DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/VERDI: I VESPRI SICILIANI

I vespri siciliani fit les grandes heures verdiennes de l’Opéra de Paris version Liebermann. La première saison (Printemps 1973), l’opéra présenta les fameuses Noces de Figaro de Strehler, Orphée et Eurydice de Gluck avec Nicolaï Gedda en Orphée -aujourd’hui on pousserait des cris d’orfraie-,  Parsifal de Wagner et Il Trovatore, originellement prévu avec le jeune Riccardo Muti et Luchino Visconti. Mais le projet n’aboutit pas et Muti refusa de diriger. Le chef partit mais restèrent les chanteurs: tantôt Gwyneth Jones en Leonora, tantôt Shirley Verrett en Azucena. On eut aussi Cossuta ou Domingo en Manrico, Cappuccilli en Luna, Scotto en Leonora, Cossotto en Azucena. Bref, du rêve en continu. Mais les chefs pour Trovatore se firent attendre et désirer…

La seconde production verdienne (1974) fut l Vespri Siciliani, qui demeura l’une des grandes réussites de l’ère Liebermann. Opéra rarement donné à l’époque, et notamment en France, alors que l’oeuvre a été créée en Français pour Paris à l’occasion de l’exposition de 1855 (Livret de Eugène Scribe). Il est vrai que Verdi n’avait pas vraiment choisi un sujet francophile, puisqu’il s’agissait de rappeler le massacre des occupants français de Sicile par les Siciliens, une occasion de célébrer le sentiment national italien. Un autre opéra de Verdi, Giovanna d’Arco, n’eut jamais en France l’heur de plaire, vu que l’histoire (tirée de Schiller) ne correspond pas exactement, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’histoire de Jeanne telle que des millions de petits français l’apprennent dans la Légende Dorée des gloires nationales. D’autres opéras de Verdi en Français  n’ont pas eu non plus de destin fabuleux, Don Carlos, bien sûr, éclipsé par Don Carlo, ce chef d’oeuvre que je préfère dans sa version française, plus longue, plus développée, plus étirée sans doute, mais à la musique sublime, et Le Trouvère, version française élaborée par Verdi avec des éléments spécifiques qu’on ne retrouve pas dans la version italienne. Voilà du grain à moudre pour Nicolas Joel si Verdi revient vraiment à la mode avec des chanteurs adéquats…Mais je m’égare.

Ces Vespri Siciliani étaient présentés dans une production très épurée de John Dexter (1) et dans des décors impressionnants (un escalier monumental) de Josef Svoboda, production partagée avec le MET de New York et dirigée par le suisse Nello Santi, qui eut toujours dans cette oeuvre un énorme succès, alors qu’il fut plus contesté dans les autres opéras qu’il dirigea par ailleurs. Dans mon souvenir, je vis cette production pour la première fois avec Martina Arroyo, Placido Domingo, Roger Soyer, David Ohanesian; on y vit aussi en alternance  Cristina Deutekom, Peter Glossop, Ruggero Raimondi (ah, ce “O tu Palermo”!), Franco Bonisolli. Arroyo était irremplaçable dans Elena, et que dire de Domingo qui chanta peu ce rôle !

Je revis tardivement des Vespri Siciliani, à la Scala, avec Muti, dans une mise en scène ennuyeuse de Pier Luigi Pizzi avec Chris Merritt, Cheryl Studer, Giorgio Zancanaro et Ferruccio Furlanetto, et je me souviens bien de la Première du 7 décembre 1989: le plus gros succès, triomphal et délirant, fut remporté par …Patrick Dupont, soliste du ballet que Muti avait réinséré pour l’occasion. Merritt et Studer se firent huer copieusement. Et la production tomba dans l’oubli.

Cette saison, Amsterdam (en septembre dernier) et Genève (en mai prochain) coproduisent et programment Les Vêpres Siciliennes dans la version française, dans une mise en scène de Christof Loy. C’est une occasion exceptionnelle qu’il ne fait pas rater, quelle que soit la distribution, quelle que soit la mise en scène. Il  existe un enregistrement de la version française chez Arkadia, reprise d’un concert londonien dirigé par Mario Rossi en 1969 avec Jacqueline Brumaire (Hélène) et Jean Bonhomme (Henri). Ce n’est pas inoubliable, mais comme c’est le seul enregistrement existant à ma connaissance…

