IN MEMORIAM MIRELLA FRENI (1935-2020)

Dans les années 70

J’avais appris que Mirella Freni n’allait pas bien ces derniers temps, mais les choses qu’on craint, on les étouffe en soi. Mirella ne chantait plus depuis une quinzaine d’années, mais on la savait là, je l’avais d’ailleurs croisée quelquefois, lors de spectacles ou de concerts à Modène et Reggio Emilia. Entre fans dans la queue à la Scala, on l’appelait Mirella tant elle était un personnage proche, simple, cordial, comme savent l’être les habitants de cette terre émilienne dont elle avait l’accent.
Encore une artiste qui a accompagné toute ma vie d’amateur d’opéra, d’une manière très particulière parce que Mirella, on ne l’écoutait pas comme n’importe quelle chanteuse, même les plus grandes : Mirella, on l’adorait comme artiste et on avait systématiquement, automatiquement de l’affection pour elle. Elle avait une place particulière dans mon, dans notre cœur qu’aucune autre chanteuse n’a eue.
Je l’ai entendue en continu de 1975 à 1995 à peu près. Et c’était à chaque fois d’abord une joie immense, et ensuite toujours la stupéfaction après ses performances, car je ne l’ai jamais entendue rater une soirée. Un joyau qui jusqu’au bout a gardé sa pureté et sa jeunesse première, et un incroyable contrôle vocal: on avait l’impression que la voix ne bougeait pas, homogène sur tout le spectre, et large, puissante, chaleureuse . Je crois l’avoir écrit récemment, elle chantait Mimi à 65 ans et elle était Mimi, sans aucun doute, on y croyait parce qu’elle avait cet air timide, modeste, sacrifié, et qu’elle avait dans la voix le drame (ah ! ses troisièmes actes de Bohème…).

Pavarotti et Freni: Rodolfo et Mimi pour l’éternité

Elle fut évidemment la Mimi irremplaçable du XXe siècle avec son Rodolfo, Luciano Pavarotti, son ami d’enfance qui lui aussi a grandi dans la ville de Modena. Marguerite (Faust), Amelia (Boccanegra), Mimi, Elvira (Ernani) Aida, Desdemona, Elisabetta, Adriana Lecouvreur, Tatiana (Onéguine), Fedora furent a priori les rôles où je l’entendis. Je me souviens avoir dit d’elle très tôt « incroyable le son qui sort de ce petit corps », incroyable en effet le volume, la technique, la présence, incroyable la pureté aussi ! Et pourtant, ce « petit » corps ne l’était pas autant qu’on le croyait, quand on l’approchait, elle avait un physique solide de bonne paysanne émilienne, avec ces belles joues rubicondes, ce sourire, cette disponibilité et surtout cette simplicité qui ne l’a jamais quittée.
Il n’y a pas de secret dans cette longévité d’une carrière commencée dans les années 60, tant elle est linéaire. Elle fut très vite la Mimi de Karajan, mais aussi sa Susanna des Nozze di Figaro (qu’elle chanta aussi à Paris avec Solti dans l’édition inaugurale de Versailles et de réouverture du Palais Garnier dans la mise en scène de Giorgio Strehler). Elle fut à Paris grâce à Rolf Liebermann, une inoubliable Marguerite dans la célèbre production de Jorge Lavelli du Faust de Gounod, elle fut Mimi face à Domingo dans une des reprises de la belle production de La Bohème (Giancarlo Menotti), elle fut surtout Amelia sous la direction de Claudio Abbado aux côtés de Ghiaurov et Cappuccilli dans Simon Boccanegra en 1978 et enfin en décembre 1993 et janvier 1994 à la Bastille, elle fut une inoubliable Adriana Lecouvreur.
Déjà son seul parcours parisien nous dit quelque chose de la manière dont elle mena sa carrière : elle fut toujours réputée pour sa prudence, évitant de chanter trop souvent, et n’abordant que des rôles dans lesquels elle se sentait sûre, ou avec un chef en qui elle avait confiance ou abordant des rôles au disque qu’elle ne chanta jamais à la scène (Leonora de la fabuleuse Forza del Destino dirigée par Riccardo Muti ou Tosca qu’elle enregistra tard avec Sinopoli).
Elle abandonna très vite Traviata qu’elle chanta en début de carrière avec Karajan, qui la propulsa au premier plan, un de ses chefs de prédilection et dont on disait qu’avec lui elle pouvait tout chanter. Elle chanta avec lui outre Mimi et Traviata, Micaela (aux côtés de Vickers et Bumbry) Susanna, Zerlina, Desdemona, Elisabetta et Aida.
Je me souviens que nombre de critiques furent dubitatifs quand on apprit qu’elle chanterait Aida à Salzbourg en 1979 aux côtés de Horne, Carreras, Raimondi, Ghiaurov, Cappuccilli. Pour avoir été dans la salle (une chance inouïe) je peux affirmer que je n’ai jamais entendu pareil troisième acte sur une scène. Et un technicien me confia « c’est comme ça tous les soirs ».

