OPERA VLAANDEREN 2015-2016 (ANVERS): AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL et Bertolt BRECHT le 24 JUIN 2016 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; ms en scène: Calixto BIEiTO)

Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns
Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns

Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme “provocateur ” dans une maison où Bieito a ses habitudes.

Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand

Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns

Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle  : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt “queen of the porn” que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.

Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.

Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns

Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .

Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.

Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.

Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;  elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (Fliegende Holländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.

Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns
Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns

Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad,  en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill  qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]

$$$$$ ©Annemie Augustijns
$$$$$ ©Annemie Augustijns

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LA JUIVE de Jacques-Fromental HALEVY le 26 JUIN 2016 (Dir.mus:Bertrand de BILLY; Ms en scène Calixto BIEITO)

 

La Juive Acte III ©Wilfried Hösl
La Juive Acte III ©Wilfried Hösl

Voir deux fois La Juive en une saison est assez exceptionnel pour qu’on s’y arrête. Contrairement à ce que certains affirment, l’opéra de Halévy le vaut bien, et vaut bien des œuvres de la même période qu’on représente plus fréquemment ; évidemment la nature même de l’histoire de cette jeune sacrifiée sur l’autel des croyances, des luttes religieuses et au final de l’obscurantisme sonne aujourd’hui à nos oreilles de manière plus aiguë qu’il y a seulement une décennie.

Le travail de Calixto Bieito choisit la voie hiératique : décor unique, un mur qui rappelle celui qui sépare Israël des territoires palestiniens, béton gris, qui va servir de fond, de séparateur et comme les lattes de bois dans Lear ( qui est aussi de Rebecca Ringst ) des pièces de béton vont s’abaisser pour créer un espace nouveau, permettant un jeu haut/bas et rappelant par son esthétique étouffante certaines perspectives  du Musée juif de Berlin. Tout va se jouer autour de cet espace essentiel, installé sur une tournette, avec l’autre face du mur désespérément identique. On n’échappe pas aux murs, dans ce monde qui continue d’en construire.

A l’occasion des représentations lyonnaises j’ai pu rappeler quelques points de l’histoire de cette œuvre très populaire au XIXème dans le monde entier,  disparue des scènes après 1934 et réapparue à Vienne en 1999, puis à Paris en 2007 avec le grand Neil Shicoff, encore inégalé parmi les interprètes modernes du juif Éléazar.

Il n’est pas fortuit que réapparaisse l’œuvre qui montre les fanatismes dans leurs œuvres jusqu’au sacrifice consenti d’une jeune fille que ni son père adoptif ni son vrai père ne peuvent ou ne veulent sauver, à cause du jusqu’au-boutisme des postures dans un monde ou la simple humanité n’a plus sa place.

Au XIXème le genre “Grand Opéra” par son côté pittoresque, ses décors monumentaux et ses costumes chamarrés étouffait un peu la portée intellectuelle et humaine du message. C’était d’abord du grand spectacle, dont le rôle était un peu celui du « musical » aujourd’hui. Sans aucun mépris pour le genre, puisque certains « musicals » historiques ont une portée humaine et morale immense, comme West Side Story. Bieito, et le chef Bertrand de Billy ont décidé d’éliminer tout pittoresque et toute “distraction” de la représentation. Se concentrant sur l’essentiel, Bieito en fait une vraie tragédie, dans la lignée de son récent Lear, et sacrifiant volontairement la dramaturgie de la première partie qui pose les éléments du drame d’une manière peut-être plus “romantique” et touffue. Sans éliminer le personnage de Léopold, il le rend pratiquement invisible et inexistant et du même coup même le public munichois, qui ne connaît pas l’œuvre lui fait un accueil passable aux saluts, comme si c’était un personnage secondaire. Rien dans la dramaturgie ne le met en valeur : le monde est universellement gris et noir, et seule la robe verte de Rachel l’isole et l’identifie, mais pour le reste des personnages, il est difficile, notamment au début, d’identifier qui est où, qui fait quoi et qui est qui.

C’est bien ce qui frappe dans ces premières scènes dont l’ouverture a été ôtée pour revenir à la représentation de la première, pour s’ouvrir sur le Te Deum initial violemment sonorisé qui fête la victoire de Léopold sur les hussites, et prendre un tour immédiatement dramatique puisque le chœur a les yeux bandés et  force des enfants de manière assez violente à être baptisés. Têtes plongées dans l’eau, enfants en sous-vêtements et mouvements suffisamment brusques pour avoir choqué certains spectateurs.

Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Acte I Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

Immédiatement Bieito expose la situation par l’image : une population aveugle, des conversions forcées, une violence immédiate alors que c’est la fête : on fête la victoire mais c’est aussi bientôt Pâques, que ce soit Pessa’h ou les Pâques chrétiennes, et l’espérance devrait être portée par ces rameaux verts que la foule agite (et dont elle fouette aussi Rachel) et par la couleur de la robe de Rachel : le vert, couleur symbole dans les trois religions révélées et marquant l’espérance, mais aussi la Passion, est porté dans ses deux signification par Rachel, seule tache verte dans un univers gris ou noir. Une violence immédiate, disais-je, qui s’abat sur Eléazar et Rachel, alors qu’ils sont « comme les autres » : c’est, exposé de manière crue, le refus initial et définitif de la différence qui est non dans les faits mais dans les têtes.

Rameaux...Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl
Rameaux…Rachel (Aleksandra Kurzak) ©Wilfried Hösl

En même temps, il me semble difficile pour un public qui ne connaît pas l’œuvre de déterminer clairement par la dramaturgie ce qui se passe, car même Brogni est fondu dans la foule, et donc l’uniformisation des foules correspond à une universalité de la barbarie. Certes, la volonté de Bieito est de montrer à la fois la banalité (Eléazar et sa fille) du non conforme (et son absence de justification) et l’universalité conformiste du refus. La manière dont il présente le couple Rachel/Samuel-Léopold est aussi singulière, puisque de ce groupe uniforme émerge Leopold pendu à des échelons de fer fichés dans le béton (une position difficile pour chanter un rôle particulièrement périlleux en soi) et Rachel en équilibre instable sur une marche, comme si leur relation ne pouvait se définir que dans l’acrobatie, au sens propre.

Le mur...©Wilfried Hösl
Le mur…©Wilfried Hösl

Le mur est uniforme, semblable des deux côtés comme s’il n’y avait aucune issue possible, il arrête l’horizon, mais il sépare aussi les êtres dont il empêche les rencontres : les duos se passent souvent d’un côté ou de l’autre, comme à l’aveugle.
Dans cette vision si épurée, si hiératique, le genre Grand Opéra est oublié : le style en est volontairement à l’opposé : les espaces sont tous similaires, aucun pittoresque, aucun « grandiose », et l’aire de jeu est un pur espace tragique. Rien de romantique ni d’échevelé, mais une concentration sur l’action dramatique et la progression vers la chute. Pendant toute la première partie, le plateau ne change pas, et seul le mur dressé fait décor. Il faut attendre la seconde partie, la chute proprement dite, pour que le plateau se transforme, pour que les personnages taraudés par le drame soient moins distanciés : le mur se disloque, les morceaux de béton s’abaissent pour devenir comme ces masses bétonnées qui empêchent le passage sur certaines routes de Palestine occupée, murs horizontaux plutôt que verticaux. Car Bieito de manière sarcastique renvoie dos à dos les juifs et les autres, tant ce béton rappelle le sort qu’Israel réserve aux territoires palestiniens et ainsi nous rappelle que le pourchassé devient à son tour celui qui frappe, qui sépare ou qui pourchasse.