La version italienne en revanche est bien servie par le disque, notamment “live”. On ne peut dire qu’il y ait une version plus faible que les autres. les deux versions “officielles” sont celle de James Levine avec le New Philharmonia Orchestra et Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi enregistrée suite aux représentations du MET en 1974 et contemporaine des représentations parisiennes, et celle de Riccardo Muti, faite en direct à la Scala en 1989 avec Studer, Merritt, Zancanaro, Furlanetto, plus complète puisqu’elle comprend la musique du ballet. Pour des raisons qui tiennent à l’histoire de ma relation à cette oeuvre, je préfère évidemment la version Levine, avec une bonne partie de la distribution entendue à l’époque à Paris un Domingo (Arrigo) jeune et éclatant,  et une Martina Arroyo (Elena) au timbre solaire et un Raimondi (Procida) un peu en retrait. Même Sherill Milnes est moins froid qu’à l’accoutumée dans Monforte. Levine, qui est très bon chef pour Verdi, emporte l’ensemble avec feu et énergie, tout cela palpite, halète, séduit. C’est un Verdi de chair et de tripes, merveilleusement chanté, comme je l’aime.

J’avais assisté aux représentations de la Scala qui ont donné l’occasion du second enregistrement. C’était le début des problèmes pour les voix verdiennes, c’est aussi le moment où Riccardo Muti a complètement changé sa manière de diriger Verdi. Le sommet de Muti dans Verdi, c’est la Forza del Destino (Freni-Domingo) un sommet inégalé, enregistré trois ans auparavant, et c’est aussi toute sa première manière, énergique, avec des accélérations démentes, des contrastes à la limite du supportable, une dynamique et une vie qui en firent à l’époque une des deux références pour Verdi (l’autre étant évidemment Claudio Abbado), on en a des traces dans son Aida, son Ballo in maschera ou même son Macbeth, éclipsé par celui d’Abbado, mais qui reste un magnifique enregistrement que tout mélomane doit posséder. Mais c’est dans ses “live” faits à Florence qu’il étonna (Ah! son Trovatore, son Otello (avec un époustouflant Bruson et une Scotto de rêve)! A partir des années 90, le Verdi de Muti, tout en restant une merveille d’orchestration, s’aplatit, se banalise, devient presque ennuyeux (au fur et à mesure qu’il dirige à la Scala La Forza del Destino, on entend de plus en plus une routine, et son dernier Trovatore fut vraiment mortel) à force de rechercher des effets sonores preqaue mozartiens, tout cela devient froid, plein d’afféteries et presque indifférent. Ces Vespri Siciliani souffrent d’être trop léchées, trop sages, et pas suffisamment portées par le plateau: voulant se rapprocher de la version française, et du style français qu’elle impose, il demande à Merritt de chanter quelquefois en voix de tête avec de bien vilains sons (IVème acte). Et Studer n’est pas et ne sera jamais un soprano lirico colorature.On est loin de la chair et du sang qu’on trouve chez Levine. C’est que le rôle d’Arrigo est complexe à distribuer: il n’est pas sûr que Domingo, malgré son timbre, malgré son charisme, malgré le souvenir qu’on a de lui dans cette oeuvre, soit vraiment un Arrigo, qui n’est pas vraiment un ténor construit au moule italien. Arrigo (ou Henri), c’est un ténor de couleur plus française (Un Vanzo pouvait faire merveille là dedans, et Gedda fut impérial)

Mes Vespri Siciliani, en version officielle ce sont celles de Levine, sans hésitation !

Sans hésitation, certes pour la version officielle, mais si on commence à considérer les enregistrements “live” on ne peut que bousculer ce classement: j’en possède trois sur les quatre à posséder (il me manque Muti en 1978 à Florence, qui je le sais est une merveille à l’orchestre, avec une Renata Scotto d’exception).
Le premier est connu de tous les amateurs, Maria Callas, Boris Christoff à Florence avec l’immense Erich Kleiber. Le quatrième acte de Callas impose l’admiration silencieuse et Kleiber impose une vision plus mature de Verdi que le son “Grand Opéra” plus adapté à cette oeuvre.

