À PROPOS DU RAPPORT SUR LA DIVERSITÉ À L’OPÉRA DE PARIS / Partie II: de l’opéra “diversifié” à la diversité des publics

L’opéra et nous, nous et l’opéra

Le problème de l’Opéra semble être un peu cryptique pour les auteurs du rapport. Dur à admettre, mais c’est un art exclusivement européen, qui s’est développé en Europe puis étendu au nouveau monde, devenu même un art porte-drapeau d’une « identité nationale » naissante à partir du milieu du XIXe en Hongrie, en Russie, en Bohème et en Moravie, et c’est sans doute le seul art qui soit spécifiquement occidental. Ce n’est pas le cas du théâtre, ni de la danse, ni du cirque ni de la peinture, sculpture, cinéma etc… .

Sans doute faudrait-il d’ailleurs s’interroger sur la symbolique de la construction d’opéras-monuments en Asie et surtout en Chine aujourd’hui, voire au Moyen Orient (et pas seulement au Caire en 1871…). C’est sans doute un acte plus symbolique que culturel (qu’est-ce que le « genre opéra » a à y voir spécifiquement puisqu’on sait qu’il existe en Chine des spectacles musicaux que nous appelons par commodité « opéra » ?). Ce sont des gestes architecturaux toujours spectaculaires d’affirmation du pouvoir souverain plus que du genre artistique en lui-même.
Le genre-opéra véhicule l’histoire, la culture, la littérature, la musique qui constituent le fonds originel de notre culture européenne et sa rapide exportation aux États-Unis et en Amérique du Sud pointe l’Opéra un marqueur de la culture occidentale.  Est-ce en soi un crime, une marque au fer rouge ?
Que peu à peu l’opéra se soit ouvert aux artistes non blancs, c’est absolument légitime dans la mesure où tout artiste selon ses capacités peut prétendre à chanter l’opéra s’il en a envie. Sait-on qu’une chanteuse noire a failli chanter à Bayreuth une des Walkyries dès la fin du XIXe (elle y fut empêchée par un problème de santé mais elle était reçue à Wahnfried) ?

Il est vrai que cet art typiquement européen fait par des européens pour des européens, a eu du mal à s’ouvrir à des non-européens (encore que) avant la seconde guerre mondiale, mais tout comme à l’inverse le jazz a été tardivement « investi » par des musiciens blancs.  En allant encore plus loin on peut aussi se demander s’il existe aujourd’hui des acteurs non asiatiques dans le Kabuki ou le Nô japonais ?
La question se pose comme si seuls les européens étaient comptables de leur culture et de leur histoire.
Les processus de transformation des rituels et des habitudes sont lents, et cela n’a pas toujours à voir avec le refus de l’Autre mais avec la moisissure de l’habitude qu’on prend pour règle intangible : quand on pense que la « libération » de la femme explose dans les années 1970, mais qu’on en est encore 50 ans après en France à réclamer l’égalité hommes-femmes, notamment dans les salaires, on peut aisément constater que les habitudes culturelles suivent un cheminement tout aussi long.  C’est regrettable, mais on sait bien que les processus sociaux et les mentalités sont les freins les plus puissants. N’est-ce pas plutôt le culte de l’instant et du présent qui prétendrait d’un coup de baguette magique effacer le réel, histoire comprise.

Ensuite, que les leçons et les diktats (comment appeler autrement les injonctions sur les traductions d’Amanda Gorman par exemple ?) viennent de l’influence américaine est enfin assez singulier, et que nous nous y soumettions comme à une parole venue d’En-Haut par crainte d’on ne sait quelles conséquences est encore plus désolant. Car les leçons d’humanisme à l’américaine ont fait long feu…
L’opéra est, dit le rapport « un genre en partie lié à la production de savoirs et de croyances sur les mondes extra-européens, en lien étroit avec leur colonisation ». Certes, notre sensibilité à la question de la diversité est aussi l’effet boomerang de la colonisation française en Afrique, en Asie, aux Antilles. Mais les solutions préconisées sont en trompe l’œil.

La prospective lyrique : l’opéra « ouvert » de demain

Pour répondre à ces considérations « identitaires » sur l’Opéra trop blanc, le rapport se lance ensuite dans la prospective lyrique, enfonçant des portes ouvertes que tous les observateurs du monde de l’opéra connaissent depuis longtemps, en proposant des pistes étonnantes.
Les auteurs proposent notamment, pour compléter le répertoire traditionnel et discriminant, de s’ouvrir à la création… « Aida ou Otello mis en regard de nouveaux opéras pour que vive le patrimoine, et qu’il soit rendu par cette attention à la diversité du monde accessible au plus grand nombre ».
Passons sur le fait qu’Aida est l’opéra le plus populaire présenté dans les salles les plus grandes et dans les stades et qui attire le plus de foules dans le monde entier, cela fait sourire… Les auteurs poursuivent en rêvant l’opéra du futur, « favorisant, à moyen terme, les commandes et invitations aux artistes internationaux pour diversifier les plateaux, mais aussi pour que les thèmes abordés par les œuvres reflètent les préoccupations de la société » …
Si je suis convaincu qu’il faille faire appel à tous les talents, en dehors de toute considération pigmentaire, je ne suis pas sûr que les œuvres les plus populaires soient celles qui reflètent les préoccupations du jour.
On ne va pas forcément au théâtre pour voir sa vie au quotidien, et la fortune du répertoire et des Bayadère diverses montre que le spectacle est aussi sinon plus la recherche d’un ailleurs.

Dans un autre ordre d’idées, mon expérience d’enseignant (vers 1980), m’avait fait constater que les livres de Français destinés aux élèves sections technologiques privilégiaient les ouvrages sur la condition des travailleurs et des ouvriers (comme Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli), au détriment de la qualité et de la variété, au contraire des manuels pour les sections « générales » à l’ouverture littéraire bien plus grande. Est-ce cela dont on rêve pour l’opéra ?

« L’opéra a tout à gagner à se nourrir du monde et à s’ouvrir à des cultures non occidentales, métissées » prophétise encore Clément Cogitore.
Les sujets à choisir doivent être d’abord bien ficelés dramaturgiquement, ce qui manque cruellement aujourd’hui : il y a peu de bons livrets. Mais il faut aussi trouver des compositeurs qui créent des opéras, et ce n’est pas gagné, comme on sait ; à ce titre ce qui s’est passé avec le Musical et la comédie musicale dont les auteurs ne disent pas un mot pourrait être une piste intéressante.
Si le genre offrait régulièrement des créations qui soient des succès, allant, comme la comédie musicale, chercher des sujets dans toute la société on n’aurait aucun problème pour trouver les créateurs.
La preuve ? La danse contemporaine a depuis longtemps fait sauter les verrous de la diversité avec des chorégraphes et artistes de toutes origines. Et l’opéra qui lui en revanche a fait sauter depuis longtemps celui de la couleur de peau des chanteurs.
Le rapport reconnaît que les grands chanteurs non-blancs sont depuis longtemps invités à chanter sur la scène de l’opéra, mais déplore en incise que la jeune Marie-Laure Garnier, originaire de Guyane, récente révélation des Victoires de la musique, n’y ait pas encore été invitée. Encore un exemple de méconnaissance.
Marie-Laure Garnier a une voix magnifique et un grand talent, elle chantera à Paris, n’en doutons pas, mais elle est à l’orée de sa carrière, et dans le cursus honorum du chanteur quel qu’il soit, les débutants font leurs classes dans des théâtres moins importants, dans des salles plus petites où ils se rôdent. Ce serait une erreur de les projeter à l’Opéra National de Paris au risque de les brûler, et de les faire passer alors pour l’artiste de la diversité de service. Ce n’est pas un service à leur rendre en général, et la jeune Marie-Laure Garnier n’est pas invitée à l’opéra parce qu’elle est une chanteuse de couleur ou issue d’une colonie, mais parce qu’elle débute. Il y a une quarantaine d’année, Christiane Eda-Pierre, elle aussi issue des colonies a chanté Antonia, Eurydice, La Comtesse, Konstanze tout simplement parce que c’était une grande. De l’art de voir un caillou dans la chaussure là où il n’y en a pas.