Alors qu’Olivier Py faisait de Brogni tout de blanc vêtu un substitue pontifical et une sorte de médiateur politique chargé de réconcilier les hommes et d’installer une paix sociale, Bieito affiche immédiatement son impossible office: habillé comme les autres, il est comme les autres et impuissant. Malgré sa bonne volonté, il ne peut agir contre l’aveuglement collectif, et doit s’y soumettre.
Bieito prend appui sur le livret et sur ses ambiguïtés, notamment le fait que Scribe ne prend pas partie, Eléazar et Brogni étant tous deux responsables du sacrifice de Rachel, et qu’il n’y a pas de bons ou de méchants : Léopold est en proie à ses désirs et ses passions et finalement « récupéré par le système » comme on dirait aujourd’hui : son histoire individuelle est dérisoire, voire minable il laisse Rachel s’accuser et préserve sa vie. Il disparaît très vite de l’intrigue, en ayant pourtant un rôle parmi les plus difficiles au niveau musical. Mais c’est justement l’anecdote qui fait la première partie de l’œuvre, c’est le pittoresque. Le Grand Opéra, c’est la première partie.
La seconde partie est concentrée sur Rachel, qui va cristalliser sur sa personne, et à son corps défendant, les nœuds et les haines. D’abord par Eudoxie, qui vient lui dire en somme « puisque tu vas mourir de toute manière, sauve au moins Léopold ». Puis par Brogni, dont elle est la fille qu’il croit morte, et dont elle sent intuitivement que quelque chose la lie à lui (et vice versa), et enfin par Eléazar, qui l’utilise pour aller jusqu’au bout de sa vengeance après avoir hésité. Rachel est un personnage biface, elle est chrétienne, mais aussi juive par éducation et meurt en juive. On est donc ce qu’on devient par imprégnation et culture familiale, on ne naît pas ce qu’on est. On n’est pas juif ou chrétien par nature, mais on l’est par culture. Belle leçon sur l’éducation et la culture qui n’est pas encore bien comprise aujourd’hui.

Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) Brogni (Ain Anger) ©Wilfried Hösl

Alors, la deuxième partie du travail de Bieito est plus humaine, assurément : les individus se révèlent, Eudoxie, déchirante et suppliante aux pieds de Rachel, Brogni, suppliant envers Eléazar dont il lave les pieds, symbole fort et chrétien. Les symboles, les allusions s’accumulent, jusqu’au moment où Rachel va être sacrifiée, où sur la vidéo (utilisée comme dans Lear) on voit un agneau qu’on sacrifie, établissant ainsi un parallèle entre le sacrifice d’Abraham et celui de Rachel, Eléazar devenant alors une sorte de substitut prophétique d’Abraham. Et Rachel gagnant du même coup son statut de  « vraie juive ».
Ainsi la scène finale atroce prend son sens. Enfermée dans une cage de fer comme ces suppliciés du Moyen Orient abandonnés à Daesh, elle va être brûlée vive – la scène est d’un saisissant, voir insupportable réalisme, elle devient victime des hommes après avoir gagné le statut de martyr. Bieito dans cette deuxième partie mêle approche psychologique et contextes religieux, montrant – c’est une évidence encore plus lumineuse aujourd’hui – que le fanatisme religieux est destructeur et le message religieux, même lorsqu’il prêche humanité et tolérance, n’y peut rien (Brogni). Tuer au nom de(s) Dieu(x) est une constante barbare de la vie des sociétés et de l’Histoire, depuis le sacrifice d’Abraham ou d’Iphigénie.
À cette approche très dénudée et débarrassée de toute fioriture, correspond une approche musicale délicate, approfondie et particulièrement raffinée. Il ne nous appartient pas de juger de la qualité de la musique de Halévy. D’autres l’ont fait (Wagner ou Berlioz) qui sont plus avisés. Cette musique ne me paraît pas moins intéressante que certaines œuvres du temps et d’une certaine manière plus proche d’une musique « de l’avenir », dans certains moments ont inspiré Wagner et même ses successeurs. Daniele Rustioni à Lyon avait opté pour une approche dynamique et énergique, tout en produisant un son d’une lisibilité cristalline. Même lisibilité chez De Billy, mais sa lecture soigne moins la dynamique que la couleur, ralentissant le tempo, en faisant de l’œuvre une sorte de cérémonie quelquefois plus intimiste et quelquefois funèbre. Cette « Juive » est sombre avant que d’être dramatique. Celle de Rustioni avait une sorte de jeunesse désespérée qui n’était pas sans séduction.
Ainsi, De Billy fait le choix de supprimer l’ouverture qui n’existait pas à la création pour la remplacer par le Te Deum initial, avec orgue et chœur sonorisés et écrasants : ce Te Deum sonne prophétique, il sonne « Dieu », avec toute la construction antinomique initiale où le Te Deum, action de grâce, sert en même temps de prétexte à forcer au baptême des enfants avec une violence concentrée assez insupportable, un Te Deum qui d’ailleurs rend grâce de la victoire sur les Hussites, autre révolte à connotation religieuse. Nous sommes donc bien dans un monde traversé par les luttes religieuses et les fanatismes des uns et des autres. L’Orchestre est à la fois très détaillé, fortement marqué par les drames intérieurs, marquant une certaine réserve dans le rendu qui marque, comme chez Bieito, l’abandon d’un son « multicolore » qui rappellerait trop le Grand Opéra. Dans la deuxième partie, plus tendue, l’orchestre de De Billy est plus volumineux, plus contrasté, avec un Bayerisches Staatsorchester des grands jours. Enfin, De Billy, toujours très soucieux des chanteurs, les accompagne avec constance et attention, les laissant respirer, d’autant que des remplacements ont émaillé la préparation du spectacle.

