BIENVENUE À PARIS, GUSTAVO !

Gustavo Dudamel © Julien Mignot

Un directeur musical à Paris

La nomination attendue de Gustavo Dudamel comme directeur musical à l’Opéra de Paris a provoqué le concert de louanges et déchainé les trompettes de la renommée. C’est effectivement une nouvelle positive car on parle futur, ce qui est toujours agréable.
Dans ce blog, on parle aussi beaucoup du passé, qui souvent éclaire le présent et détermine le futur. J’ai été interpellé par l’expression d’un article élogieux d’un de nos deux grands quotidiens nationaux de référence « premier chef sud-américain » nommé à Paris, comme s’il arrivait après une longue liste de noms les plus divers. Or un regard sur l’histoire récente montre qu’il n’en est rien. Pas de noms au XIXe, pas de noms au XXe jusqu’en 1973 où Georg Solti est « conseiller musical » – il le reste deux ans (Rolf Liebermann avait besoin d’un nom…), Georg Solti est donc le « premier chef magyaro-britannique » à « conseiller/diriger » musicalement l’Opéra de Paris. Puis après Solti arrive plus de dix ans après et pour deux ans, Lothar Zagrosek, nommé par Jean-Louis Martinoty, directeur musical en titre (le premier depuis le XVIIe) qui est donc le «premier chef allemand» à exercer cette fonction. En 1989, ce devait être Barenboim, éliminé par oukase, et c’est en 1990, nommé par oukase, Myung-Whun Chung, directeur musical et « premier chef coréen » à l’opéra de Paris. Chung est remercié par Hugues Gall, qui nomme en 1995 James Conlon « premier nord-américain » appelé à être directeur musical, jusqu’en 2004. Enfin, en 2009, Nicolas Joel appelle Philippe Jordan, « premier chef suisse » à exercer la fonction de directeur musical. Tout cela fait sourire.
Deux observations:
– la période contient deux blancs : 1975-1987 (Liebermann et Bogianckino) et 2004-2009 (Gérard Mortier). C’est dire simplement que la fonction n’est pas naturelle à Paris comme on semble le penser, et certains directeurs ou administrateurs généraux (et pas des moindres) ont préféré s’en passer. Gérard Mortier en avait un « in pectore », Sylvain Cambreling, mais il n’avait pas le titre. Rappelons aussi que Dominique Meyer à Vienne après la démission fracassante de Franz Welser-Möst en 2014 a préféré se passer de directeur musical…
– on attend donc dans un futur qu’on espère lointain pour Dudamel, la nomination du «premier directeur musical français»…

La fonction est obligatoire en Allemagne et en Italie, il y en a à Zurich, Bruxelles, Barcelone, Madrid et à Londres, mais pas vraiment en France sauf à Lyon où depuis une quarantaine d’années, elle est instituée (John Eliot Gardiner, Kent Nagano, Ivan Fischer, Louis Langrée, Kazushi Ono, Daniele Rustioni), à Toulouse (Michel Plasson, Tugan Sokhiev) et à Bordeaux (Paul Daniel actuellement) mais dans ces deux villes l’orchestre de l’opéra est en même temps l’orchestre régional, alors qu’à Lyon, l’orchestre de l’Opéra est spécifique et ne cumule pas les deux fonctions.

Les directeurs d’opéra n’ont en effet pas toujours envie de voir leur pouvoir limité par un directeur musical, quelquefois envahissant et on connaît quelques incompatibilités d’humeur (Riccardo Muti-Cesare Mazzonis à la Scala, mais aussi Claudio Abbado face à la paire Eberhard Wächter/Ioan Holänder à Vienne)

Il est clair que l’Opéra de Paris dans la situation actuelle a besoin de la figure du directeur musical, pour faire repartir la machine perturbée par la crise du Covid, le départ à épisodes de Stéphane Lissner, et la présence plus rare de Philippe Jordan, qui a conclu son mandat par un Ring en retransmission radio fin 2020, qui reste directeur musical en titre jusqu’à fin août mais sans diriger puisqu’il est officiellement à Vienne depuis septembre 2020. Il est vrai aussi que le Covid a rebattu les cartes.

La stratégie d’Alexander Neef est très claire. Il a besoin de relancer la machine, d’attirer de nouveau le public, et surtout de faire parler de l’Opéra autrement qu’en termes de crises, de contestations, de grèves et j’en passe…
Il lui fallait donc un nom, et un chef plutôt « communiquant » pour prendre la lumière et séduire les médias : en Gustavo Dudamel, il a tout. C’est un beau coup. 

Gustavo Dudamel

J’ai connu personnellement Gustavo Dudamel en 2004, à Bamberg, lors d’un concert d’automne des Bamberger Symphoniker consécutif à son succès au concours de direction d’orchestre «Mahler-Wettbewerb » de Bamberg, un concert au programme français, L’horloge de Flore de Jean Françaix avec Albrecht Mayer au hautbois (Albrecht Mayer était hautbois solo aux Bamberger Symphoniker avant d’intégrer les Berliner) et la Symphonie n°3 pour orgue de Saint Saëns. Je l’avais interviewé à cette occasion pour le mensuel italien Amadeus. Mais je l’avais vu précédemment diriger à l’Expo 2000 l’orchestre Simon Bolivar (Orquestra Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela) à Hanovre (il avait alors 19 ans) où j’étais conseiller musical. Cela pour préciser qu’il fait partie des chefs que j’ai suivis depuis très longtemps. Lors de cette interview, sa disponibilité, sa gentillesse et sa modestie m’avaient vraiment frappé, ainsi que la manière dont il parlait de ses maîtres, José Antonio Abreu le fondateur du Sistema vénézuélien, Sir Simon Rattle qui l’avait remarqué et Claudio Abbado passionné par les orchestres de jeunes et donc forcément par le projet d’Abreu. Il dirigea d’ailleurs régulièrement l’Orchestre Simon Bolivar entre 2005 et 2010, car il passait alors ses hivers au Venezuela et à Cuba. Il laissa même la baguette à Dudamel pour la 5ème de Mahler lors d’une tournée de l’Orchestre Bolivar à Rome et Palerme en septembre 2006 alors que lui dirigeait en première partie le triple concerto de Beethoven.
Gustavo Dudamel est fils du Sistema vénézuélien, c’est une évidence, mais il n’est pas issu d’une famille venue des bidonvilles où le Sistema recrutait, il provient d’une famille de musiciens et a commencé à diriger très tôt, et à 19 ans, il dirigeait déjà la Simon Bolivar, qui est le sommet de la pyramide d’orchestres qui composent El Sistema : intégrer immédiatement les jeunes dans un orchestre local et peu à peu permettre à ceux qui sont doués et qui veulent en faire leur métier d’accéder par étapes à des orchestres plus importants du pays est le principe de la construction fondée par José-Antonio Abreu dès les années 1970.
Ceux qui ont assisté à des concerts de l’Orchestre Simon Bolivar ont pu constater l’enthousiasme et la virtuosité de ces jeunes aussi fascinants dans Tchaïkovski, Mahler ou Prokofiev que dans West Side Story ou dans la musique populaire sud-américaine : ce sont les meilleurs musiciens d’orchestre de toute l’Amérique du Sud..
Le monde de la musique classique est désormais irrigué de ces jeunes musiciens vénézuéliens qui ont intégré les orchestres du monde entier. Par ailleurs, El Sistema a produit après Gustavo Dudamel un certain nombre de bons chefs qui font actuellement carrière, Domingo Hindoyan (à l’orchestre Symphonique de la Radio polonaise), Rafael Payare (à l’Orchestre symphonique de Montréal), Diego Matheuz (qui a été directeur musical de La Fenice de Venise), Christian Vasquez ( directeur musical du Teresa Carreño Youth Orchestra à Caracas et ex-directeur musical du Stavanger Symphony Orchestra). Notons enfin que la vénézuélienne Gladysmarli Del Valle Vadel Marcano a obtenu le prix de l’orchestre lors du premier concours La Maestra en septembre 2020 (remporté par Rebecca Tong).
Il faut insister sur cet aspect du parcours de Gustavo Dudamel pour mieux saisir le chef d’aujourd’hui : et d’abord il faut noter l’importance qu’il donne à la jeunesse (il m’avait dit que les salles de concerts vénézuéliennes étaient remplies de jeunes, et qu’en arrivant en Europe, il avait été surpris du public plutôt mûr). Ensuite il est très soucieux de diffusion musicale par des efforts marqués pour « populariser » la musique grâce au mélange de répertoires, et à l’ouverture à tous les publics, mais aussi par l’importance donnée à la communication.
Du point de vue musical, il s’est formé très jeune à la direction, et notamment avec de jeunes exécutants ; cela signifie des gestes précis, clairs, compréhensibles par le groupe, cela suppose aussi un rapport très naturel et très cordial, qualités dont évidemment il fait encore preuve à la tête des différents orchestres où il provoque une véritable empathie.
Comme d’autres collègues vénézuéliens (Matheuz ou Payare par exemple), il a été marqué par Claudio Abbado, qui dirigeait au moins deux fois par an à Caracas (janvier et février) et faisait avec l’orchestre de longues répétitions.
Son répertoire de base et sa formation sont donc essentiellement symphoniques (à commencer par les grands classiques comme Beethoven ou Mahler), et moins opératiques: il dirige son premier opéra, Don Giovanni, à la Scala en 2006 où Stéphane Lissner avait offert des productions à une série de jeunes chefs. Je l’avais entendu dans cette production et je me souviens de l’impression forte qu’il m’avait procurée dans la scène de la mort de Don Giovanni, au rythme et à la pulsion qui m’avaient évoqué quelque chose de Furtwängler, mais d’un autre côté, il avait tendance dans la fosse à se concentrer sur l’orchestre et à moins tenir compte des chanteurs. Je l’ai entendu dans Don Giovanni (Scala), Rigoletto (Scala), La Bohème (Berlin), West Side Story (Salzbourg-Pentecôte) et la semaine dernière dans Otello (Liceu), où j’ai été cette fois plus frappé par la manière dont il suivait très attentivement le plateau, par sa précision et le son qu’il arrivait à tirer de cet orchestre moyen, mais moins par l’originalité de l’approche.
Son répertoire lyrique va évidemment s’étoffer à l’Opéra de Paris. Philippe Jordan est arrivé à Paris à l’âge de 34 ans avec une réputation de chef lyrique plutôt que symphonique et donc avec un répertoire plus large : il dirigeait régulièrement à Berlin, à Zurich, et avait été directeur musical à Graz. Ce n’est que depuis qu’il prit en main les Wiener Symphoniker (en 2014) qu’il a construit son image de chef symphonique.
Dudamel c’est un peu l’inverse : il arrive à 40 ans, avec une expérience lyrique plus réduite et sans avoir exercé de fonctions dans un théâtre d’opéra, mais avec une très grosse réputation de chef symphonique au point qu’il compte aujourd’hui dans le top-ten des chefs d’aujourd’hui. Tout en gardant la Simon Bolivar, il a dirigé successivement l’Orchestre Symphonique de Göteborg puis il est passé au très prestigieux Los Angeles Philharmonic Orchestra, où exerçait alors Esa-Pekka Salonen qui était au jury du concours Mahler dont il sortit vainqueur en 2004.

C’est donc sans aucun doute en ce moment the right man on the right place pour Neef qui a besoin de redorer le blason parisien un peu piétiné depuis trois ans, et pour Dudamel qui a besoin quant à lui de compléter sa connaissance du répertoire lyrique, d’où un contrat de six ans (relativement long) qui sera sans doute renouvelé si chacun y trouve son compte. Un chef de grande réputation internationale comme lui doit s’affirmer aussi à l’opéra.
Il est bouillant, énergique, sympathique, tout en étant rigoureux, il plaît aux orchestres parce qu’il est techniquement très sûr et il est sans conteste un grand musicien. Mais il n’est pas encore un inventeur, et n’a pas trouvé encore à mon avis son style mais à quelques exceptions près, on sait bien que souvent, à part le jeunisme ambiant et ses instabilités, on devient « chef de référence » après quarante-cinq ans, « vénérable et respecté » après soixante-dix et « mythe vivant » après quatre-vingts. Wait and see. Bienvenue à Paris, Gustavo !

 

 

 

STAATSOPER BERLIN 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA SAISON LYRIQUE

 

La Staatsoper Unter den Linden

Le paysage berlinois a trois salles d’opéra ce qui est un résultat de l’histoire, bien que la ville au XXe ait toujours eu plusieurs salles d’opéra

  • La Deutsche Oper Berlin est l’ex-opéra de Berlin-Ouest, lui-même héritier du Deutsches Opernhaus, ouvert en 1912
  • La Komische Oper de Berlin, héritière du Metropol Theater créé à la même adresse en 1898, puis installé dans d’autres lieux de Berlin-Mitte, un théâtre d’opérettes et de revues.
  • La Staatsoper de Berlin, située au centre historique institutionnel de Berlin, à deux pas de la Cathédrale ou du Palais impérial. C’est l’opéra historique de Berlin, inauguré en 1742, avec dans la fosse l’orchestre symbolique de la ville, la Staatskapelle Berlin fondée quant à elle au XVIe siècle.

Ces deux derniers théâtres sont situés dans ce qui était Berlin-Est avant la chute du mur , où se trouvaient aussi les principaux théâtres et l’essentiel des Musées. Ainsi, Berlin Ouest a dû ouvrir des lieux de spectacles nouveaux, dans des quartiers qui n’étaient pas a priori des quartiers de vie nocturne.
À la chute du mur, Berlin s’est retrouvé avec trois salles d’opéra dont deux à peu près similaires, la Deutsche Oper et la Staatsoper, toutes situées sur l’axe central de la ville à plusieurs kilomètres les unes des autres, et deux principales salles de concert, la Philharmonie à l’Ouest, construite à deux pas du Mur et le Konzerthaus à l’Est, qui est la salle de concerts historique…
La Komische Oper, héritière de la très riche tradition d’opérette de la ville et d’oeuvres musicales légères, a un rôle très différent, c’est des trois le théâtre qui a la couleur la plus claire (opéra populaire, genres très diversifiés).

Bebelplatz

La fonction « historique » de la Staatsoper est aussi soulignée par sa situation, donnant sur la prestigieuse Unter den Linden et sur la Bebelplatz, l’ex Forum Fridericianum, délimité par la Staatsoper, l’Université Humboldt et la cathédrale catholique Sainte Edwige, la plus ancienne église catholique de Berlin. C’est donc une des esplanades les plus emblématiques du passé de la ville.
Cette position prestigieuse est renforcée depuis 1992, par la présence comme directeur musical de Daniel Barenboim, qui, licencié de manière brutale et humiliante par Pierre Bergé, alors tout puissant président du Conseil d’administration de l’Opéra de Paris, se trouvait être disponible. À quelque chose malheur est bon : il aurait peut-être raté Berlin alors qu’il n’aurait de toute façon pas fait très long feu à Paris, à cause des errances de la politique culturelle (si politique il y a d’ailleurs) à cause de la valse des excellences à la tête de l’Opéra et aussi à cause de sa propre personnalité, qui s’accommode mal d’une tutelle même légère.

À la Staatsoper de Berlin, les intendants passent (Georg Quander, Peter Mussbach, Ronald Adler (commissaire), Jürgen Flimm, Matthias Schultz), Barenboim reste. La ville tient plus à son directeur musical qu’à ses intendants, c’est un peu comme le Roi et ses gouvernements. L’illustration parfaite de l’adage « L’intendance suivra… ».
De fait, Daniel Barenboim, par sa puissance de feu, ses réseaux, sa capacité à mobiliser des fonds, mais aussi ses positions politiques (notamment sur la question de la Palestine et d’Israel, qui lui fait honneur) et bien sûr son génie musical est devenu le vrai successeur de Karajan à Berlin en termes de pouvoir (et Karajan ne régnait que sur Berlin-ouest…).

À ce titre aussi, au début du mois de janvier 2020, le récent concert de Kirill Petrenko avec Daniel Barenboim comme soliste était une sorte d’entrevue du Camp du Drap d’Or, au pied musical…Les deux phares musicaux berlinois, l’ancien et le nouveau, se rencontraient. C’était obligatoire.
Les longs travaux de consolidation et restauration de la Staatsoper (sept ans) ont installé à portée de corridor l’opéra, la Fondation Barenboim-Saïd et la Pierre-Boulez Saal, siège du West-Eastern Diwan orchestra.  Administration, salles de répétitions, Fondation Saïd-Barenboim sont donc géographiquement solidaires : au cœur de Berlin – le mélomane ne s’en plaindra pas, c’est Barenboim-Quarter dont la Pierre-Boulez Saal, un outil architectoniquemement extraordinaire (un « cadeau » de Frank Gehry à Barenboim), est en quelque sorte la salle de musique privée du Maître, qui y dirige, qui y joue et qui a la main sur tous les programmes en patron de la Fondation.
Barenboim, maître de maison de tout ce dispositif, dirige à l’opéra essentiellement Wagner, mais aussi un certain nombre de premières de toutes sortes : ces dernières années il a abordé un répertoire qui lui était tout à fait étranger, comme le répertoire italien, voire français (jamais on aurait imaginé l’entendre dans Les Pêcheurs de Perles de Bizet ou Medea de Cherubini) ou russe (il va revenir à Bastille dirigeant La Dame de Pique) qu’il abandonne ensuite aux Kapellmeister de la maison ou à des jeunes chefs qu’il choisit et dont il lance la carrière..