La salle modulable

La deuxième proposition du rapport dénote « Achever la salle modulable de l’Opéra pour permettre des représentations contemporaines plus audacieuses, que ce soit des œuvres nouvelles pour la production desquelles un circuit mécénat ad-hoc devrait être monté ou pour faire revivre des figures oubliées dans le répertoire. A défaut, monter des partenariats avec d’autres scènes pour permettre la représentation d‘œuvres opératiques dans des salles plus petites ».
Placer cette demande en deuxième position de la liste proposée en fin de rapport, c’est lui donner une importance justifiée pour attirer un public plus restreint pour des propositions moins « grand public ». Mais dans un rapport sur la diversité à l’Opéra National de Paris, que vient faire la salle modulable, serpent de mer depuis 30 ans qui semblait s’être débloqué avec la promesse de l’achever dans les années qui viennent ?

Cela pourrait laisser entendre, que les auteurs du rapport croient à moitié à la puissance d’attraction du nouveau répertoire qu’ils appellent de leurs vœux et pensent simplement à une salle plus petite, « d’art et d’essai », pendant qu’à côté, on continuerait de jouer Aida ou Otello.
Diversité ou pas, créateurs métissés ou extra-européens ou non, les managers d’opéra ont depuis longtemps voulu des salles plus petites pour répondre aux exigences des cahiers des charges sans perdre de l’argent dans la grande salle.  La Scala faisait souvent ses créations contemporaines au Teatro Lirico voisin… L’opéra d’Amsterdam au « Carré » voisin. L’opéra de Lyon au Théâtre de la Croix Rousse.

On sent bien là un nœud : les œuvres expérimentales ou moins connues à la salle modulable, et les œuvres qui rapportent (et donc, du grand répertoire) dans la grande salle, et ainsi les apparences seront sauves, les cahiers des charges respectés et le système opéra continuera de tourner comme avant.
Cela montre une confiance limitée dans les perspectives que les auteurs du rapport énoncent eux-mêmes, et « surtout si ces œuvres qui demandent aux artistes un investissement important ne sont pas ensuite reprises dans d’autres scènes dans le monde ». Voilà une gestation riche d’avenir… Si on veut imposer le renouvellement du genre, autant assumer le risque de la grande salle.

Alors demander la construction de la salle modulable pour afficher des œuvres proposées par des artistes issus « de la diversité », c’est évidemment afficher une autre discrimination, artistique, qui ne dit pas son nom pour des motifs bêtement économiques. C’est se tirer une balle dans le pied.

Il est à mon avis bien plus intéressant d’attirer quelquefois le public inhabituel par une offre différente, pour qu’il prenne possession des lieux, car la question est plus le lieu « Opéra » que l’art « opéra ».  Je me rappelle Paris Quartier d’Eté, offrant en 1992 ou 1993 une soirée de musique kabyle avec la chanteuse Cherifa au Palais Garnier, envahi par un public qui découvrait le lieu, pour une musique qui provoqua un délire dans la salle. Garnier alors appartenait à tous et c’était un vrai bonheur de constater la joie des spectateurs. Il faudrait peut-être commencer par montrer que ces lieux sont ouverts à tous les publics par des manifestations ciblées, marquant peut-être un pas de côté, avec la certitude d’attirer un autre public et de faire évoluer le public traditionnel.

On touche ici à la complexité du problème, il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, notamment si le carburant financier ou créatif manque, mais aussi quand les politiques menées n’ont pas assez pris en considération l’éducation et la diversification du public, gage de curiosités nouvelles… .

La question des publics

La question essentielle n’est pas tant celle de « la diversité » mais celle de la diversité des publics. Le public qui accède à l’opéra pour du ballet ou pour du lyrique doit refléter l’ensemble de la société. Ce qui n’est pas le cas. Et c’est pourtant la condition « pour que les thèmes abordés par les œuvres reflètent les préoccupations de la société ».

La diversité sociale est loin d’être représentée dans la salle, et c’est l’un des éléments que certains pointent pour condamner a priori l’opéra à mort : ses crimes ? coûter très cher et être réservé à une élite sociale qui se retrouve « entre soi ». Autrement dit, l’ensemble de la collectivité qui paie n’en profite pas.
La encore, la question est un serpent de mer, auquel on a cherché à répondre depuis l’élaboration du projet « Opéra-Bastille » conçu d’abord comme Opéra National Populaire. Notre post « La valse des Branquignols » en a longuement parlé et l’on connaît quel destin a eu le concept initial.
La question de l’accessibilité est essentielle si on veut que des « rôles modèles » issus de la diversité puissent irriguer les populations concernées, sinon les « rôles modèles » continueront de chanter pour les « mâles blancs ».

Là encore, la question touche divers niveaux de réflexion, de nombreux pays et pas seulement la France . Je me rappelle de K.Warlikowski découvrant Covent Garden et son public « sélect », qui lui donna en réaction[1] envie de mettre sur scène des artistes de Breakdance des quartiers populaires londoniens.
La plus évidente des réponses, celle qu’on brandit, c’est la politique tarifaire. À l’Opéra de Paris, les tarifs pratiqués empêchent effectivement la diversification sociale du public, et ce public nouveau n’est pas le public de fans qui se contentaient de places debout à bas prix qui n’existent plus. Le public nouveau a droit à une place assise « normale » mais à un prix « politique ».
Pour qu’on puisse pratiquer des prix politiques, c’est vers l’État qu’on doit se tourner pour compenser, mais comme la dite puissance publique a réduit les subventions à l’Opéra au point qu’elle n’atteignent que 40% du budget, ce sont les sponsors privés et la billetterie qui doivent compenser. Sont favorisés alors les billets « hautes contributions » et les sponsors qui ainsi offrent des places à leurs employés ou leurs obligés, tout en bénéficiant de prix politiques au regard du coût rélel du billet. Autrement dit, la politique de l’État, tout en préchant pour la diversité et l’élargissement du public, au nom du fait qu’un art réservé « aux riches » n’a pas à s’engraisser sur la peau du contribuable, induit une poltique aux effets pervers. Politique à courte vue et anticulturelle du serpent qui se mord la queue.
D’un autre côté, si les subventions augmentaient, même fléchées sur des publics nouveaux et divers, les oppositions politiques (qui quand elles étaient au pouvoir, ne faisaient pas mieux) ne manqueraient pas de dénoncer le gouffre financier représenté par l’Opéra, face à d’autres pans de la culture plus nécessiteux (cf. l’analyse édifiante de l’adjointe à la culture de Lyon, voir notre article à ce sujet).
Donc rien à espérer de ce côté.
Cependant la politique tarifaire n’est pas seule en cause : il est loin d’être évident qu’une politique tarifaire ciblée ferait aller à l’opéra un public qui n’y est pas habitué. L’ignorance du genre, les représentations qu’on en a sont autant de freins que des prix politiques ne compenseraient pas. On sait bien qu’il y a toujours un public prêt à dépenser des centaines d’euros dans un match de foot ou concert de rock dont les tarifs n’ont rien à envier à ceux de l’opéra bien au contraire.

Il est évident que des publics dont l’opéra ne fait pas partie de la culture ne s’y intéressent pas. C’est tout le problème de la musique classique en général, qui coûte bien moins que l’opéra.
Il ne sert de rien de se désoler du manque de diversité à l’orchestre, au ballet ou dans le chœur si la politique culturelle de l’État n’a pas depuis des dizaines d’années (depuis le plan Landowski à la fin des années 1960), fait un réel effort envers la musique classique, par manque de conviction ou d’ambition, et surtout par manque de constance dans la durée même si paraît-il les conservatoires sont pleins…

Les constats faits par Bourdieu sur la distinction d’une part et la reproduction sociale d‘autre part n’ont bien évidemment rien perdu de leur actualité.
De son côté, l’Education Nationale de Jean-Michel Blanquer affiche à nouveau et pour la nième fois une volonté de développer les arts et la culture, mais du côté de la musique classique, les initiatives restent sporadiques, laissées à l’initiative locale, quelquefois magnifiques, comme le travail du quatuor Béla dans les collèges, mais cela reste assez rare. La musique classique et encore plus l’opéra sont totalement mis sous cloche, tout autant que la danse académique et le ballet classique à l’école, d’une manière souvent revendiquée par les enseignants eux-mêmes (Ghetto… C’est du passé… C’est trop complexe… Ils n’iront jamais… Toutes remarques entendues sur le terrain).