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

On sait qu’il est particulièrement difficile de distribuer le Grand Opéra, La Juive n’y échappe pas, avec dans les principaux rôles deux ténors et deux sopranos chacun aux antipodes du spectre, une basse profonde et quelques barytons. À Lyon, on avait privilégié une distribution plutôt jeune, pour une salle aux dimensions moyennes. Pour une salle comme Munich, faite pour le grand spectacle et les voix larges, il est clair qu’on avait privilégié de « grandes voix » comme celle de Kristine Opolais dans Rachel. Cette dernière ayant déclaré forfait, c’est Aleksandra Kurzak plus habituée à des rôles au volume moins exposé et qui était distribuée initialement dans Eudoxie, qui a repris la partie.
On pouvait nourrir des doutes, parce que la soprano polonaise est plutôt spécialisée dans des rôles d’agilité plus légers, et pourtant ceux-ci se sont effacés tant l’engagement de l’artiste, sa présence, le volume vocal et le sens dramatique dont elle a fait preuve ont fait merveille. Certes, au début, on a nourri quelques craintes car la voix semblait ne pas sortir et manquer de projection, mais peu à peu, à mesure que le drame se nouait, Kurzak a su prendre le virage dramatique du rôle et a montré quelles réserves sa voix avait. Un seul problème, la diction : elle était, de tout le plateau, celle dont le français était le moins clair ; c’est gênant pour un spectateur français ou dans un contexte français, moins pour un public bavarois. Il reste que pour Rachel on pense traditionnellement à des « grands lyriques » ce que Kurzak n’est pas. Elle s’en sort néanmoins avec tous les honneurs et même plus.

Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl
Acte III,2 Rachel (Aleksandra Kurzak) Eudoxie ( Vera-Lotte Böcker) ©Wilfried Hösl

Du même coup, Eudoxie a dû être confiée à une autre chanteuse que Kurzak, et c’est une jeune soprano allemande, Vera-Lotte Böcker, en troupe à Mannheim et qui a chanté le rôle cette saison à Mannheim qui a été appelée. Outre que la diction est très honorable, elle a fait preuve d’un sens dramatique affirmé, elle est même bouleversante dans la scène II de l’acte III avec Rachel. Du point de vue du chant, elle n’a peut-être pas la précision de certains sopranos comme Annick Massis, qui reste pour moi l’Eudoxie modèle, entendue à Paris en 2007. Ce n’est pas toujours un son bien dessiné, mais les aigus sont dominés, et la voix très bien projetée. Nul doute qu’il sera intéressant de suivre cette artiste très engagée.
Ain Anger prête sa voix profonde, très sonore, à Brogni. Sa diction du français est claire, et son personnage difficile est bien incarné. Ce Brogni est volontairement anonyme, au sens où sa présence en scène n’est pas vraiment clarifiée par la mise en scène au moins au départ, tout comme celle de Léopold, on le verra. C’est dans la deuxième partie que les protagonistes se mettent en place pour dénouer les nœuds de l’action, et notamment pour Brogni au quatrième et cinquième acte. Son beau timbre, sa présence, la profondeur de l’expression en font un Brogni de très bonne facture. Il manque cependant un peu de personnalité (Scandiuzzi à Lyon, même avec une voix fatiguée, avait un tout autre charisme). Mais Bieito n’a visiblement pas voulu « imposer » des « personnages » ou des « rôles », et le Brogni qu’il veut est un personnage intérieur, renfermé voire méditatif qui frappé par le même drame qu’Eléazar : il a voulu en tirer d’autres conséquences. D’une certaine manière il a épousé la tolérance et l’humanité en entrant en religion, tandis qu’Eléazar a nourri son désir de vengeance que les circonstances lui offrent d’assouvir. D’où la scène du lavement de pieds qu’on a déjà évoquée face à Éléazar, qui fait partie de la symbolique traditionnelle chrétienne, et qui marque son humilité et son désir de contrition face à Éléazar.  Évidemment, la question de la tolérance est ambiguë dans le livret de Scribe, au sens où l’opéra est censé se positionner contre l’antisémitisme alors le personnage le plus humain est Brogni le chrétien, et le plus rigide Eléazar le juif.
Ainsi donc le Brogni de Ain Anger n’a pas la « surface » de ces grandes basses définitives comme un Grand Inquisiteur, par exemple, mais c’est plus une volonté de mise en scène qu’une question d’individualité de l’interprète.
Même problématique pour Léopold. Olivier Py marquait particulièrement sa distance par rapport au personnage, en faisant un « léger », tributaire de ses désirs et finalement revenant au bercail eudoxien après avoir été un peu inquiété pour son imprudence.

Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Rachel (Aleksandra Kurzak) Léopold (John Osborn) Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Ici, le personnage est assez neutre, lui aussi anonyme au départ, qui émerge de la foule pour former couple avec Rachel. Le Léopold de Bieito, comme tous les autres est un parmi d’autres semblables, en noir, n’émergeant pas de la foule, sauf lorsqu’il va entamer son air adressé à Rachel, perché et appuyé sur un échelon métallique fiché dans le béton, dans une position éminemment fragilisée et acrobatique, qui correspond symboliquement à sa situation, mais aussi qui correspond à la nature de l’air, puisque Léopold a dans cet opéra les airs les plus virtuoses et peut-être aussi les plus superficiels, par la forme, et par le fond. Rachel émerge aussi de la foule et le couple se retrouve en position d’équilibre instable à chanter un amour à la fois interdit et menacé et donc comme leur position, instable. Il est à noter que les deux personnages qui chantent les airs les plus ornementés sont Eudoxie et Léopold, c’est à dire, la cour, l’apparence, les faux semblants, mais que, des deux, Eudoxie est la plus vraie. Bieito d’une certaine manière règle son compte au ténor. Certes, John Osborn, une fois encore, montre la qualité d’un chant ornementé, aux aigus ravageurs, avec une diction française proche de la perfection, une sûreté dans les attaques, une qualité dans l’émission inégalables. En même temps,Bieito fait tout dans la mise en scène pour ne pas mettre en valeur le personnage, noyé dans les autres, dans tous les autres, et comme tous les autres. D’où une virtuosité qui tombe à plat et qui ne fait plus spectacle : là-aussi le Grand Opéra cède le pas car est effacé le côté démonstratif et spectaculaire, au point qu’aux applaudissements, Léopold ne recueille pas l’ovation habituelle. Le public, ignorant du déroulement de La Juive, n’a pas noté l’extrême difficulté de ce chant, non valorisé et volontairement noyé dans la masse ; c’est évidemment dommage pour l’artiste, mais c’est aussi intéressant sur le fonctionnement dramatique que Bieito a voulu installer.

Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl
Éléazar (Roberto Alagna) ©Wilfried Hösl