Gavazzeni ouvre la saison 1970-71 de la Scala avec un quatuor de chanteurs de choc : Renata Scotto, Gianni Raimondi, Piero Cappuccilli, Ruggero Raimondi. On peut discuter la direction un peu “Zim boum” de Gavazzeni (l’ouverture!), aux tempi un peu lents, à qui il manque pour mon goût cette palpitation que je trouve chez Levine. Mais cela reste de la très belle ouvrage. Gianni Raimondi n’est pas vraiment une grande personnalité en Arrigo mais il se sort des pièges du rôle. Ruggero Raimondi et Piero Cappuccilli font merveille, mais on s’arrêtera sur Renata Scotto. Voix claire, style un peu maniéré, mais quelle maîtrise technique, quel contrôle du son, et des aigus à faire pâlir: extraordinaire! Dans le même disque, un bonus avec Leyla Gencer (qui alternait avec Scotto) dans quelques extraits aux côtés du pâle Giorgio Casellato Lamberti. Confrontation intéressante entre deux timbres radicalement différents, celui plus sombre de Gencer,  avec une fluidité du chant et une facilité à donner de la couleur qui stupéfie.

Enfin, Levine au MET avec  Montserrat Caballé, Nicolaï Gedda, Sherill Milnes, Justino Diaz, malgré une prise de son, notamment au début qui rend l’écoute très difficile voire pénible (il faut tendre l’oreille pour entendre les voix) dispute la palme avec la version Gavazzeni. C’est à peu près le seul témoignage de Caballé dans Elena, alors qu’elle était à l’époque considérée comme l’une des spécialistes de ce rôle: fluidité, aigus aériens, agilité, mais aussi émotion, mais aussi énergie (plus que d’habitude!) en font une Elena de toute première grandeur. A cette Caballé si lyrique si “naturelle” (plus naturelle que Scotto en tous cas), répond un Arrigo surprenant, Nicolaï Gedda, qu’on entendait à l’époque à Paris, dans Faust, dans Hoffmann, dans Orphée. Gedda, c’est une voix étendue, qui montait jusqu’au si, c’est ensuite une technique redoutable, une élégance inégalée et une diction unique. Et son Arrigo est une merveille, voilà celui qu’il aurait fallu entendre dans la version française ! Il a tout, les aigus, les cadences, le style, le lyrisme, mais aussi  l’allant: certes ce n’est pas une couleur à proprement parler italienne, mais cet opéra est à la fois un Grand Opéra à la française, héritier de Meyerbeer, et aussi un opéra italien (on a bien vu que Domingo même un peu inadapté dominait parfaitement un rôle qu’il estimait pourtant pour lui très difficile). Il faut entendre ses duos avec Caballé, et son “Giorno di pianto” du quatrième acte unique dans les annales (comment il tient la note sur le “disprezzo” final), c’est incontestablement l’Arrigo le meilleur de tous et sans doute le moins attendu.
Si Milnes est comme toujours impeccable, la surprise vient aussi de Justino Diaz, impressionnant Procida aussi bien dans son air d’entrée (Oh! tu Palermo) que dans les ensembles (quatrième acte). Et si c’était là ma version?

On l’a vu, il est très difficile de choisir entre ces version qui toutes ont quelque chose qui attire l’attention, et des atouts qui rendent le choix très difficile. D’autant que l’oeuvre est hybride et ne se laisse pas immédiatement appréhender. Pour découvrir sans nul doute, Levine (BMG ex.RCA), pour jouir des voix, Gavazzeni, et pour le bonheur – malgré un son pénible – Levine Caballé et Gedda.J’ai commandé Muti 1978. La suite à réception!

(1) Dexter fit aussi à Paris La Forza del Destino, mais avec beaucoup moins de bonheur scénique -même si le plateau fut toujours éblouissant: c’étaient les années où l’on distribuait aisément Verdi, mais pas Wagner. Les temps ont bien changé.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI avec Placido DOMINGO et Anja HARTEROS (24 avril 2010)

