandant des pianissimi de rêve: on sent que les musiciens le suivent. La précision du geste, l’attention aux détails, les contrastes sonores, tout est là, dans une option qui n’est pas mystique, pas de ralentissements, pas de rythmes alanguis, pas de son ecclésial, mais du souffle, mais de l’énergie, mais du drame plutôt que du mystère. Les “Verwandlungmusik” musiques de transformation sont littéralement sublimes au premier acte, j’ai retrouvé mes émotions d’adolescent découvrant cette musique, et celle du troisième acte est  spectrale, obscure, impressionnante: une des meilleures que j’ai entendues. Le prélude du troisième acte m’est apparu aussi très émouvant, dans son crescendo et sa retenue, quant au second acte, il est exemplaire de théâtralité et de dramatisme. Pour lui et presque seulement pour lui, mais quel moment! Cela valait mille coups de braver la neige, les frimas, les (une) frontière (s): il méritait les cloches de Pâques.
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Acte 1 (c) Bayerische Staasoper

MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2011 (FESTIVAL DE MUNICH): TRISTAN UND ISOLDE le 31 juillet 2011 (Dir.Mus.: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

J’ai cette année renoué avec une pratique un peu folle du jeune temps. Lorsque j’allais à Bayreuth dans les années 1980, j’essayais de combiner quelques représentations de Munich (à l’époque Rosenkavalier avec Kleiber ou Meistersinger avec Sawallisch) avec celles de Bayreuth, en profitant des jours de repos de Bayreuth. Comme beaucoup de mélomanes, nous faisions régulièrement les 219km qui séparent Bayreuth de Munich, quelquefois même sans billets achetés au préalable, nous livrant aux joies du “Suche Karte” (je cherche une place).
Cela nous a réussi, le plus souvent.
A Munich, la représentation du 31 juillet, dernière de la saison, est souvent wagnérienne. Elle a toujours été du temps de Sawallisch dédiée aux Meistersinger. Cette année, Munich affichant un Tristan dirigé par Kent Nagano, avec Nina Stemme, Ben Heppner, René Pape, cela m’est apparu suffisamment alléchant pour que je reprenne l’autoroute, sans place réservée, mais avec un beau carton “Suche Karte” tout neuf qui a bien servi puisqu’à peine arrivé, une dame m’a élu pour me vendre son billet…

Ainsi donc, 48h après Bayreuth, j’ai pu comparer deux approches, deux mises en scène, et surtout deux distributions, alors que j’avais encore bien dans l’oreille ce que j’avais entendu à Bayreuth.
On connaît le principe qui gouverne le Festival de Munich qui dure de fin juin au 31 juillet. proposer deux nouvelles productions, et proposant pour le reste des productions du répertoire munichois en affichant des distributions de luxe avec des chefs d’envergure (bon, cela se discute pour certains soirs) et des prix en conséquence.
La Première  de Tristan remonte au 30 juin 1998, (Zubin Mehta, Waltraud Meier, il y a un DVD de cette production). Elle était affichée cette année pour deux représentations seulement. C’est dire que pour deux représentations, il est peu probable que le metteur en scène ait pu retravailler bien longtemps, bien qu’il soit venu le 27 juillet saluer le public : on peut supposer qu’il a un peu travaillé avec les protagonistes, mais pas plus et pour le reste s’est sans doute contenté d’une remise en place rapide.

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

Cette mise en scène a été abondamment commentée, et fit scandale à la Première. La clarté des options principales de mise en scène est évidente: l’ensemble se déroule sur une scène réduite reproduisant un espace plus intime, aux décors vaguement naïfs et au couleurs vives de dessin d’enfants. Un petit escalier conduit au proscenium, qui servira aux protagonistes à s’extraire de la scène finale, à fermer le rideau, à partir bras-dessus bras- dessous et à laisser les vivants face à leur vie de médiocrité, devant les cercueils blancs des deux amants (image finale). Dans cette conception, pas de philtre: Tristan et Isolde tombent simplement amoureux et le philtre est jeté à la mer. Tout fatras romantique est exclu: au lever de rideau, les deux femmes se reposent sur des chaises longue sur le pont d’un bateau et se font apporter des cocktails par le marin qui chante son air initial, au second acte,

