TEATRO DELL’OPERA DI ROMA 2016-2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 11 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en Scène Pierre AUDI)

Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016
Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016

Sans vouloir revenir dans les détails sur une production largement commentée à Paris et à Rome, décrite dans ce blog et ailleurs (Wanderersite), la dernière représentation a vu Andreas Schager remplacé pour le rôle de Tristan par Robert Dean Smith. Cela justifie quelques lignes pour les lecteurs intéressés par les grands ténors wagnériens.
Le retrait d’Andreas Schager est consécutif à une fatigue vocale accentuée ce dernier vendredi, où il avait repris le rôle après une première alerte qui avait déjà occasionné son remplacement par Dean Smith le mardi précédent.
Notons pour l’anecdote la manière très discrète dont l’Opéra de Rome annonce un tel changement de distribution. Sur les affiches, pas de correction (comme on le fait à la Scala par exemple), dans le programme, pas d’insert : ainsi le public romain, qui n’est pas forcément wagnérien, ne saura rien de Robert Dean Smith, dont l’arrivée est annoncée furtivement une minute avant le lever de rideau au micro. Un coup d’œil sur le site ne nous informe pas plus. De la part d’un théâtre de cette importance, c’est un peu léger et l’information devrait être un peu mieux diffusée, d’autant plus que c’est tout à l’honneur du théâtre d’avoir pu gagner un remplacement de cette qualité, Dean Smith étant un des grands ténors wagnériens actuels.
Quelques mots d’abord sur Andreas Schager: on ne peut nier qu’il s’agit sans doute  de la voix de ténor la plus puissante aujourd’hui ; il est impressionnant, il donne tout, tellement généreux dans ce qu’il offre au public. Malheureusement, il donne trop, sans jamais se laisser de réserves, sans retenir sa voix, sans réussir à la contrôler pendant la représentation. Dans un rôle comme Tristan qui doit donner l’essentiel au troisième acte, on risque l’accident si on s’est déjà largement épuisé au premier et au deuxième actes. J’ai remarqué lors de la première (voir Wanderer) qu’il avait chanté un premier acte incroyable et impressionnant, mais que ça coinçait très légèrement au troisième, et pour cause. Schager paie cash, c’est à la fois très courageux, mais en même temps très dangereux.
Robert Dean Smith n’a ni le volume ni la vaillance d’Andreas Schager. Il fait avec ses moyens, et avec sa sensibilité. Il n’est d’ailleurs pas dit que Tristan doive être une voix à la Siegfried. En ignorant les éléments de la mise en scène de Pierre Audi, et notamment le refus de faire que les amants se touchent, toujours aux antipodes l’un de l’autre, il a mis quelque chose de sensible et de charnel dans un travail qui se voulait abstrait. Et c’est immédiatement bouleversant parce que scéniquement, il ne peut s’empêcher d’aller vers Isolde, de sorte que dans ce paysage gris et désolé, il naît une chaleur qui crée immédiatement de l’émotion, et qui rejaillit évidemment sur le jeu d’Isolde. Sa présence a humanisé cette mise en scène minérale et distanciée, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, et qui ne m’a pas particulièrement convaincu. Et du même coup cette présence sensible donne une dimension supplémentaire à la représentation.

La voix de Dean Smith est claire et suave, elle n’a rien de tonitruant, elle ne s’impose pas mais elle est là, bien présente, partout quand il faut; le timbre est clair, l’articulation parfaite, la diction exemplaire. À Bayreuth son Tristan passait bien, mais tout passe à Bayreuth ; à Rome, l’acoustique est plus difficile, mais Daniele Gatti toujours très attentif aux équilibres et au plateau fait que la voix passe aussi, avec ses moyens propres et sans jamais forcer. Ses moyens propres, c’est d ‘abord une grande musicalité, une science des accents et de l’expression, très variée, c’est ensuite un soin très attentif à la couleur de chaque moment, c’est enfin l’écoute de l’autre, et la recherche permanente d’un ton qui corresponde à ce que l’autre chante. Les deux voix ainsi fonctionnent merveilleusement bien ensemble et l’Isolde de Rachel Nicholls est très à l’aise avec ce Tristan-là.
Rachel Nicholls est plus détendue au premier acte, la voix est moins acide, moins métallique aussi dans les aigus ; son deuxième acte et son troisième sont très convaincants, avec un troisième acte vraiment confondant d’émotion. La manière dont elle chante la Liebestod, avec une respiration exceptionnelle, aidée en cela par le tempo large et attentif de Gatti est confondante.
Bien sûr, tout le plateau arrive en fin de parcours et tout est digéré : l’orchestre est en place, le chef assuré, et Robert Dean Smith lui-même n’est plus tout à fait nouveau venu puisqu’il a chanté le mardi précédent. Les conditions sont réunies pour une représentation exceptionnelle.
Brett Polegato qui m’était apparu à la première un peu en deçà de ses prestations parisiennes était ce dimanche parfaitement en phase, diction superbe, expressivité et présence, belle tension. Michelle Breedt était elle aussi plus à l’aise. Quant à Andrew Rees, il est l’un des meilleurs Melot entendus récemment, et un Melot de qualité c’est une denrée rare.
Andreas Hörl était Marke, à la place de John Releya (cette substitution était prévue et affichée) : son chant est inhabituel, plus varié, plus vivant mais aussi moins maîtrisé que ce à quoi on est habitué. La voix est plus claire, et la manière de chanter fait qu’on a l’impression de le voir moins en phase avec la fosse et le chef, un peu plus difficile à suivre. Pour le spectateur, ce chant varié, souple surprend, certes, mais ne déplaît pas, mais pour les relations entre scène et fosse, c’est peut-être autre chose.
Ce qui a notablement frappé et qu’on retient aussi de ces représentations romaines, c’est l’excellent niveau des rôles de compléments : le junger Seemann de Rainer Trost, bien sûr mais aussi le berger (ein Hirt) de Gregory Bonfatti, qu’on note pour la clarté de la voix et la manière de la faire sonner. C’est suffisamment marquant pour qu’on le signale.

