DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera

LUCERNE FESTIVAL 2013: Daniele GATTI DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 1er SEPTEMBRE 2013 (MAHLER, SYMPHONIE N°9)

À quelques jours de distance, on a entendu à Lucerne la Symphonie n°9 de Bruckner dirigée par Claudio Abbado au pupitre du Lucerne Festival Orchestra et hier la Symphonie n°9 de Mahler par Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw. Comparer les approches des deux compositeurs au seuil de la mort est intéressant, chez l’un (Bruckner) une vision mystique, une élévation vers l’au-delà, acceptée et presque apaisée, chez l’autre (Mahler), une résistance marquée, un attachement à la terre, au monde, qui se marque par une couleur souvent amère, sarcastique, ironique: Mahler lui-même parle de burlesque, mais c’est un burlesque grinçant qui finit par se résigner et s’éteindre peu à peu: si Bruckner se termine par un pianissimo (mais la symphonie est inachevée), Mahler se termine par un silence, inscrit dans la partition (“still”), le silence de la musique.
Même si dans mon parcours de mélomane, je n’ai jusqu’ici entendu la symphonie n°9 de Mahler que dirigée par Claudio Abbado (avec les Wiener Philharmoniker, avec les Berliner Philharmoniker, avec le Gustav Mahler Jugendorchester, avec l’Orchestre du Mai Musical Florentin & l’Orchestra Mozart réunis, avec le Lucerne Festival Orchestra), je ne vais pas (encore que…) comparer les approches de Daniele Gatti et de Claudio Abbado. Claudio Abbado aujourd’hui est à la fin de sa carrière et jette un œil très marqué par son parcours et ses évolutions sur les partitions, même si cette lecture est sans cesse évolutive, elle est incroyablement nourrie comme je l’ai déjà expliqué. Daniele Gatti est en pleine maturité, il a encore bien des choses à lire, à voir, à dire, et sa lecture des œuvres – et je crois notamment de cette oeuvre-là – est “in progress”. Si l’on fait référence à Abbado, que l’on se souvienne de la manière dont son Mahler a évolué, et plus généralement son approche du monde symphonique: il y a une trentaine d’années, beaucoup émettaient des doutes sur son approche presque “scientifique” (dans leur bouche, cela voulait dire sans âme), plutôt froide et sans concession, du monde symphonique. On l’aimait à l’opéra, où il n’avait (presque) pas de contradicteurs, et on respectait son approche symphonique sans toujours être convaincu: il suffit d’écouter les Mahler d’Abbado avec Vienne ou Chicago, puis avec Berlin, et enfin avec Lucerne, pour percevoir les évolutions et les différences quelquefois radicales (et l’on pourrait faire de même avec Beethoven). On ne peut donc comparer avec les mêmes outils deux chefs de générations différentes,  à des stades différents de maturation et d’expérience qui ne peuvent regarder le monde de la même manière, notamment pour une oeuvre qui pose si directement le rapport à la mort (et donc à la vie).

Daniele Gatti le 1er septembre à Lucerne © Peter Fischli/Lucerne Festival

Daniele Gatti est un chef discuté, notamment en France depuis qu’il tient les rênes de l’Orchestre National de France, il est discuté aussi en Italie notamment pour ses Verdi. Il a beaucoup dirigé Rossini, et souvent très bien, je le suis depuis 1991 et j’ai vu Moïse et Pharaon, La Donna del lago, Il Barbiere di Siviglia, et à chaque fois l’approche est cohérente, dynamique: j’écoute assez régulièrement sa Donna del Lago faite à Pesaro et j’avoue être toujours séduit. De Verdi, j’avais moins apprécié son Don Carlo à la Scala. Il doit y diriger La Traviata pour l’ouverture de saison en décembre, et il n’est pas sûr qu’il soit bien accueilli par les quelques imbéciles qui vont l’attendre au tournant. Un chef italien, on l’attend souvent d’abord dans son répertoire national alors que Daniele Gatti fait ses plus gros succès dans Wagner: c’est aujourd’hui le chef de référence pour Parsifal: c’était vrai à Bayreuth (bien que ce soit Jordan – moins intéressant, plus conforme, plus “dans le moule” – qui ait fait l’enregistrement), c’était vrai au MET cet hiver, et j’ai aimé ses Meistersinger, à Zürich comme à Salzbourg, ainsi que son Lohengrin à la Scala il y a quelques années ; c’est aussi un grand chef pour Berg: son Wozzeck est pour moi une référence. J’étais donc vivement curieux de l’entendre dans Mahler  pour la première fois et notamment dans une symphonie si aimée et si liée pour moi à Claudio Abbado.