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

le début du duo est marqué par Tristan qui lance son armure, puis pousse sur scène violemment un divan jaune sur lequel se déroulera l’essentiel du duo. Marke est profondément atteint par la situation mais n’est ni violent, ni choqué, il garde son affection à Tristan: dernière image du second acte, il caresse la tête de Tristan écroulé.
Le décor du troisième acte, tours sur une scène aux dimensions réduites installée sur la scène -théâtre dans le théâtre-  n’a plus rien à voir avec le monde naïf et enfantin des deux premiers, c’est une pièce nue, et grise où Tristan assis sur un fauteuil, laisse défiler comme des photos de famille projetées sur le mur. De très bonnes idées donc, mais l’ensemble m’a semblé manquer de cette tension si palpable à Bayreuth, à moins que le metteur en scène n’ait pas du tout voulu cela. En effet, vu comme les deux amants (morts) sortent au dernier acte, on est plutôt dans l’atmosphère baudelairienne de la Mort des amants (Fleurs du mal, 121) de mort sereine et heureuse.
La direction de Nagano, très différente de celle de Peter Schneider, beaucoup plus lente (rien que le 1er acte dure dix minutes de plus), rend vraiment justice et à l’oeuvre et à la mise en scène: pas de pathos, grande simplicité, une expression naturelle loin des excès lyriques, mais pas froide (reproche qu’on fait souvent à Nagano) avec un orchestre en très grande forme, dans un théâtre ou Wagner est roi (n’oublions pas que Tristan y a été créé).
On attendait beaucoup des protagonistes et le triomphe total, absolu est venu du Roi Marke de René Pape, impressionnant à tous points de vue: phrasé, étendue du volume, interprétation, douceur/douleur. Ce fut magnifique. Je l’avais déjà entendu à Lucerne avec Abbado et l’impression est la même, celle d’une voix aux ressources et à l’étendue infinies. Il joue en plus un Marke plutôt jeune avec un indéniable présence scénique dès qu’il entre sur leplateau. Un vrai moment de théâtre. Ekaterina Gubanova en Brangäne remporte elle aussi un beau succès. Je n’avais pas remarqué dans sa Fricka de la Scala sa belle voix de mezzo, son legato qui fait vraiment merveille au deuxième acte. Alan Held en Kurwenal est solide, mais pas exceptionnel et le Melot de Francesco Petrozzi est à oublier.
On pouvait être inquiet pour Ben Heppner qui a annulé plusieurs séries de représentations dans les dernières années. Son Siegfried d’Aix ne m’avait pas convaincu. Dans la représentation de Munich, s’il éprouve des difficultés dans le troisième acte (quelques notes aiguës franchement ratées, la fin très tendue et très difficile),  dans l’ensemble de la représentation, la voix garde cette suavité qui la caractérise et la performance est de très haut niveau, par le phrasé, par la couleur, par l’interprétation. On y reconnaît le Ben Heppner qui nous a toujours convaincus (Titus, ou le Tristan d’Abbado). Et c’est plutôt une joie que de l’avoir retrouvé en meilleure forme.
La déception la plus lourde vient de Nina Stemme: elle semblait fatiguée (il est vrai qu’elle accumule les rôles lourds, et je ne sais pas si chanter Brünnhilde soir une si bonne idée) et le volume habituellement impressionnant semblait réduit. Elle en était contrainte à pousser jusqu’au cri les notes hautes. Dans le duo, elle ne semblait pas engagée, pas concernée. Seule la Liebestod, chantée sur le proscenium a été un très grand moment, où l’on a retrouvé les qualités habituelles de la cantatrice, puissance, rondeur vocale, lyrisme, legato..mais elle aussi est tombée sur le “Lust”final, comme sa collègue Theorin à Bayreuth.

Au total un grande représentation, mais pas forcément par les protagonistes, même s’ils n’ont pas démérité. Le seul à la hauteur de l’enjeu fut un René Pape éblouissant. Ayant vu Nina Stemme soit à Bayreuth, soit à Londres par le passé et à chaque fois sublime, je ne peux qu’espérer que sa méforme soit passagère, mais elle était ce soir nettement en dessous de son niveau habituel.
Alors, à se livrer au jeu des comparaisons, puisqu’en 48h j’ai pu voir deux grands Tristan très différents, je dirai que par le contexte, mon coeur va toujours à Bayreuth (le son est tellement différent, les voix tellement proches), par la musique, je trouve que la seule différence forte vaut par le Roi Marke, Robert Holl ne pouvant s’aligner face à un René Pape impérial et par Brangäne, Gubanova étant très supérieure à Breedt. Légère supériorité musicale de Munich, mais supériorité scénique de Bayreuth donc, dans la guerre de tranchées que ce sont toujours livrées les deux institutions qui servent le mieux Wagner en Allemagne. Et dans les deux cas, l’art s’en tire avec tous les honneurs.

Photo : voir blog intermezzo

Deux regards sur ces représentations:

Res Musica (en français)
Intermezzo (en anglais)