Ainsi arrive-t-on au terme d’une aventure qui a duré six bons mois depuis mai dernier, qui a montré quel chef était Daniele Gatti pour ce Wagner-là, et les audaces qu’il avait su imposer à l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Elysées. À Rome avec un orchestre d’opéra qu’il connaissait moins et moins habitué à ce répertoire, il a d’abord été plus prudent. Il a moins osé à la Première, un peu plus lisse, moins dramatique et moins tendue qu’à Paris, mais ce qu’on a perdu en tension dramatique, on l’a récupéré en lyrisme. On a pu dire aussi que la représentation était plus « italienne ». Après plusieurs représentations et des triomphes répétés (le public a accueilli le chef milanais à chaque fois avec enthousiasme), tout cela s’est détendu, et l’orchestre, toujours impeccablement tenu, toujours attentif, toujours tendu vers le chef, a répondu à d’autres impulsions : cette dernière représentation était plus dramatique, plus en phase avec ce qu’on avait entendu à Paris ; Gatti y a osé plus, notamment au troisième acte, époustouflant de bout en bout. Mais il a profité aussi de la présence de Robert Dean Smith, avec lequel il a trouvé immédiatement une respiration commune, notamment au deuxième acte, d’un lyrisme bouleversant d’une profondeur, d’une sérénité, d’une sensibilité encore plus marquées et qui n’a pas ressemblé à celui de la Première .

Daniele Gatti s’est entendu avec l’orchestre qui lui a répondu avec une attention de tous les instants, mais il sait aussi s’adapter à son plateau. Ce qui caractérise cette manière de diriger, c’est d’être à l’écoute des variations et des inflexions du plateau, de ne jamais diriger pour soi-même, mais en fonction de l’état des troupes et du contexte. C’est ainsi que cette direction n’est jamais tout d’une pièce ou définitive, mais toujours en devenir, toujours à l’affût, en quête d’autre chose, qui va aller plus loin au service de l’œuvre. Daniele Gatti n’est jamais en repos et c’est ce qui rend cette expérience de Tristan passionnant pour le spectateur fidèle que je fus : je n’ai jamais entendu le même Tristan, mais j’ai été à chaque fois en découverte, voire en surprise, voire pris à revers.
Un seul exemple : la large respiration finale que Gatti impose, où l’accord se gonfle et se dilate avant de s’estomper, pour figurer une sorte d’état d’abstraction métaphysique était ce 11 décembre, plus large encore, plus marqué encore, plus long encore, et cette manière inattendue de diriger un moment particulier auxquels ceux qui avaient déjà entendu ce Tristan s’attendaient, nous a laissés bouleversés, en suspension.
On attend avec impatience un Tristan und Isolde avec le Concertgebouw. Vite s’il vous plaît.[wpsr_facebook]

Daniele Gatti
Daniele Gatti                    (le 27 novembre)

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013: RIENZI de Richard WAGNER (Ms en scène: Matthias von STEGMANN, Dir.mus: Christian THIELEMANN)

 

Dispositif scénique, en construction

 

Une année anniversaire est toujours l’occasion d’exhumer des oeuvres moins connues de l’artiste célébré pour explorer l’ensemble du corpus. Pour Wagner se pose de manière récurrente la question des oeuvres de jeunesse qu’il a “reniées”, qu’on joue peu ou pas. Les uns en interpellent la qualité musicale, pour le moins discutée, les autres la difficulté (notable au niveau du chant) et donc d’une certaine manière le rapport investissement vs. résultat. La question a été depuis longtemps réglée à Bayreuth, puisque ni Die Feen, ni Das Liebesverbot, ni Rienzi n’ont droit de cité dans le Festival.
De manière récurrente aussi et notamment lors des débats sur la direction artistique, se pose la question du fonctionnement du théâtre, des oeuvres à y jouer, par exemple “Rienzi ou pas?” voire “Wagner et d’autres?”.  Pour ce bicentenaire, la direction artistique a choisi, pour la première fois, de donner un espace aux oeuvres de jeunesse, dans un jeu de dedans-dehors qui montre clairement la valse hésitation qui a dû à un moment occuper la programmation de ces célébrations.
Dedans:  la direction du Festival a décidé de programmer sur ses fonds propres et sans subvention spécifique (mais avec des sponsors) les trois opéras en question en collaboration (et coproduction) avec l’opéra de Leipzig (Oper Leipzig), ville natale de Wagner et donc référence en cette année de bicentenaire de la naissance (1813). Ce sont les forces du théâtre qui officient, choeur de l’opéra, et Gewandhaus Orchester. L’avantage est évident, les répétitions et tout le travail de préparation peut avoir lieu à Leipzig, à un moment où Bayreuth est pris par toute la préparation du Festival (et ne peut donc mettre à disposition les forces afférentes, orchestre et choeur, mais aussi techniciens).
Dehors: il n’est pas question, pour des raisons symboliques et aussi techniques (préparation et répétitions, occupations des espaces) de jouer dans le théâtre des Festivals (Festspielhaus) à cette époque de l’année: les répétitions musicales de Bayreuth sont brèves: 3 semaines pour 7 opéras, et avec un nouveau Ring, la pression est encore plus forte. Il faut donc jouer ailleurs. Et à Bayreuth, l’ailleurs se réduit à trois lieux:
– l’opéra des Margraves, joyau de l’architecture théâtrale baroque du XVIIème siècle, actuellement en restauration pour plusieurs années (étonnant de commencer les restaurations l’année du bicentenaire de Wagner, sensée drainer un flux touristique plus marqué) et de toute manière trop petit pour l’énorme machine wagnérienne,
– la Stadthalle, peu idoine pour de très grosses productions
– L’Oberfrankenhalle, un espace qui peut accueillir aussi bien des concerts pop que des matches de basket ou de Hand Ball, et qui pour l’occasion et pour la première fois accueille deux productions (Rienzi, Das Liebesverbot) et une version concertante de Die Feen (joué par l’Opéra de Leipzig ce dernier hiver, voir le compte rendu dans ce site).
Le public qui ressemble vu de loin à celui du Festival, trottine donc après le parking à trois étages en passant devant la piscine couverte, puis devant la patinoire, et arrive à l’Oberfrankenhalle,  béton, métal, saucisses (à 2,50 € au lieu des 4  ou 5 € pratiqués sur la colline sacrée: on sent bien qu’on est dehors), bière et Coca: Bayreuth chez le populo.
Et tout le monde de soupirer, à 1 km de là le Festpielhaus, espace interdit et tant désiré, et  de demeurer surtout frappé par  une communication peu claire, le Festival s’affichant à peine, (Wagnerjahr 2013):  dans le programme de salle, pas un salut de la direction artistique du Festival, sur les affiches, il est à peine signalé, et même si les billets d’entrée sont les mêmes qu’au Festival, on sent bien que l’administration  peine à s’afficher franchement, comme si elle avait un peu honte ou qu’elle voulait (pour quelle raison?) rester à la marge.