Ce système a donné des productions de référence qui ont fait de la Staatsoper de Berlin le théâtre vers lequel tous les regards se portent, avec la présence de metteurs en scène parmi les plus emblématiques du dernier XXe siècle, Chéreau (avec qui Barenboim avait prévu plusieurs productions pour Bastille quand il devait en être le directeur musical), Kupfer (long compagnonnage depuis le Ring de Bayreuth) et maintenant Dmitry Tcherniakov, qui a signé à Berlin de très nombreuses productions, de Rimsky-Korsakov à Prokofiev en passant par Wagner : on lui doit notamment un Tristan et un Parsifal qui vont entrer de plain-pied dans la légende.
Plus que d’autres, Barenboim travaille par affinités électives, c’est un homme de fidélités à des metteurs en scène, à des chanteurs : à ce titre sa production des Meistersinger von Nürnberg est un hommage à tous les chanteurs avec qui il a fidèlement travaillé dans sa carrière.
La programmation n’en est pas pour autant un concerto pour Barenboim et orchestre.  Il est bien trop prodigieusement intelligent pour éviter qu’on lui fasse de l’ombre, notamment dans une ville où il a peu de rivaux…Daniel Barenboim a toujours veillé par exemple pour les raisons expliquées plus haut à entretenir des relations excellentes avec le Philharmonique de Berlin, du temps d’Abbado bien sûr, à cause de la longue amitié qui les liait, où il y eut un Falstaff, et du temps de Simon Rattle, avec plusieurs productions notables, dont De la Maison des morts de Leoš Janáček (celle de Chéreau venue d’Aix); il devait diriger cette saison Idomeneo (annulé pour cause de virus) et ce sera la saison prochaine une Jenufa qui fera évidemment courir.
Mais on y voit aussi fréquemment Zubin Mehta, amicalement lié à Barenboim comme il l’était à Abbado.
À l’autre bout, Barenboim n’hésite pas à inviter à diriger de jeunes chefs et ainsi les lancer, ce fut naguère le cas de Omer Meir Wellber, c’est aujourd’hui  celui de Thomas Guggeis, arrivé in extremis pour remplacer Christoph von Dohnanyi dont il était l’assistant dans la production de Salomé (Hans Neuenfels) et qui dirige cinq productions cette année.
Mais on a beaucoup accusé Barenboim (78 ans cette année) de s’accrocher à son post : aux tout nouveaux Oper ! Awards 2019, il a eu le prix de la GRÖSSTES ÄRGERNIS (La plus grosse colère) pour la prolongation de son contrat jusqu’à 2027 – il aura alors 85 ans.

Son activité continue d’être débordante entre concerts, récitals de piano, opéras, mais on remarque qu’il va un peu ralentir son rythme la saison prochaine, où il va diriger deux nouvelles productions (Quartett de Francesconi et Le nozze di Figaro. Il devait cette année diriger Cosi fan Tutte, mais le coronavirus en a décidé autrement et Cosi fan Tutte, inscrit dans la saison au titre de répertoire, sera de fait une nouvelle production reportée. Proposant une nouvelle trilogie Mozart/Da Ponte mise en scène par Vincent Huguet, il était important d’afficher un titre par an – il y en aura donc deux la saison prochaine. Et on verra sans doute Don Giovanni en 21/22.
Dans les reprises, il sera au pupitre de ce Così fan tutte (une reprise, qui sera donc une première) et de Parsifal, comme presque chaque année (il ne dirige aucun des trois autres Wagner). Au total  Daniel Barenboim dirige 17 représentations ce qui est peu.
Les apparitions raréfiées cette prochaine saison annoncent-elles un début de retrait ? Quand on connaît l’énergie du personnage, cela ne laisse pas d’étonner. La saison 2019-2020, interrompue l’a vu diriger deux nouvelles productions Die Lustigen Weiber von Windsor et Samson et Dalila et il aurait dû diriger Così fan tutte à Pâques, et les reprises du Ring de Wagner en septembre 2019, et Carmen en mars. Il est nettement moins impliqué dans la saison qui vient.

Alors inévitablement se pose la question de l’après-Barenboim, qui est une question fort lourde pour une institution qu’il a dirigée depuis 1992, soit pour l’instant 28 ans en lui redonnant un lustre international qu’elle n’avait plus (même si c’était quand même un grand théâtre de tradition).
Par ailleurs, cette saison, parmi les chefs invités, on note des noms rares à Berlin (et ailleurs) à l’opéra, comme Matthias Pintscher ( Nouvelle production Lohengrin et Wozzeck de répertoire) ou rares à Berlin mais pas ailleurs comme Antonio Pappano (Nouvelle production La Fanciulla del West), tandis qu’on remarque que Marc Minkowski (Nouvelle production Mitridate Re di Ponto de Mozart et reprise d’Orfeo ed Euridice de Gluck) Simon Rattle (Nouvelle production Jenufa) et Simone Young dans trois productions (reprises) (Khovantschina, Die Frau ohne Schatten, Der Rosenkavalier) seront au pupitre berlinois cette année.
Panorama étrange et contrasté avec des choix incontestables, et d’autres plus étonnants.
Par ailleurs, se pose aussi notamment cette année une autre question : le niveau artistique est un peu en dents de scie, il y a certes des grands chefs et de belles distributions, mais bien des reprises restent d’un niveau modeste, même si on essaie de faire appel à de nouveaux chefs  ou de nouvelles voix  (Vida Miknevičiūtė dans Salomé) et donc c’est l’hétérogénéité de l’offre qui frappe, notamment quand on compare cette saison à celle de Munich, plus imaginative ou surtout à celle de Zurich, plus homogène et aux reprises plus stimulantes. C’est une année un peu en creux, mais sans doute aussi les circonstances l’ont-elles imposée.

 

Nouvelles productions :

 

 

8 Nouvelles productions (sans compter les fausses reprises de productions de 2019-2020 non créées que nous évoquerons dans la partie “Répertoire” ) dont 2 en version chambriste (un opéra pour enfant et un opéra de chambre contemporain)

Oct. 2020
Luca Francesconi, Quartett, (5 repr.), MeS : Barbara Wysoka Dir : Daniel Barenboim avec Mojka Erdmann et Thomas Oliemans
Tandis que la Bayerische Staatsoper crée Timon of Athens (voir notre présentation de la saison bavaroise), Berlin propose l’un des grands succès de Francesconi, Quartett, créé à la Scala en 2011, d’après la pièce d’Heiner Müller, tirée elle-même des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Barenboim dirige, ce qui est un signe important, deux chanteurs, l’excellent baryton Thomas Oliemans et Mojca Erdmann, qui sera aussi à l’affiche plus tard dans la saison dans un autre opéra contemporain de Jörg Widmann, Babylon (l ’opéra contemporain aime les voix suraiguës). La mise en scène est assurée par Barbara Wysocka, qui il y a quelques années avait mis en scène Lucia di Lammermoor à Munich dirigée par Kirill petrenko, qu’on vient de revoir en streaming.

Nov. 2020
W.A.Mozart, Mitridate, re di Ponto
, (5 repr.), MeS : Satoshi Myagi Dir : Marc Minkowski avec Pene Pati, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska etc…
C’est la production phare des Barocktage 2020, dirigée par Marc Minkowski et surtout mise en scène dans l’esprit du Kabuki par l’un des plus grands metteurs en scène japonais, Satoshi Myagi, ce qui devrait être vraiment intéressant vu ses relectures des grands classiques occidentaux. Dans la distribution, rien que des chanteurs actuellement très demandés, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska et un nouveau venu, le ténor néozélandais Pene Pati qui a fait des débuts remarqués à San Francisco (mais aussi à Bordeaux dans le rôle de Percy d’Anna Bolena en 2018 et qui devait chanter Romeo en ce dernier mois de mars), voix claire, idéale pour le bel canto.

Déc.2020/Janv. 2021
Richard Wagner, Lohengrin
, (6 repr.), MeS : Calixto Bieito Dir : Matthias Pintscher avec Roberto Alagna, Sonya Yoncheva, Martin Gantner, Ekaterina Gubanova, Adam Kutny
On se précipitera pour le couple vedette Alagna/Yoncheva. Cette production, qui succède à celle un peu irrégulière de Stefan Herheim en 2009, est confiée à Calixto Bieito qui va proposer sa vision aussitôt après avoir proposé son Ring à Paris ( plongeon dans Wagner et jonglage d’agenda en vue ). Roberto Alagna cette fois-ci devrait s’y coller, et Sonya Yoncheva  qui s’essaie à tout s’essaie aussi à Wagner. Plus classiques Martin Gantner et Ekaterina Gubanova dans les rôles des méchants. Et puis au pupitre on expérimentera Matthias Pintscher un nouveau venu à l’opéra autre que contemporain (il a dirigé à la Staatsoper Violetter Schnee de Beat Furrer et à Vienne la première mondiale d’Orlando d’Olga Neuwirth, d’après Virginia Woolf) à qui sera aussi confié Wozzeck dans la saison. Sans doute désire-t-il comme beaucoup de chefs catalogués dans un répertoire, à élargir ses interventions. Au total un Lohengrin plein de nouveautés et de risques, qui va sans nul doute exciter la curiosité.

Février 2021
Leoš Janáček, Jenufa, (6 repr.), MeS : Damiano Michieletto Dir : Simon Rattle avec Hanna Schwarz, Stuart Skelton, Ladislav Elgr, Evelyn Herlitzius, Camilla Nylund etc…
Rattle-Michieletto-Nylund-Herlitzius sont des noms qui sur une affiche ne laissent aucun fan d’opéra indifférent. Damiano Michieletto enfant terrible plus habituel dans le répertoire italien s’attaque à Janáček, Sir Simon Rattle est en général remarquable dans ce répertoire, et Nylund et Herlitzius devraient y faire merveille sans oublier la vénérable Hanna Schwarz, la Fricka du Ring de Chéreau. Voilà qui suffit pour justifier un voyage.

Mars 2021 (Feststage)
W.A.Mozart, Le nozze di Figaro,
(3 repr.), MeS : Vincent Huguet Dir : Daniel Barenboim avec Gyula Orendt, Nadine Sierra, Marianne Crebassa, Siegfried Jerusalem, Waltraud Meier, Elsa Dreisig, Riccardo Fassi, Stephan Rügamer etc…
Il faudra évidemment aller voir Cosi fan tutte et ces Nozze di Figaro, d’abord parce qu’elles marquent le goût ancien pour l’opéra mozartien du maître des lieux : rappelons qu’il enregistra très tôt (dans les années 70) Don Giovanni et Le Nozze di Figaro, un peu plus tard Così fan tutte, et que jamais il n’a marqué une distance par rapport à ce répertoire. C’est donc toujours un événement quand il retourne au pupitre pour diriger un opéra de Mozart. C’est par ailleurs aujourd’hui la mode que de proposer au même metteur en scène la trilogie Mozart/Da Ponte, une mode qui ne me convainc pas ( La trilogie Da Ponte/Mozart n’est pas le Ring) même si cela affiche un projet cohérent de confier à un univers unique les trois opéras de Mozart. Strehler de dix ans en dix ans (grosso modo) l’avait entrepris, mais si Le nozze di Figaro à Paris (1973) étaient un coup de génie, ni Don Giovanni (1987) à la Scala ni Così fan tutte (1998) au Piccolo Teatro de Milan n’avaient atteint ce degré de réussite.
C’est donc Vincent Huguet qui s’y attaque. Les précédents spectacles de Vincent Huguet ne m’ont pas vraiment convaincu. Espérons que ces Mozart casseront cette impression. La distribution faite d’une nouvelle génération d’excellents chanteurs (Gyula Orendt, Marianne Crebassa, Nadina Sierra, Elsa Dreisig etc…devrait exciter la curiosité, et encore plus la présence d’une Marcellina aussi luxueuse qu’inattendue, Waltraud Meier tout comme le Don Curzio de Siegfried Jerusalem: jamais un Don Curzio ne suscitera autant de curiosité. On fait à Berlin comme à Vienne où les gloires du passé furent souvent employées dans les tout petits rôles (je vis à Vienne Erich Kunz dans Benoit de La Bohème par ex). 

Juin 2021
Giacomo Puccini, La Fanciulla del West (7 repr.)
MeS: Lydia Steier, Dir: Antonio Pappano avec Anja Kampe, Yusif Eyvazov, Michael Volle, Graham Clark etc…
Antonio Pappano dirige très peu l’opéra en dehors de Londres, c’est d’autant plus intéressant de le voir à Berlin. Comme c’est un chef au très large répertoire, italien comme allemand, rien d’étonnant à le voir diriger Puccini, et un Puccini pas si fréquent. La production est confiée à Lydia Steier, qui là où elle passe, provoque la polémique dans le public ou la critique, et quelquefois même à la direction du théâtre (Genève). Et dans la distribution Anja Kampe, qui a déjà interprété le rôle de Minnie à Munich (voir le compte rendu dans Wanderersite.com), Michael Volle dans Jack Rance qui devrait être évidemment très attendu et Yusif Eyvazov dans Dick Johnson qui me laisse plus perplexe vu ses capacités d’acteur, et là aussi, dans les « petits rôles » une vieille connaissance, Graham Clark, qui participa y compris à Bayreuth à de nombreuses productions dirigées par Barenboim

Opéras pour enfants et opéras de chambre (dans l’ancienne salle de répétition d’orchestre)

Janv.2021
Lucia Ronchetti, Pinocchios Abenteuer, Instrumentale Komödie (Comédie instrumentale)
(à partir de 6 ans), (15 repr.) pour soprano et cinq musiciens, MeS : Swaantje Lena Kleff,  Dir : Adrian Heger avec en alternance Sophia Aristidou et Hanna Herfurtner.
Adaptation des aventures de Pinocchio pour prouver son courage, notamment en combattant des bêtes, des personnages louches, une baleine.

Avril 2021
Georg Friedrich Haas, Thomas, Kammeroper (2013)
, (8 repr.), MeS: Barbora Horáková Joly Dir: Max Renne avec les membres de l’Opéra Studio et des membres de la Staatskapelle Berlin ainsi que des artistes invités.
Un opéra de chambre sur la réaction devant la mort d’un ami : Matthias meurt à l’hôpital et Thomas, entouré de l’agitation des soignants, est laissé seul, avec ses souvenirs et son deuil. D’une effrayante actualité.

 

 

Répertoire:

 

26 reprises (dont deux ou trois « fausses » reprises de nouvelles productions qui n’ont pas eu lieu en 2019-2020)

Sept.2020
Giuseppe Verdi, Il trovatore,
(6 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Massimo Zanetti avec Liudmyla Monastyrska, Vladislav Sulimsky, Marcelo Alvarez, Violeta Urmana, Adrian Sâmpetrean
Reprise alimentaire : septembre est musicalement très riche à Berlin et il faut proposer des titres qui attirent. Massimo Zanetti est un bon professionnel, la distribution est digne d’intérêt surtout pour Urmana en Azucena et Sulimsky, le baryton qui monte, en Luna. Alvarez est de plus en plus routinier, et Monastyrska qui est une bonne soprano dramatique d’agilité (Abigaille, Odabella), manque de ce lyrisme et de cette apparente fragilité qui font les grandes Leonora.

Otto Nicolaï, Die lustigen Weiber von Windsor, (4 repr.), MeS: David Bösch, Dir: Daniel Barenboim/Thomas Guggeis avec Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik, Wilhelm Schwinghammer, Linard Vrielink, Mandy Fredrich, Michaela Schuster, Anna Prohaska, David Oštrek
Deux représentations dirigées par Barenboim et deux par Guggeis. La mise en scène de David Bösch assez réussie et bénéficie surtout d’une distribution splendide de chanteurs acteurs, dominée par les voix masculines, Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik et Linard Vrielink, tous remarquables, et les voix féminines ne déméritent pas et sont très homogènes ; à voir sans aucun doute, d’autant que l’œuvre est rare, voire inexistante en France ou en Suisse.

Richard Wagner, Der fliegende Holländer, (4 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Thomas Guggeis avec Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et Stephan Rügamer.
Thomas Guggeis est encore au pupitre, pour cette reprise de la production de Philipp Stölzl, proche par son esprit de la légendaire production d’Harry Kupfer à Bayreuth. La distribution est de bon niveau, Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et l’excellent Rügamer font partie de la crème du chant allemand.