Le traitement « fâcheux » des ténors n’est d’ailleurs pas limité à Léopold. Dans cette œuvre, deux ténors s’opposent comme deux sopranos, de tessitures sensiblement différentes. Le ténor « léger » c’est Léopold, léger par le caractère et léger par la voix. Mais n’est pas si léger qu’on le pense, tirant vers le lyrique, avec des agilités redoutables et des suraigus, comme nombre de ténors du Grand Opéra (Raoul des Huguenots par exemple). L’autre ténor est un ténor lyrique, dont la voix est plus large, moins « acrobatique » peut-être, mais exigeant des graves notables, des aigus eux aussi redoutables, et une négociation des intervalles pour le moins délicate, notamment dans les trente dernières minutes. Mais c’est aussi une voix paradoxale. On confie le rôle en général à des voix plus mûres, à des artistes dans la seconde moitié de leur carrière. Neil Shicoff a abordé Éléazar dans les dix dernières années de la sienne. Le personnage est plus mûr, c’est une figure paternelle, tout cela a sa logique. Toutefois, si l’air « Rachel quand du Seigneur » est un must de tout ténor (et tous le chantent dans des compilations pour ténor), ce n’est pas le cas de la cabalette qui le suit, indispensable pour comprendre le déroulement dramatique puisque c’est le moment où Éléazar choisit de ne pas sauver sa fille et de lui faire vivre le martyr, il la sacrifie comme Abraham est décidé au nom de Dieu à sacrifier son fils (d’où la vidéo très claire du sacrifice de l’agneau qui est projetée). Cette cabalette est redoutable par les intervalles ravageurs, avec des notes aiguës et suraiguës plus habituelles aux ténors plus « jeunes ». De fait, elle est souvent coupée. Un rôle difficile, qui demande beaucoup d’intériorité, mais aussi de la vaillance, et une tension de tous les instants.
Roberto Alagna abordait ce rôle que tout ténor lyrique français de référence rêve d’ajouter à son répertoire. Des grands ténors des trente dernières années, seuls Neil Shicoff et Chris Merritt l’ont affronté. Même Domingo n’a fait que chanter isolément « Rachel quand du Seigneur ». Il est vrai aussi que La Juive avait disparu des scènes pendant les années les plus importantes de sa carrière. Alagna affronte donc ce rôle, avec ses éminentes qualités.
Alagna est l’un des « ténors » de notre temps. C’est l’un des très grand du chant italien, et l’un des immenses du chant français : il le montre dans toute la première partie. Phrasé inégalable, diction de rêve, timbre solaire, d’une clarté incroyable, un chant d’une précision et d’une justesse miraculeuses. La scène de Pessa’h (acte II) est à ce titre une scène de référence. Pendant les deux premiers actes, Alagna est au sommet, comme on l’a entendu dans d’autres rôles français comme Le Cid.
Dans la deuxième partie et les trois derniers actes, là où il doit être le plus tendu et le plus virtuose, les choses ne vont malheureusement pas aussi bien, pour des raisons subjectives et objectives. Les raisons objectives sont d’abord que ce rôle long et tendu exige une endurance qui semble manquer à Alagna, la voix fatigue, et l’effort pour la conduire fait que l’interprétation s’en ressent. De même les exigences techniques du rôle ont semblé ce soir-là dépasser les possibilités actuelles du grand ténor. Dans « Rachel quand du Seigneur » on reconnaît le phrasé miraculeux, la pureté du timbre, mais il manque une tension, il manque une couleur hallucinée que Shicoff avait et qu’Alagna n’a pas encore : il faudra voir à ce titre les représentations de la saison prochaine au moment où le rôle aura été plus mûri. Mais pour la cabalette, les choses sont plus difficiles encore : aigus mal négociés, manque de rythme, intervalles difficiles, notes peu précises : l’héroïsme demandé n’est pas vraiment là et on entend la difficulté et les limites de la voix. D’ailleurs, elle a été coupée dans les représentations suivantes, mais on doit apprécier en ce soir de Première le cran de l’artiste qui l’a affrontée, tout en étant conscient de ses difficultés. Cela s’appelle de la générosité.
Mais, au-delà des capacités strictement techniques, (et pour de tels artistes, c’est même secondaire) il y a à mon avis des raisons subjectives qui tiennent au rôle et qui font qu’Alagna n’a pas forcément la voix qu’il faut pour Éléazar. Alagna n’est jamais si convaincant que dans les rôles solaires, auxquels son timbre s’adapte idéalement. Éléazar est tout sauf solaire : et Bieito l’a bien compris dans sa mise en scène noire, funèbre du début à la fin. Éléazar est un rôle tendu, sombre, halluciné, un rôle qui exige une expression de l’intériorité, qui exige de rentrer en soi, qui exige aussi une sorte d’aveuglement, de possession même au sens fort du terme, en bref, Éléazar est un ravagé, un lacéré. Qu’on le veuille ou non, le timbre d’Alagna n’a aucun de ces caractères, il évoque un tout autre univers que celui d’Éléazar. Alagna est un solaire, un diurne : il ouvre la bouche et « apriti Cielo !» (ouvre-toi Ciel !). Éléazar est un lunatique, un lunaire, un nocturne, un rongé de l’intérieur et le chant d’Alagna, qui a toujours une couleur de santé, voire de sérénité ne me paraît pas correspondre à ce rôle. Pour moi donc la raisons subjective, c’est que ce rôle ne lui correspond pas, et qu’il ne le fait pas (encore) sien.
À cela aussi correspond le traitement du personnage par Bieito. Là où un Py ou même un Audi l’identifiaient clairement, Bieito « l’anonymise » en lui faisant revêtir le costume le plus neutre possible, un costume-cravate gris, des cheveux gris, des lunettes et une serviette de rond-de-cuir, un look de petit fonctionnaire rabougri, qui ne fait plus « signe », il suit Rachel, qui elle est la seule « identifiable » avec sa robe verte, comme une ombre, avec les caractères d’une ombre. Bieito, comme pour Léopold, défait le rôle de son aura, de l’aura du ténor, de l’aura de la star qu’on attend, comme si la danseuse-étoile était noyée dans le corps de ballet. Ainsi défait des attributs opératiques habituels, presque « désalagnisé », Alagna ne semble pas vraiment à l’aise dans les atours, même si les qualités de l’artiste sont là et qu’il relève bravement le défi.
Comme souvent à Munich, les autres rôles le plus souvent au premier acte, sont très bien tenus et contribuent à la réussite d’ensemble. On notera d’abord le Ruggiero de Johannes Kammler, sonore et juvénile, l’Albert très bien dessiné de Tareq Nazmi, pilier de la troupe de Munich, et toujours à l’aise dans les rôles où il est distribué, et Christian Rieger en officier de l’Empereur, autre membre bien connu de la troupe.
Au total, nous nous trouvons face à une entreprise où la couleur de la mise en scène emporte tout : les costumes noirs ou gris de Ingo Krügler, les lumières, rasantes, contrastées, violentes de Michael Bauer contribuent également à une ambiance dérangeante, tendue, qui va à l’opposé du grand spectacle ou de la distraction. Si le Grand Opéra comme on l’a dit correspond à ce que serait le Musical aujourd’hui, on est aux antipodes, plutôt vers la cérémonie funèbre, vers une sorte de Requiem pour un martyr.
On est aussi aux antipodes de certaines productions de Bieito, échevelées, colorées (je pense à ce Mahagonny d’Anvers vu deux jours auparavant), qui offrent une profusion spectaculaire. Peut-être d’ailleurs assiste-t-on à une nouvelle phase du travail du metteur en scène espagnol, dans la veine du récent Lear parisien, plus marquée que Lear, plus terrible aussi, voire impitoyable, mais austère, mais réduite à l’essence des choses.
Et musicalement, la voie où s’engage Bertrand de Billy, entouré d’un orchestre des grands soirs et d’un chœur magnifiquement préparé par Sören Eckhoff est bien la même, où tout spectaculaire et tout pittoresque est effacé, et où la profondeur, l’intériorité et le raffinement sont privilégiés. Une direction très élégante, analytique, qui révèle plus qu’elle ne montre. Une révélation plutôt qu’une démonstration, voilà ce qu’est l’ambiance musicale, qui sacrifie un peu dynamisme et pulsion au profit d’un chemin plus difficile, peu complaisant, qui rend tout autant justice à une partition dont la richesse est grande. En trois mois deux visions contrastés d’une des œuvres phares du répertoire, avec ses qualités, et ses ambiguïtés. Le répertoire et les saisons, les mises en scènes s’inscrivent dans les tensions du moment. Gageons qu’une nouvelle carrière est lancée pour La Juive. [wpsr_facebook]

Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl
Scène finale Éléazar (Roberto Alagna) Rachel (Aleksandra Kurzak)©Wilfried Hösl

 

 

 

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LEAR de Aribert REIMANN le 23 MAI 2016 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Calixto BIEITO)

Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) Cordelia (Annette Dasch) ©Elisa Haberer

J’ai coutume d’ironiser sur les retards de l’Opéra de Paris en matière de créations, mais pour cette fois je me tairai, puisque Lear, d’Aribert Reimann, créé pour Dietrich Fischer-Dieskau en 1978, a été créé en France (et même en version française !) en 1982 au Palais Garnier dans une production de Jacques Lassalle et Yannis Kokkos, jamais reprise depuis. Stéphane Lissner fait d’une pierre deux coups avec cette nouvelle production, d’une part il crée la version originale allemande, et d’autre part il ouvre enfin Paris à l’espagnol Calixto Bieito, scandaleusement ignoré des scènes parisiennes alors qu’il écume les scènes européennes depuis une vingtaine d’années.

En confiant la direction musicale à Fabio Luisi, Lissner a surpris, car Luisi est plus connu à Paris pour le répertoire italien que germanique ou contemporain, même s’il  est l’un des chefs au répertoire le plus large, puisqu’il a passé la moitié de sa carrière à diriger tous les grands standards allemands et italiens en Allemagne, en Suisse et en Autriche ; c’est son statut de premier chef invité au MET, où il a remplacé James Levine malade, notamment pour le Ring de Lepage, qui l’a « lancé » sur le marché lyrique des chefs de premier plan ; Il est aujourd’hui directeur musical à Zürich et à Gênes (il est génois) et a renoncé à ses fonctions substitutives au MET, pour prendre les rênes de Florence. Il serait arrivé à la Scala si Pereira avait suivi les envies de l’orchestre. C’est en effet un chef solide, aimé des orchestres par sa connaissance approfondie des partitions, par sa technique qui garantit une grande sécurité, mais qui n’a pas la réputation d’être « imaginatif », ce qui est injuste. Ses Wagner new-yorkais n’étaient pas médiocres, très loin de là.

Enfin Lissner réunit une distribution enviable, avec trois sopranos importants, Ricarda Merbeth (Goneril), Erika Sunnegårdh (Regan) et Annette Dasch (Cordelia), le contre-ténor Andrew Watts, le ténor Andreas Conrad, Lear étant confié à Bo Skovhus, désormais le grand titulaire du rôle du vieux roi sur les scènes internationales. On peut difficilement rêver mieux. Fischer-Dieskau sur scène était un mythe vivant lorsqu’il a abordé Lear, et le public accourait pour le seul désir de le voir à l’opéra, ce qui à l’époque était devenu rarissime. Même lorsque le chanteur a quitté les scènes, Lear a alimenté tout de même de manière plus ou moins continue les saisons des théâtres germaniques.

Le Roi Lear est une tragédie qui s’éloigne des canons shakespeariens, au sens où elle se disperse peu en actions secondaires, et qu’elle n’est que l’histoire d’une déchéance programmée, celle d’un Roi trop confiant, qui n’a rien du Prince machiavélien, de ce Prince vanté aussi par Molière dans Tartuffe (Acte V sc.7) qui est un exposé de qualités que le Roi Lear n’a pas, ce qui montre dès le départ de la pièce, que Lear n’est pas (ou plus) un bon souverain.
« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude
Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès. »
On pourrait faire émerger une définition de Lear en remplaçant bien des mots de ce texte par leurs antonymes. Lors que le rideau se lève, Lear ne correspond plus à la définition du Prince vertueux et n’attend de ses filles que des mots, indépendamment de leur véracité, pourvu que ces mots tressent sa gloire. Le jugement l’a déjà abandonné.
C’est donc l’histoire d’une déchéance à laquelle s’attache Shakespeare. Autour de Lear, un monde de duplicité et de mensonge, qu’il épouse pour chasser la seule expression de sincérité, celle de Cordelia, qu’il est incapable de discerner. Du même coup, tous les personnages positifs sont emportés dans la ruine. Et les mécanismes du pouvoir font le reste, avec leurs abus et leurs cruautés : Lear est peu à peu isolé et chassé parce qu’il ne représente plus ni menace ni pouvoir, encore moins que le dernier de ses ex-sujets.