La salle en salle de sport

La salle (un grand hall de sport) avec ses gradins latéraux fixes et ses gradins provisoires de face est loin d’être pleine (curieusement les places les moins chères sont vides) pour ce Rienzi pourtant dirigé par Christian Thielemann, sensé ramener les foules sur son nom (d’ailleurs les affiches titrent sur Christian Thielemann, comme s’il dirigeait tout alors qu’il ne dirige que Rienzi, les autres chefs étant Constantin Trinks (Das Liebesverbot) et Ulf Schirmer (Die Feen).

On peut penser que si les trois opéras, même en version concertante, avaient été donnés dans le Festspielhaus, et même à un autre moment de l’année, on aurait affiché complet. mais Thielemann explique dans le programme qu’il se refuse à jouer autre chose que les dix opéras traditionnels dans le Festspielhaus.  J’oubliais un détail qui a son importance: les places sont chères, très chères même (jusqu’à 500 € pour quelques unes), plus chères qu’au festival comparativement (ce qui s’explique puisque l’opération n’est pas subventionnée, mais ce qui n’encourage pas le public à faire le déplacement à moins que le rapport qualité/prix soit à l’avantage de la qualité.

La façade qui fait rêver…

Ce Rienzi est musicalement solide et scéniquement indigent, c’est donc relativement mal parti.
L’histoire de Rienzi  prend place dans l’agitation politique à Rome aux temps de la papauté d’Avignon, où la ville éternelle est en proie aux appétits des familles nobles, au désir d’une certaine partie de l’Eglise de quitter Avignon, et aux atermoiements d’un peuple qui se cherche des héros. La situation ressemble assez à celle décrite par Verdi à Gênes dans Simon Boccanegra, doge presque malgré lui, dont les efforts consistent à apaiser les conflits et notamment celui qui l’ oppose aux aristocrates, lui dont la fille (Amelia) qu’il a retrouvée par hasard est amoureuse d’un des porte-drapeau de la noblesse (Gabriele Adorno). Dans Rienzi, c’est la soeur de Rienzi, Irene, qui est amoureuse d’Adriano, le fils de Steffano Colonna, qui lui essaie de s’interposer dans les luttes entre Rienzi et les familles aristocratiques: on a donc une même structure Simon/Rienzi, Amelia/Irene Gabriele/Adriano. Seule différence, de taille, tout le monde meurt à la fin chez Wagner, tandis que chez Verdi, le Doge meurt, mais dans une Gênes pacifiée.

Une scène de foule

C’est que l’opéra de Wagner est déjà un objet “politique”. Dans un XIXème fils de la révolution française, les oppositions idéologiques sont fortes, notamment dans une Allemagne encore morcelée, aux mains de princes et de roitelets divers, pendant que couvent les désirs d’une bourgeoisie et de peuples inspirés par le souvenir de la révolution française et du passage des armées napoléoniennes notamment en Rhénanie- Palatinat. Wagner analyse un de ses motifs favoris, celui de l’homme providentiel (Lohengrin, Parsifal), qui, accueilli en héros, est bientôt rejeté par ceux-là même qui l’ont porté au pouvoir. Rienzi, monté au sommet avec la bénédiction de l’église, et contre la noblesse, est bientôt rejeté, excommunié, puis détruit. On peut en faire un héros positif et charismatique, mais on peut en faire aussi un “populiste” perverti par le pouvoir qui finit victime de lui même.
Philipp Stölzl à Berlin (Deutsche Oper) avait travaillé la version populiste en s’appuyant sur une référence cinématographique, Le Dictateur de Chaplin et une référence historique, Adolf Hitler et le nazisme (avec des allusions à la Germania d’Albert Speer) et la production avait une grande cohérence et une grande séduction (voir le compte rendu dans ce site).
Mise en scène? Vous avez dit mise en scène? Matthias von Stegmann signe une mise en images (pauvres), une mise en espace (réduite à l’os) qui permet (à peine) de souligner les détails de l’intrigue, mais qui laisse pour une grande part les chanteurs livrés à eux-mêmes, quand c’est Daniela Sindram, merveilleuse Adriano, c’est positif, quand c’est l’Irene un peu pataude de Jennifer Wilson, c’est déjà plus problématique. Certes, on peut souligner la difficulté inhérente au lieu: une scène large, mais sans dessous ni hauteur, permettant des déplacements de décors exclusivement latéraux, un orchestre à niveau sans fosse, obligeant le chef à être assis, sinon il masque les chanteurs (oui oui, on est…à Bayreuth!). Pauvres spectateurs des premiers rangs (et des prix les plus chers) qui doivent affronter un son brouillé, une vision obstruée, et un manque de recul!