Sept. 2020/Juin 2021
Walk the Walk
, (9 repr.)
Performance du compositeur et installateur danois Simon Steen-Andersen.

Oct. 2020
Modest Mussorgsky, Khovantchina
, (5 repr), MeS: Claus Guth, Dir: Simone Young avec Mika Kares, Sergey Skorokhodov, john Daszak, Vladislav Sulimsky, Alexey Tikhomirov, Marina Prudenskaya etc…
Voilà une reprise qui pourrait bien être une nouvelle production car on peut douter que la première ait lieu en juin 2020, au rythme où vont les choses.Une reprise (?) de 5 représentations qui devraient être prises d’assaut. Un metteur en scène qui fait toujours discuter, mais qui travaille toujours intelligemment, on aurait aimé que Vladimir Jurowski puisse diriger cette reprise, c’est quand même un des grands chefs de ce temps, et ce sera Simone Young, évidemment moins stimulante, même si bonne cheffe. Mais il y a une distribution de très haut niveau, réunissant quelques-uns des meilleurs chanteurs de la nouvelle génération, dont l’excellent Mika Kares, mais aussi Vladislav Sulimsky ou Alexey Tikhomirov. À voir évidemment !

Georges Bizet, Les pêcheurs de perles (3 repr.) MeS: Wim Wenders, Dir: Victorien Vanoosten avec Olga Peretyatko, Pavol Breslik, Alfredo Daza.
Reprise de la production de Wim Wenders du chef d’œuvre de Bizet, avec notamment Olga Peretyatko et Pavol Breslik, et le baryton maison Alfredo Daza. Notons l’appel à Victorien Vanoosten, un des chefs français de nouvelle génération, qui a étudié à Paris, mais aussi à Helsinki notamment avec Esa Pekka Salonen (école finlandaise, aujourd’hui la plus considérée), et d’autres. Il a été l’assistant de Daniel Barenboim pour Les Pêcheurs de Perles et reprend la production qu’il a déjà dirigée en 2018.

Oct-nov 2020/Avril 2021
Richard Wagner, Tannhäuser
(6 Repr.), MeS : Sasha Waltz, Dir : Thomas Guggeis avec Klaus Florian Vogt, Rachel Willis-Sørensen, Wilhelm Schwinghammer, Lauri Vasar, Marina Prudenskaya.
La production chorégraphiée et si originale de Sasha Waltz, dirigée par le très sollicité Thomas Guggeis, dans une distribution nouvelle, dominée par Klaus Florian Vogt avec l’Elisabeth de Rachel Willis-Sørensen et la Venus de Marina Prudenskaya. Si vous êtes à Berlin…

Oct-nov 2020
Benjamin Britten, The Turn of the screw
(4 Repr.), MeS : Claus Guth Dir :  Finnegan Downie Dear avec Stephan Rügamer, Maria Bengtsson, Angela Denoke etc…
La production de Claus Guth (à qui les questions de psychisme conviennent toujours) et la direction de Finnegan Downie Dear, directeur musical du Shadwell Opera, une des compagnies anglaises les plus inventives, peuvent stimuler la curiosité, mais aussi la distribution où l’on note Stefan Rügamer, magnifique chanteur acteur, de la troupe locale, mais aussi le retour de la grande Angela Denoke, dans le rôle de la gouvernante Mrs. Grose.

Nov.2020
Orpheus-festival (dans le cadre des Barocktage 2020)

 Les Barocktage 2020, outre Mitridate re di Ponto proposent un focus sur le mythe d’Orphée, avec trois Orphée différents, celui, berlinois, de Carl Heinrich Graun (1704-1759), celui, italien, de Monteverdi et celui viennois de Gluck

Carl Heinrich Graun, Orfeo (1 repr. concertante) Dir: Howard Arman avec Lucile Richardot, Sophie Karthäuser, Andrew Watts etc…
Akademie für Alte Musik
Jolie distribution pour cette unique représentation concertante dirigée par Howard Arman plus connu comme chef de chœur ( il dirige actuellement le Chor des Bayerischen Rundfunks, l’un des meilleurs sinon le meilleur au monde) que chef d’orchestre. Carl Friedrich Graun, compositeur à la cour de Frédéric II, est lié à Berlin et la distribution est dominée par les remarquables Lucile Richardot et Sophie Karthäuser.

Claudio Monteverdi, L’Orfeo (3 repr.) MeS: Sasha Waltz Dir: Jonathan Cohen avec Georg Nigl, Ana Lucia Richter, Katharina Kammerloher
Le spectacle qui lie opéra et danse a fait le tour de l’Europe (Amsterdam, Lille, Luxembourg, Bergen etc…) avec les mêmes protagonistes Georg Nigl et Ana Lucia Richter, le Vocalconsort Berlin et les Freiburger Barockconsort et donc, si vous l’avez raté, c’est l’occasion de le voir. Vaut le détour.

Christoph Willibald Gluck, Orfeo ed Euridice (3 repr.) MeS: Jurgen Flimm Dir: Marc Minkowski avec Bejun Mehta, Valentina Nafornița, Victoria Random
La version italienne de 1762 de Ranieri de’ Calzabigi, dirigée par Marc Minkowski (qui a souvent dirigé l’œuvre, notamment en français) avec comme particuarité Bejun Mehta en Orfeo contreténor, dans la mise en scène noire de Jürgen Flimm et les décors du grand architecte américain Frank Gehry. Vaut vraiment le détour aussi !

Never look back, ein Orpheus-Festival (5 repr.) dans l’ancienne salle de répétitions d’orchestre, une série de propositions sur le thème d’Orphée des écoles d’art berlinoises.

Nov-déc 2020/Janv.2021
Engelbert Humperdinck, Hänsel und Gretel,
(7 repr.) MeS: Achim Freyer Dir: Thomas Guggeis avec Gyula Orendt, Anna Samuil, Katrin Wundsam, Adriane Queiroz etc..
Reprise tout à fait traditionnelle en période de Noël de Hänsel et Gretel, si populaire en Allemagne…dans la production d’Achim Freyer (2017). Le Freyer plasticien donne à cette production le caractère très particulier de son univers. Encore une fois Thomas Guggeis au pupitre. 

Déc. 2020
Giuseppe Verdi, Rigoletto (5 repr.), MeS: Bartlett Sher Dir: Karel Mark Chichon avec Luca Salsi, Irina Lungu, Piotr Buszewski etc…
Reprise de la nouvelle production de juin 2019 de Bartlett Sher, transposée dans les années 20, dans une ambiance mélangeant l’expressionnisme d’Otto Dix et le maniérisme de Giulio Romano à Mantoue (Palazzo Te), on dirait donc manieristo-expressionniste…Toute nouvelle distribution à commencer le chef  Karel Mark Chichon familier de ce répertoire et assez apprécié en général, Luca Salsi dans Rigoletto, Irina Lungu  dans Gilda tandis que la plus grande curiosité viendra du  Duca du tout jeune ténor polonais Piotr Buszewski, voix claire de ténor lyrique, qui commence à peine à chanter en Europe (Leipzig, Berlin, après quelques apparitions aux USA).

Déc. 2020/Janv-fév-avril2021
W.A.Mozart, Die Zauberflöte
(12 repr.) MeS August Everding, Dir: Oksana Lyniv avec Mauro Peter, Jan Martiník, Evelin Novak, Serena Sáenz, Gloria Rehm, Roman Trekel etc…
Distribution passe partout (avec Mauro Peter, bien installé comme ténor mozartien, qui s’appuie sur la troupe (Jan Martinik comme Sarastro), mais la programmation joue sur les deux productions de Zauberflöte du répertoire de Berlin, la plus récente production Yuval Sharon, présentée en décembre 2019, et celle d’August Everding, légendaire, qui appartient au répertoire de Berlin comme de Munich. En 2019/2020, les deux productions devaient être proposées dans la même saison (décembre et avril) avec des distributions et des chefs différents. C’est en 2020/2021 la production d’August Everding qui est proposée sur 12 représentations (puisque les représentations d’avril ont été annulées). Au pupitre, Oksana Lyniv qui désormais est une inévitable des théâtres.

Janvier 2021
Richard Strauss, Die Frau ohne Schatten,
(4.repr) MeS: Claus Guth Dir: Simone Young avec Eric Cutler, Vida Miknevičiūtė, Michaela Schuster, Georg Nigl, Wolfgang Koch etc…
Une des grandes productions de la maison (Claus Guth), dans une distribution modifiée (Eric Cutler en Empereur, Vida Miknevičiūtė en impératrice) et au pupitre la solide Simone Young.

Janvier 2021
W.A.Mozart, Idomeneo (4 repr.) MeS, David Mc Vicar Dir: Louis Langrée avec Andrew Staples, Lea Desandre, Victoria Randem, Olga Peretyatko etc…
La nouvelle production d’avril 2020 (Festtage 2020, direction Simon Rattle) a été annulée pour cause de virus, elle est proposée en reprise (mais en réalité ce sera donc une nouvelle production) en janvier 2021 avec au pupitre Louis Langrée et une distribution différente, toujours Andrew Staples en Idomeneo, toujours Olga Peretyatko en Elettra, mais Léa Desandre (excellent choix) au lieu de Magdalena Kožená en Idamante et Victoria Randem au lieu d’Anna Prohaska en Ilia.

Janv-fév 2021
L.v.Beethoven, Fidelio (6 repr.), MeS: Harry Kupfer, Dir: Lahav Shani avec Simone Schneider, Greer Grimsley, René Pape, Andreas Schager/David Butt Philip, Evelin Novak, Florian Hoffmann, Arttu Kataja.
Une reprise de la production Kupfer, discutée lors des premières représentations, cette fois dirigée par le très doué Lahav Shani, chef israélien vainqueur du concours Mahler de direction d’orchestre de Bamberg, et aujourd’hui successeur de Nézet-Séguin à Rotterdam. La distribution affiche Andreas Schager sur 4 soirées, David Butt Philip sur les deux dernières, et René Pape en Rocco, Simone Schneider en Fidelio/Léonore, Greer Grimsley en Pizarro. Pour le chef d’abord.

Fév. – mars 2021
W.A.Mozart, Così fan tutte
(3 repr.) MeS : Vincent Huguet, Dir: Daniel Barenboim avec Barbara Frittoli, Elsa Dreisig, Marianne Crebassa, Paolo Fanale, Gyula Orendt, Ferruccio Furlanetto
Ce devait être une reprise, ce sera une première, pour trois représentations du Cosi fan Tutte prévu cette année qui a dû être annulé. Même distribution composée de la nouvelle génération: Elsa Dreisig en Fiordiligi et Marianne Crebassa en Dorabella, ce devrait être excellent, Paolo Fanale en Ferrando et Gyula Orendt en Guglielmo tout autant, Orendt est un magnifique chanteur et Fanale un ténor très sensible. Les surprises viennent de Barbara Frittoli en Despina (dans un rôle où je ne la sens pas trop) et un Alfonso aussi luxueux qu’inattendu, Ferruccio Furlanetto.

Fév-mars 2021
Giacomo Puccini, Tosca,
(6 repr.), MeS: Alvis Hermanis, Dir: Massimo Zanetti/Julien Salemkour avec Angel Blue, Brian Jagde/Marcelo Puente, Lucio Gallo, Jan Martiník.
Pure reprise alimentaire avec la jeune Angel Blue, la Tosca d’Aix, et deux ténors dont on parle Brian Jagde (2 premières rep.) et Marcelo Puente (4 dernières), ainsi qu’en Scarpia Lucio Gallo, qu’on n’a pas vu depuis très longtemps. Direction Massimo Zanetti et pour les deux dernières, Julien Salemkour, ex-assistant de Barenboim. Une reprise sans véritable intérêt

Mars 2021
Richard Strauss, Der Rosenkavalier
, (4.repr) MeS: André Heller / Wolfgang Schilly, Dir: Simone Young avec Camilla Nylund, Günther Groissbock, Adrian Angelico, Nadine Sierra, Jonathan Winell etc…
Simone Young dirige cette reprise avec une belle distribution: Nylund, Groissböck, le meilleur Ochs aujourd’hui et la jeune et fraîche Nadine Sierra en Sophie, ainsi que dans Octavian, Adrian Angelico, le mezzo-trans norvégien qui a tant fait parler et qui a déjà chanté Octavian à Oslo et Stockholm. Un ensemble solide dans une production très « wienerisch »

Mars-avril 2021
Richard Wagner, Parsifal
(3 repr.) MeS: Dmitry Tcherniakov, Dir: Daniel Barenboim, avec René Pape, Marina Prudenskaya, Andreas Schager, Falk Struckmann, John Tomlinson etc…
Reprise de ce Parsifal qui va devenir légendaire, pour trois représentations seulement, avec toujours Andreas Schager (Parsifal) et René Pape (Gurnemanz) les piliers de la production, mais Falk Stuckmann en Klingsor et Marina Prudenskaia en Kundry. Cette dernière fera difficilement oublier Anja Kampe et Waltraud Maier, qui fit ses adieux au rôle dans cette production. Mais si vous n’avez pas vu ce Parsifal, il faut évidemment y aller ventre à terre.

Avril-Mai 2021
Giacomo Puccini, La Bohème,
(5 repr.) MeS : Lindy Hume, Dir : Rafael Payare avec Aida Garifullina, Elsa Dreisig, Dmitry Korchak, Alfredo Daza etc…
Une reprise alimentaire, avec le couple Garifullina/Korchak en Mimi et Rodolfo, Dreisig/Daza en Musetta/Marcello (Adriane Queiroz pour la dernière). Le chef vénézuélien Rafael Payare, issu du Sistema de José Antonio Abreu, qui fut assistant de Claudio Abbado et de Daniel Barenboim est au pupitre.

Mai 2021
Giuseppe Verdi, La Traviata,
(6 repr.) MeS: Dieter Dorn, Dir: Eun Sun kim  avec Elsa Dreisig, Freddie De Tommaso/Rame Lahaj, George Petean etc…
Autre reprise alimentaire avec Elsa Dreisig très présente dans les distributions parce qu’elle appartient à la troupe de la Staatsoper. Et deux ténors à l’orée de la carrière, Freddie De Tommaso et Rame Lahaj, ainsi que l’excellent George Petean comme Germont. Quant à Eun Sun Kim, on la voit de plus en plus diriger en Allemagne.

Alban Berg, Wozzeck, (4 repr.), MeS: Andrea Breth, Dir: Matthias Pintscher avec Matthias Goerne, Eva-Maria Westbroek, Florian Hoffmann, Graham Clark, John Daszak, Katharina Kammerloher, Heinz Zednik etc…
Comme souvent désormais, les gloires du passé dans les productions actuelles et dans de petits rôles c’est le cas de Heinz Zednik ici dans Der Narr (le fou), et des moins petits (Graham Clark dans Der Hauptmann – Le Capitaine). Le couple Wozzeck/Marie c’est Matthias Goerne et Eva Marie Westbroek, John Daszak est le tambour major, distribution très solide, presque référentielle. Le chef est Matthias Pintscher qui aborde le grand répertoire d’opéra.

Richard Strauss, Salomé (4 repr.), MeS : Hans Neuenfels, Dir : Thomas Guggeis avec Vida Miknevičiūtė, John Daszak, Waltraud Meier, Johan Reuter, Siyabonga Maqungo etc…Certes, c’est Waltraud Meier qui chante Herodias, et John Daszak Herodes mais plus d’Ausrine Stundyté en Salomé, on va découvrir Vida Miknevičiūtė qui aura aussi été Die Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten cette saison. À découvrir donc, sous la direction de Thomas Guggeis, qui a créé la production encore récente de Hans Neuenfels.

Mai-juin 2021
Carl-Maria von Weber, Der Freischütz
, (5 repr.) MeS: Michael Thalheimer Dir: Alexander Soddy avec Victoria Randem, Evelin Novak, Stephan Rügamer/Andreas Schager, Falk Struckmann etc…
Un Freischütz c’est toujours à prendre, parce que l’œuvre est rare et difficile. C’est une reprise de la production de 2015 de Michel Thalheimer diversement accueillie. Au pupitre Alexander Soddy, GMD du Nationaltheater Mannheim et ex assistant de Petrenko dans le Ring de Bayreuth. Distribution solide comprenant le Max de Stefan Rügamer, ténor excellent de la troupe de la Staatsoper, qui va étrangement alterner avec le puissant Andreas Schager, deux voix très différentes, presque opposées par le timbre et le volume.  Agathe est Evelin Novak dans une distribution largement puisée dans la troupe. Survivant de la création, Falk Struckmann en Kaspar…

Juin-Juil. 2021
Jörg Widmann, Babylon
, (4 repr.) MeS : Andreas Kriegenburg, Dir : Christopher Ward avec Mojca Erdmann, Susanne Elmark, Charles Workman, Willard White, Marina Prudenskaya
La saison s’achève sur 4 représentations de Babylon, l’opéra de Jörg Widmann, livret du philosophe Peter Sloterdijk créé à Munich en 2012 sous la direction de Kent Nagano.
À Berlin, la production d’Andreas Kriegenburg qui remonte à la saison 2018-2019 (mars 2019) a été dirigée à la création par Daniel Barenboim, et sera reprise la saison prochaine par Christopher Ward, GMD d’Aix la Chapelle, et ex-assistant de Simon Rattle pour le Ring d’Aix et de Kent Nagano lorsqu’il dirigeait Munich. La distribution est sensiblement identique à celle de la première. Seule exception Willard White succède à John Tomlinson comme Roi-Prêtre. Saluons le fait qu’un opéra contemporain soit repris et entre au répertoire.