Avec son mari NicolaI Ghiaurov


Elle chanta Mimi jusqu’à la fin de sa carrière, et je l’entendis aux côtés de Pavarotti et d’autres sous la direction de Kleiber à Munich et à la Scala (et sous celle de Patanè à Paris). Elle chanta Desdemona avec Karajan à Salzbourg, puis avec Carlos Kleiber à la Scala où j’entendis les quatre représentations qu’il dirigea pour le centenaire de l’œuvre en 1987 (36h de queue…) et Elisabetta de Don Carlo avec Karajan puis Abbado. Je l’entendis aussi en 1982 dans Elvira d’Ernani sous la direction de Muti (avec Ghiaurov, Bruson, Domingo) où elle était excellente mais pas aussi fabuleuse que dans d’autres rôles. J’eus la chance d’entendre son Elisabetta en 1989 à Vienne avec Abbado en fosse, aux côtés de Raimondi, Baltsa, Lima, Bruson dans une terne production de Pizzi. La voix gardait la même intensité, la même largeur, le même contrôle – c’était phénoménal. Voyant la fin de carrière approcher, elle aborda des rôles différents, essentiellement Tatiana d’Eugène Onéguine, en 1986 à la Scala avec le Gremine de Ghiaurov et sous la direction de Seiji Ozawa où la scène de la lettre était d’une intensité incroyable, je la réentendis d’ailleurs toujours avec Ghiaurov, chez elle à Modena bien plus tard. Elle aborda Adriana Lecouvreur, toujours à la Scala où elle était adorée en 1989 sous la direction de Gianandrea Gavazzeni, aux côtés de Peter Dvorsky (c’est aussi à ses côtés que nous l’entendîmes pour neuf représentations délirantes en 1993/1994 à l’Opéra Bastille). Enfin je l’entendis aussi dans Fedora de Giordano à la Scala, un rôle typique de fin de carrière, en avril 1993 aux côtés du Loris de Placido Domingo sous la direction de Gianandrea Gavazzeni.
Elle a toujours gardé outre sa voix, sa spontanéité et son naturel, mais elle discutait beaucoup aussi. Je crois être pour quelque chose dans sa présence à Paris dans l’Adriana Lecouvreur. À l’époque, c’était Jean-Marie Blanchard qui était ce qu’on appelait alors Administrateur Général et c’était une création à l’Opéra de Paris venu au vérisme tard, comme on le sait. Ayant entendu Mirella à la Scala, je persuadai Jean-Marie Blanchard de l’engager et il me chargea de la contacter à Milan, elle était très soucieuse du chef et nous discutâmes longtemps au téléphone car elle tenait absolument à un chef précis (qui d’ailleurs ne dirigea pas). Les représentations (je n’en manquai aucune) ne furent pas triomphales, mais littéralement délirantes. Rarement on vit le public de Bastille aussi déchaîné, au point que Yannick Heurtault, le chef contrôleur, l’homme de la boite à sel, presque éternel, bien connu et très respecté des lyricomanes de Garnier puis de Bastille que je connaissais depuis ma période étudiante, me dit avec un franc sourire devant le déchainement de la salle quand elle apparaissait pour saluer, faisant allusion aux polémiques de l’époque sur l’acoustique de Bastille, « aujourd’hui y’a pas de problème d’acoustique, hein !? ». Ces représentations furent ses dernières à Paris…