© Peter Fischli/Lucerne Festival

Son approche confirme l’impression que j’ai toujours eue de lui: c’est un chef “de tête”, qui conçoit une ligne pour l’oeuvre, son Mahler est volontaire, marqué, avec un son toujours  épais, un Mahler chtonien, attaché à la terre, peu éthéré. Il ne va pas à sauts et à gambades à la recherche du sublime, il ne privilégie pas l’émotion de l’âme ou l’expression d’une souffrance mélancolique, comme un Abbado, ou, comme Rattle, il ne travaille pas sur l’effet produit ou sur l’agencement de sons qui produisent seulement une  abyssale vacuité. L’impression qui se dégage c’est d’abord une conception, voire un concept, une ligne. Ce qui frappe dans le premier mouvement pour moi c’est d’abord un son très marqué, très appuyé, avec une mise en évidence des architectures, des rythmes: c’est très frappant comme il utilise la harpe, presque comme un métronome obsessionnel qui rythmerait la symphonie qui avance – avec l’orchestre en arrière plan qui suit doucement . Cette originalité, aux antipodes de l’effet, il la traduit par des gestes inattendus: souvent le poing fermé, faisant des signes vers le sol, comme s’il voulait arrimer le son à la terre. Là où Abbado allège au maximum dans une sorte de monde aérien, où les sons s’agencent dans un temps qui serait déjà espace “Zum Raum wird hier die Zeit”, Gatti se rattache presque de manière obsessive à une sorte de solidité presque “paysanne”, oserais-je dire: les bois sont déjà inquiétants, les cuivres dans le premier mouvement préfigurent  déjà un glas: une approche rude, sans concession, qui n’est pas envahie de mystère. C’est sans doute dans les deux autres mouvements, le second, “Im tempo eines gemächliches Ländlers. Etwas täppisch und sehr derb”, et le troisième, “Rondo-burleske. Allegro assai. Sehr trotzig”, qu’il suit littéralement les indications que je viens de citer et qu’il est aussi le plus convaincant. On y lit des éléments contradictoires comme dans les indications de Mahler, grossier (derb), lourdaud (täppisch), mais aussi tranquille (gemächliches), ou bien obstiné, rétif (trotzig): on le lit dans sa gestuelle. Ce Mahler-là résiste, et en même temps se déchire. Gatti insiste sur des sons rudes, rêches, râpeux et la musique devient presque grinçante jusqu’à tourbillonner dans une danse macabre presque effrayante à la fin du troisième mouvement. Au premier mouvement  Gatti effaçait la fluidité pour en faire une sorte de marche lente et pesante avec ci et là des explosions de lumière, une exposition furtive à une lumière encore présente qu’on ne voit plus qu’à éclipses. Dans les deux mouvements centraux, on est dans une sorte de réalité brute.  Le dernier mouvement, commence après la folie virevoltante qui clôt le troisième (un des plus grands moments de la soirée) et après une pause marquée,  par une introduction sublime aux cordes, ce soir totalement bouleversante, à tirer des larmes, mais on peut comprendre que ce mouvement, longue descente vers le silence malgré quelques sursauts de vie n’arrive pas à trouver sa place logique dans une vision aussi “massive”, aussi compacte, comme un trou noir qui vous attirerait par sa force de gravitation. C’est un moment profondément senti, mais sans véritable extase, sans toujours la respiration voulue, il manque encore peut-être une place plus grande pour la poésie, pour l’âme, pour “anima”. Un peu trop d'”animus”, un peu trop d’esprit dans ce travail pourtant d’une grande profondeur, et marqué par une réflexion conceptuelle d’une belle épaisseur.  