Conclusions :

À vrai dire, l’impression laissée par cette saison est mitigée. Elle semble moins brillante et moins inventive que la précédente. D’abord nous l’avons souligné, l’impression d’un Daniel Barenboim en retrait, ensuite, certains choix de distribution étranges (l’alternance Rügamer/Schager dans Freischütz non par rapport à la qualité intrinsèque des deux artistes, mais à leur voix complètement différentes sur le même rôle).
D’un autre côté, Berlin fait résolument appel notamment dans les reprises de répertoire, à des jeunes chanteurs, quelquefois tout à fait débutants, y compris dans des rôles importants (Vida Miknevičiūtė à la fois Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten et Salomé, les ténors Freddie De Tommaso, Rame Lahaj dans Traviata, Piotr Buszewski dans Rigoletto, ou David Butt Philip alternant dans Florestan avec Andreas Schager) et surtout à des jeunes chefs, nous avons signalé plus haut Thomas Guggeis, mais nous pourrions évoquer aussi Victorien Vanoosten, Finnegan Downie Dear, Lahav Shani, sans oublier Matthias Pintscher, pas si jeune mais rare à l’opéra qui aborde des œuvres étrangères à son répertoire habituel. Tout cela peut être défendu, d’autant que dans l’ensemble il est plutôt fait appel dans les productions de référence à la jeune génération des chanteurs (voir les Mozart par exemple : qui connaît Gyula Orendt, qui va chanter et Guglielmo et il conte ? C’est pourtant un chanteur qui fut un Zurga remarquable dans Les Pêcheurs de Perles de Wenders lors des premières dirigées par Barenboim, ou un Galveston de grand niveau dans Lessons in love and violence de George Benjamin (à Lyon la saison dernière).
Du positif et du discutable donc.

Mais la situation elle-même à cause du coronavirus est lourde de conséquences sur la saison prochaine : trois productions prévues Cosi fan tutte, Idomeneo, Khovantchina n’ont pas eu lieu ou n’auront pas lieu cette saison : il est fort douteux que les théâtres rouvrent avant l’été, et à supposer que ce soit possible, dans quelles conditions ? Avec quelle distanciation sociale ? Avec quel public pour un opéra international ou un Festival quand le public international ne sera pas dans les mêmes situations sanitaires selon les pays ?
Pour Berlin, c’est déjà le cas pour Cosi fan tutte et Idomeneo, et Khovantchina prévu en juin reste lourdement menacé. D’où l’affichage de ces titres la saison prochaine qui s’ajoutent de facto aux nouvelles productions prévues et que l’on propose sur de très courtes périodes (3 repr. pour Così fan Tutte, exactement comme prévu la saison actuelle (report sine die dans les mêmes conditions ?), 4 représentations pour Idomeneo au lieu de 5 cette saison, mais avec changement de chef et d’Idamante (Rattle pas libre et donc du même coup Magdalena Kožená), avec l’avantage que ces productions étaient prêtes en mars et n’auront pas besoin de longues semaines de répétitions. Pour Khovantchina prévu pour cinq représentations, au lieu des six affichées en juin, c’est un peu différent. Si la production comme c’est à craindre est annulée en juin, elle sera affichée en octobre (mais avec Simone Young et sans Vladimir Jurowski) , à un moment où tout reprendra progressivement, ce qui laisse le temps pour des répétitions en septembre, voire en juin (si c’est possible). Cela permettra-t-il de valider au moins partiellement des billets déjà achetés, de ne pas dénoncer les contrats, autant de questions qui me paraissent légitime de poser, et pas seulement pour Berlin.

C’est à la fois la conséquence de la situation que nous vivons, et aussi du système de répertoire qui permet un appel fort à la troupe, et d’afficher en peu de temps certaines reprises, notamment quand la troupe est bonne, comme c’est le cas à la Staatsoper de Berlin. Ainsi les grands standards sont-ils forcément affichés chaque saison (ce que j’appelle les productions « alimentaires ») et en 2020-2021, il y en aura au moins cinq Tosca, Traviata, La Bohème, Rigoletto, Die Zauberflöte, susceptibles d’attirer du public.

Ne nous berçons pas d’illusions : le monde du spectacle va se relever lentement de la situation inédite et dramatique qu’il connaît actuellement, et les saisons déjà présentées sur ce blog trahissent en creux pour la plupart, les problèmes que les théâtres affrontent actuellement. Il n’est pas sûr qu’au final elles se déroulent comme elles sont annoncées sur le papier. Mais il faut y croire.

Staatsoper, la salle

OSTERFESTSPIELE SALZBURG (FESTIVAL DE PÂQUES): AVIS DE GRAND FRAIS DANS LES PROCHAINES ANNÉES

Beethoven “Symphonie n°9” Karajan B.P.O. (1977 Tokyo Fumonkan)

Un festival né pour les épiphanies d’un dieu nommé Karajan

Dans l’univers des grands festivals européens, le Festival de Pâques de Salzbourg occupe une place très particulière due aux conditions de sa naissance, en 1967, à l’initiative d’Herbert von Karajan. Cette particularité est son lien indéfectible et quasi religieux à son créateur de 1967 à 1989. Le Festival de Pâques de Salzbourg était le lieu régulier des épiphanies du Dieu vivant qu’était Karajan à l’époque (les spectateurs plus jeunes ne peuvent imaginer ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical de ces années-là et le culte dont il était l’objet). C’était aussi le Festival le plus exclusif qui soit, fondé sur l’adhésion à la « Förderung », sorte de ticket d’entrée qui garantissait le droit au Saint des saints. Sans la « Förderung » (droit au mécénat), point de salut pour le spectateur. Le festival vivait exclusivement de ses « sponsors », et jouait chaque année à guichets fermés, malgré des prix stratosphériques. En comparaison le festival d’été (pourtant dirigé par Karajan), c’était Carrefour par rapport à Fauchon.
Le deuxième argument d’exclusivité était l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’outil de Karajan, forgé à son image, l’orchestre chavirant, reconnaissable entre tous, capable de produire les sons les plus éthérés, les plus infimes, les plus charnus, les plus somptueux, qui jouait alors en salle exactement comme au disque.
Et en 1989, Karajan mourut.
Comme les institutions exclusivement appuyées sur le fondateur (cf le Lucerne Festival Orchestra aujourd’hui après la mort d’Abbado), l’Osterfestspiele Salzburg dut se réveiller d’un long rêve qui faisait croire que Dieu était éternel. Et pendant quelques années ce fut le brouillard où Sir Georg Solti, à l’époque considéré comme le second après Dieu (quand on pense comme Solti est aujourd’hui un peu oublié, on croit rêver) fut l’espace de deux saisons (1992-1993) le directeur artistique, puis, l’arrivée d’Abbado aux rênes des Berlinois stabilisa la situation en 1994. Abbado avait été élu en 1989, avait pris ses fonctions en 1991 et avait un peu assis sa direction avant d’arriver à Salzbourg .

Après la mort de Dieu

Claudio Abbado © Cordula Groth

Et ainsi, même avec un Abbado, à l’époque moins adulé qu’aujourd’hui, et même contesté par les veufs et veuves Karajan, le Festival de Pâques de Salzbourg rentra dans une sorte de normalité. Il ne retrouva jamais son aura karajanesque, malgré le prestige et le charisme du chef italien, et malgré un bon nombre de mécènes notamment italiens (La Grappa Nonnino par exemple).
Ce qui ne changea pas, ce fut l’ordonnancement entre les week-ends des Rameaux et de Pâques :

  • Un opéra
  • Un concert choral
  • Deux concerts symphoniques, dont un dirigé par un autre chef.

Ce qui changea en revanche, ce fut non le répertoire symphonique, classique et référentiel, mais plutôt le répertoire d’opéra, plus ouvert et l’appel à des metteurs en scène plus « modernes », Herbert Wernicke, Peter Stein, Klaus Michael Grüber par exemple, qui restaient la fine fleur de la mise en scène, avec des spectacles qui marquèrent comme le sublime Boris Godounov de Herbert Wernicke ou le Wozzeck de Peter Stein. Abbado encouragea aussi l’ouverture à d’autres formes, plus petites, comme les concerts « Kontrapunkte » où les berlinois se fragmentaient en autant de formations de chambre et une ambiance incontestablement un peu plus détendue.
Au départ d’Abbado, Sir Simon Rattle, nouveau directeur artistique et musical, ne changea pas grand-chose, sinon qu’il proposa des décennies après le Ring fondateur de Karajan, un nouveau Ring en coproduction avec Aix-en-Provence (MeS : Stéphane Braunschweig) qui ne resta pas trop dans les mémoires, notamment celles de la mise en scène.
Mais les évolutions, les changements de public, la disparition des chefs divo-charismatiques ont changé de loin en loin le modèle économique d’un festival né comme la propriété quasi-privée du chef fondateur et du public qui le suivait.
Peu à peu, il a fallu aller chercher le public, qui n’était plus captif, et ce n’était pas chose facile.
Abbado avait réussi à stabiliser un public fidèle et voué au chef italien, son départ provoqua une crise : Sir Simon Rattle n’était pas encore divinisé et les concerts perdaient leur caractère exclusif. Les choix des opéras et les distributions, pas toujours heureuses, firent aussi le reste. A part le Ring assez médiocre, de cette période, on garde le souvenir d’un beau Cosi fan Tutte, production de K.E et U. Herrmann avec Cecilia Bartoli.
Crise économique, crise d’identité, le festival de Pâques de Salzbourg avait perdu son caractère exclusif sans rien gagner de neuf ou de stimulant, il restait un rendez-vous mondain sans plus être un rendez-vous artistique qui valait le détour (c’est exactement ce qui frappe le Lucerne Festival Orchestra aujourd’hui : destins parallèles et pour les mêmes raisons).
La question économique ne tient pas aux concerts, mais aux opéras, qui coûtent cher et qui ne sont affichés que pour deux représentations : il faut donc trouver des coproducteurs.
Sous Karajan systématiquement et sous Abbado partiellement, le co-producteur naturel était à Salzbourg le Festival d’été, Festival consanguin dont la coproduction ne nécessitait aucun frais ni de transports ni d’adaptation : même lieu, même salle. Quant au metteur en scène, c’était Karajan soi-même la plupart du temps : dans cette communion musicale il était et le pain et le vin.
Déjà les choses devenaient plus âpres sous Abbado, avec Gérard Mortier, au goût arrêté, et pas forcément ami avec un Abbado qui s’en méfiait beaucoup, mais bon an mal an on s’en est sorti. Mais déjà Otello (production Paolo Olmi) fut coproduit avec Turin, Simon Boccanegra avec Vienne (où l’on peut encore voir la production de Peter Stein), Elektra (production Lev Dodine) avec Florence ; le festival de Pâques dut chercher des coproducteurs à l’extérieur de Salzbourg  et cela se développa (ou pas) à l’époque de Sir Simon Rattle.
Une production d’opéra sans co-producteur à Sazlbourg (comme à Baden-Baden d’ailleurs) suppose que le Festival assume seul les frais, et donc souvent une production aux moyens limités est un spectacle un peu plus cheap.
Actuellement, sous le règne de Christian Thielemann, la solution est assez simple avec les coproductions avec la Semperoper de Dresde, dont le directeur musical est Christian Thielemann : ça aide.

Les crises

Peter Alward ©Franz Neumayr

On aura compris que ce Festival dont les Intendants passent sans qu’on connaisse leur nom dépend en réalité du chef d’orchestre qui en est le directeur artistique; qui connaît dans le grand public Michael Dewitte (avec Abbado et Rattle), Peter Alward (avec Rattle et Thielemann), Peter Ruzicka (avec Thielemann). Pourtant, un scandale financier avec des malversations touchant l’intendant en titre en 2009-2010 éclata qui incite à changer la « gouvernance » de l’institution. Désormais, et c’est important à savoir, la Fondation Herbert von Karajan Osterfestspiele Salzburg (25 %), la ville de Salzbourg (20 %), le Land de Salzbourg (20 %), Salzburger Land Tourismus GmbH (l’office de tourisme) (20 %), Verein der Förderer der Osterfestspiele in Salzburg (l’association des mécènes) (15 %) se partagent la gouvernance du Festival et veillent à sa santé financières et aux retombées…

Toutes ces secousses firent que d’autres sirènes se profilèrent.
A Baden-Baden, il y avait plus d’argent, et après de multiples discussions, la décision tomba : les Berlinois, aux racines du festival de Pâques émigrèrent en Baden-Württemberg, au festival de Baden-Baden, dans son Festspielhaus à l’acoustique douteuse d’un hall de foire du luxe : les Berliner estimaient que les retombées financières étaient insuffisantes pour eux. Cette histoire de gros sous, où le Festival de Baden-Baden en la personne de son intendant Andreas Mölich Zebhauser faisait des offres plus alléchantes, aboutit au départ des Berliner pour Baden-Baden après le Festival 2012, et à l’arrivée de la prestigieuse Staatskapelle Dresden et de son chef Christian Thielemann en 2013. Ainsi donc ce Festival né pour dieu (Karajan) et ses prophètes (les Berliner) avait déjà perdu Dieu, et une vingtaine d’année après, perdait aussi ses prophètes en place depuis 1967. Il devenait un festival parmi d’autres, à un moment où les festivals de Pâques allaient en se multipliant: Salzbourg, Baden-Baden, Lucerne, Berlin, Aix-en-Provence…

L’ère Thielemann

L’arrivée de Thielemann, ex-assistant de Karajan, constitua un peu une filiation par la bande, mais rompit avec les habitudes, avec la crainte que le public du festival ne passe à l’ennemi, à Baden-Baden. Mais les deux institutions ne se ressemblent pas et Baden-Baden, le seul Festival où les places chères partent avant les places les plus abordables, n’a ni la même ambiance, ni le même public : il n’y a pas de grosse fuite des spectateurs. Et le comportement des Berlinois froissa ce public habitudinaire et ritualisé: le passage à Pâques à Salzbourg était en effet une sorte de rite.
Mais d’un côté comme de l’autre aucune des deux entités désormais rivales ne réussit à imposer sur le plan médiatique et artistique une image forte, d’un côté comme de l’autre les productions, certes de grande qualité musicales, ne sont  vraiment convaincantes comme devraient l’être des productions de tels Festivals, avec leur côté exclusif. Et puis, le public capable de payer plus de 400 € une place d’orchestre n’est pas extensible à l’infini.
Bref, ni Salzbourg, ni Baden-Baden ne peuvent aujourd’hui se vanter de résultats mirobolants. Et après cinq ans, on commence à évaluer les résultats de ces changements.

Peter Ruzicka © OFS/Christian Schneider

Or, entre 2020 et 2021 se pose dans de multiples institutions la question de la succession : Munich va changer de mains et passer de Bachler-Petrenko à Dorny-Vl.Jurowski, Vienne change de mains et écarte Dominique Meyer pour Bogdan Roscic. Paris change de mains sans qu’on sache encore dans quelles mains il va tomber, la Scala aussi devrait changer d’intendant en 2020 et à cette grande valse s’ajoute le Festival de Pâques de Salzbourg qui voit le départ de son intendant actuel Peter Ruzicka à qui l’on doit l’ajout annuel d’un opéra contemporain de chambre, une initiative très heureuse.  Quant à Christian Thielemann, on ne sait s’il prolongera son contrat avec Dresde.