Terminons par une autre anecdote personnelle, qui est l’un de mes souvenirs les plus forts : nous étions venus à Vienne avec deux autres amis pour écouter le Don Carlo, c’était un voyage d’Abbadiani itineranti (même si le club n’existait pas encore…) prévu de longue date, le 13 octobre 1989, et trois ou quatre jours auparavant Claudio Abbado venait d’être appelé à la tête des Berliner Philharmoniker, à la surprise générale, nouvelle enthousiasmante pour nous. Nous le contactâmes donc dès notre arrivée pour pouvoir aller le féliciter et il nous invita à partager le dessert du repas d’après Don Carlo dans un restaurant italien près de la Cathédrale (Stephansdom). Nous nous exécutâmes avec une joie non dissimulée, comme le lecteur pourra bien imaginer. Autour de la table, Agnès Baltsa, Luis Lima, Mirella Freni, Nicolai Ghiaurov (qui ne chantait pas), Ion Marin son assistant et son épouse. Ambiance chaleureuse, tranquille, amusante même avec une Baltsa très boute en train, longue discussion avec Claudio, puis arriva le dessert, un énorme gâteau avec au centre une couronne de Roi ou de Tsar offerte à Abbado…

Claudio Abbado couronne Nicolai Ghiaurov tandis que Mirella (de dos) prend la photo


Claudio prit la couronne et en couronna Ghiaurov, en lui disant « Lo Tsar sei tu ! » (le Tsar c’est toi) et Mirella fit le tour de la table pour immortaliser la scène par une photo, je le fis aussi et quelques années après je lui présentai la photo (où l’on voit Abbado couronner et Mirella de dos photographiant) elle en fut très émue, et appela Ghiaurov – ils ne se quittaient jamais – pour qu’il signe aussi la photo. Mirella avait une belle écriture ronde avec de belles et grandes lettres bien dessinées. Ceux qui ont des autographes d’elle le savent.
Elle n’est plus. Il nous reste plein de souvenirs et de disques, mais c’est le vide dans le cœur.

Nicolai Ghiaurov et Mirella Freni à la fin du repas du 13 octobre 1989, à Vienne, après une représentation de Don Carlo

IN MEMORIAM MONTSERRAT CABALLÉ

En ce jour où le monde apprend la disparition à 85 ans (elle avait le même âge que Claudio Abbado) de Montserrat Caballé, « la Superba » dont on dit qu’elle est la dernière des Divas légendaires, il peut être singulier de rappeler que l’immense chanteuse fut particulièrement clivante. Elle était adulée ou détestée, à un point tel que de célèbres critiques d’opéra (comme Sergio Segalini) ne cessèrent de la conspuer, voire des directeurs d’opéra, comme le placide et élégant Jean-Pierre Brossmann, ou Rolf Liebermann qui ne l’invita plus jamais à Paris quand elle lui refusa I Vespri Siciliani.
Elle chanta à Paris Norma en 1972, puis il fallut attendre Turandot (production de Wallmann aux costumes de Jacques Dupont (1968) reprise par Bernard Lefort en 1981 pour la revoir à Garnier.

Semiramide

Ce fut la saison suivante la légendaire Semiramide d’Aix dans la production toute blanche de Pier Luigi Pizzi, coproduite avec Paris (Bernard Lefort oblige) pour la voir au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, Ramey) puisque Garnier était en travaux. À Paris, elle chanta ensuite la Primadonna d’Ariane à Naxos à l’Opéra-Comique en 1986, et ce fut tout.
Je l’avais vue en 1974 pour la première fois dans Norma à Orange. Elle fut ma première Norma, face à Vickers. La première impression, et ce fut durable, au-delà de la voix et du physique, fut celle qu’on éprouve devant un monument. Monumentale, oui, c’est l’adjectif qui me vient quand je cherche à rassembler mes souvenirs. Monumentale, c’est à dire, vue dans ce théâtre antique bourré à craquer, au loin, sculpturale, immense, presque déjà mythique. Elle m’a laissé cette image pour toujours, celle d’une silhouette impressionnante, d’où s’échappaient des effluves vocales sussurées et pourtant si claires. Je l’ai vue ensuite dans des rôles très divers, Turandot, Semiramide, Salomé, Madame Cortese du Viaggio a Reims avec Abbado à Vienne, et pour la dernière fois en Duchesse de Crackentorp de La Fille du régiment en 2007 où son apparition (très brève) déchainait les hourras de la salle. Je me souviens justement, attendant Dessay à la sortie des artistes, de l’avoir vue fuir emmitouflée dans une fourrure épaisse, couverte d’une toque, à peine reconnaissable (il faisait encore froid en ce mois d’avril) mais immédiatement identifiable à cause de son regard si vif.
Dans des rôles aussi divers, se superposait à chaque fois la lointaine prêtresse d’Orange qui m’a pour toujours imposé une sorte de respect presque religieux : la Diva portait alors bien son nom.