Une barque et une voile en ombre, une lumière ocre, et un génie de la scène, Giorgio Strehler. Qui n’a pas vu au moins cette photo sur la couverture du CD de Simon Boccanegra dirigé par Claudio Abbado et les forces de la Scala, qui n’a pas vu la magnifique vidéo qui en a été faite par la RAI ? Qui enfin, – de ma génération- n’a pas vu ce spectacle, qui a fait le tour du monde (Londres, Washington, New York, Tokyo, Vienne, Paris) puisqu’au temps où la Scala faisait des tournées, il était montré partout comme la production emblématique de l’époque avec son quintette vocal de choc : Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Felice Schiavi, Veriano Lucchetti. Abbado lui-même, partant diriger Vienne en 1986, a fait acheter par le Staatsoper la production de Strehler (de 1971 !) qui a été détruite aussitôt Abbado parti à Berlin (signe de l’intelligence des dirigeants viennois de l’époque). C’est aussi la magie de cette production, qui a fait couler des flots de larmes, qui poussa Rolf Liebermann a faire appel à la même équipe pour inaugurer son « règne » pour « Le nozze di Figaro » en 1973, production qui fut aussitôt pour Paris un emblème tel que Nicolas Joel à Bastille va en proposer l’an prochain la version abâtardie, faite pour la Scala en 1981, qu’on a déjà affichée au temps de Hugues Gall (puisque la version originale ne convenait pas aux dimensions de Bastille je crois).
C’est dire que Simon Boccanegra est un titre qui a marqué l’histoire de la Scala, l’histoire de l’opéra aussi car ce titre peu joué jusqu’alors fut redécouvert et se trouve désormais régulièrement dans les saisons d’opéras, il a marqué le règne de Claudio Abbado à Milan, la vie et la carrière même de Claudio Abbado, puisqu’en 2000, il a repris à Salzbourg l’opéra de Verdi dans une production assez terne de Peter Stein, avec une distribution sur le papier somptueuse (Mattila, Alagna), mais en réalité plus pâle à cause d’un Carlo Guelfi inexistant en Simone, mais surtout à cause des souvenirs trop prégnants…Et dans ce cas les souvenirs n’embellissent rien : chaque fois que je regarde la transmission vidéo tant de Paris (j’ai la chance de posséder ce document rarissime !!) que de Milan (celle là, tout mélomane qui se respecte doit la posséder), je suis pris à la gorge par l’émotion et par l’incroyable qualité du chant et de l’interprétation. Le Simon Boccanegra d’Abbado est un miracle, quelle que soit la version, quel que soit le lieu d’exécution (je dois bien en posséder une dizaine de versions).
Stéphane Lissner , l’année même du retour d’Abbado à la Scala les 4 et 6 juin prochains, ose proposer le Simon Boccanegra, avec comme attraction essentielle Placido Domingo dans le rôle titre et Anja Harteros, la diva extraordinaire éclose ces dernières années dans celui d’Amelia. Ce spectacle, que j’ai vu à Berlin, appelle incontestablement des commentaires : rappelons qu’à Berlin ni la mise en scène de Federico Tiezzi, ni les décors de Maurizio Balò, ni la direction de Daniel Barenboim ne m’avaient convaincu. Qu’en est-il ce soir, après six mois ?
D’abord, les décors de Maurizio Balò n’ont pas été repris, un nouveau décorateur, Pier Paolo Bisleri, a été appelé pour en faire d’autres, dans le même esprit (assez dépouillés, géométriques, censés figurer une jetée, un bord de mer, quelques arbres (suspendus pendant le duo Simone-Amelia).
La mise en scène reste indigente, sans grandes idées, sans véritable direction d’acteurs (ils sont livrés à eux-mêmes), un travail traditionnel sans image forte, une fin complètement ratée. Dans le programme de salle, Tiezzi en appelle à Shakespeare. Ah ! si au moins cet appel avait provoqué quelque lumière. Evidemment, les spectateurs ont en tête la mise en scène de Strehler, qui avait en plus l’avantage d’être en phase avec la musique, chaque geste correspondant à une phrase musicale. Tout le mystère nocturne du prologue devient ici une sorte d’assemblée des dockers, sur fond de cordage, le Palais des Fieschi, un escalier sur la gauche, avec des mouvements pas vraiment fluides. De plus, alors que tous nous avons en tête justement une certaine fluidité musicale, avec des intervalles réduits au minimum, ici, les intervalles entre chaque tableau durent au moins 5 minutes. Ce qui finit par ralentir le rythme : on le ressent à la fin du premier acte, entre le court intermède avec Paolo et la scène du conseil. Ce travail à Berlin comme à Milan, est raté. Sans doute affiche-t-il de nobles intentions, mais elles ne se traduisent jamais en effets scéniques.
Autre désastre, la direction de Daniel Barenboim. On se demande pourquoi ce grand chef a été s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien. Dans cette salle, son interprétation passe encore moins bien qu’à Berlin.  Alors que cette musique est toute en raffinement, toute en subtilité, l’approche de Barenboim est toujours brutale, l’orchestre est toujours trop fort, il couvre toujours les voix, avec des à-coups, avec des secousses, avec des moments qui finissent pas gêner l’expansion des voix. Certaines scènes, dont la poésie amène l’émotion de manière systématique (le duo Simon-Amelia de la reconnaissance), sont presque « interrompues » par l’irruption de l’orchestre qui en est presque – c’est un comble- gênant. Un ami a qualifié Barenboim de criminel : son orchestre, parfaitement au point, techniquement impeccable, est une arme de destruction massive, qui à aucun moment ne semble en phase avec ce qui est chanté, avec ce qui se passe. Oui, c’est une direction désastreuse, où rien n’est senti, où tout est asséné presque assommé. Pour moi c’est là un contresens total. je suis peut-être excessif (parce qu’il a eu un beau succès au contraire de la Première), mais j’estime qu’il est l’artisan d’un demi-succès musical, qui fera de ce Simon Boccanegra un moment certes fort à cause de Domingo, mais qui ne peut en aucun cas rentrer dans la légende scaligère.