 

 

Dresden et après…

Le festival de Pâques de Salzbourg est donc à la croisée des chemins (ce n’est pas moi qui l’écrit c’est le journal salzbourgeois Salzburger Nachrichten), car si le petit monde musical bruisse de la succession de Ruzicka à Salzbourg, c’est que se profile l’arrivée de l’autrichien Nikolaus Bachler, actuel intendant à Munich. Sa personnalité, son passé aussi bien à Munich qu’à Vienne en font une personnalité forte du monde musical germanique. Et avec lui à Pâques, et Hinterhäuser à Salzbourg-Eté le management redeviendrait tout autrichien.
Mais si l’on s’intéresse autant à cette succession, (qui s’est ému de l’arrivé de Alward, ou de Ruzicka par le passé ?) c’est que derrière Bachler, à Salzbourg-Pâques, il faut un chef : c’est en effet le chef (et l’orchestre qu’il représente) qui fait le Festival de Pâques, lui seul compte et c’est la gloire musicale de Christian Thielemann qui a maintenu le public à Salzbourg. Or tout le monde sait que l’arrivée de Bachler, c’est avoir par derrière la possibilité de l’île Petrenko, néo directeur musical et artistique des Berliner en 2019. Comme de son côté Mölich-Zebhauser part en 2019 de Baden-Baden remplacé par Benedikt Stampa, l’intendant très apprécié du Konzerthaus de Dortmund, les cartes peuvent être rebattues.
Il est évident qu’en appelant Bachler, le conseil de surveillance du festival de Pâques de Salzbourg espère dans un futur proche un éventuel retour à Salzbourg des Berliner, dont  bien des membres n’étaient pas favorables au transfert, ce qui serait une relance médiatique en grand style, parce que dans les valises arriverait Kirill Petrenko, pour un nouveau tandem Bachler-Petrenko. Kirill Petrenko a sans nul doute le charisme musical suffisant pour drainer de nouveau à Salzbourg  les mécènes et les trompettes de la renommée qui vont avec.
Mais ni Thielemann, ni la Staatskapelle Dresden, ni Baden-Baden (qui ne laissera pas filer la poule aux œufs d’or aussi facilement) n’ont dit leurs derniers mots. Mais un couple Bachler – Thielemann suscite de nombreux doutes. On connaît de plus la manière dont Bachler a poussé Nagano dehors à Munich pour imposer Petrenko. Bachler, est-ce la naganisation programmée de Thielemann ?
Ce qui se profile est donc un combat qui doit impliquer les financiers, les mécènes, les politiques, avec un jeu subtil sur les échéances des contrats des uns et des autres: si Bachler, comme tout le monde le dit, est le successeur de Ruzicka au Festival de Pâques de Salzbourg, un avis de grand frais à tous les niveaux se profile.

Nikolaus Bachler et Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

FESTIVALS DE PÂQUES: SALZBOURG et BADEN-BADEN, QUEL INTÉRÊT? QUEL ENJEU?

Salzbourg

Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 45 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.

Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.

Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) qui est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée. En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.

Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkte, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.

Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel  Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.

À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).

Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?

Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.

Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, aussi musicale d’ailleurs, et plus récemment liée à la musique contemporaine, mais le lieu est aussi une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous, ce qui profile différemment la ville. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, un peu plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car le Festival de Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas le Festival de Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et  quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.[wpsr_facebook]

Baden-Baden

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par SIR SIMON RATTLE (MOZART-BEETHOVEN), avec Mitsuko UCHIDA, piano

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus

Wolfgang Amadé Mozart: Concerto pour piano en mi bémol majeur KV 482
Mitsuko Uchida (piano)
Berliner Philharmoniker
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Ludwig van Beethoven: Symphonie n°9 en ré mineur op.125
Genia Kühnmeier (soprano), Sarah Connelly (mezzosoprano), Steve Davislim (ténor) et Florian Boesch (baryton basse)
Choeur Philharmonique de Prague (Direction Lukáš Vasilek)
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Je ne vais pas pinailler sur la perfection, c’est le seul mot qui vaille quand on écoute les Berliner Philharmoniker. La petite harmonie des berlinois, c’est le paradis redescendu sur terre : rien à dire ni à faire, admirer seulement un ensemble fait de solistes internationaux, Schweigert (Basson), Pahud (flûte), Ottensamer(clarinette) Mayer (Hautbois): à eux quatre, on ne saurait faire de quartier, ils se prennent d’ailleurs la voix avec des regards malicieux l’un vers l’autre, mais c’est l’ensemble des bois qui stupéfie.
Sir Simon Rattle les a placés dans le concerto de Mozart directement au contact avec le piano, juste là où habituellement on voit les cordes (violoncelles en général), en rejetant les cordes sur les côtés. C’est que ce Mozart-là installe un dialogue de proximité, un système d’écho entre les cuivres et les bois largement sollicités dans l’introduction (basson, flûte, clarinette) puis le piano, comme une sorte d’ensemble de chambre isolé dans l’orchestre. La longue introduction avant l’entrée du piano fait place aux cors d’abord, puis aux bassons, dialoguant avec cordes puis flûte et clarinette. La brutalité avec laquelle on entre en musique et la relative sécheresse du son fait pencher vers une interprétation plutôt baroquisante. En tous cas, ce début à la fois net, moins lyrique qu’énergique, scandé par les timbales est vif, soutenu, et le son de l’orchestre à l’effectif réduit est plein, presque ciselé. Une vraie petite symphonie dans le concerto, qui rappelle par écho certaines phrases des Nozze di Figaro contemporaines. Le piano se glisse alors avec une singulière souplesse, un incroyable raffinement comme une voix délicate et entame un dialogue ombré avec l’orchestre (bassons d’abord, puis cordes). Après un premier mouvement rythmé et cette couleur qui tire vers le baroque, le début du deuxième mouvement (andante) à l’orchestre (cordes) me renvoie irrésistiblement à Gluck et Rattle sait vraiment ici installer une ambiance : on comprend le dialogue très étroit des bois et vents avec le piano d’une infinie délicatesse et d’une douceur fluide, et cette proximité fait naître une intimité de salon musical qui se respire tout particulièrement ici : la flûte de Pahud est phénoménale, et lui répond en clin d’œil la clarinette d’Ottensamer, en un ensemble d’une indicible poésie, avec des sons à la fois subtils, retenus, presque nocturnes.

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus

D’où la rupture avec le troisième mouvement, rythmé, joyeux, qui se lit au visage même de la soliste, qui frappe encore par la légèreté du toucher, en un rythme de rondo où cette fois l’orchestre s’affirme (encore ces bois !!). Le dialogue entre l’orchestre et le soliste est sans scorie aucune, avec une homogénéité, et une fluidité dans les reprises de voix qui frappe, et où l’orchestre sait alléger jusqu’à l’impossible. Il en résulte un magnifique moment d’harmonie, où l’orchestre et le piano produisent un son presque fusionnel, en ces faisceaux dialogués, presque choraux du chant mozartien. Ce concerto est à la fois intérieur (l’andante) et particulièrement joyeux (1er et dernier mouvement) et ce qui frappe c’est le rôle déterminant de la flûte et surtout de la clarinette, et la manière dont les instruments sont mis en avant, mis en dialogue presque soliste avec le piano. Enfin, Sir Simon Rattle m’a toujours intéressé dans ses interprétations du XVIIIème siècle, que ce soit Rameau (je me souviens de Boréades somptueuses à Salzbourg) ou Bach (les Passions avec la complicité de Peter Sellars), Haydn, et bien sûr Mozart ; j’avais beaucoup aimé notamment son Cosi fan tutte à Salzbourg (avec une belle production des Hermann), un peu moins sa Zauberflöte, mais son approche de ce répertoire me séduit plus que son approche du XIXème siècle.

9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus
9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus

Et c’est la question posée par cette 9ème symphonie de Beethoven, une des masses de granit du répertoire, qui prend tout son sens dans un Festival comme Baden-Baden, apte à remplir l’immense salle du Festspielhaus. J’avoue par ailleurs que la « Neuvième » n’est pas ma préférée des symphonies de Beethoven, même si en ces temps détestables où se réveillent les  haines absurdes et les petits égoïsmes des hommes, on a besoin de ce texte, on a besoin de cette musique, on a besoin de l’humanisme plus que du religieux, et de croire que la joie et l’amour peuvent faire taire les abrutis, les sauvages et les fanatiques.
On ne reviendra pas sur l’orchestre phénoménal, c’est un truisme : mais dans le cas de ce type de phalange, on se demande quelquefois si le chef sert à quelque chose, s’il ne se contente pas de suivre ses musiciens notamment dans un répertoire où ils n’ont rien à prouver et peut-être rien à apprendre…
Mais si, on va y revenir, car c’est quand même l’essentiel. On l’observe donc cet orchestre très rajeuni, de plus en plus féminisé, avec ses cordes incroyablement chaudes et soyeuses, avec ses bois magiques (Albrecht Mayer s’est rajouté à Ottensamer et Pahud dans le Beethoven), avec cet engagement dans la musique en partage qui en fait une phalange unique. La clarté du son, la lisibilité de chaque pupitre est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, même dans cette salle à l’acoustique discutable (moins bonne qu’à Salzbourg, qu’ils ont hélas laissé). Le son de l’orchestre est à tomber, mais ce qu’on entend dans ce Beethoven n’est pas autre chose que le son de l’orchestre, car l’approche reste à la fois « classique » et assez descriptive, pour tout dire sans supplément d’âme. Une exécution qui n’est pas un vrai moment.
Le deuxième mouvement cependant m’est apparu plus vif, plus vivant, plus animé au sens fort, avec un rythme et une fluidité qui lui donnent une vraie couleur presque printanière, une tonalité pastorale qui sans nul doute séduit, là encore les bois (le dialogue Schweigert-Mayer !) éblouissent comme dans un concerto pour bois et orchestre, avec des sons qui s’atténuent progressivement à la Cherubini (car Beethoven connaissait son Cherubini et le cite…) en une ineffable douceur.
C’est presque paradoxal, mais le troisième mouvement (adagio molto e cantabile) merveilleusement exécuté , m’est apparu un peu plus démonstratif, plus démonstratif que ressenti, et donc un peu extérieur, comme si le son était mis en scène, que la musique était en vitrine en quelque sorte, malgré d’ineffables beautés (évidemment, Beethoven + Berliner…).
La même impression prévaut lors du dernier mouvement, où tout est merveilleusement en place mais ne produit pas l’émotion attendue, comme une machine bien huilée, mais qui resterait une machine. Simon Rattle est incomparable dans la mise au point, dans la préparation pointilleuse des équilibres sonores : une redoutable précision, mais souvent la conséquence en est l’impression que les choses sont fixées sans toujours donner la liberté de jouer à l’orchestre, et donc l’impression d’un jeu sous verre.
Les quatre solistes (Pavol Breslik malade était remplacé par Steve Davislim) ne me sont pas apparus tous au mieux de leur forme. Les parties sont brèves mais éminemment difficiles et tendues : Beethoven écrit pour les voix en ne les épargnant jamais, Florian Boesch, chaleureux et élégant, Genia Kühmeier moins en forme qu’à d’autres occasions avec quelques sons métalliques, Sarah Connolly comme toujours impeccable de contrôle et de souci de la fluidité des mots, mais est-ce son univers ? Steve Davislim un peu en retrait (la voix n’est pas grande) mais sensible, juste, vaillant et particulièrement engagé. Et le chœur (Choeur Philharmonique de Prague dirigé par Lukáš Vasilek) m’est apparu un peu plus lointain et moins éclatant (en tous cas, quelle différence avec l’éclat celui de celui de la Radio bavaroise entendu l’avant veille et dans Beethoven à la fin de la même semaine). Je pense aussi que l’acoustique de la salle entrait pour beaucoup dans l’impression d’ensemble, et que les voix dans cet immense vaisseau enveloppées par le son de l’orchestre avaient quelquefois un peu de mal à émerger.

Ainsi il y a des concerts qui inexplicablement ne laissent pas totalement satisfaits, alors qu’il y a tous les ingrédients pour en faire un moment d’exception. C’est un peu le cas de cette soirée, les Berliner Philharmoniker dans leurs œuvres, un magnifique concerto de Mozart avec Mitsuko Uchida en soliste, et une IXème symphonie de Beethoven pas totalement convaincante. Une fois de plus, je crains de passer pour l’enfant gâté, à moins que ce soir-là quelque chose ne me soit passé largement au dessus du cœur. Au moins pour Beethoven, plus lointain qu’un Mozart qui fut exceptionnel. [wpsr_facebook]

Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus
Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 22 MARS 2016 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en sc: Mariusz TRELIŃSKI)

Acte I ©Monika Rittershaus
Acte I ©Monika Rittershaus

Il y a une histoire de la relation de Tristan und Isolde aux Berliner Philharmoniker depuis la deuxième guerre mondiale et notamment depuis Karajan. Karajan à l’aube des années 70, Abbado au crépuscule du siècle (1998 et 1999) et maintenant Rattle au début du XXIème siècle vont alimenter l’histoire de la lecture de l’œuvre par les berlinois : chacun a apporté un vrai point de vue, et à chaque fois l’orchestre de Berlin a stratifié ces lectures par des traces sonores qu’on a encore très vivantes et fortes. L’enregistrement Karajan a marqué, parce qu’il a toujours fait discuter. Il existe des traces radio du Tristan berlinois d’Abbado qui n’en doutons pas vont un jour ressortir des archives (tout comme son Parsifal) et qui, par son acte II notamment et par les harpes finales de l’acte III, remet quelques pendules à l’heure. Ce qui ressort de Rattle, c’est d’abord la mise en valeur de l’orchestre, à vrai dire époustouflant. On a rarement atteint tant de clarté, tant de chair, tant de transparence aussi. Karajan se (et nous) noyait dans une ivresse sonore jamais reproduite depuis, Rattle ne nous noie pas, mais nous fait flotter sur un océan harmonique, fait de détails si pointus qu’ils étonnent, comme émergés d’une partition qu’on croyait connaître et qui révèle encore des constructions multiples et foisonnantes, abyssales mêmes. L’auditeur en reste stupéfié et frappé.
Le chef britannique s’intéresse aux détails les plus minimes, met au point d’une manière maniaque une mise en ondes sonores qui laisse rêveur, et donc la somptuosité de l’orchestre secoue. Et ainsi son Tristan est présent, puissant, charnu, rutilant même quelquefois (un peu trop ?), en une interprétation soucieuse de mise en relief de la partition, avec ses modulations, ses contrastes de volume, sa présence, grâce à un orchestre au sommet dont les bois notamment sont à dire vrai inhumains dans leur perfection, sans parler des cordes et notamment des violoncelles et contrebasses.

Oui, ce Tristan commence par l’orchestre, inouï, stupéfiant, historique. Par l’orchestre que le chef ne cesse de mettre en valeur, mais qui et c’est presque paradoxal, ne propose pas cependant de lecture neuve de cette partition si fréquentée par les théâtres et par les grands chefs. L’interprétation reste académique, au bon sens du terme, classique, au bon sens du terme : rien de neuf, mais une perfection formelle telle qu’elle devient presque un modèle pour les classes, un modèle pour les académies, une interprétation statufiée telle qu’en elle-même l’éternité pourrait la changer. On n’est ni dans une danse de la mort comme chez Abbado, ni dans la lente et fascinante progression bernsteinienne, ni dans la profusion sonore kleibérienne ou l’énergie d’un désespoir à la Barenboïm (j’en reste aux Dieux de mon Panthéon personnel). Rattle ne s’attarde pas sur le son, à la manière d’un Thielemann, mais ouvre une boite de Pandore infinie avec une sorte de modestie personnelle qui le dissimule derrière les splendeurs de l’orchestre.
Car la question du beau est bien centrale dans l’analyse de ce Tristan. De la part des Berliner Philharmoniker et à ce niveau d’exécution, le beau est le « nécessaire basique», mais une exécution de ce niveau réclame peut-être autre chose : le beau est l’attendu, mais à part cette foule de détails révélés qui ajoutent à notre connaissance de l’œuvre et à la stupéfaction permanente dont elle est l’objet à chaque exécution, il n’y a pas de « propos ».

Acte II, sc.I : Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus
Acte II, sc.I : Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus

En terme d’interprétation, de regard sur l’œuvre, de point de vue, d’originalité, il reste donc un peu de frustration car on ne trouve pas dans cette exécution, si « belle » soit-elle, de quoi nous ouvrir vers d’autres possibles musicaux. L’exécution correspond à l’attendu dans sa perfection formelle, mais peut-être pas à l’espéré dans ses possibles interprétatifs.
Je sens le lecteur agacé par mon analyse d’enfant trop gâté, mais à quoi servirait ce blog s’il se contentait de servir la soupe ? J’ai toujours considéré Sir Simon Rattle comme un très grand chef, voire un inventeur dans certains répertoires, dans le répertoire français par exemple, ou britannique et américain dans lequel il n’est pas égalable aujourd’hui, mais pas dans Wagner, ni dans le grand répertoire germanique romantique et post romantique.
Dans ce Tristan, il valorise une lecture plutôt pathétique de l’œuvre (il est en accord avec la mise en scène qui refuse à l’histoire de Tristan une valeur de tragédie), marquant avec insistance les moments les plus urgents, qui sont même souvent abordés avec un volume un peu excessif : on n’est pas dans une lecture philosophique, ni dans une lecture abstraite, ni dans une métaphysique de l’œuvre mais dans une lecture plus psychologique qui laisse la place aux déchirures individuelles, aux drames intimes des personnages.  Tristan vu comme drame romantique, presque comme mélodrame, et non comme tragédie universelle.
Et notre oreille complaisante d’éternelle midinette accueillera sans doute le pathos avec une certaine satisfaction. Mais le pathos, c’est ce qu’on ne garde jamais dans les souvenirs.