DEMOS et le Sistema vénézuélien

Enfin le rapport parle de DEMOS, une initiative de la Phiharmonie de Paris fondée sur le modèle du Sistema vénézuélien, qui a fait rêver à un avenir radieux pour la musique classique bien des pays ou régions européennes, bien des institutions et bien des mélomanes.
Le Sistema vénézuélien a été mis en place pour porter la musique dans les classes les plus défavorisées, dans les bidonvilles, en rayonnant dans tout le pays pour lutter contre les fléaux des quartiers pauvres, drogue et délinquance essentiellement. Le tout avec une logistique efficace de mise à disposition d’instruments que les familles ne pouvaient payer (avec un engagement fort de la puissance publique, et avant Chavez, il faut le souligner), grâce à une pédagogie active de type « apprendre dans l’orchestre », d’origine nord-américaine assez élaborée et très séduisante – loin des pédagogies en cours dans nos conservatoires (qui portent bien leur nom), ainsi qu’une distribution territoriale de centaines d’orchestres décentralisés de jeunes ou d’enfants avec un effet sensible assez rapide sur la délinquance des jeunes, ainsi que sur l’estime de soi des familles qui est tout aussi essentielle.
Le système (qui a transcendé les aléas politiques du pays) arrivait par capillarité dans les territoires reculés, mais a mis en place une structure pyramidale d’orchestres qui était couronnée d’orchestres nationaux d’une telle qualité que bien des musiciens venus du Venezuela irriguent aujourd’hui les formations du monde entier, sans parler des chefs, dont le plus connu, Gustavo Dudamel, m’avait raconté que ce qui l’avait frappé au début de sa carrière, c’était l’âge du public en Europe ou aux USA, alors que les jeunes venaient par cars entiers assister aux concerts des grands orchestres vénézuéliens.

Alors soyons clairs : DEMOS ? Combien de divisions ? 6400 enfants bénéficiaires en dix ans en France. Les tentatives similaires ailleurs et notamment en Europe n’ont pas encore vraiment réussi à l’échelle vénézuélienne. Cela s’explique aisément parce qu’elles peuvent concurrencer des organisations déjà installées (conservatoires ou écoles de musique etc…)  qui labourent leur clientèle habituelle sans trop aller au-delà et qui craignent d’être détrônées : les conservatoires et écoles de musique répondent à leur public traditionnel. Ce qui a marché au Vénézuela, c’est que tout était à inventer et que ce Sistema ne heurtait pas des institutions établies.
Si la Philharmonie prétend piloter toutes les initiatives, avant d’arriver à un maillage territorial total, le pont Mirabeau aura vu couler bien de l’eau de la Seine… Et que faire des conservatoires et écoles de musique ? Comment combiner les systèmes, comment même considérer les deux publics d’élèves? Autant de questions qui sont autant d’obstacles.
Faisons un rapide calcul. Il y a 25 millions de vénézuéliens et le Sistema au plus fort atteignait environ 500000 jeunes (en 2017, 2 millions d’enfants bénéficiaient d’une éducation musicale gratuite) engagés dans des orchestres. A l’échelle française, 65 millions d’habitants, cela ferait près de deux millions de jeunes engagés dans un orchestre. Avec 6400 jeunes engagés en France… on rêve !
Il y a donc hélas loin de la coupe aux lèvres et la logistique du projet engloutirait des sommes folles pour dynamiser le système. DEMOS est un excellent projet qui fait plus parler qu’il n’irrigue. A ce niveau, c’est évidemment à la fois de décisions politiques, d’une déconcentration du système et d’engagements locaux pour financer les instruments, les enseignants, les lieux de pratique des orchestres que dépend tout le système.

Cela suppose une décision politique au plus haut niveau ou un sponsoring énorme et idéaliste (ce qui est plutôt un oxymore); cela suppose un plan réel et collectif de promotion de la musique classique pour en faire un élément partagé et non confisqué, au-delà de toute considération de diversité, parce que la question n’est pas seulement d’attirer à l’opéra ou au concert les jeunes « issus de la diversité », mais tous les jeunes « éloignés » quels qu’ils soient.
Comme les politiques ont privilégié clairement en France non la musique ou la culture, mais le sport qui rapporte plus en termes économiques (mais pas forcément en termes de valeurs morales) et qu’il a fallu 40 ans de palabres avant de décider de construire à Paris un auditorium digne de ce nom alors qu’en 40 ans la carte des stades et équipements sportifs s’est nettement étoffée, il est inutile de gloser. Un DRAC particulièrement engagé dans les politiques d’irrigation culturelle, Jean-François Marguerin, disait naguère à qui voulait l’entendre. « On construit des piscines, on construit des stades, on équipe les collèges ou les lycées de gymnases, mais où sont les salles, les gymnases, les piscines de l’éducation culturelle et artistique ? »

La musique classique, dont l’accessibilité suppose des déplacements dans les capitales régionales, et une logistique souvent coûteuse et mobilisatrice d’énergie, parce que les ensembles musicaux n’irriguent pas souvent les territoires plus éloignés sauf rares initiatives associatives locales, est évidemment victime d’une situation qui fait qu’elle est réservée de fait aux villes-centre. Souvenons nous au moment de la construction de la Philharmonie de Paris de ceux qui défendaient la salle Pleyel et prédisaient qu’aux confins de Pantin terra incognita, la Philharmonie était d’avance condamnée. Le résultat ? La Philharmonie par sa politique de prix, par la diversité de son offre, est non seulement une réussite, mais elle a prouvé qu’elle répondait à un vrai besoin. Cependant, elle ne peut porter seule une politique nationale. N’est pas Zorro qui veut.

Il ne suffit pas d’incantations pour attirer un public divers au concert ou en l’occurrence à l’opéra, bien que ce public soit particulièrement disponible, et, lorsqu’il est confronté à l’art lyrique, souvent séduit et surpris de l’être. Par ailleurs les établissements scolaires ne manquent pas de jeunes qui jouent de la musique, qui sont dans des groupes, mais mobilise-t-on ces compétences souvent souterraines pour amener simplement à goûter un jour, pour voir, de la musique classique ?

La question de la diversité du public de l’opéra ne dépend donc pas de l’Opéra lui même qui seul, ne peut rien faire sinon à un niveau très atomisé. Combien d’enfants d’écoles ou de collèges vise une opération, non seulement excellente, mais historique (depuis 1991) comme « Dix mois d’école et d’opéra » que Roselyne Bachelot vantait sur Twitter récemment ?

Une vraie politique vers ces publics éloignés socialement et aussi souvent géographiquement implique une logistique coûteuse en animateurs, en personnel, en communication (ciblée) et ce que je disais plus haut, des prix « politiques » dans la salle ou un accès systématique aux générales, mais surtout une stratégie à long terme et approfondie qui ne soit ni une politique de vitrine (ou une vitrine de politiques…), ni les incantations ressassées d’un rapport.
Ce qu’on disait du public de l’opéra il y a cinquante ans, on continue à le dire :  cela suffit pour montrer les effets des politiques vers les publics éloignés. D’ailleurs , vu le résultat, poser la question, c’est y répondre.

Ainsi la question de la diversité chez les artistes de l’opéra, mais aussi dans son public est moins liée à l’Opéra de Paris en tant que tel qu’aux politiques menées, aux financeurs publics ou privés, mais aussi aux traditions culturelles, aux représentations qu’on a de certains arts. C’est dire là aussi une complexité que les auteurs du rapport n’effleurent même pas.

 

Conclusions

Au terme de ce très long parcours à travers le rapport sur la diversité à l’Opéra de Paris, il apparaît que les auteurs ont fait leur miel de tendances d’aujourd’hui à fractionner la société en autant d’individus dont il faudrait respecter « l’identité ». Même si personne ne nie les exactions, massacres, destructions, persécutions dont certaines minorités (ou majorités dans le cas du colonialisme) ont été l’objet, on procède à une victimisation systématique, y compris là où elle n’a pas lieu d’être et notamment en instituant un rapport à l’histoire dévié, des dispositions quelquefois absurdes qu’on croit susceptibles d’effacer les taches originelles.
La question est aussi dépendante des modes du jour où l’on braille la notion d’identité à tout va alors que personne, notamment dans le personnel politique et les faux intellectuels qui la portent en drapeau, n’est capable de définir ce qui la constitue, ni même d’ailleurs sa propre identité.