240420101963.1272159211.jpgSaluts

On discutera à l’infini de la pertinence pour Placido Domingo de chanter ce rôle de baryton. Certes, les graves ne sont pas toujours au rendez-vous, non plus que le souffle (la scène du conseil est à ce titre la moins favorable au grand chanteur). Il reste qu’en termes de phrasé, d’intensité de l’interprétation, de jeu, de couleur, d’engagement, de technique, c’est exceptionnel. Le duo du premier acte avec Amelia est bouleversant (même si le « figlia » final n’est pas tenu). Placido Domingo peut se permettre cela en immense artiste qu’il est, nous sommes tous émerveillés de l’entendre à 70 ans chanter encore Verdi de cette manière, mais le Simon de référence reste Piero Cappuccilli ! Domingo n’efface rien, ne fait rien oublier ; il est à part, pour notre joie, pour l’affection que nous avons pour lui, et parce qu’encore aujourd’hui il n’a pas de rival.
Anja Harteros confirme et l’impression de Berlin, et tout le bien que nous pensons d’elle. Elle avait fait annoncer qu’elle était indisposée, et de fait certains graves sont éteints, mais quels aigus, quelle technique, quelle sûreté sur toute la tessiture. C’est vraiment elle aussi une artiste exceptionnelle, qui enchante aussi bien dans Wagner que dans Verdi, et qui de plus, sur scène, est une vraie figure tragique, engagée, aux gestes forts. Cette Amelia est une référence d’aujourd’hui, et sans doute, après Mirella Freni, la plus intense qu’on ait entendu (ni Kiri Te Kanawa, ni Katia Ricciarelli , ni Margaret Price ne rivalisaient avec Freni en intensité, seule Karita Mattila a pu soutenir quelque peu la comparaison quand elle a chanté avec Abbado).
Fabio Sartori est un vrai ténor à l’ancienne, de la voix, une technique, du style, un son intense, mais une attitude un peu passive. La prestation est excellente, comme à Berlin, souvent vocalement engagée (plus qu’à Berlin). Le contraste entre l’engagement vocal et l’engagement scénique est hélas, trop criant. Mais dans l’ensemble, cet artiste mériterait grandement d’être entendu plus souvent sur les scènes internationales.
Jolie surprise avec le Paolo Albiani de Massimo Cavaletti. Voix chaude à la présence certaine, presque trop belle pour le rôle, personnage jeune et séduisant, à l’image de certains séides des puissants d’aujourd’hui à l’opposé de Felice Schiavi chez Strehler qui composait à merveille les traitres de grand guignol en roulant des yeux inquiétants et en rendant son corps difforme.
Reste le Fiesco décevant de Ferruccio Furlanetto, la voix est fatiguée (ou bien est-ce sa nature ?), un peu rustre, sans vrai raffinement. On aimerait entendre dans ce rôle un Giacomo Prestia. J’ai plusieurs fois entendu ces dernières années Furlanetto dans ce rôle, et ce soir fut décidément le pire de tous.
Au total, malgré tout et surtout malgré Barenboim, ce soir fut quand même un grand soir. Parce que on a entendu chanter très bien Verdi, ce qui laisse espérer une année Verdi 2013 moins catastrophique qu’attendue, on aimerait bien sûr plutôt entendre dans ce répertoire un Riccardo Chailly, un Antonio Pappano, ou même réentendre, se bercer encore du rythme, de la légèreté, de la fluidité, du génie d’Abbado.
240420101965.1272158846.jpgPlacido Domingo (24 avril 2010)