Dispositif scénique

Pas de vraie mise en scène (entendue comme lecture), mais une plate reproduction du livret, sans travail d’acteur, sans travail sur les foules (systématiquement le choeur est face au chef, se plaçant face au public comme pour la photo), le tout en costume de ville pour faire moderne, avec quelques vidéos (pour faire archi-contemporain) qui montrent la Oberfrankenhalle comme un lieu de rassemblement populiste (une sorte de Nuremberg en salle), des costumes d’aujourd’hui ( de Thomas Kaiser) des décors (Matthias Lippert, qui signe aussi les vidéos) qui évoquent le Colisée (on est à Rome) ou les thermes de Caracalla (deux murs verticaux latéraux qui rappellent la scène en plein air utilisée pour la saison d’été de l’Opéra de Rome), quelques escaliers et une reproduction des gradins de la Oberfrankenhalle, le tout avec quelques projections et lumières colorées. La messe est dite: pour son entrée sur le territoire de Bayreuth, ce Rienzi n’entrera pas dans la légende, une entrée et sortie par la petite porte. Sans doute ce travail est-il rapide et destiné à l’oubli: Leipzig a une production de Nicolas Joel et aucun théâtre ne reprendrait un spectacle aussi insuffisant.
Il en va autrement de la musique. L’Orchestre du Gewandhaus, malgré quelques petits problèmes aux cuivres quelquefois, dirigé (pour la première fois à ma connaissance) par Christian Thielemann est très bien préparé (il l’a déjà joué à Leipzig pendant la saison, mais sans Thielemann), direction précise, nerveuse, bien calibrée (encore que l’acoustique de la salle renvoie  un son souvent brouillé, où les pupitres sont mal distingués), rythmée, pleine de relief et de dramatisme. Thielemann semble très à l’aise dans ce type de répertoire: m’est avis qu’il pourrait avec profit se diriger vers Weber, Schubert (Fierrabras) ou même…pourquoi pas, Meyerbeer voire Berlioz vu ce que j’ai entendu hier soir:  pourquoi pas un Benvenuto Cellini ou des Troyens? Avec une telle direction, l’oeuvre est portée, servie, valorisée, si bien qu’on se demande pourquoi malgré ses longueurs (et bien qu’elle ait été encore coupée à la représentation, trop à mon avis: pour une fois, à Bayreuth, on pouvait OSER la version intégrale), l’oeuvre n’a pas un vrai destin dans les grands théâtres.
Le choeur de Leipzig, très sollicité, s’en sort avec les honneurs: on peut rêver de l’effet qu’il aurait pu produire dans la salle du Festspielhaus.
Les solistes rassemblés (grands solistes internationaux et membres de la troupe de Leipzig) forment un ensemble très solide, homogène: les rôles de complément sont tenus avec honneur (par exemple le Cardinal Orvieto de Tuomas Pursio, mais aussi le Paolo Orsini de Jürgen Kurth ou le Steffano Colonna de Milcho Borovinov).
Robert Dean Smith (Rienzi) donne toujours l’impression de relative fragilité, à cause de cette voix claire qui semble toujours a priori insuffisante pour les rôles écrasants qu’il tient (Tristan!) et au bout du compte, il tient toujours la distance, avec élégance, avec vaillance aussi. Il a un timbre qui me rappelle René Kollo, et dans Rienzi non seulement il tient la distance (avec quelques traces de fatigue à la fin dans sa fameuse prière néanmoins exécutée avec honneur) mais fait preuve de vaillance, avec de beaux aigus (premier acte) même si la présence scénique et le charisme font quelquefois défaut. Il reste un Rienzi qui peut faire référence désormais, à côté de celui de Torsten Kerl.
Le cas de Jennifer Wilson est très différent. J’ai aimé naguère à Valencia sa Brünnhilde, qui me rappelait les grandes Brünnhilde d’antan. Je pense même que c’est une vraie voix pour Brünnhilde, avec une couleur très différente de celle nécessaire pour Sieglinde par exemple. Pour Irene, il faut des aigus triomphants, mais il faut aussi un style qui se rapproche d’une Leonore de Fidelio, avec une voix ductile, une capacité à moduler, à cadencer, une voix douée de puissance, de volume, et aussi et surtout de souplesse (comme c’est difficile de trouver les trois en une): Jennifer Wilson n’a pas la souplesse: dès qu’il en faut tant soit peu, dès qu’il faut un tant soit peu d’agilité aussi, la voix devient problématique, avec des sons fixes, et quelquefois ratés; mais les aigus et les suraigus sont larges, bien posés, avec un bel appui sur le souffle. Dès qu’elle monte à l’aigu, la voix immense domine largement les ensembles et l’on entend des notes d’une grande beauté. Pour le reste, c’est un peu brut, et manque singulièrement de lyrisme voire de style.