Même quand le violon et la flûte s’allègent, quand les cordes tremblent et deviennent un fil grêle de son qui s’échappe, quand la harpe qui au premier mouvement scandait, devient caresse, accompagnée merveilleusement par les bois, quand les échos se déconstruisent et se diluent, les sons restent trop présents (mais il est vrai que je suis habitué aux pianissimi impossibles d’Abbado) insuffisamment évanescents: qu’il est difficile de quitter la terre et de monter au ciel! C’est vraiment dans la résistance, et dans l’amertume que Gatti donne sa pleine mesure: il lui reste sans doute à trouver un chemin pour tisser cette amertume et cette rudesse avec la tendresse et la sensibilité qui suent aussi dans cette musique. Non pas que Gatti ne le sente pas, il y a des moments sublimes de tension, des respirations inattendues dans ce dernier mouvement, des allègements extatiques aussi mais l’effet qui domine est tout de même cette vision terrienne que j’appelais paysanne tout à l’heure, ce son plein, charnu, presque charnel qui vous enveloppe et qui, presque, vous suffoque comme un océan. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer ce Mahler-là, mais ce soir, j’ai découvert qu’on pouvait parcourir la raideur de ces chemins et que Mahler pouvait se grimper.
Évidemment tout est rendu possible par l’extraordinaire présence, l’extraordinaire réponse d’un Concertgebouw dont Mahler fait partie des gênes et qui est longue part de son histoire. Les cordes sublimes, incroyables de technique, de retenue, de maîtrise et en même temps d’engagement, les bois (même si Macias Navarro n’était pas là ce soir) – la flûte! – les cors et l’ensemble des cuivres sont renversants. Quelle phalange, quelle perfection et quelle émotion. Je comparais dans ma tête les mouvements très engagés de l’orchestre de Bamberg la veille (comme des vagues) et le va et vient des cordes qui laissent voir le son et au contraire la retenue des gestes des musiciens du Concertgebouw, la relative raideur des violons, qui s’effacent derrière la souplesse du son produit; avec un tel orchestre, que dis-je orchestre, un tel clavier, il suffit que le chef appuie sur une touche pour que la réponse, immédiate, parfaite, arrive. Impossible d’obtenir les effets voulus sans phalange d’une exceptionnelle qualité, car avec cette approche, on connaît des orchestres qui sortiraient un son lourd, un peu vulgaire, touffus: rien de tout cela ici, l’orchestre par sa maestria aide à lire le dessein du chef, clarifie le propos, éclaire les architectures, construits les arceaux sonores entre les pupitres, et un tutti n’est jamais une bouillie, mais au contraire une extraordinaire construction, un surgissement, une explosion aux mille couleurs miroitantes.
Je regrette un peu que ceux qui par des jugements à l’emporte pièce n’apprécient pas les prestations parisiennes de ce chef, ne l’aient pas entendu ce soir, car à le voir ici à l’ouvrage, avec un tel orchestre (encore une fois, quelle merveille!) on comprend les approches, les points de vue, les concepts, les partis pris: car oui, il y a un parti pris et une foule d’idées . On peut en discuter, on peut ne pas partager, mais on ne peut pas ne pas reconnaître derrière ce travail un grand esprit, un grand musicien, un chef, qui continue à se construire, à penser, à avancer voire à douter. Gatti est une chance pour Paris. [wpsr_facebook]

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