Ce fut un grand soir parce que Placido Domingo est unique, qu’il peut désormais tout se permettre, et que le public ne peut que suivre, parce que Madame Harteros est aujourd’hui sans doute ce qui se fait de mieux et surtout parce que la Scala était nerveuse comme aux grands moments, que le public du Loggione (le poulailler) agité discutait fiévreusement, que tous étaient revenus pour l’occasion, « même ceux du sud de l’Italie ». Un grand soir à la Scala, c’est quand même toujours et toujours quelque chose de fort. C’est cela, les lieux où souffle l’Esprit.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: PLACIDO DOMINGO fête 40 ans à la SCALA (9 décembre 2009)

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La première fois de Placido Domingo à la Scala, ce fut le 7 décembre 1969, il y a quarante ans: lister les rôles qu’il y a interprétés serait long, soulignons qu’on l’a entendu dans des grands Verdi (Bal masqué, Ernani, Don Carlo, Trovatore, Aida) dans des Wagner (Parsifal, La Walkyrie), dans Carmen, dans Samson et Dalila etc…Il a participé à 13 premières. Le programme de salle ce soir retraçait cette relation privilégiée à ce théâtre, qui lui en est largement reconnaissant. Le public de la Scala a ses favoris, Placido Domingo en est un. A ma connaissance jamais contesté (comme Mirella Freni), au contraire de Luciano Pavarotti, qui lui n’était pas très aimé ici.

C’était donc la fête ce soir, la grande fête, tous les fans, tous le public des habitués, ceux qui venaient à la grande époque chaque soir au “Loggione”(la 2ème galerie, le poulailler) occuper les places vendues au dernier moment et qui ont espacé leurs visites, tous étaient revenus pour cette soirée de gala (Smoking de rigueur) qui fêtait le grand ténor. Atmosphère fébrile, grande joie des retrouvailles: la Scala (au moins au loggione) est une grande famille, on y retrouve amis, connaissances régulières ou perdues de vues, et c’était un grand rendez-vous du souvenir, de la nostalgie, et du présent, vu la prestation encore étonnante que nous avons entendue.
Le programme (Wagner, Prélude et mort d’Isolde, La Walkyrie, acte I, direction Daniel Barenboim, avec Placido Domingo, Nina Stemme, Kwanchoul Youn était prometteur. Le travail fait par Daniel Barenboim avec l’orchestre se lit clairement dans cette très belle interprétation du prélude et mort d’Isolde, les musiciens ont longuement ciselé la partition avec le chef, une certaine lenteur, pianissimis de rêve,équilibre des sons, tout y est. Dans la Walkyrie, l’orchestre est moins à l’aise, attaques décalées, sons déséquilibrés, cuivres trop forts, on sent qu’il n’ont pas encore approfondi cette partition qu’ils n’ont pas joués depuis un peu moins de quinze ans, on sent aussi qu’au milieu de la préparation de Carmen, il n’y a pas eu beaucoup de répétitions. Du coup c’est souvent un peu fort, pas toujours homogène ni lié, et la disposition des chanteurs, au devant de la scène de chaque côté du chef, ne permet pas vraiment aux voix de dominer l’orchestre. Il faut néanmoins le dire, c’était une soirée incroyablement émouvante, ce n’est pas le plus beau premier acte entendu avec Domingo (en mai dernier au MET, sur scène, il était plus en forme) Il reste que la performance est toujours mémorable. Certes, toute la première partie est plus retenue, il se ménage visiblement avant d’aborder les deux “Wälse”qui lancent vraiment le duo Siegmund-Sieglinde. Puis, malgré quelques menus problèmes notamment dans les notes de passages, la voix s’épanouit, et révèle encore un timbre ensoleillé, velouté, une puissance retrouvée, une présence et un engagement qui secouent, seul des trois chanteurs, il essaie d’interpréter, d’être Siegmund, ce qui est difficile quand Sieglinde chante à 3 m de là avec le chef entre les deux: voilà  une erreur; il fallait leur laisser un peu d’espace pour interpréter, il fallait les rapprocher. Mais Domingo essaie de suppléer, le finale est impressionnant (ah! ces Notung! ah! ce dernier vers “So blühe denn Wälsungenblut”, tiré, avec violence avec effort certes, mais avec les tripes, avec un sens inné de la musicalité, de l’élégance. Quel artiste!
Face à lui, on pouvait penser que Nina Stemme donnerait une réplique mémorable, mais acoustique ou disposition (et volume!) de l’orchestre, la voix n’est pas vraiment sortie, du moins pas au niveau de puissance et d’assise que nous lui connaissons (Tristan à Londres il ya deux mois), peut-être aussi n’est-elle pas une Sieglinde: en tous cas elle n’avait pas l’engagement de son incroyable partenaire, et elle pâlissait face à lui. Kwanchoul Youn, habitué du rôle de Hunding, a été solide, et très honnête, comme à son habitude, ce chanteur n’est pas toujours exceptionnel, mais il ne déçoit jamais (son Gurnemanz à Bayreuth est vraiment intéressant). A 21h25, explosion du public, debout, saluts à n’en plus finir, plusieurs fois Domingo revient seul, poussé par Barenboim qui l’étreint visiblement ému; à 21h50, nous étions encore dans la salle à hurler. Une grande émotion, de celles qu’on n’oublie pas, une soirée évidemment mémorable, une exécution qui l’est un peu moins, mais ce soir on pardonne tout, parce qu’on est éminemment heureux.