Daniela Sindram (Adriano)

Quand on écoute Rienzi, on est surpris car le rôle qui nous marque n’est pas tant Rienzi ni Irene, mais celui d’Adriano. Sans Adriano d’exception, pas de grand Rienzi. C’est le rôle de référence (donné à la création à Wilhelmine Schröder-Devrient). Il exige intensité, volume, souplesse, ductilité, aigus, graves, couleur. Daniela Sindram, native de Nuremberg, qui conduit désormais une carrière en free lance après avoir été en troupe dans de nombreux théâtres allemands (et à la fin à Munich) est tout à fait extraordinaire dans Adriano; elle laisse loin derrière elle Kate Aldrich, dont j’avais pourtant apprécié la prestation à Berlin.

Daniela Sindram, travesti extraordinaire

Elle a d’abord la présence scénique, elle campe un travesti confondant de vraisemblance, elle a ensuite la voix, tant les aigus redoutables que la souplesse et le style: jamais un vilain son, la voix toujours bien posée, toujours projetée, toujours bien appuyée sur le souffle. Une prestation de référence. Il sera difficile de s’en passer si un théâtre veut remonter Rienzi. C’est elle qui emporte tout et notamment les hurrahs du public.

Au total, et malgré les défauts de communication, une réalisation scénique un, deux ou trois tons en dessous, malgré le lieu sinistre des représentations, malgré l’éloignement mental du Festspielhaus,  la réalisation musicale est vraiment de premier plan, le niveau général tout à fait remarquable, et dans un théâtre à l’acoustique seulement normale, un tel travail musical aurait fait date. Même si on aurait aimé dans ce lieu avoir droit à un Rienzi complet, sans coupures. Mais Thielemann argue du fait de ne pas avoir eu le temps d’y travailler suffisamment et promet pour plus tard un Rienzi complet avec ballet. Mais n’est-ce pas le rôle d’une direction artistique de décider quelle version proposer? Voilà un Rienzi de référence condamné à la petite porte, un peu victime de l’organisation artistique du festival et des erreurs de marketing patentes, ainsi que des prix extravagants, tout cela en porte la lourde responsabilité. Coup d’épée dans l’eau: une épée en diamant dans une eau trouble.
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Dispositif (Plan)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TRISTAN UND ISOLDE le 26 juillet 2012 (Dir.mus: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Pour la sixième et dernière série de représentations de cette production de Christoph Marthaler et dirigée par Peter Schneider (la prochaine en 2015 sera dirigée par Christian Thielemann) quelques rappels s’imposent.
Dès la première série, en 2005, le chef choisi, Eiji Oue est apparu assez problématique pour ne pas être réengagé, c’est Peter Schneider, un habitué de Bayreuth qui a repris la direction musicale dès 2006 et qui a dirigé chaque année. En 2005 et 2006, Nina Stemme était Isolde, mais elle a renoncé aux reprises, et c’est  Irene Theorin, suédoise comme Stemme, qui assuré toutes les Isolde depuis 2008. Robert Dean Smith est Tristan depuis 2005. Kwanchoul Youn, qui était Marke en 2005 et 2006, a repris le rôle cette année en remplacement de Robert Holl qui avait assurée les séries depuis 2008.
Michelle Breedt est la Brangäne de cette production depuis 2008.
En fait depuis 2008, la distribution est stable. Les reprises ont été assurées avec un relatif succès: la production étant déjà ancienne, le public est seulement moins curieux de ce Tristan.
Pour cette dernière série, on a plaisir à retrouver le rituel de Bayreuth écrasé par la chaleur, avec les inévitables petits changements: le parking réaménagé, l’apparition dans le kiosque à saucisses vanté par Colette de saucisses au homard, la disparition de la seconde société de soutien apparue l’an dernier pour faire pièce à la puissante Société des Amis de Bayreuth, fâchée avec la Direction bicéphale du Festival, et depuis réconciliée, puisque les sœurs Wagner étaient présentes à l’assemblée générale pour l’annoncer et prévoir un avenir apaisé.
Au programme des prochaines années, de nouveaux espaces de répétitions, et une restauration du théâtre, progressive jusqu’en 2020 pour éviter de fermer. On a annoncé des Meistersinger pour 2017 (Gatti?), on a annoncé aussi que la programmation jusqu’à 2020 était arrêtée, et que le Ring 2013 était complètement distribué contrairement aux dires de la presse (sic), et les festivités 2013 calées (il y a même un concours de Rap wagnérien…) et les représentations des opéras de jeunesse (en collaboration avec Leipzig) avant le festival 2013 dans la Frankenhalle dont un Rienzi dirigé par Christian Thielemann.