Dans cette optique, le chant peut se déployer avec des couleurs variées. Le britannique Sir Simon Rattle a choisi une distribution de protagonistes essentiellement non germaniques: Sarah Connolly, Stephen Milling, Stuart Skelton, Eva-Maria Westbroek et c’était pour beaucoup des prises de rôle : une distribution neuve pour un festival est toujours un élément excitant, et une prise de risque intéressante, de cela on doit vivement remercier. Quel intérêt d’aller dans un festival pour retrouver les mêmes que sur les scènes en vue : pour cela il suffira d’aller au MET l’an prochain où nous attendront René Pape, Nina Stemme et Ekaterina Gubanova dans la même mise en scène et avec Sir Simon Rattle dans la fosse.
Choisir le risque, c’est aussi assumer les erreurs de casting ou les décalages : Sarah Connolly est une non-Brangäne valeureuse, douée d’une diction impeccable, qui aborde le rôle en musicienne, mais en projection et en style, nous n’y sommes pas, il manque une véritable couleur dramatique, comme dans les « Einsam wachend in der Nacht…habet Acht » et le second « Habet Acht » du deuxième acte, où la voix manque de corps et ne réussit pas à s’imposer, cette présence vocale forte, en dépit de notables qualités d’une artiste bien connue et appréciée, manque une peu dans l’ensemble de l’oeuvre. Sarah Connolly, une des artistes les plus prisées dans le répertoire baroque, abordait là un tout autre univers, elle n’est pas encore bien installée dans Brangäne, et pour l’instant le rôle n’apporte rien de plus à sa (flatteuse) réputation.

Michael Nagy était Kurwenal. Une prise en rôle pour un chanteur bien familier du grand répertoire, c’est un notable Heerufer de Lohengrin, un Wolfram éminent. Il a été un magnifique Stolzius dans Die Soldaten à Munich. Bref, un chanteur aux qualités multiples (il est aussi un bon chanteur d’oratorio) et toujours intéressant. Dans Kurwenal, il semble avoir quelque difficulté à projeter au premier acte, où la brutalité du rôle ne lui convient pas et où la voix est quelquefois un peu couverte. Au troisième acte au contraire, il est dans son élément, plus poétique, plus intérieur : la palette des couleurs peut s’ouvrir avec une émission et une diction qui font de ses premières répliques quelque chose qui rappelle l’univers du Lied. Nagy est décidément un chanteur intelligent et raffiné, il pourrait être un Beckmesser de choix. Une belle prestation qui ne déçoit pas dans l’ensemble, même si ses qualités seraient sans doute plus mises en valeur dans l’autres rôles.
Stephen Milling est Marke, tout en blanc comme le Pinkerton des familles dans cet univers de marins un peu américanisés qu’installe le metteur en scène Mariusz Trelinski (en préparation de la présentation au MET ?). Ce chanteur valeureux, mais à la personnalité pas toujours marquée, se montre ici un Marke remarquable. Sans être une basse profonde, il montre un chant incarné, bien projeté, puissant, à la diction parfaite, et avec une jolie palette de couleurs, très expressif. On connaît bien ce chanteur, souvent sans reproche au niveau musical – il a chanté Marke sur toutes les scènes- mais quelquefois un peu en retrait du point de vue scénique, il est ici pleinement dans le rôle, dans une sorte de simplicité naturelle, sans jamais forcer et la prestation est remarquable.

`Les rôles moins importants sont bien tenus, notamment Thomas Ebenstein, le « Hirt » (berger)  au début du troisième acte, à la voix bien marquée, très claire, bien projetée et énergique, plus affirmée que dans le Junger Seeman au premier acte. Quant à Melot, il est bien défendu par Roman Sadnik. C’est un rôle ingrat, peu mis en valeur (et pour cause, c’est le traître) et il est souvent distribué de manière moyenne. Ce n’est pas le cas ici, la voix est claire, et se note.

`

Acte I: je t'aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I: je t’aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Stuart Skelton est Tristan, une prise de rôle qui attisait la curiosité. Disons-le tout de suite, ce n’est pas un Tristan à la voix qui telle l’ouragan écarte tout sur son passage. Et c’est ce qui justement en fait le prix : Skelton est un Tristan lyrique plus que dramatique, émission soignée, diction impeccable, clarté de la voix exemplaire : on comprend tout, on entend tout pas tant à cause du volume mais plutôt du style et de la technique. Il y a beaucoup de poésie dans cette manière de chanter. Et donc, on peut dire que c’est une jolie surprise, et qu’il assume le rôle. Certes, la voix n’a pas toujours la puissance dramatique habituelle et elle fatigue, notamment dans les tensions du troisième acte. Dans une salle aussi favorable pour les voix que Bayreuth, il serait sans doute plus à l’aise que dans l’immense vaisseau de Baden-Baden. Il reste que même là, il réussit à émouvoir et à proposer un Tristan inhabituel, au chant quelquefois proche de la cantilène et vraiment attachant. D’autant qu’il n’y pas un seul Tristan aujourd’hui qui soit un véritable Heldentenor, même pas Stephen Gould qui est la référence aujourd’hui.

Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Enfin Eva-Maria Westbroek, qui devait chanter Isolde à Bayreuth puis qui a renoncé chante le rôle de mieux en mieux à mesure qu’avance la représentation. Elle aussi est une voix plus lyrique (spinto bien sûr) que dramatique pour mon goût. C’est une belle Sieglinde, une magnifique Cassandre. Est-ce une Isolde ? Elle arrive au bout du rôle, avec des aigus et suraigus difficiles et métalliques à la limite de la justesse au premier acte et des graves détimbrés. C’était même un peu inquiétant car seul un registre central riche et charnu la rendait convaincante. Le début du deuxième acte n’est pas arrivé à convaincre non plus ; mais le duo d’amour avec un Skelton élégiaque a fonctionné, et par rapport à la voix du ténor avec une fusion assez magique, et aussi en soi, avec un lyrisme, un allant, un engagement qui n’appellent que des éloges. Même conviction au troisième acte, peut-être encore plus dans sa première intervention Ha! Ich bin’s, ich bin’s, süssester Freund! Où elle montre un engagement peut-être plus tendu et émouvant que dans le Mild und leise proprement dit. Dans sa première intervention, elle arrive à donner des couleurs très variées, avec une urgence éperdue. Et toutes les notes passent. Ce qui donne à son « Mild und leise » une humanité extraordinaire et presque une authentique émotion, au-delà de certains éléments techniques, et même si la note finale « Lust» est tenue en filé, et très légèrement savonnée. Elle est aidée par un orchestre formidable qui la soutient, mais qui ne donne pas aux dernières mesures la suspension que donnait un Abbado par exemple (pour parler du même orchestre). D’autres Isolde sont plus convaincantes, mais sans être l’Isolde du moment ni je pense du futur, elle est une Isolde présente. Je pense que dans la salle de Bayreuth elle-aussi eût été plus à l’aide avec une voix qui serait mieux passée. Il est dommage qu’on ne l’y voie pas. Plus généralement je crains un peu qu’elle se perde dans la fréquentation de répertoires divers : Isolde, Sieglinde, Santuzza, Manon Lescaut, Minnie, Desdemona, Wally, Jenufa, Katia Kabanova, Maddalena di Coigny sont des rôles très différents et pas forcément adaptés à sa voix actuelle, ce qui peut être dangereux. À ce jeu, une Cheryl Studer y a laissé une voix qu’elle avait splendide.

Soleil noir ? ©Monika Rittershaus
Soleil noir ? ©Monika Rittershaus

Scéniquement, le travail de Mariusz Trelinski me laisse perplexe. Je suis sorti agacé de la représentation, parce que j’y ai vu une production faussement moderniste, un habillage, pour des options finalement assez banales, ou empruntées : les vidéos (signées Bartek Macias) , dans leur rapport à la scène (bateau dans la tempête, mer houleuse ou démontée, mouettes, soleil noir de la mélancolie – selon les dramaturges du spectacle) font penser (ou référence ?) au travail de Sellars et Viola, le lit d’hôpital au 3ème acte, ressemble beaucoup à celui de Marthaler. Ce sont deux productions très axées sur le monde mental des individus, sur leur affectivité, sur les déchirures, mais très hiératiques. Certes, les besoins des coproductions imposent de travailler en direction de publics très divers. Le public américain n’a pas la même relation à la scène que le public européen par exemple, et la scène polonaise théâtrale est bien plus avancée que d’autres scènes européennes. L’impression prévaut d’options finalement peu dérangeantes, destinées à plaire à tous. Non que je désire par force être dérangé ou bousculé, mais on connaît mon goût pour les mises en scènes qui posent clairement une problématique et qui proposent des axes de lecture. Tout me semble dispersé ou anecdotique : fallait-il qu’Isolde ait la cigarette au bec ? fallait-il qu’à la fin elle s’ouvre les veines pour justifier faire de la Liebestod un « banal » suicide, dans une sorte de réalisme bien discutable. À ce jeu, l’Isolde aux stigmates de Chéreau était autrement plus forte.
Mon premier problème avec cette production, c’est le décor, assez chargé, multiple, notamment au premier acte. Salon, bureau, coursives, pont supérieur, passerelle, où on monte et on descend et où les personnages sont dispersés. Un décor qui devient presque trop anecdotique lui aussi. Qui surcharge sans nous apprendre plus de l’histoire. Fallait-il aussi trois décors pour trois scènes à l’acte II, une sorte de tour de contrôle mirador, la même retournée, et un salon obscur ?

Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le troisième acte reste plus concentré sur un seul espace, parce que l’espace en l’occurrence, c’est d’abord l’espace intérieur de Tristan, et c’est un peu plus clair.

Mariusz Trelinski et son décorateur Boris Kudlička veulent évidemment un espace sans chaleur, métallique, vaguement inquiétant parce que guerrier. Ce n’est pas d’ailleurs le fait qu’on ait un navire de guerre au premier acte qui soit dérangeant : c’est cohérent avec l’histoire, c’est surtout cette déperdition inutile dans le détail, les écrans radars verts, projetés dès le prélude, et à chaque acte, la passerelle de commandement ultra moderne et sa version terrestre à l’acte II, le divan sur lequel dort Isolde (on lui donne un salon parce qu’il n’y sûrement pas de cabine), comme une invitée de dernière minute à qui l’on n’a pas trouvé de couche, ou le revolver Tristan et Isolde s’échangent. Il y a quelque chose de cinématographique dans ce réalisme agressif, alors qu’il n’y pas moins cinématographique, ni plus théâtral que Tristan, dans sa concentration et son essentialité.

Acte II, duo d'amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II, duo d’amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le seul élément cohérent et juste, c’est la présence permanente de la nuit, thème central du duo du 2ème acte, une nuit oppressante, avec ses lueurs et ses phares : des projecteurs qui aveuglent et qui cachent plutôt qu’éclairer : un jeu d’ombres qui devient menaçant notamment au 2ème acte. Les lumières (de Marc Heinz) dans cette ambiance uniformément nocturne, ont donc une particulière importance, notamment le vert un peu glauque qui est celui des radars, mais aussi des éclairages nocturnes extérieurs, un vert qui ne cesse de rappeler un monde de nuit et de brouillard. Il n’y a pas de lumière apaisante mais sans cesse des lumières glaciales, violentes ou rasantes, diffuses ou coupantes, qui ne laissent jamais indifférent voire qui dérangent.

Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus
Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus

Voilà pour l’ambiance, volontairement concrète et menaçante, une ambiance qu’on aimerait fuir.
Fuir, c’est bien ce qui occupe l’âme de Tristan, prisonnier de codes qui l’enserrent, code de l’honneur, code de l’obéissance, code militaire : Trelinski insiste sur le monde militaire et ses contraintes, nous sommes au milieu d’officiers en uniforme (au deuxième acte leurs visages sont dissimulés par des masques argentés, presque comme des restes d’armures), qui ont un rapport agressif et violent à Tristan, frappé, mis à terre, puis dégradé, mais aussi à Isolde, qu’on fait sortir de la salle et qui regarde la scène derrière une vitre. Cela aussi m’a gêné : faut-il tant d’action ? Une fois de plus, l’univers cinématographique s’impose dans cette vision, comme s’il fallait à toute force faire ou montrer quelque chose, alors que par ailleurs le metteur en scène ne fait rien de Marke, qui dans d’autres mises en scène à tort ou à raison est un pivot : chez Chéreau c’était un être profondément humain qui adressait son monologue non à Tristan mais à Melot, ce qui prenait un sens face aux lois de l’amitié et de la fidélité, chez Sellars, il se déclarait à Tristan en amant trahi, chez Katharina Wagner, c’était l’insupportable méchant, voyeur, vengeur, chez Marthaler, il apparaissait dans le pardessus gris d’un dignitaire du Parti local. Ici…rien, il dit son monologue, va de droite à gauche, s’asseoit, se lève, mais rien n’est dit sur lui et sur son être profond. C’est bien l’une des faiblesses de ce travail ne pas vraiment travailler sur les ressorts psychologiques des autres personnages : Kurwenal est dans l’ombre et la mise en scène laisse le chanteur gérer, Brangäne est juste une gouvernante sans même comme chez Marthaler, être une sorte de double réaliste d’une Isolde déjà ailleurs. Comme si la mise en scène ne voulait se concentrer que sur le couple Tristan-Isolde, dans son mystère et ses replis intérieurs, avec des ingrédients extérieurs un peu insistants, comme les costumes (de Marek Adamski) : Isolde en pantalon au premier acte, puis en robe rouge au deuxième et au troisième, rouge passion qui tranche avec le noir ambiant : on a vu la même chose dans La Juive de Py une semaine avant, pour dire l’originalité du choix. Tristan engoncé dans son uniforme (Robert Dean Smith aussi chez Marthaler, mais c’était un uniforme moins rigide), avec ses nombreuses décorations, marin à l’américaine, puis dégradé par ses pairs, Kurwenal en treillis, visiblement très loin et bien plus bas dans l’échelle sociale, Marke tout blanc, comme Brogni dans La Juive. On utilise des codes de couleur où s’identifient l’amour, le pouvoir, la soldatesque, et là aussi, on se demande ..et après ? Tout se passe comme si la représentation était sa propre exégèse, mais qu’au-delà du littéral, rien ne nous était dit.

Acte II, scène III ©Monika Rittershaus
Acte II, scène III ©Monika Rittershaus

Au troisième acte, Trelinski insiste sur l’impossibilité de démêler le vrai du fantasmé : Tristan rêve à Isolde (vidéos), et à la fin, les autres personnages apparaissent à peine, comme des ombres, laissant le couple seul : bataille, intervention de Marke, tout cela semble ouaté, en arrière scène, embrumé et donc il est impossible de déméler jusqu’à la fin la nature même de ce que l’on voit ou que l’on ne voit pas, et quelquefois en contradiction avec la tradition : Isolde arrive quand Tristan est encore vivant, il la voit, lui parle et meurt dans ses bras (à cet égard, la fin la plus terrible était celle de Ponnelle à Bayreuth, qui en faisait vraiment un rêve de Tristan agonisant), là aussi, une sorte de scène de cinéma destinée à mettre en valeur du pathétique.

Acte III ©Monika Rittershaus
Acte III ©Monika Rittershaus

Quand Tristan s’écroule, Isolde s’ouvre les veines. Dit ainsi, on dirait du Giordano ou du Leoncavallo, voire une mort sanguinolente d’héroïne de bel canto, Maria di Rudenz ou autre. Alors bien sûr, la dernière image qui montre Tristan et Isolde assis côte à côte au proscenium, comme image éternelle du couple, alimente l’image mythique. Mais il reste que les choix de mise en scène pour mon goût diminuent l’aspect mythique, voire philosophique de l’œuvre.

En ce sens aussi, la direction très expressive et très appuyée de Sir Simon Rattle correspond bien cette mise en scène anecdotique : même les plus beaux moments (le début où Tristan vient contempler Isolde dormant) deviennent des éléments d’une histoire d’amour qui n’est qu’histoire d’amour. Trelinski a voulu rendre concrets des sentiments, des souffrances, des relations humaines et sociales, quoi de plus évident que ce bateau dans la tempête qui lutte contre les éléments en furie ? quoi de plus évident que ces mouettes qui volent en escadrille dès que le couple chante l’amour ? Le spectateur n’est jamais sollicité sinon pour regarder, jamais pour penser. J’ai souvent cité Brecht en travaillant sur le Regietheater, comme un stimulant pour l’esprit. Ici nous sommes vraiment à l’opposé, dans le cathartique, et même dans l’hypercathartique, et dans une optique de drame, presque de drame bourgeois, à l’opposé d’un théâtre qui chercherait par son abstraction à impliquer l’intellect du spectateur. Sans le vouloir signifier directement, on cherche la tripe, le partage des émotions, et que des émotions, presque – je suis méchant et sans doute excessif – comme dans les mauvais films.