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STAATSOPER BERLIN 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA avec Placido Domingo et Anja Harteros (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Mise en scène: Federico TIEZZI) le 27 octobre 2009

 

271020091243.1256768585.jpgAnja Harteros salue le public le 27 octobre

La plupart des grandes salles d’opéra (MET, Covent Garden, Scala, Staatsoper Berlin) programment cette année Placido Domingo dans cette prise de rôle si surprenante et tant attendue, Simon Boccanegra.  Placido Domingo a déjà chanté des emplois de baryton (Don Giovanni, par exemple, et un Barbier de Séville dirigé par Abbado, où il chante Figaro, qui n’est d’ailleurs pas un bon enregistrement). Je me souviens, lorsqu’il aborda Otello, beaucoup prédirent la fin de cette voix solaire, et qualifièrent cette prise de rôle d’erreur fondamentale. On sait ce qu’il est advenu des oracles. Placido Domingo chante encore – et de quelle manière- Siegmund aujourd’hui, 35 ans après… Et il aborde de nouveaux rôles, Idomeneo l’an dernier et aujourd’hui, Simon Boccanegra, pour lequel l’Europe entière l’attend.  Cette attente ne sera sans doute pas déçue à voir l’accueil délirant de bonheur du public berlinois (25 minutes d’applaudissements debout). Mais Placido n’est pas seul. Il est superbement accompagné par l’ensemble d’une distribution homogène, de très haut niveau, à commencer par l’extraordinaire Amelia de Anja Harteros,  qui atteint là des sommets : chant contrôlé, technique impeccable, couleur, et surtout aigus triomphants, tenus, clairs, le tout d’un lyrisme vibrant. Ce n’est pas une surprise : que ce soit dans Wagner (Eva), ou dans Verdi (Traviata et maintenant, Amelia de Simon Boccanegra), la soprano allemande d’origine grecque accumule les triomphes. C’est aujourd’hui sans nul doute avec Anna Netrebko, et dans un registre sensiblement différent (la voix et plus grande, le répertoire plus large), la chanteuse de répertoire italien de référence. Aussi, dès que l’on voit son nom dans une distribution, il faut se précipiter. Face à cette Amelia d’exception, à mon avis seulement comparable à Freni, un Gabriele Adorno tout à fait remarquable, Fabio Sartori, déjà entendu dans ce rôle avec Abbado il y a quelques années. La technique est toujours impeccable, le  souffle et le volume parfaitement contrôlés, le sens musical aigu, et une voix  qui s’est bien élargie. Il fait d’Adorno, personnage toujours difficile, pris entre Simon et Fiesco, un authentique héros d’opéra. Fiesco, c’est Kwanchoul Youn, inhabituel dans ce répertoire. Nous le connaissons plus comme basse wagnérienne. Il n’a pas l’éclat d’un Ghiaurov ou même d’un Furlanetto (pas toujours…) ou d’un Prestia, mais malgré une certaine froideur,  il a une intelligence du chant, et une technique qui lui permettent de défendre un personnage plus intérieur, et un style moins expressionniste. Son  Fiesco est un personnage renfermé,  usant beaucoup de mezza voce, de notes murmurées. La fin par ailleurs (le duo avec Boccanegra) dégage une très grande émotion. Surprise aussi d’entendre Hanno Müller-Brachmann en Paolo, chanteur de qualité, un peu appliqué ordinairement, il délivre là une composition intéressante, plus juvénile que d’habitude dans ce rôle, un chant très expressif, techniquement sans failles et une très belle diction de l’italien.