Revenons à Tristan version 2012, que rien ne prédisposait à être différent des éditions précédentes: et pourtant, petit miracle, cette première représentation est l’un des plus beaux Tristan vus à Bayreuth. Soulignons d’abord encore et toujours l’intelligence de la mise en scène, réglée par Anna Sophie Mahler, un travail d’une grande précision, d’une grande finesse, et d’une sobriété remarquable. Certes, on y retrouve l’ironie de Marthaler (les gestes mécaniques, le jeu des chaises renversées du 1er acte, celui sur les interrupteurs du second, celui sur les néons du troisième qui s’allument en tremblotant quand la passion de Tristan mourant est à son comble) mais aussi des idées splendides comme la première scène du second acte, où Isolde impatiente cherche à faire signe à Tristan avant le moment voulu, entame une sorte de valse solitaire, ou ce duo où le jeu s’arrête pour laisser place à la musique, se limitant à des gestes essentiels qui prennent alors une importance démesurée (la fameuse scène du gant, ou bien celle où Isolde dégrafe la veste de son tailleur, que Marke dès son irruption s’empresse d’agrafer de nouveau, ou les regards méprisants de tous sur Melot et enfin la magnifique mort, qui s’achève sur une Isolde qui s’installe sur le lit médicalisé où gisait Tristan,  en se recouvrant d’un drap linceul. Images inoubliables qui font de cette mise en scène de Tristan une des grandes références d’aujourd’hui et qui va sans nul rentrer dans l’histoire de la mise en scène wagnérienne.
Ce qui a changé cette année, c’est l’empreinte musicale. Peter Schneider a la réputation d’un “Kapellmeister” de bon aloi, pas très inventif et toujours très sage. Ce n’est pas de lui qu’on attend une surprise et c’est de lui que vient l’immense surprise de la soirée. Avec un orchestre en état de grâce, sans une faute, sans une scorie (les cors! les cordes!, le cor anglais au troisième acte, autant d’éléments qui ont déjà donné le ton de la soirée), Peter Schneider impose une version assez lente, parfaitement en phase avec la mise en scène, presque ritualisée de Marthaler , il fouille chaque détail de la partition, en proposant des solutions inattendues: le final en suspension du 1er acte, qui a stupéfié le public, un second acte éblouissant, avec des prises de risques à l’orchestre sur les cordes et des équilibres inhabituels qui ne laissent d’étonner et d’enthousiasmer, un prélude du 3ème acte d’une longueur inhabituelle, où le défilé des compagnons de Tristan devant le lit prend l’allure d’un hommage funèbre au rythme d’une musique qui devient litanie, une mort d’Isolde profondément symphonique,  où Isolde sussure une mort qui devient en même temps mort du chant. Oui, ce soir, Peter Schneider a fait un grand Tristan, une vraie référence musicale, enrichie par l’acoustique du théâtre et de la fosse, qui même après 35 ans de pèlerinages successifs est toujours objet d’émerveillement. A cette direction exceptionnelle, correspond une distribution qui s’est surpassée: Irene Theorin, chante avec un engagement et une intensité peu communes, la voix est beaucoup plus homogène, les graves sortent, le centre est d’une largeur inouïe, et les aigus sont triomphants, même si (quelquefois seulement) un tantinet criés, comme on le remarque chaque année; elle est cette année une très grande Isolde, très engagée dans le jeu et qui réussit une incroyable mort, noyée dans le flot orchestral, elle se fond, on l’entend certes, mais on l’entend mourir, et le Lust final devient presque un son supplémentaire de l’orchestre qui s’étiole. Magistral car joué sur une voix sans doute fatiguée par la performance, mais en même temps intensément présente. Bouleversant.
A ses côtés, Robert Dean Smith, plus en forme cette année, a toujours cette voix claire qu’on croit légère et courte, mais dont la clarté et le timbre cachent une forte résistance et une grande intensité. Acteur exceptionnel (son troisième acte est anthologique), il réussit jusqu’au bout à maintenir une tension extraordinaire, à jouer avec le volume de l’orchestre qui lecouvre quelquefois, mais dès que la voix est découverte, alors, on sent l’engagement, la couleur, le jeu même sur l’intonation, sur le texte (dit à la perfection). Une immense performance.
Kwanchoul Youn est un  Marke sonore, puissant, mais ce chanteur, quelquefois un peu froid et distant, a acquis en Marke une humanité qui se lit dans la voix et la manière de chanter, de prononcer les mots, de dire le texte, de le colorer, de l’adapter à la situation. Ce n’est plus seulement un Marke bien chanté, c’est un Marke souffrant qui tire les larmes, d’autant plus fortement que dans son costume gris de premier secrétaire d’un parti communiste des années 50, il affiche extérieurement une sorte de fixité, de distance, qui multiplie encore l’écart entre cette apparente distance et un chant littéralement habité.
Michelle Breedt ne m’enthousiasme pas en Brangäne notamment au premier acte, mais reconnaissons que son deuxième acte est somptueux, avec des Gib’Acht charnus, sonores, parfaitement intégrés à l’orchestre.
La voix de Jukka Rasilainen m’était apparue un peu ternie l’an dernier, mais si son premier acte est effectivement un peu terne, il se réserve pour son troisième acte,  scéniquement et vocalement impressionnant: d’une intensité, d’une humanité peu communes dans son rôle de vieillard écrasé de douleur: il remporte un triomphe mérité, en bien meilleure forme que l’an dernier.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche.
Ainsi, voilà un miracle comme Bayreuth nous les réserve. On ne s’attendait qu’à un Tristan de bon niveau, mais sans surprise, et l’on a un Tristan en tous points exceptionnel, un moment intense d’ivresse wagnérienne. Ce qu’on attend de vivre à Bayreuth et qui n’est pas hélas, toujours garanti.

WIENER STAATSOPER 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN le 17 mars 2012 (Ms en scène: Robert CARSEN, Dir.mus: Franz WELSER-MÖST)

Voilà les hasards du calendrier. Cela fait des lustres que je n’ai pas entendu de Frau ohne Schatten, et coup sur coup, à une semaine de distance, j’ assiste à deux productions qui chacune, sont passionnantes. Ce samedi, c’était à Vienne, et Vienne c’est toujours un lieu particulier pour l’opéra et la musique. A l’opéra c’était l’orchestre de la Staatsoper (autrement dit le fonds du Philharmonique de Vienne) et son chef Franz Welser-Möst, et à 200m de là Andris Nelsons dirigeait le CBSO au Musikverein. On est toujours ému en entrant à l’opéra de Vienne, car on pense immédiatement à tout ce qui s’est passé là dans l’histoire de la musique, et j’avais un pincement au cœur en pensant à mon enregistrement de la Frau ohne Schatten dirigé par Böhm, qui reflète une représentation de 1977 dans ce lieu. Nilsson, Rysanek etc…
La soirée de samedi continue la tradition des grandes soirées viennoises.
La production de Robert Carsen, qui remonte à 1997, a été retravaillée et cette reprise affiche une distribution très solide,  Robert Dean Smith (L’Empereur), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice), Barak(Wolfgang Koch), sa femme (Evelyne Herlitzius), et la nourrice (Birgit Remmert) qui fait ses débuts à la Staatsoper.
Musicalement, le grand triomphateur de la soirée est Franz Welser-Möst, et l’orchestre. Qu’importe si les viennois connaissent bien l’œuvre, qu’ils l’ont jouée cet été à Salzbourg (avec Thielemann au pupitre), on reste stupéfait de l’ensemble de l’orchestre, de chaque pupitre, notamment des parties solistes très sollicitées dans les intermèdes musicaux avec une homogénéité, une technique impeccables, un dynamisme qui frappe, notamment au deuxième acte. Etourdissant.