Cette mise en scène a été pensée en fonction d’un public plutôt américain, sensible à une esthétique et à des références que nous n’avons pas dans le théâtre européen. Pourquoi pas ? On a tellement trituré l’œuvre dans tous les sens que cette option est aussi possible. Seulement, elle ne me parle pas. Elle exige aussi une option musicale, où le sublime laisse la place au pathétique. Impossible de faire coller une mise en scène crépusculaire et déchirante à la Grüber (avec Abbado) avec cette option musicale-là. En revanche, il y a une vraie cohérence entre Rattle et Trelinski, et il y a une logique à ce que Rattle dirige au MET la production : on peut ne pas partager l’option, mais saluer un travail cohérent, où ce qu’on voit trouve écho dans ce qu’on entend. Ce n’est pas un « mauvais » travail, loin de là, c’est un travail auquel je n’adhère pas, et qui pour moi est inutile parce qu’il ne contribue pas à mieux répondre aux questions posées par l’œuvre. Tout cela serait à discuter des nuits durant autour d’une Guiness ou d’un Irish coffee, pour rester en Irlande…
Mais quand même…quel orchestre fabuleux ! [wpsr_facebook]

Acte I Prélude ©Monika Rittershaus
Acte I Prélude ©Monika Rittershaus

 

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Sir Simon RATTLE le 13 SEPTEMBRE 2015 (ELGAR: THE DREAM OF GERONTIUS) avec Toby SPENCE, Magdalena KOZENA, Roderick WILLIAMS

Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Edward Elgar manque sans conteste à ma culture musicale. Je fais partie d’une génération où d’Elgar en France le mélomane connaissait exclusivement Pomp and Circumstance, régulièrement intégré à des disques d’extraits classiques célèbres, associé à un autre marronnier de l’époque, Sur un marché persan de Ketelbey., que je n’entends plus aujourd’hui et que tout mélomane débutant trouvait sous l’arbre de Noël pour peu que sa famille essayât de lui suggérer des goûts allant au-delà de la vague yéyé.
L’évolution du marché du disque, la limitation du grand répertoire classique que désormais les maisons de disques et les organisateurs de concerts essaient d’élargir, d’un côté par le baroque, de l’autre en proposant d’autres pistes et d’autres auteurs des XIXème et XXème font qu’on découvre (on devrait dire redécouvre: l’analyste  ne découvre jamais, il redécouvre, comme le lecteur verdurinesque  ne lit jamais, mais relit…). Je le répète souvent (ce doit être l’âge) mais peut-on imaginer qu’en 1980 on ne jouait pratiquement jamais les opéras de Janaček ni ceux de Chostakovitch, on a avait à peine découvert la version originale du Boris Godunov de Moussorgski, puisque jusqu’à 1979 les grands théâtres jouaient la version Rimski-Korsakov, dont nous avons un témoignage somptueux par le Boris Godunov de Karajan.
Dans ce monde ancien fait d’ignorance et d’oublis qui fut celui de ma jeunesse, Elgar ou Britten étaient des produits exclusivement locaux réservés au public britannique, et ne passaient pratiquement jamais le Channel, bien qu’en l’occurrence, le succès de The dream of Gerontius soit venu de la première exécution à Düsseldorf le 19 décembre 1901 sous la direction de Julius Buths (en présence de Richard Strauss enthousiaste) et non de la création à Birmingham le 3 octobre 1900 dirigée par Hans Richter qui avait reçu la partition la veille de la première répétition orchestrale.
Par bonheur, l’élargissement nécessaire des répertoires a fait que d’Elgar les Variations Enigma ont conquis les publics de la musique classique, mais pas The dream of Gerontius, son grand ‘œuvre, oratorio composé au début du siècle sur un texte adapté du cardinal John Henry Newman , qui arrivait le 13 septembre à Lucerne pour la première fois pour conclure alla grande le Festival 2015 .
Il y a dix ans à peine, c’eût été une œuvre jouée par un orchestre britannique lors d’une tournée. Signe des temps, ce sont les Wiener Philharmoniker qui s’en sont emparés, aidés par Sir Simon Rattle : Rattle et les Wiener sont une affiche suffisamment attirante pour se permettre de proposer une œuvre de consommation exclusivement nationale qui n’appartient pas au grand répertoire international. Et de fait le KKL de Lucerne était presque plein, comme souvent pour des concerts choraux, toujours impressionnants ; on se souvient dans cette même salle du succès du War Requiem de Britten, par Mariss Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, une autre œuvre d’internationalisation récente, malgré un succès jamais démenti.
L’oratorio d’Elgar est moins impressionnant, parce que sans doute plus retenu, vu le sujet : Gerontius se voit mourir et interpelle les forces de l’au-delà au seuil du trépas, puis, étant passé de l’autre côté, se retrouve devant le Juge suprême, accompagné par un Ange, et finira pour un temps au purgatoire. Ce récit ressemble aux récits mythologiques de descente aux Enfers, et nous montre au passage que les religions passent et les motifs restent. Belle leçon de relativisme que d’aucuns pourraient méditer.
C’est donc un sujet grave, intérieur, qui est abordé, et un sujet partagé par tous : qu’arrive-t-il lorsque les portes de la mort sont passées? Le sujet, Gerontius (littéralement le vieillard), vit ses dernières heures au début et passe de vie à trépas : la première partie se conclut par l’apparition du Prêtre (Roderick Williams, baryton) qui accompagne de l’autre côté Gerontius agonisant.
On est passé de l’autre côté et la deuxième partie s’ouvre sur l’âme de Gerontius  accompagné d’un ange (Magdalena Kožená, mezzo soprano) qui va se présenter devant le juge suprême, c’est la partie la plus longue qui se conclut par le jugement tant attendu (on le comprend) rapide, expéditif, presque elliptique : Gerontius est envoyé brièvement au Purgatoire (malgré une intervention menaçante des démons) et pourra ensuite profiter du Paradis pour l’éternité.
D’une histoire somme toute banale (cette histoire qui nous attend tous si on est croyant), Elgar a voulu faire une pièce à la fois mystique, évidemment influencée par Bach, mais aussi un peu plus théâtrale (et donc on l’a appelée le Parsifal anglais), même si le suspens est assez mince et que l’intrigue reste sommaire. Il s’agit d’un Weihfestspiel, d’un Festival sacré, qui prolonge la tradition des mystères médiévaux dans une volonté de représenter le sacré, mais aussi de représenter la mort, ou même celle des oratorios romantiques à la Mendelssohn. Le passage de vie à trépas est justement le silence entre première et seconde partie. À la solitude du vivant (Gerontius agonisant), et au cérémonial d’accompagnement symbolisé par le prêtre qui intervient en fin de première partie, fait pendant en deuxième partie la présence de l’ange, qui casse la solitude initiale, comme si en quelque sorte la seconde vie était plus réconfortante que la première, et que l’âme n’était pas seule face à l’angoisse du Jugement comme le mortel l’était face à la mort.
La musique de Elgar est une musique recueillie, très élaborée, avec des niveaux sonores qui composent un tissu tressé avec soin, avec des interventions du chœur sublimes : en est-elle plus émouvante ? J’avoue ne pas avoir été sensible à cette harmonie monumentale, un peu froide pour mon goût et sans vraie élévation. Du moins l’ai-je ressentie ainsi. Une partition complexe, un monument bien construit et avec quelques moments réussis, mais une partition qui ne porte pas l’auditeur, comme Parsifal par exemple peut porter, ou comme une passion de Bach peut contraindre à regarder en soi.

Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Il serait évidemment nécessaire d’écouter cette musique plusieurs fois pour en découvrir d’autres secrets. Il reste que l’exécution pouvait difficilement être plus réussie. Sir Simon Rattle, en bon britannique, en connaît les ressorts et propose un travail millimétré, d’une rare précision, attentif à toutes les inflexions dont il indique le mouvement. Le travail sur le son est prodigieux, sur le dosage des volumes, sur les équilibres entre solistes et chœur dans une salle où il n’est pas toujours facile de travailler les voix. Il est même fascinant de constater comment il donne une direction contenue à l’orchestre, jamais tonitruante, toujours très équilibrée, favorisant l’intériorité.
Les Wiener Philharmoniker je l’espère, enregistreront cette œuvre tant leur son fait merveille, à la fois chaleureux et somptueux, mais en même temps jamais démonstratif et tendant toujours vers le méditatif. Même les cuivres jamais ne se détachent de cette impression d’un son global et velouté avec des moments proprement stupéfiants, comme lorsqu’il accompagne le chœur des âmes du Purgatoire (Bring us not, Lord, very low…come back again, O Lord) ou l’âme de Gerontius (My soul is in my hand) dans une sorte de sorcellerie sonore.

Le chœur, le BBC Proms Youth Choir, dirigé par l”inévitable et remarquable Simon Halsey, rompu à ce répertoire, est absolument magnifique de présence, sans jamais être spectaculaire lui non plus, mais souvent aérien, souvent tendu aussi comme. Vrai personnage du drame, il est le chœur antique qui participe à l’action en la commentant. Là où il m’a séduit le plus, c’est au moment de l’apparition des démons, où l’on entend le Berlioz de la Damnation de Faust et notamment la Course à l’abîme (By a new birth and a an extra grace…).
C’est bien là ce qui m’a frappé : il y a comme un retour à l’antique, mais pas à l’antiquité, à une antiquité revue par la Renaissance, une antiquité lue par Raphaël et les milieux néoplatoniciens. C’est un peu pourquoi j’ai parlé à mes amis d’une exécution préraphaélite. J’ai ressenti non pas un romantisme ou un post romantisme, mais une volonté de se placer bien en amont, dans une renaissance revisitée par le XIXème, mais avec la même rigueur et les mêmes couleurs chatoyantes que celles qu’on peut contempler  ou dans les tableaux de Benozzo Gozzoli ou dans les Loges de Raphael, mais surtout dans les tableaux de Hunt, de Rossetti ou de Millais, antérieurs d’une cinquantaine d’années, mais que cette musique m’a évoqué, à la fois dans sa froideur et sa chatoyance.

Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Au service de cette exécution, trois solistes: le baryton Roderick Williams, un artiste vu à Lyon dans Sunken Garden le printemps dernier, n’a peut-être pas la noblesse de timbre voulue par le rôle du prêtre, il en fait un prêtre un peu trop terrestre; il chantera aussi à la fin l’ange de la mort, élevé auprès de l’orgue (il est pour mon goût meilleur en Ange de la mort qu’en prêtre) accompagné par un orchestre à dire vrai sublime.
Magdalena Kožená est un ange magnifique, la voix est allégée, très attentive à l’expression et à la diction. J’ai souvent exprimé des doutes sur certains des rôles qu’elle a chantés récemment pour applaudir sans réserve cette fois à une prestation à la fois sensible, avec une voix très présente et en même temps allégée de manière surprenante, avec de beaux aigus bien déployés. Son rôle m’a rappelé celui de l’Ange dans une autre cérémonie religieuse qu’est le Saint François d’Assise de Messiaen. Il n’y a pas tant d ‘anges à l’opéra, et celui-ci lui sied bien : elle avait d‘ailleurs pour l’occasion revêtu une robe blanche, très simple et évidemment très en phase. On retiendra des moments vraiment séraphiques comme les alleluia initiaux ou l’extrême légèreté presque impalpable de The eternal blessed His child, ou de l’émouvant Farewell final.

Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Toby Spence enfin  : nous connaissons depuis longtemps cette voix de ténor très claire, voire quelquefois mate, douée d’une superbe technique et d’une diction impeccable. On aurait pu craindre que la voix ne se perde dans cet océan orchestral et choral ; il n’en est rien. Même si la voix de Spence est ténue, elle convient bien à ce personnage de vieillard agonisant puis d’âme de vieillard .
Sir Simon Rattle veille aux équilibres dans une salle qui n’est point sympathique aux voix, et Toby Spence sait doser son volume, et surtout sait poser et projeter sa voix, ce qui est nécessaire vu la longueur de la partie, qui est le rôle principal. Il y a des moments proprement stupéfiants par exemple lorsqu’il prononce de manière si lyrique Then I will speak. Ou dans la partie finale, That sooner I may rise, and go above. Le rôle rappelle par son importance celui de l’évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Bach, à la différence qu’ici nous sommes entre l’oratorio et le Mystère, avec des personnages qui jouent en même temps des rôles, l’œuvre est toujours à la limite entre les deux et je serais curieux de voir un Sellars s’en emparer, ce qui est imaginable vu qu’il a travaillé sur Bach avec Sir Simon Rattle.
En attendant, il y avait de quoi être ravi de ce final grandiose du Festival 2015, exécuté avec un engagement phénoménal, et même si, emporté avec enthousiasme par les musiciens, je n’ai pas été emporté par la musique. [wpsr_facebook]

L'organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

OSTERFESTSPIELE BADEN-BADEN 2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 27 MARS 2015 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Brigitte FASSBAENDER)

Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros...©Monika Rittershaus
Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros…©Monika Rittershaus

Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…

Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)...©Monika Rittershaus
Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)…©Monika Rittershaus

Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.

Début de l'acte II ©Monika Rittershaus
Début de l’acte II ©Monika Rittershaus

L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant  les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) :  la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.

La peinture des personnages ?

Trio final ©Monika Rittershaus
Trio final ©Monika Rittershaus

Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages  souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.

Musica ricca ? 
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne “laisse aller  c’est une valse”…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction,  à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et  sensibilité.

J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant  évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.

Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.

Duo final ©Monika Rittershaus
Duo final ©Monika Rittershaus

La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]

La présentation de la rose © Monika Rittershaus
La présentation de la rose © Monika Rittershaus

 

 

 

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: DE LA MAISON DES MORTS (Z MRTVÉHO DOMU) de Leoš JANAČEK (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin): l’aigle. Prod.2011 © Monika Rittershaus

Le débat est infini : la mise  en scène est-elle une œuvre d’art et à ce titre, cette œuvre éphémère et fragile mérite-t-elle d’être conservée ? Les mises en scène d’un opéra ou d’une pièce de théâtre survivent-elles à leur auteur ?
Patrice Chéreau a été clair là-dessus : il a toujours refusé les reprises de ses spectacles qu’il ne supervisait pas. Et d’ailleurs, ceux qui ont vu ses spectacles savent que le plus souvent, il assistait à toutes les représentations alors que l’usage veut qu’après la première, le metteur en scène s’en aille vers d’autres cieux.

Ainsi donc, voilà en cause aussi bien l’Elektra de la Scala la saison dernière (mais avec l’essentiel de l’équipe de la création à Aix qui avait travaillé avec Chéreau) et cette reprise de De la Maison des Morts avec quelques autres chanteurs que ceux de la création à Aix, mais aussi une distribution un peu différente de la première présentation à Berlin d’octobre 2011.
C’est la question de l’opéra de répertoire : que reste-t-il d’un travail lorsque le metteur en scène n’est plus là pour régler les choses, et même si dans ce cas précis la présence depuis la création à Aix et à chaque reprise de Thierry Thieû Niang garantit une continuité.