A priori, on comprend pourquoi aucun des grands projets autour du Roi Lear au XIXème siècle n’a vraiment réussi. La trame est peu « opératique » puisqu’au fond tout est à peu près dit dès les premières scènes et qu’il y a peu de péripéties. Drame d’individualités plus que de situations, Lear n’avait sans doute pas un destin lyrique malgré les envies des uns ou des autres.
Ce qui caractérise le Roi Lear, c’est aussi un certain dépouillement et Calixto Bieito l’a bien saisi, décevant ceux qui pensaient à une mise en scène échevelée et provocatrice. D’abord, aucun spectacle de Bieito n’est provocateur, si l’on considère que l’adjectif gratuit est sous-entendu. Bieito est un analyste des textes et des situations et va jusqu’au bout de leurs possibles, sans jamais en abdiquer la cohérence. Ainsi de cette idée de doubler Lear par un personnage de fou, dépouillé jusqu’à la nudité, corps décharné comme pris au Greco confié à l’excellent Ernst Alisch. Ce qui passionne Bieito, c’est la constatation d’une violence universelle, d’un isolement des êtres, et d’une société presque seulement régie par des rapports de forces. Il en résulte souvent des tensions à la limite du supportable, des images de violence, du sang et du sexe : mais quel autre spectacle s’offre-t-il à nous dans le monde d’aujourd’hui ? Ainsi du Roi Lear, qui n’est que le constat d’une déchéance et d’une déréliction du monde, états et individus. Où les « bons » meurent et les « méchants » triomphent, où le mensonge est l’outil du verbe, et le verbe n’est plus Dieu. Rien n’est racheté à la fin. Le désert des âmes règne dans une désolation de corps difformes, mis à nu, et un désert fait de cadavres, dans un monde étrange entre théâtre de la cruauté et théâtre de l’absurde, quelque part entre Artaud et le Ionesco du « Roi se meurt » .
Comment montrer le désert des âmes, c’est bien l’objet de cette pièce terrible à laquelle Aribert Reimann s’est attaqué, pour que le personnage de Lear habille Dietrich Fischer-Dieskau, dans un hiver des âmes, sans voyage autre qu’une errance et qu’un abandon.
La partition de Reimann fait la part belle aux écarts, aux solos de percussions ici placées dans les loges d’avant-scène, au niveau des baignoires, et quasiment dissimulées à la vue du public, mais donnant une sorte de ligne permanente; les cordes, dans la seconde partie surtout, sont particulièrement subtiles, et très sollicitées dans un jeu de clair-obscur que Fabio Luisi réussit à merveille à rendre. Dans l’ensemble, l’orchestre de l’opéra est remarquable, et Luisi, qui est un très grand technicien exalte avec une précision redoutable les rugosités de la partition, qui finit par sonner étrangement « classique », dans un climat tendu, ce qui n’étonnera pas personne vu l’œuvre.
Classique aussi la vocalité qui résume sans doute toutes les couleurs vocales de l’opéra, du contreténor au baryton-basse, et les variations sur la voix de soprano, du dramatique au lyrique, trois couleurs différentes merveilleusement personnifiées par Merbeth, Sunnegårdh et Dasch. Cette dernière, qui reprend un rôle créé par Julia Varady (Madame Fischer-Dieskau à la ville), une voix pleine, qui oscillait entre Donna Elvira (dont elle fut une interprète légendaire) et Abigail (phénoménale sur la scène de l’Opéra Bastille), et qui n’avait aucune difficulté avec ce rôle construit pour elle. Annette Dasch a cette expressivité marquée, avec une voix toujours aux limites (on pense à son Elsa, sur le fil du rasoir elle aussi), mais qui va très bien avec le propos de Bieito et ce personnage fragile, sensible et tendre. Annette Dasch a une sorte de « tendresse tendue » qui rend cette fragilité éminemment prenante et émouvante, même si le chant n’a peut-être pas la richesse d’autres voix, elle a une présence en scène qui saisit le spectateur, d’une manière singulière, elle est à la fois jeune et mûre, fille et mère, comme le souligne la figure de pietà michelangelesque que Bieito compose à son retour vers son père, une figure maternelle guidant un père que la raison a abandonné.

 Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) (©Elisa Haberer
Regain (Erika Sunnegårdh) Lear (Bo Skovhus) Goneril (Ricarda Merbeth) Narr (Ernst Alisch) ©Elisa Haberer

Ricarda Merbeth est une Goneril aux aigus triomphants et tranchants, avec des écarts phénoménaux , une expressivité extraordinaire, glaçante, et un jeu particulièrement fort. La couleur, le ton, le jeu tout en fait un personnage totalement opposé à Cordelia, une sorte de soleil noir contre le soleil pâle. Merbeth, qui ne me convainc pas toujours (une voix souvent exceptionnelle, mais une interprétation pour mon goût assez frustre) trouve ici un personnage qui lui va tout spécialement, pour cette fois totalement convaincant et présent.
Erika Sunnegårdh est surprenante de présence : son chant se définit par l’expressivité et la couleur, dans une interprétation très ciselée, particulièrement sarcastique, avec un timbre plus chaud que celui de Merbeth, et un sens de la parole particulièrement travaillé. C’est peut-être des trois sopranos celle que j’ai préférée, avec beaucoup de présence, sans la puissance d’une Merbeth certes mais, un sens de l’insinuation, une ironie marquée, une sulfureuse présence qui m’ont vraiment étonné. Les trois femmes marquent la production dans leurs personnalités contrastées, qui valent bien celles de l’enregistrement d’Albrecht.
Autour de Lear et des trois femmes gravitent des personnages divers, épisodiques, dont certains frappent pour la performance, comme l’Edgar d’Andrew Watts, le contreténor qui réussit à imposer une figure à la fois inquiétante et déchirante, dont la voix (de tête) réussit presque à créer le malaise ; performance exceptionnelle, qui marque la représentation, tandis que Andreas Conrad (Edmund) en très bon caractériste (c’est un Mime excellent), réussit à imposer à la fois l’idée de fragilité, d’inquiétude et de crainte qui habite le personnage. D’ailleurs, l’ensemble des personnages qui entourent Lear sont tous à des degrés divers ballotés entre une vraie faiblesse ou une vraie fragilité, et quelque chose de mystérieux ou de redoutable, par ces faiblesses même, comme l’Albany de Andreas Scheibner ou même le roi de France de Gidon Saks, à la fois noble et faible, du moins tel qu’il est ressenti par la mise en scène de Bieito, ou le Gloster bouleversant de Lauri Vasar, un des artistes les plus solides de l’actuelle génération.
Bo Skovhus est devenu le Lear du moment. L’acteur est tendu et émouvant dans son personnage de roi descendant progressivement aux enfers, personnage à la Ionesco que ne démentirait pas le Béranger 1er du Roi se meurt, comme évoqué plus haut. La voix particulière, opaque, qui semble quelquefois fatiguée (mais l’est-elle vraiment ?) convient tout particulièrement à Lear, une voix dépourvue de la noblesse et de la profondeur qu’avait Fischer-Dieskau, mais qui en revanche gagne en humanité et en déchirement. Bo Skovhus cependant a quelquefois tendance à chanter de manière uniforme des rôles assez différents ; j’ai retrouvé dans ce Lear des accents d’autres rôles, comme Cortez de Die Eroberung von Mexico, voire Schön dans Lulu . J’applaudis la performance, mais je ne suis pas vraiment ému.  Il reste que l’image finale de Lear, assis au bord de scène, restera marquante.

Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer
Lear (Bo Skovhus) ©Elisa Haberer

Le chœur masculin (dir.Alessandro di Stefano) est particulièrement attentif aux paroles, même si on l’entend dissimulé derrière les lattes de bois qui forment décor. Quant à Fabio Luisi, inattendu dans ce répertoire, il a conduit l’orchestre de l’opéra avec une sûreté et une rigueur marquées. Il réussit à rendre à la fois toutes les délicatesses de cette musique et même son classicisme, et les écarts, les dissonances, la force, notamment des percussions particulièrement élaborées et distribuées aux marches de l’orchestre. Ainsi, jamais les voix ne sont couvertes, et l’approche est si claire et si transparente que la lisibilité de la musique est totale : l’orchestre de l’opéra, sans aucune scorie, avec une tension remarquée et un engagement total, dans une partition qui allie rudesse et délicatesse, violence et retenue, est tout particulièrement à l’honneur.
Au total, une soirée passionnante, surprenante aussi par certains aspects, qui a été accueillie triomphalement par le public –Reimann, présent et ravi, et  même Bieito, ce qui ne laisse pas d’étonner-, car elle correspond exactement à ce qu’on attend de l’opéra, drame, émotion, tension. Il reste à souhaiter que la production soit reprise dans les saisons suivantes pour s’installer durablement dans le paysage français où depuis les 34 dernières années, elle n’avait pas réussi à s’imposer. [wpsr_facebook]