Franz Welser-Möst aime Strauss; il est actuellement l’un des grands chefs pour ce répertoire, et il n’y a aucun doute en l’entendant qu’il offre une prestation d’un exceptionnel niveau. Il emporte l’orchestre, avec une vibrante énergie, une incroyable intensité, une clarté instrumentale exceptionnelle, on entend tous les pupitres, on saisit les équilibres, les systèmes d’échos entre les différents instruments: travail magistral qui fait redécouvrir l’œuvre.  Cela n’efface pas ce qui a été entendu à la Scala samedi dernier, mais il est évident que l’orchestre est d’une autre nature: des violoncelles à faire pâmer, des cuivres impeccables, des bois sublimes (sauf un petit couac à la clarinette): le début du troisième acte  est d’une incroyable netteté et d’une fluidité qui fait qu’on entend à peine le passage d’un instrument à l’autre (basson et violoncelle je crois). Simplement prodigieux.
Portés par cet orchestre superlatif, la plupart des solistes ne sont pas en reste. Robert Dean Smith semble avoir un peu de difficultés  cependant, la voix est toujours claire, juvénile, bien posée, mais le volume un peu insuffisant ne permet pas toujours de passer la rampe, l’orchestre étant très fort, d’autant que la mise en scène le place souvent en arrière, ce qui double la difficulté.
Wolfgang Koch a autorité, humanité, personnalité vocale. Très différent de Falk Struckmann à la Scala, avec un timbre peut être plus séduisant, mais un peu moins puissant, il entre immédiatement dans la lignée des très grands Barak de cette maison et obtient du public un authentique triomphe.
La nourrice de Birgit Remmert, est un peu plus irrégulière. Le début du premier acte est assez froid, la voix s’entend mal, mais peu à peu, l’artiste prend de l’assurance et son deuxième acte est vraiment splendide, mais j’ai préféré Michaela Schuster à la Scala, plus présente dans le personnage et sachant mieux jouer de sa voix.
Aucun doute au contraire lorsqu’on entend Evelyn Herlitzius en femme du teinturier. La prestation est éblouissante scéniquement, un engagement de tout le corps et des tripes, une énergie phénoménale. Certes, le chant n’est pas toujours propre, quelques vilains sons, comme souvent chez cette artiste, notamment au troisième acte mais quel volume, quel engagement, quelle présence. Quand on pense en comparaison à Elena Pankratova à la Scala, on constate des années lumière de différence. Ici un personnage autour duquel tourne tout l’opéra, à Milan, un personnage inexistant, une voix sans personnalité, un rôle qui n’existe pas. Le deuxième acte de Herlitzius est anthologique, son troisième acte plus délicat, la musique est plus lyrique, moins syncopée, et le style de Herlitzius ne convient pas de la même manière (duo initial). Mais quelle prestation tout de même!
Enfin l’impératrice de Adrienne Pieczonka est vraiment exceptionnelle. Son réveil au début de l’opéra est attentif à chaque note, à la moindre petite vocalise (et on sait que ce début est meurtrier), et son troisième acte remarquable. La voix est pleine, ronde, le timbre est charnu, d’une grand beauté, les aigus sont là, chantés et non criés  les passages sont bien négociés, elle obtient avec le chef le plus grande triomphe de la soirée. Une merveille, de la part d’une artiste que j’avais toujours trouvée un peu trop sage.
Les autres rôles sont très bien tenus, notamment Norbert Ernst en jeune homme , mais le Geisterbote de Wolfgang Bankl est  inférieur à celui de Samuel Youn à la Scala. C’est un tout petit rôle, mais les deux interventions doivent marquer, notamment la première, au lever de rideau.  La distribution dans son ensemble n’appelle aucune remarque, on navigue dans le haut niveau.

A cette musique somptueuse correspond une mise en scène qui n’a pas beaucoup vieilli de Robert Carsen et qui fait penser à celle de Claus Guth à la Scala, au moins au début. Intérieur bourgeois, grand lit, Impératrice endormie entourée de Nourrice et Geisterbote en blouse blanche. Mais dès l’apparition de l’Empereur, en arrière plan dans un espace symétrique de la chambre avec effet miroir, séparé de l’impératrice par une imperceptible cloison translucide, on comprend que le sujet sera le couple, le couple sans relation de couple. Par le même jeu apparaît un peu plus tard dans le même espace la chambre de Braak et de sa femme, même meubles,  mais tout est sens dessus dessous. A la belle ordonnance du monde de l’Empereur répond le désordre de celui du teinturier. La femme du teinturier affiche le même costume que l’ impératrice au départ, et Carsen impose un jeu de double qu’on a vu la semaine précédente dans le travail de Claus Guth. Quelques belles images s’appuyant sur la vidéo (rêve de l’impératrice, suspendue dans son lit comme vue de haut avec des images en surimpression), et un troisième acte qui fournit les clefs de lecture de ce travail avec un très beau moment, l’eau qui source de la fontaine émergeant d’une bouteille sur la table de nuit de l’Impératrice. L’impératrice et la nourrice (au moment où elle va la chasser) circulent parmi des corps étendus (morts, inutiles) ce sont-on comprendra plus tard- les corps des couples non formés, ceux-ci dans la scène finale, entourée d’un grand rideau blanc(tout le reste se déroule dans l’obscurité) se lèvent et pendant que se déroule le final forment deux à deux des couples, avec pour finir Barak et son épouse, puis l’Empereur et l’Impératrice, qui enfin se prennent la main, comme symbole de cette humanité retrouvée.