Et Placido Domingo ? Dès la première parole (un’amplesso !) un son, un éclat, une profondeur qui touchent au cœur. Il n’y rien à dire, la prestation est d’un niveau tel qu’on reste secoué par certains moments bouleversants (au 2ème et 3ème actes surtout). Il n’est en rien barytonal, il n’obscurcit pas la voix et chante en ténor (ce qui quelquefois peut surprendre, notamment dans les trios avec Gabriele et Amelia au 2ème acte où en fait on entend bien deux ténors !), mais c’est un chant tellement expressif, tellement engagé, tellement intrinsèquement beau que l’on n’a d’yeux que pour ce Simon, complètement habité. On l’a beaucoup entendu dans Wagner ces derniers temps : l’entendre renouer avec Verdi, et avec quelle maestria, et avec quel panache, c’est nous replonger dans notre passé, quarante ans en arrière, au moment où il nous enchantait dans tous les Verdi qu’il abordait. Une renaissance !

Du point de vue du chant, la distribution réunie ici nous fait mentir lorsque nous affirmions encore récemment qu’il est difficile d’entendre un Verdi convaincant aujourd’hui. En voilà un, qui renoue avec le fil un peu interrompu des soirées verdiennes bouleversantes.

Et pourtant, tout n’est pas convaincant à 100% dans cette production, la direction musicale de Daniel Barenboim qui accompagne bien les chanteurs, reste en deçà de ce qu’on peut attendre d’un tel chef : beaucoup de décalages avec les chœurs d’abord, quelques accidents dans l’orchestre (cuivres..) mais bon…ce ne serait que cela ! En fait, cette direction surprend par sa froideur, par son manque de laisser aller. Jamais la musique ne se laisse aller à la poésie (le troisième acte, notamment avec le duo « piangi..piangi.. où Abbado faisait pleurer l’orchestre ici reste un peu en réserve). Certes, certains moments sont suffoquants de beauté, certaines phrases orchestrales prennent l’auditeur et le surprennent, mais l’ensemble reste un peu trop extérieur, un peu trop fort, comme si le chef n’arrivait pas à s’immerger vraiment dans la délicatesse de cet univers. Certes, l’ensemble n’est pas indigne, loin de là (sinon, on ne serait pas sorti si heureux de la salle), mais très en-deçà du niveau du chant, qui lui est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, avec une autre équipe de chanteurs,  on aurait sans doute moins pardonné à Barenboim.

Quant à la mise en scène, elle est proprement insipide. Federico Tiezzi a-t-il d’ailleurs fait une mise en scène ? Les mouvements des personnages, le traitement des chœurs et des foules sont  tellement rudimentaires que cela confine au ridicule (le prologue utilise les mêmes artifices que Strehler, à croire qu’on ne peut plus mettre en scène la mort de Maria sans faire que Simon soit à la fois dedans et dehors , à l’extérieur et à l’intérieur dy Palais Fieschi ! La scène du conseil est ratée, aucune tension, aucune violence, une stylisation qui appauvrit l’intrigue, le début du troisième acte n’est pas plus réussi, les soldats courent de toutes parts d’une manière risible)  . Le décor de Maurizio Balo’ est , comme souvent, épuré  mais sans vraie fonction dramaturgique  ni qualité esthétique particulière bien au contraire: seule la vidéo marine de la fin fait son effet. Les costumes de Giovanna Buzzi, sont au contraire tout à fait somptueux et sauvent l’ensemble.  On pourra bien sûr dire que cette mise en scène nous fait échapper au Regietheater : certes elle peut être en ce sens bienvenue aux yeux de certains, mais   elle n’apporte rien, ni en terme de fond, ni en terme de forme et ne dit rien de l’histoire et de sa signification : une illustration sans imagination.


Au total ce spectacle vaut pour ses chanteurs. Par leur vertu, il constitue un sommet qui à lui seul justifie qu’on courra  au printemps prochain à la Scala (ou à Berlin, deux représentations fin mars, sans doute moins courues qu’à Milan) les réentendre. Le reste est ou discutable, ou médiocre. J’ai l’habitude de dire que l’Opéra tient sur un trépied ( chant, direction, mise en scène) dont au moins deux doivent fonctionner… Me voilà démenti, par la vertu de chanteurs magiques ou mythiques.  Cette soirée tient sur un seul pied, mais c’est le piédestal  du paradis.

Saluts des artistes et de l’orchestre: de droite à gauche: Placido Domingo, Daniel Barenboim, Anja Harteros, Fabio Sartori, Kwanchoul Youn, Hanno Müller Brachmann, Alexander Vinogradov.

Saluts de l'ensemble de la compagnie et de l'orchestre