La meilleure preuve est que paraissent depuis Braudel (qui n’a d’ailleurs pas terminé son livre) régulièrement des ouvrages sur « l’identité française », qui ne donnent ni les uns ni les autres de réponse définitive puisqu’on se sent le devoir d’en réécrire. C’est surtout aussi une niche de marché exploitable et exploitée par les margoulins de la pensée assez nombreux en ce moment…
Comme dit Elisabeth Roudinesco, « je suis je » et je m’arrête là. Clairement, je n’en ai rien à faire de l’identité de qui que ce soit, à commencer par la mienne.
Affirmer ou revendiquer son identité, j’ai bien peur que ce ne soit qu’une manière déviée de la définir par ses différences avec autrui, qui commence dès son palier.  Si le monde n’est fait que de ces Autres différents, c’est bien vite la guerre ou le massacre. On a connu ça de manière industrielle et systématique il y a moins d’un siècle, merci. C’est largement suffisant pour mépriser les thuriféraires de l’identité et craindre leur folie.
Les comportements d’étiquetage ont abouti par le passé à nier l’humanité à des esclaves, à des juifs, à des tziganes, à des peuples colonisés (comme par hasard souvent les victimes des camps nazis…) : il n’est peut-être pas très judicieux de retourner à ce monde-là.
Jean-Claude Carrière mort très récemment, avait écrit un livre qu’on a beaucoup lu – heureusement- dans les écoles « La controverse de Valladolid » qui traitait de la question fondamentale de savoir si les peuples conquis en Amérique du Sud avaient une âme :  selon la réponse, c’est toute une construction (géo)politique qu’il fallait revoir. Et curieusement, dans le concert de louanges post-mortem, ce livre n’a pas été beaucoup cité…

 

Ainsi ce rapport à divers points de vue s’avère superficiel et plus proche du vœu pieux, voire de la conversation de salon bien-pensante (avec un zeste de perversion) que de propositions vraiment constructives. Il se serait strictement limité à des réponses précises et pragmatiques sur les recrutements et sur le fonctionnement de l’Opéra, il eût sans doute gagné en crédibilité.

Il serait resté un outil de pilotage interne pour le Directeur Général, sans diffusion large parce qu’il ne fait pas le poids ; c’est d’ailleurs étonnant s’agissant d’auteurs de ce niveau. Il sert mal les causes qu’il prétend défendre parce qu’une fois qu’on aura réglé son compte à Aida, Butterfly, La Bayadère, Turandot, Otello, Petrouchka, Raimonda, le ballet blanc, le problème restera entier, pour ce qui est des discriminations dans le monde d’aujourd’hui, de la tentation communautariste de style anglo-saxon dans la société, de l’accessibilité du public le plus large à l’opéra,  de l’éducation culturelle des jeunes, et notamment des moins favorisés.
Que l’on nous invite plutôt à respirer, à accueillir, ouvrir, et pas à nous étouffer un peu plus dans le carcan des idées reçues, du conformisme et de la peur de l’Autre. Ce rapport emprunte un mauvais chemin tout simplement parce qu’il propose des solutions peut-être possibles aux questions posées par les danseurs de l’opéra dans leur manifeste, mais à l’ombre d’analyses médiocres qui consistent à suggérer sans dire et à citer sans penser ni vérifier.
Il faut combattre sans hésiter l’opéra comme  vecteur de la distinction mais s’en prendre pour ce faire au genre artistique, c’est une idiotie sauf à vouloir lui régler son compte au nom de la fameuse cancel-culture, pur exemple de la bêtise humaine.

Lire le rapport:
Rapport_sur_la_diversité_à_l_Opéra_de_Paris

[1] NdR pour De la Maison des morts

“PARIGI O CARA ! ” : LA COURSE À L’ÉCHALOTE DE LA NOMINATION…

En mai dernier, je publiais une réflexion sur « l’après Stéphane Lissner » à l’Opéra de Paris. Depuis, la situation évolue à peine : les bruits nous ont appris que Stéphane Lissner ne se succèderait pas à lui-même, sans doute à cause d’inimitiés solides en haut lieu. Et, lancés par qui y trouve intérêt, des noms circulent dans la presse de futurs directeurs qui ont à peine pris leurs marques dans leur théâtre actuel, que ce soit Ghristi à Toulouse (depuis 2017), Mantei depuis 2015 à l’Opéra Comique, mais qui a rouvert en 2017 et en est à sa deuxième saison, quant à Sophie de Lint, dont je viens de lire le nom cité, elle ouvre à peine sa première saison à Amsterdam. Leur bilan est pour le moins réduit.
On a dit aussi qu’il fallait des femmes (d’où sans doute Sophie de Lint…) mais ont circulé les noms de Barbara Hannigan pour la direction musicale (on croit rêver), voire de Susanna Mälkki (là c’est quand même plus sérieux). Ce qui transparaît dans la presse, ce ne sont rien d’autre que des noms, mais pas une analyse un peu fine de la situation. L
a réalité, c’est qu’il n’y a pas grand monde dans le monde lyrique aujourd’hui qui puisse sérieusement prétendre à cette maison, l’une des plus grosses, sinon la plus grosse du monde, même si elle n’est pas la plus emblématique.

Les questions posées

La question n’est pas le nom qui va venir,  la question n’est même pas non plus la politique artistique.
C’est paradoxal, mais c’est ainsi, une politique artistique est plus essentielle dans un théâtre moins important parce que c’est par elle qu’il va se faire remarquer (on peut citer Bâle, Karlsruhe, l’Opéra-Comique de Berlin, Lyon, Nuremberg ou d’autres) que dans un théâtre de capitale. En effet, Paris, Londres ou New York ont par nécessité des politiques voisines. Seule  la Scala qui perd son public à vue d’œil, court après son identité, et sa politique, erratique depuis l’arrivée de Pereira, balançant entre œuvres emblématiques italiennes et grands titres de répertoire étranger vide la salle.

Un grand théâtre-capitale se doit d’être éclectique à tous niveaux :

  • Il se doit de servir le grand répertoire international, globalement les grands Mozart, Verdi Puccini, Wagner et Strauss.
  • Si possible, il se doit de servir le répertoire maison, pour l’Opéra de Paris, son répertoire historique (ce qui n’est pas encore tout à fait le cas).
  • Il doit afficher une troupe de ballet en état de marche (c’est le cas de Londres, de la Scala aussi), mais le ballet de l’Opéra est en crise, de notoriété publique, crise de fonctionnement, de répertoire, de management (depuis le départ de Brigitte Lefèvre).
  • Il ne doit pas afficher de ligne artistique trop marquée : il en faut pour tous les goûts entre les mises en scène dites « modernes » et celles qui sont plus « traditionnelles », entre les titres populaires et standards et les titres moins racoleurs, mais il ne peut sans risque faire systématiquement appel à des metteurs en scène décoiffants, ni sans risques non plus proposer des mises en scène vieillies dès leur création (cf bonne part des productions de l’ère Nicolas Joel).
  • Enfin le public de fans, qui écume twitter, n’est pas celui qui remplit la salle. C’est attirer régulièrement le public occasionnel et maintenir un public d’abonnés qui est l’enjeu.