Scène finale © Wiener Staatsoper

Bon c’est une vision un peu sirupeuse qui n’a pas la force du final de Claus Guth, mais qui au moins satisfait nos cœurs de midinettes.

Au total, une soirée splendide quand même, surtout musicalement, grâce à un orchestre époustouflant. Pouvait-il en être autrement avec les viennois, dans leur répertoire? Non bien sûr, mais on a beau le savoir et l’avoir intériorisé, le constater encore une fois est une source d’émotion et de bonheur intense.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef” bis” (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel “Isolde” qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. “Lust” final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

OPERA NATIONAL DE PARIS, Opéra Bastille 2009-1010: DIE TOTE STADT de KORNGOLD (Dir Mus. Pinchas STEINBERG, ms en scène:Willy DECKER) le 3 octobre 2009.

La Ville morte (Willy Decker)

L’entrée au répertoire de l’opéra de Paris de Die tote Stadt est à considérer comme un événement. L’oeuvre de Korngold, créée en 1920 et redécouverte il y a plus de trente ans grâce à un enregistrement de Erich Leinsdorf avec René Kollo qui reste la référence, arrive peu à peu sur les scènes européennes à la recherche de nouveaux titres . Gageons que peu à peu la “musique dégénérée”(Entartete Musik) entrera dans les prochaines années dans tous les grands théâtres. Cette production, nouvelle à Paris, remonte tout de même à 2004 (à Salzburg, puis à Vienne) et Willy Decker ne s’est pas déplacé pour la remonter. Néanmoins, on peut d’emblée considérer l’opération comme une réussite, gros succès public à la Première, chant satisfaisant, orchestre à la hauteur, production de qualité. On peut trouver l’histoire résumée dans tous les bons sites internet, disons qu’il s’agit de l’histoire d’un homme, fou amoureux de sa femme Marie trop tôt disparue , qui ne se résoud pas à accepter ce deuil: à la fin de l’opéra, il a “fait son deuil” grâce à un rêve qui va couvrir environ les trois quarts de l’oeuvre. Appuyée sur un roman de Georges Rodenbach, “Bruges la morte” et sa version pour la scène, “Le Mirage” l’opéra est une adaptation en trois actes. la mise en scène de Willy Decker est assez épurée, même dans la partie “rêve” et même lorsque les scènes deviennent échevelées. Le spectateur, par un dispositif scénique clair, distingue le moment “réel” et celui “rêvé” et l’ensemble se laisse voir. Il y a de beaux tableaux (la scène de la procession vue comme “passion” christique), et les chanteurs sont suffisamment engagés pour être convaincants. Il reste que l’ensemble a un peu vieilli, et qu’on peut préférer le travail plus récent de Nicolas Brieger à Genève, qui avait résolument choisi l’option d”un monde réel tout à fait parallèle au monde rêvé,et donc d’une continuité dramatique ambiguë qui impressionnait le spectateur,   et le faisait entrer dans l’histoire d’une manière plus violente, et donc plus fidèle en ce sens au texte de Rodenbach. Rien de tel ici, et au total, le travail très propre de Willy Decker reste assez sage et, quant à lui sans aucune ambiguité, et peut être aussi sans grand mystère, ce qu’on peut regretter.

Du point de vue musical, ne boudons pas notre plaisir, la qualité est au rendez-vous, l’ensemble est d’un bon niveau, voire très bon lorsqu’il s’agit de Robert Dean Smith et de Stéphane Degout . Robert Dean Smith (Paul) étonne toujours par la puissance et l’endurance de cette voie claire à la couleur juvénile, (on l’a vu à Bayreuth dans Tristan). Il assume de bout en bout la partie en ne ménageant pas son énergie et son engagement, et en donnant une belle démonstration de chant maîtrisé de très haut niveau. Lui répond le chant très élégant de Stéphane Degout (Frantz/Fritz), un des chanteurs français les plus réclamés aujourd’hui, l’un de ces barytons qui compte dans la cohorte de très bons barytons que compte le monde lyrique aujourd’hui. Je suis plus dubitatif sur Ricarda Merbeth: la voix est puissante, certes, mais le chant est sans vraie nuance, un peu froid, sans vraie séduction (fameuse chanson de Marietta), ce qui est dommage pour le rôle:  l’interprétation musicale n’est pas marquante, mais la prestation reste évidemment solide, portée par un don d’actrice notable. Doris Lamprecht assure sa partie avec vaillance, mais ne fait pas oublier l’élégance d’Hanna Schaer à Genève dans Brigitta. Les autres rôles sont honorablement tenus.

Cette musique luxuriante, très ancrée dans l’esprit du temps, et bien proche de Strauss ou Zemlinski, réclame lyrisme et éclat,  Pinchas Steinberg et l’orchestre de l’opéra National de Paris répondent à la commande sur l’éclat, moins sur le lyrisme et la clarté de la lecture: on regrettera là encore l’extraordinaire vision du regretté Armin Jordan à Genève, qui avait su à la fois montrer l’originalité du tissu musical et en souligner les filiations.

Au total un spectacle très honorable, qui rend justice à une partition injustement méconnue du grand public, et une initiative heureuse de Nicolas Joel, même si on aurait pu peut-être penser pour une entrée au répertoire à une nouvelle production.