Salomé (Montserrat Caballé) Costumes de Gianni Versace, prod. Bob Wilson © Lelli et Masotti

Le souvenir le plus fort de Caballé fut pour moi un soir de Scala, une première de Salomé où la titulaire (Carmen Reppel) était souffrante et où la traditionnelle annonce se termina en explosion quand on donna pour Salomé le nom de la remplaçante, Montserrat Caballé.
Car on l’oublie aussi souvent, Caballé avait une voix suffisamment étendue de spinto pour avoir chanté aussi des rôles germaniques, non seulement Salomé, mais aussi Sieglinde, et même Isolde en fin de carrière: elle a débuté d’ailleurs en troupe à Bâle, à Saarbrücken puis au Theater Bremen jusqu’à 1962 . Elle chantait aussi bien le Bel Canto pur que Verdi (Un ballo in maschera, la Forza del Destino..) ou Puccini (Bohème, Tosca, Turandot) : l’étendue de la voix faisait que rien ne lui était vraiment interdit.

Monumentale la Caballé l’était sur scène, où il lui suffisait d’être, comme un Da Sein du chant. Car tout était dans la voix, dans cette voix d’une étendue incroyable du grave intense et à l’aigu séraphique, c’était une magicienne du son plus que du mot. Il suffisait d’entendre cette pureté sonore pour tomber sous le charme. Nous sommes sans doute à l’opposé d’une Callas qui était corps et âme, là où Caballé était son, un son unique qui faisait délirer mais qui risquait aussi de faire frémir les soirs de méforme. En 1982, lors d’une série d’Anna Bolena à la Scala dans la vieille production de Visconti où Callas avait triomphé, la première fut annulée pour indisposition. À la seconde, elle n’y arriva pas, et le public le lui fit payer cruellement, par de ces huées de toute une salle que jamais je n’oublierai, tant elles furent terribles, déchainées et humiliantes. Elle y fut remplacée définitivement par la jeune débutante Cecilia Gasdia.
Mais justement un soir de janvier 1987, première de la Salomé dont il était question plus haut, elle prit crânement sa revanche, d’autant plus que la production de Bob Wilson (dirigée par Kent Nagano, avec entre autres Bernd Weikl et Helga Dernesch) ne demandait rien au chanteur sinon chanter, debout au proscenium pendant que l’œuvre était mimée en arrière scène, une sorte de représentation (presque) concertante qui ne pouvait que convenir à la Diva.
Et ce fut incroyable, simplement incroyable : cette Dame déjà mûre (elle avait 54 ans) réussissait à avoir ce fil de voix juvénile et frais qui la rendait stupéfiante…le triomphe de Salomé effaça Bolena.

Les très grands triomphes, elle les obtint entre 1965 et 1985, avec des hauts (une mémorable Elena des Vespri Siciliani au MET avec Gedda, le Bel Canto avec Horne) et des bas (la Bolena de la Scala).

Madame Cortese

Dans Semiramide avec Horne à Paris elle restait un monument intouchable, mais c’est Horne cependant qui remuait les âmes.
Elle fut Madame Cortese avec Abbado dans une reprise viennoise du stupéfiant Viaggio a Reims de Ronconi, vu à Pesaro et à la Scala (avec Ricciarelli dans Cortese) et elle termina sa carrière par des récitals ou des concerts un peu partout, quelquefois avec sa fille : des « show Caballé » ouverts par le fameux concert avec Freddy Mercury. Mais ce n’est pas ce qu’on retiendra.
Je reste profondément marqué par ce monument au son impossible qu’elle fut, réussissant des filati à se damner, avec une ligne de chant sans accrocs et une puissance inédite qui laissaient le public interdit, mais qui ne fut jamais un roc vocal à la Nilsson : la voix si délicate gardait ses fragilités et quelquefois ses failles. Comme les grandes Divas, elle fut adulée, adorée parce que souvent chavirante, comme les grandes Divas, elle fut contestée, critiquée, conspuée, et, plus rare, elle suscita même de la haine. Il ne faut pas croire à l’unanimisme médiatique d’aujourd’hui, de la part de ceux qui ne l’entendirent qu’au disque.
Elle restera cependant pour moi ce profil lointain dans la douce nuit provençale d’Orange, qui me secoua pour la vie.

 

Norma