À ces considérations générales s’ajoutent des considérations purement parisiennes :
Depuis Rolf Liebermann, c’est à dire depuis que je vais à l’Opéra, j’entends dire que l’Opéra est un gouffre financier : les fautifs, tantôt l’administrateur général (Rolf Liebermann en fut accusé maintes fois par ses adversaires), tantôt les syndicats, dont les exigences sont toujours plus grandes : à lire certains articles, on pourrait penser que travailler à l’Opéra de Paris est une sinécure à nulle autre pareille, le paradis du travailleur, sur le dos des contribuables bien sûr qui paient ces largesses et dont bien peu au total n’accèdent à l’Opéra. En bref, l’Opéra serait la « danseuse » inévitable de l’État, sinon le jardin privé du Prince.
Car l’Opéra de Paris, fondé en 1669 par Louis XIV comme Académie Royale de Musique est depuis sa création liée au Prince : Louis XIV bien sûr, et Napoléon 1er adoraient le genre.
Plus près de nous depuis 1974, de tous les présidents qui se sont succédé, seul Giscard y allait assez régulièrement, hors devoirs de la charge. Mais cela ne veut pas dire que les autres ne s’y soient pas intéressé: Mitterrand qui n’allait pas à l’Opéra a fait construire Bastille, l’un de ses « grands travaux », puis y a placé un proche, Pierre Bergé, qui a vidé Barenboim, et placé René Gonzalès, puis Jean-Marie Blanchard, éphémères administrateurs généraux. Gonzalès, grand homme de théâtre, dont l’Opéra n’était pas la spécialité, a ouvert la maison dans des conditions difficiles, et Blanchard, bref administrateur général, a à son actif quelques productions bien durables (Tosca de Schroeter, Carmen de José Luis Gomez), ou des triomphes mémorables comme Adriana Lecouvreur avec Freni pour sa dernière apparition à Paris ; puis sous Mitterrand et en cohabitation (Balladur aux manettes et Toubon à la Culture) , c’est Hugues Gall, un des deux « enfants » nés de l’ère Liebermann qui a passé dans cette maison une petite dizaine d’années, le temps d’en construire le répertoire, c’est à dire des productions qui puissent faire l’objet de reprises et durer, ce qui n’était pas une mince affaire ni la tradition de la maison. À la fin de l’ère Gall, d’une grande stabilité, la gauche a nommé Gérard Mortier, l’autre « enfant » de Liebermann, mais Mortier homme de gauche a régné sous la droite de Chirac, laquelle a appelé ensuite Nicolas Joel aux manettes, avec le succès (!)  que l’on sait, puis arriva Lissner, plutôt opportuniste en politique : il fut l’instrument de la Mairie de Paris (Chirac) quand il était au Châtelet, il revint à Paris nommé par la gauche, en 2012, et aux manettes en 2014 après une dizaine d’années discutées (injustement à mon avis) à la Scala.
De tous ces présidents, aucun n’allait à l’Opéra, mais tous y ont touché de près ou de loin. On ne doit donc pas s’étonner d’entendre dans cette affaire citer l’Élysée, d’autant que le directeur actuel de la communication, Sylvain Fort, est un vrai spécialiste de l’opéra et fondateur du site Forumopéra. Pourquoi se priver de ses compétences?
Mais quand ça bloque, ça bloque: on ne trouve visiblement personne qui ait le profil pour succéder à Lissner, d’où la vanité de cette course à l’échalote et de ces noms (dont certains assez baroques) qui circulent d’autant mieux que la vraie case est vide.
Essayons alors de considérer cette future nomination sous le prisme des enjeux.

Les enjeux

Dans mon précédent article, je pensais possible de renommer Lissner pour un dernier mandat, ou de faire appel à défaut à Dominique Meyer, à cause des immenses avantages de sa candidature (expérience, connaissance de la maison, liens avec le corps de ballet), même si, né en 1955, il ne pourrait tout au plus que faire un mandat. Je maintiens cet avis.
J’ai bien un autre candidat possible en tête, qui a lui aussi les qualités artistiques et la connaissance de la maison voulue…mais je le garde in pectore, car je ne sais même pas s’il serait candidat.
Le nom de toute manière importe peu. Comme disent les italiens Onore/Onere (qui a l’honneur a aussi la charge) et donc au-delà de l’honneur, il faut regarder un peu plus profondément  les charges et les tâches prioritaires.

Quitte à surprendre, je ne pense pas qu’à ce niveau l’enjeu soit l’artistique : d’abord parce que l’artistique n’entre que pour 20% des frais de la maison, qui est énorme, sans doute la plus grosse maison du monde et que l’essentiel est ailleurs, vers les frais fixes, qui ne diminueront pas. D’ailleurs, sous le rapport artistique, Lissner a plutôt réussi, en dehors des inévitables échecs ou choix erronés qui ont cristallisé les oppositions.
Sur l’artistique, au moins du point de vue du lyrique, la plupart des candidats savent faire, ils ont l’expérience : c’est une question de dosage et de goût. La question n’est pas la programmation :  quel que soit le candidat, il faudra remplir les 2700 places de Bastille et les 2000 places de Garnier, et les recettes de remplissage ne sont pas nombreuses : des titres alléchants qui puissent compenser quelques titres moins populaires obligatoires et les inévitables créations, quelques stars, quelques scandales (toujours utiles pour le buzz), et des chefs corrects à très corrects ainsi qu’un directeur musical respecté. C’est le job de tout directeur d’opéra, à Paris, Rome, Stuttgart ou ailleurs.

Mais Paris a des particularités :
L’enjeu est d’abord de tenir la maison, d’avoir un poids suffisant face aux défis qu’elle pose assez clairs à identifier :

  • Sous n’importe quel manager, cette maison coûtera cher, même avec des conventions collectives révisées. L’idée de faire des économies à l’Opéra est un leurre, il faudrait une fois pour toutes arrêter cette polémique idiote. L’antienne du coût exorbitant est l’argument répété de toutes les campagnes contre les managers de l’Opéra de Paris, comme si on pouvait y faire des économies; la répétition de l’argument depuis des dizaines d’années marque sa vanité. La vraie question , c’est que la dépense puisse se justifier aux yeux de la collectivité nationale, c’est à dire qu’elle puisse bénéficier à l’ensemble des contribuables en termes d’accessibilité, de diffusion, d’éducation. Quand l’Opéra était le jardin du Prince, il bénéficiait tout au plus à sa cour et à ceux qui détenaient le pouvoir économique, d’où d’ailleurs les formes alternatives qu’on a inventé pour le public plus populaire comme la foire ou l’Opéra-Comique. L’Opéra est aujourd’hui un jardin national, à défaut d’être un jardin ouvrier…
    Mais l’opéra est aussi un art complexe, qui nécessite une foule de métiers, et donc cher. Il faut peut-être contenir les dépenses, mais cela ne suffit pas, et augmenter les sources de recette ne suffit pas, même en les diversifiant entre billetterie, sponsors, produits dérivés ainsi que produits TV et cinéma en streaming encore timides à Paris, alors que les maisons européennes rivalisent en retransmissions en streaming – voir Munich et Berlin-, directs radio ou TV….
  • Il reste aussi à avoir une politique tarifaire lisible, ce qui n’est plus le cas depuis des années, qui puisse diversifier l’accessibilité. Du côté de la billetterie, l’augmentation des prix, en une période ou la question du pouvoir d’achat est si sensible a fait long feu et aussi bien Paris que d’autres théâtres (la Scala notamment) en font les frais. Je pense qu’il faut revoir profondément le système de billetterie.
  • En plus de ces questions de gestion, il semble aussi qu’il faille donner au manager de cette maison géante aux personnels très qualifiés et très spécialisés, un regard plus sensible à la question des ressources humaines qui ne semble pas être très centrale, du moins à ce qui peut en filtrer. Car les personnels eux-mêmes, à l’ « esprit maison » très développé, restent discrets à ce propos.
  • Il faut revoir la question de « l’Académie », dont le concept qui a si bien réussi à Aix n’a pas eu les résultats escomptés à Paris, alors que le « Studio » avait précédemment assez bien marché…et du même coup aussi poser la question d’une troupe éventuelle, pas seulement d’ailleurs composée de jeunes..
  • Enfin il faut régler la question du ballet, une institution de très haut niveau et de tradition séculaire qui semble artistiquement piétiner, très (trop) endogène et très marquée par les hiérarchies très enracinées du corps du ballet. Millepied s’y est heurté et a été vaincu : pourtant l’appeler n’était pas une mauvaise idée. Aurélie Dupont ne semble pas vraiment y réussir pour d’autres raisons, et la question du répertoire et surtout de la défense du répertoire classique se pose dans une maison dont il est l’armature  sur laquelle s’est construite sa réputation et sa maîtrise technique: combien de grands ballets classiques dans la programmation actuelle ? trois ? quatre ? Même pas: le seul Lac des Cygnes marque le répertoire de grande tradition cette saison C’est à pleurer…

Les origines du projet Bastille

Pour comprendre les questions qui se posent, il faudrait revenir sur l’excellent rapport Gall de 1994, qui pose les défis au plan technique et au plan du nombre de représentations (plus de 550 entre Garnier et Bastille) et il faut aussi revenir aux origines du projet : un théâtre « populaire » pour l’Opéra-Bastille, fondé sur le répertoire.C’est Michael Dittmann, venu du système allemand, collaborateur de Rolf Liebermann à Paris et attaché ensuite à la mission de préfiguration de Bastille (direction Jean-Pierre Angrémy) qui a pensé le système par référence au système de répertoire à l’allemande fondé sur l’existence d’une troupe de base avec quelques artistes invités. Toute l’architecture technique du théâtre est fondée sur la nécessité d’une alternance serrée. C’est pour le système de répertoire que l’Opéra-Bastille a été construit, et pas pour le système stagione:  il y a deux scènes prévues à l’origine à Bastille (grande salle et salle modulable) et une scène de répétitions avec fosse d’orchestre (côté jardin de la scène de Bastille) jamais utilisée je crois. Il faut donc utiliser à fond l’outil de production.
Avec une école de chant française assez fournie et de qualité aujourd’hui, il ne serait pas absurde d’y penser une troupe : certains jeunes chanteurs français pour se faire les dents ont été (Julie Fuchs à Zurich) ou sont en troupe (Elsa Benoit à Munich), alors pourquoi pas à Paris ?

Garnier dévolu au ballet était l’idée d’origine, et Garnier est aussi devenu par sa moindre capacité (2000 places quand même, soit la Scala, Covent Garden,  la Deutsche Oper de Berlin,  Vienne, ou Munich),  le théâtre lyrique pour les œuvres baroques ou de plus petit format à cause de l’absence de la « salle modulable » qui était a priori dédiée à ce répertoire et au contemporain, espace laissé en friche à l’intérieur de Bastille dont Lissner a annoncé la reprise des travaux pour une ouverture au début des années 2020).

En fait Garnier (c’est déjà le cas d’ailleurs) pourrait être dédié à la danse et à ces opéras peu ou moins représentés ne nécessitant pas de reprises fréquentes : un système stagione « spécial Garnier » en quelque sorte. Il serait d’ailleurs stupide de fermer Garnier au lyrique pour toutes sortes de raisons, historiques, artistiques, touristiques…
En l’occurrence, et on s’en rend bien compte, l’Opéra de Paris est un outil monstrueux: à l’horizon 2022, trois scènes à entretenir, trois salles, 2700 (Bastille), 2000 (Garnier) et 1000 (Salle modulable, si elle est vraiment construite), cela veut dire à mon avis la nécessité d’une troupe pour Bastille, la nécessité d’un ballet à la programmation séduisante et diversifiée, distribuée sur Bastille pour les « grands standards », et sur Garnier pour le reste, et la salle modulable pour les formes plus petites et l’expérimental, le théâtre musical etc…Mais avec deux conditions sine qua non : que le public vienne, à des prix raisonnables et que se mette en place une recherche fine de diversification des publics.
Le succès de la Philharmonie en est la preuve : le public vient si une politique tarifaire intelligente est appliquée et si la programmation montre son ouverture la plus large.
Les candidats à notre première scène nationale auront sans doute à cœur de résoudre tous ces problèmes, qui ne manqueront pas de provoquer négociations et discussions ponctuées des inévitables grèves.
Enfin, last but not least, la question du directeur musical.
Philippe Jordan a été la très bonne idée de Nicolas Joel : il a choisi un chef qui est arrivé  avec un nom déjà internationalement connu avec un profil de répertoire allemand, devenu un chef très aimé à Paris au répertoire suffisamment large pour devenir maintenant le directeur musical de Vienne à partir de 2020. Y-a-t-il aujourd’hui un chef de ce type, quadra si possible, pour lui succéder ? Ou bien faut-il un nom encore plus assis, comme par exemple Antonio Pappano, même si l’on vient d’apprendre qu’il est prolongé jusqu’en 2023 à Londres. (Il pourrait enchaîner avec Paris ensuite car on sait qu’il cherchait à partir du ROH) , lui dont le répertoire est très large, pour frapper encore un plus grand coup ? Ou bien faut-il vraiment un directeur musical ? Autant de questions qui n’ont cessé de se poser depuis des dizaines d’années, sans jamais de réponse définitive et qui dépendent des réseaux du directeur général choisi..

Une politique artistique plus cohérente

Même si face aux défis d’organisation que pose le futur, la politique artistique est moins prioritaire dans une maison qui a dans son répertoire un grand nombre d’œuvres depuis son ouverture en 1990 et qui peut vivre sur son acquis, en limitant les nouvelles productions au strict nécessaire, il reste naturel de l’évoquer.

Lissner a laissé Jordan en place, car en intuitif qu’il est, il a compris qu’il n’aurait pas mieux que ce « right man on the right place ». Il a ramené des stars sur la scène parisienne, et c’est évidemment nécessaire, il a aussi proposé des productions toujours alléchantes sur le papier, pas toujours cependant au vu du résultat, enfin poussé par la tendance du jour, il a continué d’opérer le retour d’un répertoire maison initié par son prédécesseur, voire par Mortier (Werther, Louise) mais de ces titres revenus (de Mireille au Roi Arthus, de Faust aux Huguenots, des Troyens à Benvenuto Cellini) combien de productions convaincantes, et surtout combien de reprises?
Il y a eu aussi de mauvaises idées : une Bohème par Claus Guth qui , indépendamment de la qualité intrinsèque de la production, n’est pas tenable pour un tel standard dont la plupart des productions durent au bas mot une vingtaine d’années, un Don Carlos scéniquement problématique, des Huguenots fades, mais moins ratés que Don Carlos, une Damnation de Faust justement damnée et d’autres.

Et malgré tout, il continue cependant de manquer à cette maison des pans notables de répertoire : le répertoire français maison (les autres Meyerbeer, d’autres Gounod, d’autres Massenet par exemple qui seraient idéaux à Garnier), le répertoire vériste, très grand absent, le grand répertoire romantique (bel canto), peu de Bellini, peu de Donizetti, et peu de Rossini (non seulement les opéras écrits pour Paris, mais aussi les « opéras serias »), sans parler de grands classiques du XXème comme Die Soldaten, voire des Zemlinsky (seul Der Zwerg est au répertoire) ou des Schreker. Rendons grâce à Nicolas Joel d’avoir proposé Die tote Stadt de Korngold et Mathis der Maler de Hindemith et à Mortier d’avoir monté son Cardillac. Mais combien de reprises depuis ? Et que dire de Dialogues des Carmélites, ou Saint François d’Assise, absents de la scène de l’Opéra depuis 2004… ?
Pris entre le système stagione (répétitions et séries de représentations longues) et le système de répertoire (répétitions brèves limitées à une mise en place) et sans troupe, l’Opéra ne peut afficher certains titres pour trois représentations, comme le fait Munich, s’assurant ainsi d’un remplissage satisfaisant. Et donc il s’abstient de reprendre des titres dont il connaît à l’avance le taux de remplissage critique sur six ou sept représentations.
Il y a là toute une ligne de programmation à revoir, car en l’état, il y a de quoi proposer de nombreux titres, mais repenser les nouvelles productions non en fonction des envies ou du buzz, mais en fonction du sens. Prenons l’exemple des Troyens : certes c’est excitant de proposer Tcherniakov comme metteur en scène, et ça fera parler, mais une reprise des Troyens de Wernicke (en 2006, sous l’ère Mortier, reprise de Salzbourg) qui sans être une production définitive, avait une vraie légitimité, pouvait être envisagée. Et on pouvait par ailleurs appeler Tcherniakov pour Die Gezeichneten par exemple, qui attendent une création parisienne…
Mais la question du répertoire n’a de sens que si les productions sont reprises: la garantie de leur reprise, je le répète, consiste, pour Bastille au moins, en un système de troupe. L’art de Liebermann, à l’intérieur d’un système stagione d’ailleurs, consistait en des reprises régulières des productions avec des distributions renouvelées, alléchantes, quelquefois supérieures à la Première. Bastille qui a un fond de productions infiniment supérieur ne s’y essaie pas vraiment.

Je soutiens donc que dans la situation actuelle, qui n’est quand même pas si tragique (même si les questions du ballet et de RH se posent sérieusement), il vaudrait mieux quelqu’un qui n’ait plus rien à perdre à la tête de cette maison, pour travailler sur ce qui fait un peu mal et ne se voit pas, quitte à laisser un peu de côté ce qui se voit, tout en garantissant une production artistique de bon niveau, ce qui n’est pas si difficile au vu des productions existantes de la maison et du marché du chant lyrique actuel.
La tendance d’aujourd’hui est de penser que le présent est éternel, et que le buzz d’une production remplace une politique: on évite de penser long terme, on évite de penser traces. Or la direction d’un opéra consiste à la fois à créer à l’intérieur de la maison un « esprit » derrière une programmation (voir Kosky à la Komische Oper de Berlin), à mettre en place des organisations satisfaisantes pour tous, mais aussi  à considérer la maison dans sa perspective historique, dans son patrimoine matériel et immatériel.
Qu’importe le nom du futur directeur général : il suffit qu’il ait la mémoire longue et sache valoriser tous les patrimoines de cette maison, y compris le patrimoine immense et la mémoire que constituent tous ses personnels, une richesse qui compense très largement les coûts supposés de leur travail . Jamais on ne pensera juste en pensant « économie » à l’opéra (les deux termes sont antagonistes), à condition néanmoins que la dépense conduise quelquefois au sublime.

 

WIENER STAATSOPER 2014-2015: QUELQUES NOUVELLES DE VIENNE (et quelques réflexions sur Paris)

Haus am Ring
Haus am Ring

Ce qui frappe lorsqu’on vient à l’Opéra de Vienne, c’est l’enracinement visible dans une tradition. Ces étudiants qui filent réserver leurs places au « Stehparterre » (les places debout du Parterre). ce sont les mêmes qu’il y a dix, vingt, trente ans. Même allure sérieuse de bons élèves ou d’enfants sages. De mon temps, on marquait sa place par un mouchoir noué, puis on filait s’asseoir pour se reposer des quelques heures de queue qui avaient précédé…Et puis il y a les touristes qui se font photographier au pied du grand escalier, sourires, tranquillité…et ce public qui semble ne pas bouger, tout comme ces bustes de chefs disparus, ces tapisseries qui ornent la « Gobelinsaal », ces affiches du soir qu’on achète. Certes, la position des bars a changé, les vitrines contenant les costumes de telle ou telle star ont disparu, mais ce sont bien peu de choses  par rapport à l’immense tradition qui est ici chez elle… il suffit pour s’en persuader de consulter les archives sur le site http://www.wiener-staatsoper.at/ qui relèvent scrupuleusement les titres et les distributions depuis le 3 juin 1869 (on y donnait La Muette de Portici)… Cette grande maison qui trône sur le Ring a quelque chose de rassurant, d’immuable, et de tellement emblématique : Bourse, Mairie, Burgtheater, Parlement, Hofburg, Kunsthistorisches Museum, Opéra. Toute la Vienne institutionnelle est sur le Ring, comme un peu tous les symboles de Paris sur la Seine. Et l’Opéra est le nœud vivant de la Vienne d’hier et de celle d’aujourd’hui : métro, trams, bus, piétons s’y rencontrent et s’y croisent.

On n’échappe pas à l’Opéra à Vienne.
Et pourtant, il y a eu un peu d ‘agitation dans cette vénérable institution en début de saison, quand le GMD Franz Welser-Möst a donné brutalement sa démission en annulant sine die ses engagements. Mais la force des grandes institutions  est leur « Da sein » leur « être là » au-delà des hommes. Sans doute derrière cette démission y avait-il l’espoir secret de déstabilisation, d’autant qu’elle fut vite suivie par une déclaration encore plus tonitruante du chef Bertrand de Billy contre Dominique Meyer. Car en cette année 2014, les chefs d’opéra ont fait l’actualité : à Rome (Muti), à Vienne (Welser Möst), à Dresde (Thielemann), à Turin (Noseda), tous en bisbille avec leur intendant présent ou futur, c’est l’administration (le management) contre l’art ou contre la(les) vanité(s), Thielemann a eu la peau de Serge Dorny, mais les autres n’ont pas réussi à emporter presse et opinion derrière eux. Dominique Meyer a eu la grande habileté de ne pas bouger, de ne pas ajouter à l’agitation, d’afficher une sérénité qui a finalement isolé Welser-Möst.
Welser-Möst est un très bon chef, c’est évident, mais son absence manque-t-elle ? Pas vraiment parce qu’il n’a jamais réussi à être plus qu’un très bon chef, mais jamais un mythe ou un chef qui fasse courir les foules. Alors pour ma part je pense qu’il s’est fait plus de mal qu’il n’a fait de mal à l’Opéra. L’Opéra de Vienne en a vu d’autres et a consommé un certain nombre de GMD. Les conflits et les départs anticipés ne datent pas d’hier et sont une constante de la maison, Mahler, Karajan, Maazel, Abbado et maintenant Welser Möst. À moins de remplir à la fois les charges de GMD et d’intendant, ce qui est difficile, l’aigle lyrique à deux têtes n’est pas facile à gouverner, dans une ville où l’Opéra est un sujet politique, et où faire et défaire les gloires est le jeu favori de la presse et du public. Si au café du commerce en France il y a autant d’entraîneurs de foot que de consommateurs de petit blanc, au Café Mozart en Autriche il y a autant de Direktors (on appelle ainsi l’Intendant) et de GMD que de consommateurs de Wiener Mélange.
De fait, tout continue, et même avec des nouveautés puisque Vienne la vénérable se met, comme Munich et comme le Philharmonique de Berlin au streaming et aux retransmissions en direct des productions de la maison. On peut se reporter au site http://www.staatsoperlive.com/de/ et on verra que déjà est accessible une vidéothèque comprenant aussi bien du ballet que de l’opéra, dans des productions  symboliques de l’histoire de cette maison, Meistersinger von Nürnberg (Thielemann, Schenk), Fledermaus (Welser-Möst, Schenk), Carmen (Nelsons, Zeffirelli), Manon (De Billy, Serban avec Netrebko), La Forza del destino (Mehta, Poutney avec Nina Stemme), Anna Bolena (Pido’, Genovese, avec Netrebko & Garanca), Arabella (Welser-Möst, Bechtolf avec Emily Magee), mais aussi des ballets (Casse-Noisette) ou des opéras pour enfants.
À cette vidéothèque sans doute appelée à s’enrichir s’ajoutent de très nombreuses reprises en direct de soirées viennoises, aussi bien des ballets (Mayerling, le 7 décembre chorégraphie Kenneth Mac Millan) que des opéras : on verra en décembre prochain par exemple :
– Le 14 décembre : La Cenerentola (Lopez-Cobos, Bechtolf, D’Arcangelo, Corbelli, DeShong)
– Le 16 décembre : La Traviata (Myung-Whun Chung, Sivadier, Jaho, Pirgu)
– Le 18 décembre : Arabella (Schirmer, Bechtolf, Koniecny, Schwanewilms)
– Le 26 décembre : Casse-Noisette (Chor.Noureiev reprise par Manuel Legris, avec               Liudmila Konovalova et Vladimir Shishov )
– Le 31 décembre : Die Fledermaus (Lange, Schenk, Eröd, Banse, Kulman)

Et cela continuera en janvier avec notamment un Tristan und Isolde (Schneider, MacVicar, Theorin, Seiffert) mais aussi Salomé, Zauberflöte, la Dame de Pique etc…sans oublier ce printemps le Ring complet (mise en scène de S.E Bechtolf) dirigé par Sir Simon Rattle
à 14 € la représentation et un abonnement annuel de 320 €.

On l’aura compris, l’Opéra de Vienne ne mise pas pour ce live-streaming sur les nouvelles productions, mais sur son répertoire, son quotidien, c’est à dire un peu son âme. Et il vise à se créer une sorte de public virtuel au quotidien, en adoptant une stratégie différente du MET (appuyé sur une dizaine d’événements annuels dans les cinémas), ou de Munich (appuyé sur quelques nouvelles productions annuelles par un streaming en accès gratuit), mais qui se rapproche plutôt de la stratégie du Philharmonique de Berlin avec son Digital Concert Hall, faisant payer l’accès et visant à la constitution de précieuses archives vidéo, d’une notable richesse.

En alignant sa politique de diffusion sur celle du Philharmonique de Berlin, l’Opéra de Vienne se pose ainsi comme la référence lyrique faisant face à la référence orchestrale. C’est un choix qui va plus loin que la plupart des tentatives actuelles.
De Seattle à Tokyo et de Grenoble à Brisbane, qu’on soit à Saint Céré ou à Maastricht, il sera ainsi possible chaque soir (ou presque) de vivre en direct la vie quotidienne de la Maison du Ring (Haus am Ring).
Ainsi les grandes maisons d’opéra se mettent en ordre de marche, l’arrivée du numérique aura bouleversé dans 10 ans le monde du lyrique : mais est-ce que cela ne donnera pas des arguments à une réduction des subsides aux théâtres locaux, moins prestigieux, mais offrant au moins de l’opéra en direct et en trois dimensions ? La situation italienne, tragique, mais aussi la situation française qui l’est moins, mais qui n’est pas forcément brillante, nous montrent que les capacités productives des théâtres se réduisent (voir ce qui se passe à Montpellier) et on ne peut dire que le lyrique soit une grande préoccupation du Ministère de la Culture. Pourtant, la question du spectacle vivant et de la musique vivante est essentielle. Il serait délétère que le public se fractionne en autant d’individus enfermés chez eux à regarder sur leur TV ou sur leur ordinateur Vienne ou Berlin, voire Paris.
Le concert dont le nom porte en lui l’idée d’ensemble, d’harmonie et d’accord, ne saurait être exclusivement consommé dans le secret des salons ou des écrans plats. L’expérience du concert en salle reste une expérience unique, que la reproduction sonore ne saurait remplacer, aussi élaborée qu’elle soit. De plus, l’expérience du spectacle en salle c’est à dire l’expérience collective, la réunion d’une société, est nécessaire à la vie en société et à la survie sociale. Le théâtre, le concert (de toutes les musiques) le cinéma en salle sont des expériences vitales pour une société et pour le mélange des classes et des gens. Si les politiques rêvent d’une numérisation permettant peu à peu d’éliminer toute manifestation locale (théâtre, opéra concert), ils contribuent évidemment à ruiner dangereusement une culture dont les manifestations collectives sont une des bases, et ce depuis l’antiquité.
Dans l’Europe d’aujourd’hui seul l’Opéra en Allemagne se porte encore bien à cause du système de répertoire et de l’engagement des villes, et bien sûr d’une tradition historique forte. Mais toute civilisation a besoin de manifestations collectives, tout art a besoin d’un public, en direct. Attention à ne pas faire du numérique un outil du totalitarisme. Aussi, si j’applaudis à toutes les formes de transmissions numériques d’opéras ou de concerts, ou même de films, ce ne sont que des outils de plus pour diffuser la culture, mais pas des substituts qui permettent d’éliminer ce qui existe au nom de la modernité, de la réforme et de tout ces mots qui cachent la réalité d’un appauvrissement pour tous, en préservant l’île heureuse du concert en direct pour ces quelques uns qui préserveront leur musique vivante, à Pleyel ou ailleurs. C’est pourquoi, même si je ne suis pas particulièrement cinéphile, je soutiens qu’il est nécessaire que le cinéma garde sa valeur de manifestation collective en salle et que son public ne se fractionne pas en millions d’individus regardant une vidéo dans le salon. Il en va de formes sociales de réunion qui dépassent de très loin le simple enjeu du spectacle.


Et en France…

En France, la situation reste contrastée.
La publicité autour des concerts de la Philharmonie de Paris (de Berlioz à Bowie !) montre qu’elle peine à remplir . Les polémiques qui entourent son inauguration, les polémiques sur la situation de Pleyel etc…sont pitoyables : elles rappellent qu’on a dit la même chose de l’Opéra Bastille (qui ira dans le XIIème pour écouter de l’Opéra ?) sans prendre en compte qu’avec la Cité des Sciences, la Grande Halle, la Cité de la musique, le Conservatoire, et même le Zénith on ne peut pas dire que La Villette soit un désert culturel et que le public ne se déplace pas. Le public de la Philharmonie, lui seul (comme si le public des autres salles du lieu était différent) aurait donc peur de prendre le métro et d’aller si loin ? Ce ne sont qu’imbécillités qui cachent une volonté de préservation des lieux de « distinction » au sens de Bourdieu. Chacun chez soi. Moi à Pleyel, toi à Pantin.
Depuis que je suis mélomane, j’entends évoquer la nécessité d’un Auditorium pour Paris. Lorsque l’Opéra Bastille a été projeté au milieu des années 80, des voix se sont déjà élevées pour souligner que le besoin était plus celui d’un Auditorium que d’un Opéra. La question n’est donc pas aujourd’hui celle de la salle, qui était nécessaire et qui enfin existe (depuis qu’on en parle, il a fallu 35 ans…) la vraie question est celle de l’assise de public : il y aura des soirs  où le Théâtre des Champs Elysées, l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie programmeront des concerts et il n’y a pas suffisamment de public pour remplir les trois à la fois, sans compter Opéra, Opéra Comique et Châtelet ; c’est déjà vrai aujourd’hui.
La question du public, c’est la question de la politique culturelle, la question du statut de la musique dite classique, la question de la relation à la musique dans un pays où même si tous les conservatoires sont pleins, les salles ne le sont pas toujours et le renouvellement du public peine à se faire. Tout cela est complexe, mais je ne suis pas sûr qu’on attirera plus de monde en affichant « De Berlioz à Bowie » : le débat sur la programmation de la Philharmonie accueillant « toutes les musiques » me semble assez démagogique et stérile.
Ce n’est pas une question de salle, c’est une question de stratégie car dans les années 70, se souvient-on que le Palais des congrès de la Porte Maillot n’accueillait pas seulement Chantal Goya, ou les ballets Moisseiev, mais aussi des concerts de l’orchestre de Paris ou du Philharmonique de Vienne (si si, Barenboïm, Abbado et Böhm..). Il n’y a pas d’exclusion a priori de tel genre ou de tel autre, mais tout de même, Paris était suffisamment pauvre en vraies salles de concerts comparables aux autres villes européennes pour que le public des concerts puisse investir la Philharmonie sans entendre  dire « du classique mais pas que… ». À charge pour les managers culturels de faire venir un nouveau public, comme ce fut le cas à Bastille (je rappelle que ce fut un succès immédiat), même si on est loin, très loin du projet d’Opéra National Populaire des origines. À charge pour les managers culturels aussi de faire de ce nouveau lieu un phare incontournable,  et à charge de la puissance publique d’assumer ce nouveau lieu,  sa maintenance et son financement puisqu’elle l’a voulu : la polémique Ville de Paris/Etat est en la matière désespérante de nullité, mais en nullité nous sommes servis au quotidien, à droite, à gauche, au centre et à la périphérie…Mais même si aujourd’hui la salle peine à remplir, il en ira différemment lorsqu’elle sera ouverte, le chemin de la porte de Pantin, comme celui de Bastille il y a 25 ans, deviendra vite familier aux mélomanes.

En temps de crise, et on le voit partout en Europe et ailleurs, il est difficile de faire vivre la culture, et notamment la musique classique, là où elle n’est pas considérée comme vitale ; mais notre crise n’est pas seulement économique, elle est aussi morale et politique, et dans ces derniers cas une culture qui tienne le coup et qui soit vivante, ouverte et financée est une vitale nécessité. Une vie culturelle appauvrie est un signal de décadence et un petit pas vers la barbarie. On voit la situation dramatique en Italie depuis le passage de Berlusconi. Et on sait que les lieux de culture sont les premières cibles des barbares, c’est bien qu’ils sont emblématiques d’une ouverture et d’un humanisme, de la résilience de l’humain.
Ce n’est pas au privé de financer la vie culturelle, c’est à la puissance publique, c’est son rôle de garant. Et qu’on ne me rétorque pas qu’aux USA, c’est le privé qui finance, car avec le système des déductions d’impôts, c’est l’Etat qui finance en creux.

Voilà à quoi me fait rêver Vienne. Vienne qui a trois opéras (Staatsoper, Volksoper, Theater an der Wien) et un certain nombre de théâtres publics au rôle aujourd’hui bien défini (comme à Berlin d’ailleurs)  et deux grands salles de concert (Musikverein et Konzerthaus) c’est à dire une situation comparable à d’autres villes européennes. Dans ce paysage, la Haus am Ring représente évidemment bien plus qu’un théâtre d’opéra, mais le cœur vivant d’une ville dont la musique « classique » fait partie de l’ADN et qui en fait un argument publicitaire depuis longtemps. L’opération « Staatsoperlive » contribue par l’abondance qu’elle va offrir à renforcer et consolider cette image. Je vous encourage donc à aller écouter des concerts à la Philharmonie, à aller à l’opéra, à Paris ou si vous le pouvez, à Vienne ou ailleurs, mais aussi, certains soirs, à faire le cyber-wanderer en parcourant l’offre numérique en ligne. Vienne sera incontournable et si vous avez envie de voir un opéra sur ce site – j’en rappelle l’adresse : http://www.staatsoperlive.com/de/
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La salle de la Philharmonie de Paris si attendue
La salle de la Philharmonie de Paris si attendue