Le cas Chéreau n’est pas unique, certaines mises en scène de Wieland Wagner ont survécu dans des théâtres bien après la disparition de leur auteur et on joue encore au Berliner Ensemble La résistible ascension d’Arturo Ui, dans la mise en scène d’Heiner Müller (1995) il est vrai avec encore Martin Wuttke dans le rôle titre.
Certains disent qu’il ne reste que des traces d’un travail commencé dans le cas qui nous occupe avec Pierre Boulez à Aix, et très marquant musicalement (le travail de Boulez avec Chéreau ayant une valence toute particulière étant donné leur histoire en commun) repris à Milan avec Esa Pekka Salonen, et à Berlin avec Simon Rattle, trois personnalités très ouvertes au travail théâtral, mais musicalement très différentes.
J’avoue qu’en la matière mon cœur balance: d’une part je partage l’option de Patrice Chéreau, qui protège une sorte de copyright, et plus encore, la nature de l’œuvre « mise en scène », éphémère et inscrite dans l’instant et qui bouge tout le temps, y compris si Chéreau est dans les coulisses, mais d’autre part, l’enseignant qui est en moi pense à la transmission d’un patrimoine et même si vidéo et CD conservent le témoignage du travail original, ils font du spectacle en boîte dans une fixité qui en éloigne la vie même, au contraire de la présence dans un théâtre, même en ne voyant que ce qui reste du travail et de l’œuvre, qui reste vraiment irremplaçable, je l’ai vérifié aussi bien avec Heiner Müller que Giorgio Strehler ou d’autres. Même si l’Arlecchino de Strehler vu à l’Odéon dans les années 70 reste une référence et un souvenir indépassable, les quelques quinze représentations vues au long de ces 30 dernières années, y compris après la disparition de Strehler, ont toujours été source de plaisir et de méditation, mais surtout source d’émotion. Elles rappellent combien Giorgio Strehler dont on parle moins aujourd’hui fut grand. Il fut d’ailleurs un des maîtres de Chéreau…
Ainsi, certes, le spectacle vu à Berlin n’a peut-être plus la rigueur des origines, mais il reste fort et fascinant, et ce qui le fonde est encore bien vivant et vibrant.
Alors, en 2017-18, quand ce spectacle viendra à l’Opéra de Paris, il faudra aller le voir, évidemment ! que dis-je ? il faudra s’y précipiter !
Simon Rattle n’est pas mon chef de prédilection, surtout dans le répertoire allemand romantique et post romantique. Mais c’est un chef que j’apprécie dans d’autres répertoires (XVIIIème, répertoire français, musique américaine, un certain XXème siècle mais pas Stravinski), et notamment dans Janáček. Son approche est moins tragique que celle de Boulez, moins délicate (moins moussorgskienne) que celle d’Abbado (écoutez son enregistrement DG), moins contrastée que celle de Salonen, mais plus rutilante, plus éclatante, je dirais presque puccinienne (au bon sens du terme, vu que Janáček aimait bien Puccini). Elle fouille et interroge la partition, elle met des éléments en relief qu’on n’entend pas ailleurs, elle envahit l’espace sonore (réduit) du Schiller Theater mais sans écraser. Néanmoins, dans un espace relativement intime, la présence orchestrale est forte, et couvre quelquefois un peu les chanteurs. Il reste que j’avoue avoir été séduit par ce soin apporté à la couleur : l’interprétation de Rattle est très colorée, chaleureuse, sans doute inhabituelle dans ce contexte gris voulu par Chéreau : la couleur est dans la musique. L’orchestre (la Staatskapelle Berlin, l’orchestre de Barenboim) sonne magnifiquement, les cuivres sans aucune scorie, c’est un orchestre de grande qualité avec d’ailleurs de très bons solistes (Wolfram Brandl par exemple) sans oublier le très bon chœur de la Staatsoper, (dirigé par Martin Wright).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Si Boulez avait souligné le rugueux d’une partition qu’il appelait primitive, Rattle arrondit les angles, fait de la musique quelquefois même un peu trop jolie pour ce travail de mise en scène : Boulez était dostoïevskien (qui est aussi la référence de Chéreau : revenir au texte), Rattle se laisse plus aller au son et à sa chatoyante magie, mais Dieu que c’est beau. Boulez a le sens du tragique, il a la ligne grise et douloureuse des murs de Peduzzi dans l’œil. Pas Rattle, qui préfère trouver dans cette explosion sonore et colorée une autre poésie, plus expression du rêve des âmes que de la clôture des destins.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus

C’est évident, criant, voire sublime lors du 2ème acte où la pantomime est un pur moment suspendu, sans rien du grotesque ou du cruel qu’elle pourrait revêtir. Rattle nous renvoie à des pépites de beauté. Il y a de l’espérance dans cette interprétation.

Le fait de ne pas voir le chef (la fosse est profonde) est plutôt un avantage pour se concentrer sur la mise en scène (Bayreuth sans l’auvent en quelque sorte). Et le plateau réuni est très homogène à défaut d’être éblouissant. L’œuvre exige moins des vedettes qu’une vraie homogénéité vocale car il est difficile, impossible même, de déterminer un rôle principal.
Ce n’est pas l’opéra de Janáček que je préfère, l’œuvre (créée en 1930) est puissante par le sujet, très évocateur et assez prémonitoire de ce qui se passera chez Staline (et ailleurs) quelques années plus tard,  mais dramaturgiquement moins théâtrale que d’autres comme Katia Kabanova, Jenufa ou L’affaire Makropoulos. C’est une série de moments, peu agencés entre eux, dont le fil rouge va de l’arrivée de Gorjančikov  le prisonnier politique (Tom Fox, très honorable) jusqu’à son départ, sans que cette présence continue (il accompagne bientôt Alejo qu’il protège et à qui il apprend à lire) ne soit vraiment marquante pendant le corps de l’œuvre : Janáček procède par touches, et en cela Chéreau  l’a parfaitement suivi (voir la manière dont le Pope agit, les bénédictions, la soumission, l’apparente paix face à l’horreur du lieu).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus

Le troisième acte est le plus chanté de l’œuvre, le plus dramatique sur le plan musical, le plus répétitif sur le plan dramaturgique. Mais mon préféré est le deuxième acte,  le plus spectaculaire avec la pantomime jouée par les prisonniers, moment de l’expression des fantasmes, notamment sexuels, mais plus encore authentique instant où la liberté dont ils sont privés émerge des corps, comme une sorte de Saturnale. Et Chéreau y retrouve quelque chose des motifs qu’on avait rencontrés dans Hamlet (les comédiens), en un tableau impressionnant où le jeu se déroule entre deux publics, celui du théâtre et celui sur le théâtre, dans une mise en place impressionnante de fluidité et sublime de beauté plastique et d’émotion.
Une partie de la distribution a accompagné toutes les reprises, c’est le cas de l’Alejo, toujours très prenant et émouvant d’Eric Stoklossa, déjà à Aix en 2007, moins jeune mais toujours aussi juvénile. C’est aussi à l’autre bout du spectre le cas du vétéran Heinz Zednik. D’une certaine manière, Patrice Chéreau a voulu à ce moment de la carrière renouer avec ceux qui l’avaient suivi et accompagné à Bayreuth (dans Elektra, c’était Donald Mc Intyre et Franz Mazura qui témoignaient de cette fidélité). Zednik, le vieillard, toujours saisissant, dès le début lorsqu’il essaie timidement de tendre son auge et qu’il se fait « squeezer » par les autres, sorte de fantôme qui erre pendant toute la représentation avec une incroyable présence.
Štefan Margita lui aussi depuis les origines dans cette production est un Filka toujours intense et tendu, comme Peter Straka, qu’on a toujours plaisir à retrouver. Le Šiškov de Pavlo Hunka ne fait pas oublier Pater Mattei avec Salonen à la Scala, mais défend bien le rôle, avec une voix sonore et profonde, tandis qu’on est heureux de retrouver Peter Hoare (Die Soldaten avec Bieito) , qui donne du relief à Šapkin.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Ce qui frappe toujours dans ce travail ce sont les moments de pur théâtre (la chute des ordures à la fin du 1er acte) ou le brutal « tomber » de rideau, typique de Chéreau, la délicatesse des éclairages phénoménaux de Bertrand Couderc, jamais francs, d’une infinie variété dans une infinitude de moments, de ces moments très brefs que Chéreau saisit avec une vérité voire une crudité à la limite du supportable, tandis qu’à d’autres moments émerge une indicible poésie : c’est le cas de l’aigle blessé figuré par une sorte de jouet de bois articulé, comme s’il avait été construit par les prisonniers eux-mêmes, comme une mascotte, comme un objet symbole ou une projection, porté au départ jalousement par le vieillard. L’aigle à la fin guéri s’envole : le jouet ici figure l’envol, comme s’il figurait un espoir que la réalité contredit, comme s’il en était la métaphore, alors que Gorjančikov, lui, laisse la prison, laissant les autres, Alejo, le vieillard, seuls face à un destin bouché.
Bouché comme ce décor bétonné de Richard Peduzzi, aux parois imperceptiblement mobiles qui changent l’espace et empêchent tout perspective. Même le fond quelquefois ouvert est toujours brumeux, de ces brumes que Chéreau affectionne et qui nimbent d’irréel ce monde marginal, autonome, autoréglé où la vie, la mort, le jeu, les affects, les individus passent presque sans relief particulier, un monde uniformément gris.

Au total, à être très sincère, je me demande si ce que nous investissons dans le spectacle original que nous avons vu avec Boulez en 2007 n’est pas trop médiatisé par sa direction implacable de rigueur et par l’idée préconstruite que Chéreau est mort et qu’aucun de ses spectacles ne sera comme avant. Il serait fort injuste, et faux, de dire que le spectacle ne fonctionne pas. Que Chéreau, maître en work in progress, y eût apporté des touches nouvelles, liées à de nouvelles idées, liées à de nouveaux chanteurs, sans doute. Voilà un spectacle arrêté dans son parcours, mais pas fossilisé. Chéreau n’est plus mais son spectacle vit encore. Il y a des spectacles dont le metteur en scène est bien vivant, et qui naissent fossilisés, plâtrés, empoussiérés et déjà morts.
Ça n’est pas le cas ici.
Je vous l’assure, ici c’est encore le bonheur.
[wpsr_facebook]

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus

PHILHARMONIE BERLIN 2013-2014: CONCERT À LA MÉMOIRE DE CLAUDIO ABBADO par les BERLINER PHILHARMONIKER (Dir.mus: Sir SIMON RATTLE, Soliste FRANK PETER ZIMMERMANN, violon)

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth  (détail)
En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)

 

Schubert: Bühnenmusik zum Schauspiel Rosamunde, Fürstin von Zypern D797
Mozart: Violinkonzert Nr.3 G-Dur KV 216
Bruckner: Symphonie Nr.7 E-Dur

Il manquait aux différents hommages musicaux rendus à Claudio Abbado celui des Berliner Philharmoniker qui ont choisi d’honorer la mémoire de celui qui fut leur directeur musical du 8 octobre 1989 (date de son élection) au 13 mai 2002 (date du dernier concert en tant que chef des Berliner, à Vienne) aux dates où il aurait dû diriger comme chaque année les Berliner par un concert Schubert, Mozart, Strauss. En fait un règne de 12 ans commencé de fait par le premier concert en tant de « Chefdirigent »en décembre 1989, et pour l’histoire le 4 septembre 1990, date de la prise officielle de fonctions.

C’est Sir Simon Rattle, l’actuel « Chefdirigent », qui légitimement a dirigé le concert, en changeant le programme : au lieu des poèmes symphoniques de Strauss prévus, il a choisi de diriger la 7ème de Bruckner. Le reste du programme n’a pas été modifié, mais les Berliner ont joué sans chef, podium vide.
Par ailleurs, les Berliner ont édité une brochure d’une petite cinquantaine de pages « Erinnerungen an Claudio Abbado » (Souvenirs de Claudio Abbado),  dédié une jolie exposition dans le foyer de la Philharmonie et programmé la projection ce dimanche à 11h du Film de Bettina Ehrhardt (2001) « Eine Kielspur im Meer – Abbado – Nono – Pollini ».

Philharmonie, 16 mai 2014
Philharmonie, 16 mai 2014

Le 16 mai, tout le monde abbadien ou presque était là : amis italiens, son fils Sebastian, son entourage proche, et le public de Berlin, qui l’aimait tant est venu très nombreux puisque depuis plusieurs semaines les trois concerts prévus étaient complets. Une fois de plus, ambiance étrange que de voir les mêmes arriver à un an de distance, avec les mêmes habitudes, mais sans forcément le même sourire, pour voir le podium vide.
Dire que ce fut une émotion comparable à celle de Bologne, Milan ou Lucerne le 6 avril dernier serait mentir. Mais on ne venait pas chercher une fois de plus des larmes, mais simplement se retrouver tous rituellement et vivre ensemble un concert qui par bien des aspects fut d’une grande retenue et d’une grande tristesse.

Après Schubert...le 16 mai 2014
Après Schubert…le 16 mai 2014

Le Schubert initial (les musiques de scène pour Rosamunde, Princesse de Chypre D797) et notamment la pièce n°5 (entracte après le troisième acte –andantino), joué sans chef donc, avait déjà été joué en mai 2009, et donc répété avec Claudio. 7 minutes 30 de finesse, d’un son d’un pureté diaphane, avec des moments vraiment ineffables : ce fut musicalement et émotionnellement le sommet du concert. Cette pièce, très souvent insérée dans les programmes d’Abbado ces dernières années, avec tel ou tel orchestre, allie un certain lyrisme, une douceur indicible, et permet à l’orchestre de moduler, de jouer sur le volume, sur les différents niveaux sonores et met en avant une profonde sensibilité. Ce fut un grand moment.
Le public ne s’y est guère trompé : après un bref silence, des applaudissements chaleureux de tout le monde debout qui, comme à Lucerne, a fini par applaudir celui qui n’était pas là, longuement, avec ce caractère particulier des applaudissements-hommage, volume égal, pas d’excès, mais interminable.
Abbado aimait le public de Berlin, qui le lui rendait bien (voir l’indescriptible triomphe de la Fantastique de Berlioz l’an dernier) et qui répondait systématiquement à ce qu’il demandait. Désormais, c’est un lieu commun des concerts que le silence final avant les applaudissements. Abbado dès la fin des années 90 fut le premier à l’obtenir du public, on se rappelle notamment le silence extatique qui a conclu Parsifal dans cette salle en 2001.

Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart
Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart

Le concerto pour violon de Mozart n°3 KV 216 en sol majeur est une pièce bien connue pourtant longtemps laissée dans l’ombre, malgré une richesse rythmique, une fraicheur incomparable, tant du côté du soliste que de l’orchestre. L’adagio en particulier et le rondeau final inspiré d’une chanson populaire sont des moments d’une incroyable jeunesse. Frank-Peter Zimmermann n’a pas dirigé l’orchestre, même s’il a en imprimé le rythme et quelques attaques : sans effets virtuoses, avec une simplicité marquée et une certaine retenue, son interprétation est très convaincante. Il arrive à tirer un son extraordinairement clair, suave, et cette modestie globale sert le dialogue avec l’orchestre, qui du même coup s’en trouve valorisé.
Il reste, mais c’était à prévoir, que l’orchestre n’a peut-être pas eu le rythme ou le dynamisme qui correspondait à l’esprit de cette pièce. Le premier violon Daishin Kashimoto est un magnifique technicien, il n’y a bien évidemment aucune scorie, mais l’ensemble reste un peu retenu, et pour tout dire d’une grande tristesse. On dirait que tout est fait pour nous faire sentir l’absence.
Evidemment, chaque fois qu’on revient à la Philharmonie, chaque fois qu’on y réentend dans sa salle, et quelle salle, les Berliner Philharmoniker, on est toujours pris et fasciné par le son, par l’acoustique (c’est très banal de le dire, mais mieux vaut le répéter) incroyable de proximité, par le son parfaitement égal, pas la chaleur générale qui en émane : la Philharmonie est vraiment une salle du bonheur, d’une certaine simplicité : il n’y a rien-là que l’essentiel : on s’y sent bien. Et bien sûr, au-delà des classements médiatiquement payants des orchestres : lequel est le plus grand ? Berlin ? Amsterdam ? Vienne ? Munich ? Tout cela est un peu vain, notamment quand on constate la qualité du son produit, les pupitres solistes et notamment des cuivres et des bois : Stephan Dohr, Emmanuel Pahud, Albrecht Mayer, Dominik Wollenweber, Daniele Damiano. Saluons aussi l’arrivée comme premier violoncelle solo aux côtés de Ludwig Quandt du français Bruno Delepelaire.
On regrette d’autant leur absence du Lucerne Festival Orchestra à partir de 2005 (une règle qui leur a été imposée). Mais la chaleur du son, la perfection technique, la rondeur de l’ensemble laisse toujours pantois.
C’est bien ce qui caractérise le Bruckner qui fait la seconde partie du concert : la perfection orchestrale, un premier mouvement totalement bouleversant, notamment le tout début, parfaits équilibres, le tout mené avec une exactitude et une précision incroyable par Sir Simon Rattle qui n’avait pas la partie facile, et qui est apparu très retenu, moins extraverti qu’à l’habitude. La dernière fois qu’Abbado devait diriger la 7ème de Bruckner avec les Berliner, c’était à Lucerne en 2001. Mais il était malade et c’est Bernard Haitink qui l’avait remplacé.
En dépit de cette perfection technique et d’une exécution incontestable par sa qualité et par son total accomplissement formel, force est de constater qu’il ne passe pas grand-chose d’une émotion vraie. Que l’orchestre se laisse écouter passionnément, mais ne nous (me) parle pas. J’ai parlé d’exécution sur papier glacé, parfaite et luxueuse comme une revue chic, mais sans palpitation aucune (sauf, comme je l’ai dit, au début). Je suis resté sur ma faim, notamment lors du mouvement final et son élévation qui m’a laissé au sol. Une symphonie parfaitement mise au point, parfaitement mise en son, parfaitement en place, mais sans intériorité, ni véritable discours.

Sir Simon Rattle le 16 mai 2014
Sir Simon Rattle le 16 mai 2014

Je n’étais pas au second concert, mais on m’a dit que le Bruckner était plus parlant. Et les musiciens, pendant la première partie sans chef, avaient pris l’initiative d’un bouquet sur le podium.
Claudio n’est plus parmi nous, mais il est toujours dans notre oreille et dans le cœur, mais je ne suis pas sûr qu’il eût apprécié ces hommages répétés très vivement sentis par le public, lui qui disait que le chef n’est rien, mais le compositeur tout. La meilleure manière de le porter en nous, c’est d’aller au concert, de découvrir de nouvelles baguettes, d’écouter et d’aimer la musique, encore, toujours, et partout. [wpsr_facebook]

A Vienne le 13 mai 2002  © Cordula Groth
A Vienne le 13 mai 2002 © Cordula Groth