Décor et ambiance©Elisa Haberer
Décor et ambiance©Elisa Haberer

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: L’ANGE DE FEU (Огненный ангел) de Serge PROKOFIEV le 12 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Vladimir JUROWSKI; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Danse de Méphistophélès  ©Wilfried Hösl
Danse de Méphistophélès ©Wilfried Hösl

L’Ange de feu n’est pas l’un des opéras les plus joués de Prokofiev, si rare que même à Munich, il n’avait jamais été représenté : il entre au répertoire dans une mise en scène de Barrie Kosky et dirigé par Vladimir Jurowski. Disons immédiatement que c’est une entrée tonitruante et réussie puisque le théâtre désemplit pas : il y a avait sous le célèbre portique du Nationaltheater des dizaines de personnes arborant un « Suche Karte » que l’on ne voit qu’aux grandes occasions.
Composé entre 1919 et 1927, l’opéra fut créé en 1954 en version de concert à Paris, un an après la mort du compositeur, et un an après en version scénique à Venise : la violence et  l’âpreté du sujet (d’après un roman de Valery Brioussov) qui doit beaucoup à l’école expressionniste, mais aussi au symbolisme, justifient sans doute ce retard, d’autant qu’en URSS comme en Occident, aussi bien dans les années 30 que dans les années 50, les temps ne sont plus aussi ouverts que dans les années 20. À cela s’ajoute des rôles principaux incroyablement tendus, toujours en scène où excès de tous ordres et violence occupent progressivement tout le terrain.
Même si l’histoire est assez simple, sa traduction scénique demande de la part du spectateur une grande concentration tant le réel et le fantasmé s’y confondent, s’y mélangent, pour ne plus former qu’un, et tant les niveaux de lecture demeurent complexes.
Dans une auberge au Moyen Âge, le chevalier Ruprecht rencontre Renata, une femme à la recherche d’un ancien amant, Heinrich, en qui elle voit l’Ange qui lui promit jadis le destin d’une sainte. Entre Ruprecht, qui est séduit par Renata, et Renata qui va utiliser tous les expédients possibles (y compris magie et sorcellerie) pour retrouver son ancien amant, se construit une relation forte, physique, traversée des désirs de l’un et des fantasmes de l’autre, et le couple finira par se réunir et affronter (plus que vivre) les délires et les fantasmes dont chacun par des voies diverses a rempli sa vie. Il y a là dedans de quoi alimenter les rêves les plus fous d’un metteur en scène ou des dizaines de divans de psychanalystes: c’est un opéra qui par son ambiance n’est pas sans rappeler le film « Les Diables » de Ken Russell (1971).
Personnellement, je n’ai vu qu’une seule production, à la Scala en 1994 dirigée par Riccardo Chailly dans une mise en scène de Giancarlo Cobelli, qui n’était pas inoubliable, bien que musicalement de très haut niveau (avec Galina Gorchakova et Sergei Leiferkus). Signalons au passage que la Scala est sans doute le théâtre occidental qui a le plus représenté l’œuvre de Prokofiev (3 productions dont une de Giorgio Strehler, et 4 séries de représentations entre 1956 et 1999).

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Barrie Kosky a choisi de représenter l’opéra dans le décor (de Rebecca Ringst, qui travaille très souvent avec Calixto Bieito) moderne d’un hôtel de luxe, un décor fixe qui va progressivement se déglinguer et abandonner son bel ordonnancement pour devenir le champ clos de fantasmes de plus en plus délirants. Cela impose rigueur et travail serré sur les acteurs, et évidemment renvoie à la représentation d’un univers plus mental que réel, à la limite du supportable. Il construit son travail avec un sens du crescendo étonnant, le début étant lent, volontairement ennuyeux, voire un peu répétitif, avec des mouvements presque géométriques, des personnages éminemment raides, évoluant à petit pas d’abord vers ce que Rimbaud appellerait un dérèglement de tous les sens, mais un dérèglement qui serait très progressif, comme si on s’enfonçait lentement, chaque fois un peu plus dans la folie. La maîtrise des transformations de la scène, d’abord à peine perceptibles, puis de plus en plus nettes, l’évolution des éclairages, de plus en plus colorés (splendides éclairages de Joachim Klein) aident à ce crescendo (où à cette chute dans l’abime). La mécanique est d’autant plus rigoureuse que l’opéra se déroule sur 2h15 sans entracte, et l’impression sur le spectateur est ainsi de plus en plus étouffante et forte, si bien qu’on en sort littéralement sonné, voire secoué.
Tout commence donc très banalement, par l’entrée dans sa chambre d’un client d’hôtel, une chambre « boite », large, lambrissée, dans un Palace comme on devait les aimer ou les rêver dans les années 30.

Puis se succèdent les arrivées des employés, qui portant les valises, qui prenant les commandes, qui vérifiant que tout fonctionne parfaitement, avec des interventions répétitives et dérangeantes sans que la musique ne commence et dans le silence mécanique qu’on pourrait avoir au théâtre ou dans un film muet, une sorte de mécanique huilée et géométrique qui est exactement à l’opposé de tout ce qu’on va vivre les deux heures suivantes, qui fait rire ou glousser d’abord, et qui finit par agacer : on se demande quand la musique va commencer.
L’apparition de Renata est la bizarrerie initiale, qui va déclencher tout le reste. Le lit central s’avance seul au milieu du plateau, Ruprecht est assis au bout, jambes écartées, et la tête de Renata apparaît sortant du dessous, entre les jambes ouvertes de Ruprecht : un tableau sans ambiguité, préannonciateur du reste, mais en même temps presque « correct » puisque de cette position rien n’est exploité, même si bien vite Renata va s’imposer et imposer son rythme et ses rêves.

Ballet des tatoués...©Wilfried Hösl
Ballet des tatoués…©Wilfried Hösl

Et ainsi l’espace va se transformer, meubles écartés ou entassés, plafond qui se surélève, couleurs criardes des éclairages, et à chaque moment clé, lorsqu’on s’enfonce de plus en plus dans le monde fantasmatique, apparition d’un groupe de danseurs transgenre, de plus en plus érotisé, d’abord en robe de soirée années 50, puis peu à peu dénudés jusqu’à la nudité, ou l’exposé des intimités masculines comme on dit, y compris des chanteurs (Mephistophélès). Barrie Kosky dont le sens de l’humour n’est plus à démontrer a aussi travaillé sur le thème du tatouage, comme expression fantasmatique, profitant de ce qu’il avait sous la main Evguenyi Nikitin, à qui les tatouages ont joué un mauvais tout à Bayreuth.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Le personnage de Renata, excessif, passant de la passion la plus brûlante à la prostration, puis voulant se réfugier au couvent est une figure évidemment très connotée du désir féminin et des ravages du désir, et de la possession au sens catholique du terme (d’où mon allusion précédente au film de Ken Russell qui est une histoire de possession) et Ruprecht, bien qu’il entre dans le jeu de la passion et du désir (opportunément l’histoire de Faust est derrière, avec l’apparition de Faust et Méphistophélès très présents dans les dernières scènes) reste « sauvable », il y a là un traitement particulier de la femme, comme toujours pourrait-on arguer, dans l’espace clos d’un hôtel, une sorte de « huis clos » infernal (on n’est pas si loin de Sartre). L’espace même de l’hôtel, lieu de passage multiple, hommes d’affaires politiciens, aventuriers, qui voit des scènes meurtrières, des turpitudes, de sexe à gogo (Sofitel New York), est favorable à l’explosion de tous les fantasmes et de tous les excès.

Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl
Entrée des fantasmes ©Wilfried Hösl

Et Barrie Kosky explore à la fois avec rigueur et précision tous les possibles de cet espace vite étouffant, où l’excès prend une valeur encore plus marquée, à la limite du supportable : ce mélange de l’hyperréaliste et de l’hyperfantasmé est un des caractères de ce travail qui est impressionnant dans la manière de mener les chanteurs à une vérité du jeu qui laisse rêveur : Evguneyi Nikitin à ce titre est impressionnant de violence, d’engagement : il étourdit tellement il est dans le rôle, ne quittant jamais la scène, toujours aux extrêmes. Vocalement les choses ne sont pas aussi définitives, la voix ne passe pas toujours le flot continu d’un orchestre omniprésent, et manque souvent de projection. Ce n’est pas la première fois que je note cela chez ce chanteur. Sa voix n’impressionne pas et ne marque pas. Mais ici, et c’est paradoxal, il n’a pas de besoin de chanter : il lui suffit d’être en scène et c’est étourdissant.

Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Renata (Svetlana Sozdateleva) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

La soprano russe Svetlana Sozdateleva a été engagée suite à la défection d’Evelyn Herlitzius, une habituée des rôles tendus du répertoire russe (Lady Macbeth de Mzensk), elle se donne totalement vocalement et scéniquement, sans être exceptionnellement volumineuse, la voix est bien posée, bien projetée, et très homogène vient à bout de ce rôle impossible sans aucune faiblesse. Et son engagement scénique est étourdissant, c’est une chanteuse complètement dédiée, brûlante, une torche qui garde pourtant un brin de distance : c’est tout ce qui fait le prix de son travail. Voilà un nom à retenir, voilà une artiste tout à fait exceptionnelle, qui se donne comptant.

Dans cette œuvre sur le visible et le caché, sur la folie et la raison, sur les extrêmes bien/mal, enfer/salut, sur l’étourdissement et le vertige devant les prodiges de l’inconscient, Barrie Kosky ne fait jamais totalement exploser les choses et garde toujours une très grande maîtrise : l’espace clos y est pour beaucoup et oblige à être particulièrement attentif aux mouvements et concentré sur chaque geste et surtout sur chaque personnage.

Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl
Agrippa (Vladimir Galouzine) et Ruprecht (Evguenyi Nikitin) ©Wilfried Hösl

Ce qui impressionne et en même temps dérange dans le travail général, c’est justementt cette plongée : plus qu’un travail extensif et explosif, on a un travail au contraire intensif et implosif, qui exploite toutes les possibilités en lumières, couleurs, variations sur le volume à l’intérieur d’un espace défini, une sorte de boite infernale où se concentrent les violences et les délires des hommes.
La  dernière scène est à ce propos éloquente : dans le livret, Renata, après avoir porté au couvent les désordres de sa possession (prodigieuse scène de délire au couvent), est condamnée au bûcher par le Grand Inquisiteur, c’est bien le moins. Mais Kosky ramène au final le calme après la tempête, le couple Ruprecht/Renata se retrouve presque intouché, comme après une nuit juste un peu perturbée, disons agitée. Comme si tout n’avait été que délire d’un couple (presque) ordinaire. On sent bien toute l’exploitation psychanalytique et en même temps les espaces inexplorés des possibles érotiques : une sorte d’eros cosmique ou de cosmos érotique qui laisse le public totalement éberlué.

Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl
Agrippa von Nettestem (Vladimir Galouzine) ©Wilfried Hösl

Si j’ai déjà évoqué les deux protagonistes, qui ne laissent jamais la scène et dont la performance est ahurissante, il faut souligner l’engagement de toute la distribution, et les figures qui s’imposent, au premier plan le magicien masculin/féminin Agrippa von Nettesheim (Kosky adore passer d’un genre à l’autre et surtout brouiller les pistes et la lecture d’un monde genré) : Vladimir Galouzine, qui nous a plus habitués aux grands rôles de ténor dramatique ou spinto (Otello, Hermann) y est étonnant, méconnaissable y compris vocalement. Quelle apparition ! Notons aussi la voyante d’Elena Manistina, au grave abyssal, et la supérieure de Okka von der Damerau, toujours étonnantes quels que soient les rôles qu’elle traverse, cette chanteuse, qu’on voit rarement dans des rôles importants, a une plasticité telle qu’elle marque dans tous les « petits » rôles qu’elle entreprend et à chaque fois, elle remporte un succès important.

Kevin Conners (Mephisto) ©Wilfried Hösl
Kevin Conners (Mephisto) et Ruprecht (Evguenyi Nikotin) ©Wilfried Hösl

On serait injuste de ne pas souligner encore une fois la qualité de la troupe de Munich avec ses artistes habituels, toujours excellents, Heike Grotzinger, Christian Rieger, Matthew Grills, Andrea Borghini, et cette fois-ci en particulier Kevin Conners qui chante un Méphisto exhibo avec un affront stupéfiant.
Sans la chorégraphie d’Otto Pichler et l’engagement du corps de ballet, expression directe des fantasmes des protagonistes, la mise en scène ne fonctionnerait pas comme elle fonctionne : leur travail est impressionnant, danseurs et figurants sont presque des chanteurs muets tant ils semblent être une voix de l’ensemble.
Evidemment le chœur, notamment dans les parties finales (direction Stellario Fagone) montre comme il est lui aussi particulièrement plastique : tout cela montre combien les masses munichoises atteignent en ce moment un niveau inédit.
Mais tout cela ne serait rien sans la prestation totalement bluffante de l’orchestre. Sous la direction de Vladimir Jurowski, il brille de tous ses feux, dans cette partition polymorphe, qui elle aussi va aux extrêmes, violente, lyrique, brillante, assourdissante, mais jamais tonitruante. Jurowski fait un travail éblouissant, avec des cuivres sans scories, avec des cordes prodigieuses, avec des harpes phénoménales : une masse sonore tellement maîtrisée que tout s’entend, d’une luminosité cristalline et d’une présence imposante, dynamique, animée. Une des grandes prestations orchestrales de cette année, qui impose Jurowski dans les grands chefs de fosse de ce temps.
Avec un tel spectacle, d’un tel niveau, aussi prodigieux dans la fosse que sur la scène, comment nier que Munich aujourd’hui soit la scène de référence, il faut voir ce Prokofiev, il se joue aussi pendant le festival en juillet 2016, c’est à ne manquer sous aucun, mais vraiment aucun prétexte. [wpsr_facebook]

Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl
Acte V Renata (Svetlana Sozdateleva) ©Wilfried Hösl

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns