LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

BERLINER PHILHARMONIKER: LA SUCCESSION DE SIR SIMON RATTLE EST OUVERTE

Sir Simon Rattle ©Urs Flueeler/AP

Il y a quelques jours, Sir Simon Rattle a annoncé qu’il ne prolongerait pas son contrat à la tête du Philharmonique de Berlin au-delà de 2018. La nouvelle a fait buzz dans le petit monde de la mélomanie, en devenant même “Rattle quitte le Philharmonique de Berlin”, faisant croire un instant en une décision à effet immédiat. Cette nouvelle qui en soi ne constitue pas une immense surprise: après 16 ans d’exercice, on peut penser que Sir Simon Rattle a envie de faire autre chose et de mener sa carrière différemment, mais remet la question des grands orchestres et des grands chefs au centre de la discussion, et cela, c’est sain.
Moi-même je considérais déjà que le premier prolongement de contrat de Sir Simon Rattle était  dû moins à une adhésion franche de l’orchestre à son chef qu’à l’absence de successeur possible dans le paysage musical de la première décennie des années 2000.
Dans la presse spécialisée d’aujourd’hui, on lit souvent que l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’est plus ce qu’il a été, qu’il n’est plus la meilleure phalange du moment, et dans les classements effectués par telle ou telle revue musicale, il apparaît supplanté qui par les Wiener Philharmoniker, ou par le Concertgebouw.
Et pourtant, la nouvelle du départ de Rattle secoue si fortement le petit monde de la musique classique,  tout en réjouissant la presse spécialisée qui va pouvoir fleurir ses marronniers, que l’on sent bien que cet orchestre-là n’est pas tout à fait comme les autres.
D’abord parce que l’ensemble des musiciens constitue un groupe autonome qui choisit ses nouveaux membres, et qui choisit son chef: une république particulièrement jalouse de son autonomie et de ses choix. Dernière décision en date, la fin encore très discutée de leur présence au Festival de Pâques de Salzbourg, créé pour eux par Herbert von Karajan en 1967, motivée par une affaire de gros sous. Il n’est d’ailleurs pas encore prouvé qu’ils gagneront à leur transfert à Baden-Baden.

Les Berliner Philharmoniker ont un statut très particulier et très symbolique qui va au-delà de celui d’un simple orchestre. Leur histoire de près de 130 ans, les chefs qui les ont dirigés au long du XXème siècle, Hans von Bülow, Arthur Nikisch,  Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan, Claudio Abbado sont devenus des mythes, et souvent des mythes vivants, tout cela contribue évidemment à installer l’orchestre dans une sorte de Panthéon: je me souviens de mon excitation lorsque je les entendis pour la première fois, à Pleyel, dirigé par Karajan dans les années 70.
La fréquence de mes voyages à Berlin pour les écouter avec Abbado dans les années 90 a fait que c’est sans doute l’orchestre que je connais le mieux aujourd’hui.
C’est évidemment Herbert von Karajan qui a installé l’orchestre dans le statut médiatique qu’il a gardé encore aujourd’hui: une politique d’enregistrements qui a couvert à peu près tout le répertoire classique et qui fait qu’encore aujourd’hui “Karajan+Berliner Philharmoniker” de Berlin est un binôme qui fait vendre. Moi-même, je conseille à mes amis moins mélomanes que moi d’acheter Karajan lorsqu’ils hésitent, car de toute manière, ils auront la garantie du très haut niveau, même là où l’on peut discuter telle ou telle interprétation.
J’ai eu la révélation  de cette ivresse incroyable du son Karajan lors de l’exécution en 1980 du dernier acte de Parsifal à l’Opéra Garnier, où l’orchestre était en fosse, et les trois protagonistes (José Van Dam, Peter Hoffmann, Francine Arrauzau) sur la scène nue. Cette impression inoubliable n’a été concurrencée que par l’exécution du Parsifal d’Abbado à la Philharmonie de Berlin en novembre/décembre 2001, toujours avec les Berliner évidemment.
Il y a une “marque berlinoise”, et les discussions infinies sur la disparition du son Karajan me semblent bien byzantines. Le son Karajan est inséparable  de sa volonté d’obtenir des musiciens le son parfait au disque et au concert, de soigner un dessein sonore, peut-être au détriment d’un discours musical (encore que les derniers Bruckner de Karajan furent et sont encore hallucinants), d’où aussi des choix vocaux qui ont pu paraître étranges, faits pour le disque plus que pour la scène (à commencer par son Ring enivrant et étonnant à la fois, mais aussi sa Tosca avec la jeune Fiamma Izzo d’Amico, ou la Turandot avec l’improbable Katya Ricciarelli).
Son enregistrement de Parsifal reste pour moi la référence pour qui cherche à se rendre compte de ce que pouvaient être les Berliner Philharmoniker au temps du son Karajan.
L’arrivée d’Abbado fut rappelons-le une immense surprise dans le monde musical. personne ne s’y attendait, et Abbado lui-même était en train de signer avec le New York Phiharmonic. Cette arrivée marquait la volonté de l’Orchestre de rompre avec une période et un règne qui n’avaient pas été de tout repos les dernières années et où les orages entre l’orchestre et son chef avaient été fréquents: Karajan était un être autoritaire, il commandait et ne concevait aps l’idée même de contradiction. Abbado arriva à Berlin dans la figure du “primus inter pares”, plus ouvert à la discussion, laissant les musiciens plus libres de leurs choix: on connaît ses méthodes de répétitions qui provoquèrent l’agacement de musiciens habitués aux exigences très précises de Karajan. Il y eut naturellement des polémiques, dont celle du magazine Der Spiegel, où étaient impliqués des musiciens de l’orchestre, et à laquelle le renoncement d’Abbado n’est pas étranger. En réalité, et les musiciens les moins favorables au chef le reconnaissent eux-mêmes ce sont les deux ans après sa maladie en 2001-2002 qui ont totalement changé les relations musicales entre l’orchestre et le chef, ainsi que les interprétations,  et qui ont fait taire toutes les discussions. Il suffit d’écouter la seconde intégrale Beethoven ou les derniers Mahler pour s’en persuader.
La venue de Sir Simon Rattle a correspondu à un autre besoin: il n’y avait pas de chefs germaniques qui pouvaient répondre au défi, Mariss Jansons, que les musiciens voulaient sortait d’un grave problème cardiaque et ne se sentait pas l’énergie suffisante pour assumer une charge qui rappelons-le n’a rien à voir avec celle d’un directeur musical ordinaire: il y a de très nombreux concerts à Berlin, toutes les tournées à assumer, et le Festival de Pâques de Salzbourg (ou de Baden-Baden) à gérer. Il fallait à la fois quelqu’un de plus jeune, de plus disponible: Sir Simon Rattle avait fait ses preuves comme chef du CBSO (City of Birmingham Symphony Orchestra) pendant 18 ans, qu’il avait porté au sommet des orchestres britanniques, il avait un répertoire très ouvert et ses interprétations du répertoire allemand étaient sinon indiscutées, du moins bien acceptées. Il arrivait aussi avec des idées nouvelles en terme de communication, en terme de relation avec le territoire et avec le monde éducatif. Tout en étant musicalement aussi ouvert qu’Abbado, qui avait élargi le répertoire, et rajeuni fortement les cadres de l’orchestre, il pourrait ouvrir le travail à des domaines moins explorés par Abbado (le XVIIIème, le répertoire français) et avoir une vraie stratégie de communication.
Indiscutablement, de ce point de vue, Sir Simon Rattle a réussi. C’est un vrai communicant, chaleureux, sympathique, ouvert, qui a créé des dispositifs riches (Zukunft@philharmonie devenu un programme éducatif financé par la Deutsche Bank à l’offre variée et élargie). Il a ouvert à des répertoires peu pratiqués par l’orchestre (le répertoire français, ou le répertoire XVIIIème, ou même le répertoire américain, oùRattle excelle). Cela reste discutable sur le répertoire allemand:  Brahms notamment et dans une moindre mesure Beethoven ne sont pas vraiment appréciés par une partie du public: c’est moins le cas pour Mahler ou Wagner (voir le Ring d’Aix). Rattle a une approche qui m’apparaît plus artificielle, trop construite, trop superficielle, une sorte de mise en scène très précise du son qui frappe (par exemple dans sa Symphonie n°2 de Mahler “résurrection”) dans l’ensemble assez froide, même si elle peut impressionner. Tout cela ne palpite pas, et a singulièrement tendance à se regarder au miroir. On reste extérieur. Je ne suis pas un fan de Rattle, sauf dans certains Wagner (Parsifal) ou dans tout le répertoire américain. Je me souviens du concert de la Saint Sylvestre 2002 où il a proposé Gershwin et Bernstein, et notamment Wonderful Town de Leonard Bernstein qui est l’un de mes plus beaux souvenirs.
Aujourd’hui, l’orchestre est profondément rajeuni, bien plus mixte qu’auparavant, bien plus international qu’auparavant et évidemment la mémoire du passé de Karajan devient floue, d’autant que les musiciens qui l’ont connu partent  ou sont le point de partir inévitablement à la retraite (comme Wilfried Strehle le remarquable altiste, très impliqué dans les formations de chambre et très lié à Daniel Barenboim).
D’un côté le profil de l’orchestre change et de l’autre va se poser la question d’un choix décisif pour les prochaines décennies.
A mon avis l’alternative est plutôt une alternative de génération: ou bien les musiciens choisissent un chef encore trentenaire ou à peine quadra,

Gustavo Dudamel

de type Gustavo Dudamel (37 ans en 2018) bien installé au niveau médiatique, extraordinaire “concertatore”, magnifique technicien de la battue, d’une redoutable précision, qui m’apparaît cependant moins inspiré et moins novateur ,

Andris Nelsons

 

 

ou surtout Andris Nelsons (40 ans en 2018), qui remportent de grands succès en concert, mais qui ne remplissent pas encore la salle. Peut-être dans cinq ans seront ils arrivés à maturité? Il reste qu’un tel choix voudrait dire prendre un chef pour au moins 20 ans sinon plus et recommencer une aventure à la Karajan.
Rappelons qu’Herbert von Karajan est arrivé à leur tête à 47 ans, qu’il est resté 34 ans en charge mais dans la génération quadra-quinqua,  je ne vois pas vraiment de chef susceptible d’être choisi. Je vois plutôt une alternative dans les sexagénaires (mais ni Daniele Gatti, 57 ans en 2018, par exemple, aux relations contrastées avec le public, ni Ingo Metzmacher, 61 ans en 2018, aux relations orageuses avec les orchestres qu’il a dirigés, y compris à Berlin), on pourrait citer  Christian Thielemann – il aura 59 ans en 2018 – qui pourrait être un choix logique (il est berlinois, il est aimé du public, il enregistre, il dirige actuellement la Staatskapelle de Dresde, l’un des très grands orchestres de tradition en Allemagne), mais je ne pense pas que les options musicales et  idéologiques de Christian Thielemann correspondent à ce qu’est aujourd’hui l’orchestre de Berlin. Il y aurait Riccardo Chailly (65 ans en 2018) qui a dirigé le Concertgebouw et qui dirige actuellement avec grand succès l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig,  inattaquable sur le répertoire allemand de la fin du XIXème (Bruckner – Mahler), celui du XXème et sur le répertoire d’opéra. Mais il sort lui-même d’une lourde alerte de santé, et je ne le sens pas vraiment comme un choix possible. Il y aurait enfin de nouveau Mariss Jansons, mais il a déjà décliné la sollicitation et je ne vois pas de raison qu’il accepte à 75 ans ce qu’il a refusé à 59 ans. Il dirige certes deux orchestres actuellement mais j’ai l’impression (peut-être me trompé-je…) qu’il va laisser le Concertgebouw à Andris Nelsons, qui le dirige beaucoup, pour se consacrer exclusivement  à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Bayerischer Rundfunk). Il reste que ce serait une transition glorieuse en attendant qu’un chef de la jeune génération actuelle arrive à 45-50 ans… C’est de toute manière pour moi le seul chef possible dont le prestige corresponde exactement à celui de l’orchestre.
Des journaux ont cité Daniel Barenboim: depuis la mort de Karajan, on le cite comme challenger sur le Philharmonique de Berlin. Il est à Berlin l’autre chef, celui de la Staatskapelle de Berlin, l’orchestre de la Staatsoper avec qui il entretient actuellement des relations un peu difficiles, et reste le directeur musical de l’Opéra d’Etat. Que lui apporteraient de plus les Berliner Philharmoniker, à 76 ans en 2018 ? Riccardo Muti n’est pas envisageable, avec les relations entretenues avec Berlin aux temps d’Abbado, et de plus en ce moment, il est un peu en marge (mais ce qui est vrai aujourd’hui peut évoluer dans cinq ans) et aura quant à lui 77 ans en 2018. N’oublions pas deux outsider:

Franz Welser-Möst ©Roger Mastroianni

Franz Welser-Möst (Staatsoper Wien et Cleveland Orchestra, 58 ans en 2018) qui est à Vienne, et qui malgré ses éminentes qualités n’a jamais vraiment réussi à se hisser au rang des top ten et surtout

Esa Pekka Salonen © Nicho Sodling

Esa Pekka Salonen (à la tête actuellement du Philharmonia, 60 ans en 2018) qui pourtant n’a pas dirigé l’orchestre de Berlin si mes comptes sont bons depuis au moins 10 ans. Ce serait néanmoins un choix plein de sens, car c’est un chef qui a réussi aussi bien à Los Angeles qu’actuellement au Philharmonia.

Il faudra donc scruter les chefs invités dans les deux prochaines années: à n’en pas douter, certains parmi eux seront les “papabili” et les programmes, notamment qui dirige le répertoire allemand. C’est un concert Brahms particulièrement inspiré et tout récent qui avait motivé l’élection d’Abbado en 1989 (1).
Je vous renvoie donc aux concerts programmés par le Philharmonique de Berlin pour essayer de deviner le futur élu. Un bon motif pour aller à Berlin où les prix des concerts, qui ont augmenté, restent quand même raisonnables: pour les mélomanes non parisiens, je les engage encore plus fermement, un week end à Berlin coûte globalement moins cher qu’un week end à Paris, avec la garantie d’une plus-value musicale incontestable au rapport qualité-prix convaincant. Un petit exemple: une amie emmène ses élèves à Berlin: une soirée à l’Opéra Comique de Berlin coûte 5 Euros par tête pour des scolaires. Qui peut s’aligner à ce prix à Paris? Il faut aller à Berlin!!
Je vous dis tout de même les choix de mon cœur, qui n’ont évidemment que peu à voir avec les choix d’un orchestre, car il faut aussi tenir compte des retombées économiques de ce type de choix et de l’aura médiatique de l’élu, et de son pouvoir marchand en termes de disques (si disques il y a encore en 2018) ou d’enregistrements: Mariss Jansons (et ce serait une solution d’attente), Andris Nelsons, Esa Pekka Salonen. Trois hommes du nord…Attendons.

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Berlin: La Philharmonie © Manfred Brückels

(1) A ce propos ceux qui sont intéressés à la carrière d’Abbado auront intérêt à se reporter au site japonais (pages en anglais)  Claudio Abbado Shiryokan qui tient un scrupuleux état de tous les concerts de Claudio Abbado depuis le début de sa carrière.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 9 avril 2012: CARMEN, de Georges BIZET (Dir.mus: Sir Simon RATTLE, Ms en scène: Aletta COLLINS) avec Magdalena KOŽENÁ et Jonas KAUFMANN.

Après le magnifique concert du 8 avril, les  abonnés au Festival de Pâques, ceux qui depuis quelquefois 45 ans, ont suivi fidèlement le Philharmonique de Berlin, ceux-là sont tristes ce soir, dernière de l’orchestre à Salzbourg. Avec Carmen, jamais donnée au Festival de Pâques, s’en va une époque, s’en va une tradition, une mémoire. Ils reviendront pour la plupart l’an prochain, pour voir, parce que Salzbourg, c’est bien sûr la musique, mais ce sont les amis qu’on retrouve, chaque année, avec les habitudes, les rites, les repas d’après spectacle au Zipfer, au Triangel, à Stern, au K&K ou à l’Elefant, autour des grandes tables où l’on refait le monde musical, où l’on rappelle des souvenirs radieux qui prouvent toujours qu’avant, c’était bien  mieux, où l’on se repasse tout le chemin parcouru depuis la jeunesse .
Pour ma part j’ai osé Salzbourg à 26 ans, pour la première fois, en 1979, l’été: Aida Karajan (Freni, Horne, Carreras, Cappuccilli, Raimondi), Böhm, Ariane à Naxos (Behrens-Gruberova), Levine, La Clémence de Titus et La Flûte enchantée (Tappy, Cotrubas), Dohnanyi, Der Rosenkavalier (avec Janowitz). Il y a quelque chose de proustien dans ces retrouvailles annuelles: même heure l’année prochaine, avec quelques cheveux blancs ou quelques rides en plus, et quelquefois aussi quelqu’ami en moins.
Alors oui, cette Carmen a bien le goût du tabac amer.
D’autant qu’une amie cruelle m’a glissé dans l’oreille, “bon, avec ce soir, ils ne laisseront pas trop de regrets”. Hier c’étaient les larmes, ce soir, une certaine indifférence.
Cette Carmen ne laissera pas un souvenir ému: certes, il y a des chanteurs sublimes, mais ni l’orchestre, ni la mise en scène n’ont frappé. Le succès a été important, avec quelques “buh” injustes pour Magdalena Kožená, mais ce n’était pas du délire.
La mise en scène de la chorégraphe britannique Aletta Collins est de celles qu’on rangerait dans les mises en scènes traditionnelles, mais elle ne se veut pas telle. D’abord, parce que chaque moment purement orchestral est chorégraphié, avec des danseuses qui sont autant de doubles de Carmen, et quelques doubles de Don José, dans un ballet plutôt attendu, mouvements de flamenco, jupes qu’on soulève, quelques portés. Mais souvent aussi la danse s’accompagne de cris, et donc on entend difficilement la musique, même dès l’ouverture, et quelquefois on ne l’entend plus du tout, d’autant, on le verra, que Sir Simon Rattle a opté cette fois (au contraire du Chant de la Terre) pour un orchestre plutôt discret, retenu, murmurant.
Les décors ne sont pas de ceux qui vous frappent (Miriam Buether), ils sont assez quelconques, avec des couleurs souvent vives, même s’ils font fonctionner le plateau immense du Grosses Festspielhaus.  Un premier acte qui se déroule dans une sorte de cour intérieure de la fabrique de cigares (mais ce pourrait être aussi un abattoir!) c’est un lieu de laideur; des caisses de cigarettes descendent, Moralès et Zuniga s’en fument une en ouvrant l’une des caisses. Lorsque la cloche sonne, tous font la queue devant la buvette, et les cigarières arrivent. Carmen, vêtue de noir pendant tout l’opéra, arborera cependant une robe orange froufroutante à la fin, pour mourir.

Changement de décor Acte I et II ©Forster

On passe du premier au second acte par un glissement latéral du plateau. Entre les deux décors, une fenêtre grillagée  où l’on voit Don José derrière les barreaux. Le second acte se déroule dans une boite d’entraîneuses, une maison de passe avec une mère maquerelle qui prend la place de Lillas Pastia (Barbara Spitz). Tout est  rouge sombre, on est en sous-sol, et à droite, une scène de cabaret (strip tease?) sur laquelle Carmen chantera pour Don José. Le troisième acte se déroule sur deux plans, le sol et le sous-sol (égouts?) où sont dissimulés les contrebandiers, le dernier acte dans une rue écrasée de soleil aux couleurs vives, où l’entrée du toréador a des allures de Carnaval, avec confettis et serpentins.
Nous dit-on quelque chose de plus sur l’histoire, pas vraiment: on a droit à une illustration un peu enrichie, avec des initiatives (Zuniga est tué par Don José au deuxième acte, un défilé de personnages avec des têtes géantes  de Carnaval au dernier acte) et des circulations pas mal faites (avec un podium enserrant l’orchestre sur lequel circulent chanteurs et danseurs, ou sur lequel Carmen avance vers le public pour lire à quelques spectateurs les lignes de la main…). Une Carmen qui se veut à grand spectacle, mais qui ne délivre rien.
Au total, une mise en scène que je qualifierais d’inutile, bien inférieure à celle d’Emma Dante à la Scala, avec un faux modernisme et un vrai conformisme. Certains diront que cela repose.
Au niveau musical, comme je l’ai écrit plus haut, Sir Simon Rattle a pris le parti de ne pas faire sonner l’orchestre, de le retenir, de privilégier des murmures, les cordes à peine effleurées, les flûtes ou les cors frappés de discrétion. Quand il y a du bruit sur scène, et il y en a beaucoup, entre les objets qui tombent et les cris, on n’entend plus rien. Des esprits chagrins ont dit que ce parti pris de discrétion orchestrale convenait à la voix de Madame Kožená (Madame Rattle à la ville), c’est un peu injuste et très méchant. Il reste que l’ensemble a manqué de dynamique, voire quelquefois de dramatisme , en tous cas n’a pas mis en relief la partition: le quintette du second acte par exemple, n’a pas la précision et le rythme diabolique habituels, avec des ralentissements qui font tomber la tension. Je m’attendais à entendre des phrases musicales inconnues, des solos d’instruments de rêve, à voir mis en avant l’architecture de cette musique, j’en suis pour mes frais. A quelque exception près, on sentait qu’il se passait souvent des choses intéressantes dans la fosse, mais on ne l’entendait pas vraiment. La seconde partie cependant a été plus tendue que la première franchement insatisfaisante, même si grâce à une nouvelle édition critique fondée sur la version Oeser, on entend quelques phrases d’une couleur nouvelle.
Sur scène, rendons justice au magnifique chœur de l’opéra de Vienne (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor qui est au choeur de l’opéra de Vienne ce que les Wiener Philharmoniker sont à l’orchestre de la Staatsoper ), qui non seulement est musicalement impeccable, mais prononce un français d’une cristalline clarté, tout comme le chœur d’ enfants (Salzburger Festspiele Kinderchor) d’ailleurs dans une magnifique “garde montante”.

Images de répétition: Acte II ©Forster

Beaucoup ne donnaient pas cher de Magdalena Kožená dans Carmen. Disons le d’emblée, ils se sont trompés: Magdalena Kožená, sans être une grande Carmen, a surpris beaucoup de monde, par son engagement, son jeu, sa diction (un français remarquable) et même sa voix, notamment dans le registre central très travaillé. Car du côté des aigus et du très grave, c’est plus problématique. Les aigus sont au mieux très courts, au pire savonnés ou absents. C’est systématique, et cela en devient gênant. C’est un peu mieux du côté des notes les plus graves, mais on sent aussi une certaine difficulté.
Cependant, le personnage existe, voire existe trop (le dernier acte est un peu “surjoué”), et l’engagement scénique est total: alors que tout le monde ironisait sur sa blondeur slave, elle se présente en rousse passion, cheveux longs, pieds nus, et ma foi elle est crédible. Il faut bien dire qu’elle nous a un peu bluffés! Même avec les insuffisances remarquées, et très notables, elle reste une Carmen acceptable, qui ne mérite pas les quelques huées reçues.
En revanche, énorme triomphe pour la Micaela de Genia Kühmeier, une voix d’ange descendue des cieux: pureté, puissance, contrôle, émotion, elle a tout. Ses deux apparitions sont de très grands moments, notamment son troisième acte, qui arrache les larmes: Sir Simon Rattle eût été bien inspiré de lui faire aussi chanter la partie soliste du Requiem de Fauré deux jours avant! C’est une artiste qui vibre, qui fait frissonner, et une voix sublime de pureté.

Images de répétition, acte III ©Forster

Sublime aussi, notamment au dernier acte le Don José de Jonas Kaufmann. Jonas Kaufmann, malgré la gloire qui le précède, n’apparaît jamais sûr à 100% en scène, comme pouvait apparaître un Vickers. On sent toujours quelque fragilité, quelque engorgement, notamment au début. Mais dès que la voix s’ouvre, c’est une merveille: son “La fleur que tu m’avais jetée” est un miracle de retenue, et de contrôle, quasiment tout en mezze voci, et en notes filées. L’orchestre de Rattle appelle ce contrôle et appelle cette manière d’aborder l’air, jamais à pleine voix, toujours murmuré, toujours suppliant, au risque d’apparaître en-deçà de ses possibilités réelles.

Duo du dernier acte ©Forster

Quant au dernier acte et au duo avec Carmen, c’est d’une émotion, d’une retenue, d’une pudeur et d’une intelligence inouïes: toute la première moitié du duo est dite (je dis bien “dite” car tout est ici affaire de modulation, d’intelligence du texte, d’interprétation) sur le ton de la supplique, de la confidence intime, qui se tend de plus en plus pour exploser dans la seconde partie, avec des accents confondants de vérité . Le rôle est désormais si bien dominé que le chant est émotion pure, le timbre est bouleversant, l’accent fait chavirer. Absolument phénoménal, unique, jamais entendu cela comme ça. Face à lui, en ce dernier acte, Magdalena Kožená apparaît un peu artificielle et pâle.
En écoutant Escamillo (Kostas Smoriginas), on retombe brutalement sur terre. Comment faire voisiner un artiste tel que Kaufmann avec un chanteur dont on ne comprend pas un traitre mot, sans aucune projection, au chant engorgé, aux aigus sans brillant ni métal alors qu’il existe des barytons capables de chanter Escamillo avec un autre engagement et un autre volume.
Les autres rôles sont inégalement tenus: j’ai trouvé Mercédès (Rachel Frankel) et Frasquita (Christine Landshamer) faites prostituées jumelles par la mise en scène, un peu pâles, sans relief, sans existence: Frasquita au début du deuxième acte a lancé un “l’amour” (repris par Mercédès puis Carmen) crié, bien désagréable et bien acide. Un bon point pour le Dancaïre de Simone del Savio et le Remendado de Jean-Paul Fouchécourt, et aussi pour le Zuniga de Christian van Horn au beau timbre de basse.

En conclusion, une soirée qui sans convaincre du tout, a laissé des moments qui deviendront de grands souvenirs  (les vingt dernières minutes), mais Sir Simon Rattle a choisi un parti pris surprenant qui ne met pas l’orchestre en valeur, et la mise en scène est sans grand intérêt. Trop de points de réserve pour en faire une grande soirée, mais les éléments positifs et porteurs en font quand même une soirée de festival, car on n’entend pas un Kaufmann ou une Kühmeier tous les jours dans cette forme là.
Tout de même, ce n’est effectivement pas grâce à Carmen que les Berliner se feront regretter.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 7 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (SCHUMANN, NACHTLIED pour choeur et orchestre, CONCERTO pour PIANO en la mineur, op.54 piano Murray PERAHIA, BERIO, O King für Stimme und fünf Spieler, FAURÉ, REQUIEM avec Kate ROYAL et Christian GERHAHER)

7 avril 2012:
Schumann:
Nachtlied, pour chœur et orchestre op.108
Concerto pour piano et orchestre en la mineur op.54

Berio: O King, pour voix et cinq pupitres
Fauré: Requiem,
pour deux voix, choeur et orchestre en ré mineur op.48
Murray Perahia, piano
Kate Royal, soprano
Christian Gerhaher, baryton
Rundfunkchor
Berlin, chef de chœur Simon Halsey
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction

Voilà une deuxième journée musicalement plus convaincante que la veille. Elle a commencé le matin lors de la répétition publique réservée aux “Förderer” (soutiens du Festival) par l’interprétation du  Concerto pour violon en ré majeur op.77 de Johannes Brahms, avec en soliste Guy Braunstein, à la ville Premier violon solo des Berliner Philharmoniker.

Cette répétition est la reprise d’un concert donné cet hiver à la Philharmonie, sous la direction d’ Andris Nelsons, qui a rencontré un immense succès. L’interprétation de Guy Braunstein, musicien israélien qui a intégré l’orchestre il y a douze ans en dit long sur la qualité des instrumentistes du Philharmonique de Berlin, dont plusieurs mènent aussi une carrière de soliste. Sir Simon Rattle, dont je n’aime pas toujours le Brahms, a travaillé en pleine osmose avec le soliste, et il en est résulté un vrai moment de musique, d’un grand niveau, et donc un gros succès du public.
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La soirée a débuté par le beau “Nachtlied” de Schumann, qui met particulièrement en valeur le chœur de la Radio de Berlin sur un poème de Friedrich Hebbel: Schumann aimait travailler autour de textes de poètes contemporains. Trois strophes sur la nuit, sur la vie, sur le sommeil qui construisent la musique comme un crescendo, permettant au chœur de partir du murmure jusqu’à l’éveil imposant en une dynamique qui en fait l’une des œuvres chorales majeures de Schumann. L’orchestre accompagne avec bonheur ce crescendo, ce qui en fait un très beau moment.

7 avril 2012: saluts Rattle et Perahia

Le concerto pour piano (originellement, seul le premier mouvement était conçu par Schumann comme une fantaisie pour piano, puis il l’a élargi en concerto) est bien connu des mélomanes.
Ce soir, le soliste était Murray Perahia, qui en a livré une interprétation plus scandée, plus rythmée, moins fluide que de coutume, avec une impressionnante maîtrise technique dans le dernier mouvement, particulièrement spectaculaire. L’orchestre accompagne le soliste dans une unicité stylistique, avec un souci très marqué du chef de suivre le rythme du soliste: plusieurs fois, Rattle se penche vers le piano comme pour adapter au plus près l’accompagnement orchestral. L’orchestre comme d’habitude est exceptionnel, on n’en finirait pas de disserter sur flûte, clarinette, hautbois et cor anglais. Le niveau est très haut, mais il reste cependant qu’on a entendu déjà un Schumann plus fluide, plus chantant, plus ouvert. Ce n’est pas le sommet des sommets, mais on en sort néanmoins satisfaits.
La seconde partie commence par une pièce de Luciano Berio, immédiatement enchaînée sans silence, sans pause, par le Requiem de Fauré. Il faut rendre justice à Sir Simon Rattle d’avoir ouvert le répertoire de l’orchestre à des pièces moins connues, et surtout au répertoire français et contemporain. Rattle est un bon connaisseur des grands musiciens français et il en a imposés beaucoup à Berlin.
L’œuvre de Berio (ici interprétée dans sa version de chambre pour voix soliste, flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano) date de 1968 et se veut un hommage à Martin Luther King, la soliste (Kate Royal) va épeler son nom jusqu’à ce qu’il apparaisse pleinement, en un climax marqué par le piano traité comme instrument à percussion. Pour la voix, le début est éprouvant car il exige un très grand contrôle, et la voix n’émerge pas, mais le volume va aller croissant, dans une ambiance très recueillie, et du même coup, le Requiem semble lui-même la conséquence de cet hommage puisque Martin Luther King mourra assassiné la même année. On peut donc admettre cet enchaînement surprenant, d’autant qu’il apparaît “naturel”.
Ainsi le Requiem de Fauré est pour moi le seul véritable “moment” de ces deux jours, où il s’est vraiment passé quelque chose: d’abord, Sir Simon Rattle sent visiblement cette musique et défend sa délicatesse et son intimisme. Pas de Dies Irae punitif, mais une ambiance très lyrique, avec un chœur supérieurement préparé, et un orchestre dont les cordes (distribuées selon un ordre particulier dans l’orchestre, avec les premiers violons à droite) sont à leur sommet, notamment dans les trois derniers moments, Agnus Dei et Lux aeterna, libera me et in paradisum. Impressionnant.
Il en résulte une véritable tendresse sonore que le lyrisme affiché de Rattle valorise. Kate Royal n’a pas semblé avoir la voix “céleste” voulue par la partition. Elle s’en tire mieux dans le bref Berio que dans Fauré, où elle n’est pas convaincante, alors qu’on pouvait penser que cette excellente chanteuse pouvait au contraire nous transporter. Mais son partenaire, le baryton allemand Christian Gerhaher, originaire de Bavière, est extraordinaire: il a la chaleur et la douceur vocale, la précision, la diction parfaite (on comprend chaque parole) le volume, dont il use avec parcimonie, mais qu’il module et qu’il contrôle à la perfection. On tient là un successeur évident aux grand liederistes allemands, à commencer par Thomas Quasthoff, qui vient d’annoncer son retrait. C’est sans doute aussi un grand Wolfram, un futur Beckmesser, bref, la carrière lui est ouverte: quand on a une voix comme celle-là, qui immédiatement fait frissonner et passionne, c’est une carrière immense qui peut s’ouvrir. Retenez donc ce nom, Christian Gerhaher.
Au total, ce Requiem nous a sortis de la grisaille:  avec des solistes, un chœur, et un orchestre pareils, dès que ça décolle, ça va très haut et très profond dans  le cœur et directement dans l’âme.
Ce soir, il y avait vraiment de la musique. Le public ne s’y est pas trompé, il leur a fait à tous un triomphe.

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7 avril 2012, Requiem de Fauré, saluts

OSTERFESTSPIELE SALZBURG (FESTIVAL DE PÂQUES DE SALZBOURG) 2012: LA DERNIERE VALSE DES BERLINOIS

Acte I: L’orchestre Philharmonique de Berlin quitte Salzbourg après 45 ans pour aller à Baden-Baden créer un nouveau “Festival de Pâques”
Acte II: Le Festival de Pâques de Salzbourg a fait appel à la Staatskapelle de Dresde pour le remplacer, et à son chef Christian Thielemann comme directeur artistique.

Trois Festivals de Pâques en Europe en 2013: Lucerne, Salzbourg et Baden-Baden

C’est un moment assez mélancolique qui attend les spectateurs du Festival de Pâques de Salzbourg, fondé par Herbert von Karajan en 1967 et dont l’existence était conditionnée par ces deux noms: Karajan et Philharmonique de Berlin. Salzbourg (Eté et Pâques) était le seul lieu où Karajan dirigeait des opéras à partir des années 70, et bientôt, il n’en dirigea plus qu’à Pâques et jusqu’à la fin (Tosca, en 1989). C’était le lieu par excellence de l’épiphanie du Maître, qui faisait courir les fans irréductibles ou les mélomanes fortunés, vu les prix pratiqués et le caractère très exclusif de la manifestation.
Mélancolie, oui, parce que les berlinois s’en vont.
Et le Festival de Pâques sans les berlinois, c’est pour moi comme une omelette sans oeufs.

Un point d”histoire d’abord: une amie très chère, mémoire quasi infaillible du Philharmonique de Berlin qu’elle fréquente depuis des dizaines d’années a bien voulu faire la liste des opéras présentés, sous Karajan et après.

Commençons par l’ère Karajan:

1967  Die Walküre  (Karajan)
1968  Das Rheingold  / Die Walküre  (Karajan)
1969  Siegfried / Das Rheingold  (Karajan)
1970  Die Götterdämmerung (Karajan)
1971  Fidelio (Karajan)
1972  Tristan (Karajan)
1973  Tristan / Das Rheingold (Karajan)
1974  Die Meistersinger (Karajan)
1975  Die Meistersinger / La Bohème (Karajan)
1976  Lohengrin (Karajan)
1977  Il Trovatore (Karajan)
1978   Il Trovatore / Fidelio (Karajan)
1979  Don Carlo (Karajan)
1980  Parsifal (Karajan)
1981  Parsifal (Karajan)
1982  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1983  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1984  Lohengrin (Karajan)
1985  Carmen (Karajan)
1986  Don Carlo (Karajan)
1987  Don Giovanni (Karajan)
1988  Tosca (Karajan)
1989  Tosca (Karajan)

En lisant cette liste on comprend pourquoi les gens couraient…même si régulièrement les mises en scène et  les distributions faisaient discuter (je me souviens de Fiamma Izzo d’Amico dans Tosca par exemple). Je n’étais pas un fan  de Karajan, mais son Acte III de Parsifal à Garnier en 1980-81(vu au premier rang d’orchestre en place “étudiants” car la salle n’était pas pleine) reste une expérience inoubliable. Je n’avais jamais entendu un son pareil, une pareille jouissance sonore qui confinait à l’ivresse dans la scène finale. Il reste que j’ai commencé à fréquenter Salzbourg à Pâques après sa disparition, au moment où Solti prit les rênes. Car nous en sommes à la troisième crise: à la mort de Karajan, la question de l’avenir du Festival de Pâques, si profondément lié à son fondateur s’est déjà très sérieusement posée. Les festivaliers étaient prêts à payer pour Karajan, le seraient-ils pour entendre d’autres chefs? On a même en 1990  appelé le Gewandhaus de Leipzig et son chef Kurt Masur, avant de confier les rênes du Festival à Sir Georg Solti (1992-1993). Ce n’est que lorsque Claudio Abbado a décidé en 1994 de continuer l’aventure commencée par Karajan que la situation s’est consolidée.

Voici donc le Festival de l’ère post Karajan:

1990  Fidelio (Masur /Gewandhausorchester Leipzig!)
1991  Le nozze di Figaro (Haitink)
1992  Die Frau ohne Schatten (Solti)
1993  Falstaff (Solti)
1994  Boris Godunov (Abbado)
1995  Elektra (Abbado)
1996  Otello (Abbado)
1997  Wozzeck (Abbado)
1998  Boris Godunov (Abbado)
1999  Tristan und Isolde (Abbado)
2000  Simon Boccanegra (Abbado)
2001  Falstaff (Abbado)
2002  Parsifal (Abbado)
2003  Fidelio (Rattle)
2004  Cosi fan tutte (Rattle)
2005  Peter Grimes (Rattle
2006  Pelléas et Mélisande (Rattle)
2007  Das Rheingold (Rattle)
2008  Die Walküre (Rattle)
2009  Siegfried (Rattle)
2010  Die Götterdämmerung (Rattle)
2011  Salome (Rattle)
2012  Carmen (Rattle)
Abbado a élargi l’assise du festival, en ajoutant des concerts réguliers de son orchestre de jeunes préféré, le Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) (on eut d’ailleurs droit en 1995 à un Lied von der Erde dirigé par Bernard Haitink avec le GMJO qui fut proprement anthologique);  en créant la série Kontrapunkte, dédiée à la musique contemporaine, il élargit aussi les possibilités d’écouter de la musique, dans l’ambiance plus intime du Mozarteum. Il eut moins de chance avec les productions dont certaines ne méritent pas la mémoire. Restent un Boris Godunov (Herbert Wernicke) qui reste la référence absolue des vingt dernières années, un Wozzeck (Peter Stein) qui fut une réussite totale (un spectacle inoubliable, pour moi le Wozzeck de référence,  à tous les niveaux, mais qui ne fut hélas jamais enregistré), le Tristan de Grüber n’était pas mauvais scéniquement, pas irremplaçable cependant,  mais tellement plus fort musicalement, tout comme le Parsifal de 2002, merveilleux musicalement, très décevant scéniquement parce que Peter Stein a toujours dit qu’il n’avait aucun atome crochu avec cette musique. Quant au Falstaff , il valait pour Abbado, mais la mise en scène de Declan Donellan fut très plate, en tous cas bien moins réussie que celle de Luca Ronconi avec Solti en 1993, spectacle merveilleux s’il en fut.
L’ère Rattle aura marqué par le Ring, car l’entreprise créait un lien avec les origines du Festival, même si ce fut scéniquement moyen (sauf l’Or du Rhin). Mais pour une fois, la coproduction avec Aix en Provence permit au public français de voir et d’entendre ce Ring avec les Berlinois et Rattle. Ce qui aura marqué l’ère Rattle ce sera peut-être cette Passion selon Saint Mathieu faite avec Peter Sellars en version semi-scénique, qui  fut un beau moment à Salzbourg, et sublime à Berlin.
Le festival de manière immuable a lieu le week end des Rameaux et puis le week end de Pâques pour quatre soirées: 2 concerts symphoniques dont un avec un chef invité (cette année Zubin Mehta pour la huitième de Bruckner), un concert choral et un opéra ainsi qu’une répétition publique. Il ouvre avec l’opéra et clôt avec l’opéra.
Il est soutenu par un financement presque exclusivement privé, des sponsors (Banque et Audi) et les “Förderer”, les soutiens du festival composés sous Karajan par l’ensemble du public (la salle du Grosses Festspielhaus a 2200 places , sur deux cycles cela faisait un peu moins de 4400 personnes, car les deux derniers rangs sont traditionnellement réservés aux étudiants.) Pour aller à Salzbourg Pâques, il fallait débourser le prix du billet et l’adhésion comme “Förderer” du Festival (aujourd’hui 300 Euros minimum). L’arrivée d’Abbado a maintenu le nombre à 3000/3500 personnes environ. L’ère Rattle a connu une chute au départ (environ 2000) puis le Ring a permis une augmentation à 2500 puis le nombre est  retombé à 2100. Voilà qui crée un manque à gagner en termes de trésorerie, et qui est un indice d’insatisfaction.
Pour les “Förderer”, les soutiens, leur fidélité, c’était bien sûr la garantie de voir Karajan diriger, mais aussi d’entendre les Berlinois dans un contexte moins anonyme, de retrouver des gens qu’on a  connus dans le public (car les places sont conservées chaque année), et donc, Karajan ou pas, s’est installée une ambiance très particulière dans ce festival, moins “jet-set” qu’on l’a dit. Pour certains mélomanes qui sont là depuis 45 ans, c’est une immense déception et un déchirement que de voir partir les Berliner Philharmoniker, parce que Salzbourg n’offre plus les confortables rentrées économiques du passé, et que les jeunes musiciens de l’orchestre, aujourd’hui majoritaires, n’ont pas les mêmes liens avec la tradition et l’histoire que les musiciens plus anciens, dont certains ont connu Karajan.
Déjà il y a trois ans s’est posée la question d’un départ, mais les “jeunes” se sont laissés convaincre et les Berliner sont restés. Dans cette affaire, ce sont les musiciens qui décident, et non le directeur artistique, Simon Rattle: la société des Berliner est une République démocratique autonome…A peine un an plus tard, alors même que l’on étudiait les décors du Parsifal de 2013 (alors prévu avec Rattle), la nouvelle est arrivée que les Berliner partaient:  cette fois-ci, les “vieux” n’avaient pas réussi à convaincre.
Le Festival de Pâques sortait d’une crise très grave de management, avec soupçon de détournement de sommes importantes. On avait appelé un nouveau manager, Peter Alward, sorti de sa retraite tout exprès, et voilà ce nouveau manager face à un dilemme, tout laisser tomber ou proposer une suite.
La suite, ce sera Christian Thielemann, assistant de Karajan pour Parsifal à Salzbourg en 1980, qui va incarner la continuité, et la Staatskapelle de Dresde, une phalange  prestigieuse dans la grande tradition germanique qui va reprendre le flambeau. Et bien des festivaliers vont rester.
En partant à Baden-Baden, les berlinois espéraient peut-être entraîner le public de Salzbourg. Mais Baden-Baden n’est pas Salzbourg, avec son attrait touristique, son histoire, sa mémoire et les habitudes enracinées des festivaliers. Baden-Baden est un jeune festival qui joue toute l’année, une sorte de saison thermale de grand luxe, qui attire le public par les noms de stars et par la variété de l’offre (opéra, ballet, chanson, symphonique, Lieder etc…). De plus, la salle est immense, l’acoustique difficile, et l’offre berlinoise, pour séduisante qu’elle soit, atteindra au départ surtout un public régional plus qu’international. D’autant que Sir Simon Rattle n’a pas l’attrait d’autres chefs: bien des amis à moi iront entendre Andris Nelsons, mais ni les concerts de Rattle, ni même “Die Zauberflöte” premier opéra affiché (4 fois, il sera sans doute difficile de remplir les quatre représentations) en 2013.
Et en discutant avec les musiciens de Berlin, du moins ceux que je connais depuis des années, je me rends compte que beaucoup regrettent ce départ et ne font pas de pari sur les évolutions de l’avenir.

Baden-Baden a réussi, après bien des efforts, à attirer le Philharmonique de Berlin, qui va lui donner une “affiche” d’appel, mais il faudra à mon avis étoffer l’offre pour véritablement créer un mouvement de public: ce matin à la répétition publique offerte aux “soutiens” (un beau concerto pour violon de Brahms avec Guy Braunstein en soliste), les Berlinois et Rattle  ont été fortement interpellés par un abonné de longue date qui s’estimait trahi dans la mesure où il offrait son financement pour les Berlinois, et pour Salzbourg, au nom de la musique, et d’une continuité, et d’une tradition. Voilà le sens qu’il donnait à son geste. Les Berlinois partis, il s’estime, fort justement, floué. Et n’a pas envie de continuer l’aventure avec eux.
Thielemann, avec le Requiem de Brahms et Parsifal l’an prochain, c’est une affiche attirante pour Salzbourg, il y a plus de risque à Baden-Baden…On verra le résultat, mais ce départ est à mon avis, une erreur stratégique dictée par le court terme et peut-être l’appât de gains illusoires. Tant pis pour eux.

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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 6 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (BEETHOVEN Concerto pour piano n°2, piano Emmanuel AX, MAHLER DAS LIED VON DER ERDE/Le CHANT de la TERRE avec Jonas KAUFMANN et Anne-Sofie von OTTER)

6 avril 2012:
Beethoven: Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si majeur op.19
Mahler: Le Chant de la Terre
Emmanuel Ax, piano
Jonas Kaufmann, ténor
Anne-Sofie von Otter, mezzo soprano
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction
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Il y a un phénomène de programmation qui tient du ” hasard” et qui nous amuse: Sir Simon Rattle a souvent coutume de programmer un an après Abbado  les mêmes œuvres: c’est le cas de symphonies de Mahler ou de Bruckner par exemple. Cette fois, c’est encore plus patent, moins d’un an après le concert miraculeux du 18 mai 2011 à Berlin, avec le même orchestre, avec les mêmes solistes, il propose à nouveau “Das Lied von der Erde” au Festival de Pâques de Salzbourg. Quand il s’agit des Berliner Philharmoniker, de Jonas Kaufmann, d’Anne Sofie von Otter, qui ferait la fine bouche ?
Malheureusement dans ce cas “bis repetita non placent”.
La première partie, le concerto n°2 pour piano et orchestre de Beethoven en si bémol majeur, avec Emmanuel Ax en soliste affiche un effectif plutôt léger pour un orchestre très XVIIIème siècle (Mozart ou Haydn). Emmanuel Ax aborde la partie soliste avec une grande délicatesse de toucher et une couleur plutôt douce, plus “soft”, dirait-on. Même le dernier mouvement, très enlevé (c’est le plus fameux) reste aérien. J’ai beaucoup aimé son deuxième mouvement, particulièrement délicat, avec des phrases d’une grande beauté. L’accompagnement orchestral n’est pas toujours en cohérence avec le style de Ax, l’orchestre est plutôt fort, quelquefois plus rythmé que fluide, mais la qualité du son est telle, celle des pupitres si maîtrisée, qu’on se laisse ensorceler et on en sort finalement satisfait. Un joli moment de musique.
Il en va différemment pour Mahler. On assiste à un paradoxe: un orchestre de rêve, des pupitres incroyables: Emmanuel Pahud à la flûte et Albrecht Mayer au hautbois sont littéralement exceptionnels, les contrebasses sont sublimes, le son, les émergences de phrases musicales travaillées, sculptées par l’orchestre et le chef nous projettent à des niveaux de technicité inaccessibles.
Et pourtant, malgré un orchestre en tous points remarquable, cela ne fonctionne pas, cela ne part pas, cela ne décolle jamais.
D’abord, les solistes et notamment Jonas Kaufmann ne sont pas au mieux de leur forme, aigus non tenus, souffle quelquefois un peu court (c’est très sensible dans la première partie, Das Trinklied vom Jammer der Erde, il est vrai d’une extrême difficulté). Anne-Sofie von Otter est plus homogène mais elle doit lutter, elle aussi, contre un orchestre beaucoup trop fort, trop éclatant dont on croirait en permanence qu’il attaque la Symphonie des Mille. Les voix sont étouffées, sous ce flot sonore, et la gestique démonstrative de Rattle n’arrange rien. Il en résulte, malgré, je le répète, un orchestre techniquement parfait et une qualité sonore rare  – et pourrait-il en être autrement?- un déséquilibre net, dans une salle à l’acoustique pourtant très favorable, et une froideur surprenante de la part d’une phalange et de solistes qui nous avaient ensorcelés l’an dernier. Sir Simon Rattle privilégie “les effets” sur le discours, son orchestre se laisse admirer, mais ne nous parle pas, le cœur n’est jamais pénétré, n’est jamais interpellé, l’âme reste tranquillement endormie: on est dans la superficie, dans le spectacle, dans la mise en scène sonore, extérieure et sans intérêt. Trop souvent dans ce répertoire, l’orchestre de Rattle reste muet, et , malgré le flot sonore, reste incroyablement formel. Il en résulte l’impression qu’il ne s’est rien passé.

Alors évidemment on ne peut que se livrer aux jeux des comparaisons, bien cruelles en l’occurrence pour le chef britannique: là où il privilégie l’effet et la forme, Abbado fait parler  l’orchestre, il nous dit des choses, la douleur, la tristesse, la mélancolie, la joie, la mort. Je me souviens des frissons qui me parcoururent dans le “Ewig” final, d’une délicatesse bouleversante et qui semblait se diluer, dans l’orchestre, en osmose totale et qui nous avait chavirés, tous, tout le public en délire à Berlin. Ici, rien:  on entend deux discours parallèles, celui de la chanteuse et celui de l’orchestre, qui ne se croisent ni ne se parlent . Il y a d’un côté le primat et du sens et du sensible, de l’autre, de la forme et de l’effet. Dans une œuvre qui dit des chose si intenses, c’est véritablement passer à côté de la vérité et même à côté de l’art. Et la prestation moyenne des solistes (pour des chanteurs de ce niveau, entendons-nous) naît évidemment de cette absence du sens, qui laisse les chanteurs à leur souci de bien chanter, mais qui ne les engage pas au-delà; quant à l’orchestre, il joue à la perfection et au millimètre les intentions du chef, il n’est pas dans l’adhésion, ni dans l’engagement.
Nous avons assisté à une parfaite lecture de la partition, nous avons entendu des notes magnifiquement exécutées. Mais la musique n’était pas vraiment au rendez-vous.

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CONCERT DU NOUVEL AN: Variations sur un thème à BERLIN, DRESDE, VENISE

En dehors DU concert du Nouvel An, les télévisions allemands ont retransmis deux concerts de Saint Sylvestre (Silvesterkonzert), celui des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle (à 18h30 le 31 sur ARD), et celui de la Dresdner Staatskapelle dirigée par son chef Christian Thielemann (à 17h35 le 31, sur ZDF), tandis qu’ARTE proposait le concert du Nouvel An de La Fenice, dirigé par Diego Matheuz, l’assistant de Claudio Abbado qui commence à faire une belle carrière en Italie. Le concept fait florès.
Les concerts de Noël, de Nouvel An, de Saint Sylvestre sont des événements habituels des scènes germaniques, c’est l’occasion de manifester tout ce que la musique peut avoir de festif, mais aussi de rassembler le public autour de son orchestre – on sait que cette relation particulière de l’orchestre au public est très importante en Allemagne, dans toutes les villes où il y a un théâtre et un orchestre.
Je me souviens de Soirées de Saint Sylvestre à la Philharmonie, dirigées par Abbado, suivies d’agapes, de soirées dansantes, dans les espaces du bâtiment de Scharoun. C’est souvent l’occasion soit de jouer des programmes d’œuvres populaires, ou des programmes un peu décalés (en 2002, Sir Simon Rattle proposa le musical “Wonderful town” de Leonard Bernstein, qui fut l’un des grands moments de ma vie de mélomane), ou des programmes d’opérettes, de ces opérettes ou de ces pièces légères qu’on prend très au sérieux en pays germanique: Strauss est réputé très difficile à jouer vraiment dans l’esprit “viennois”. Cette tradition a gagné l’Italie avec le “concert de Noël” de la Scala (cette année Dudamel dans la 2ème Symphonie de Mahler) et surtout le concert du Nouvel An de La Fenice, qui j’espère, ne cherche pas à faire concurrence avec celui de Vienne, parce que là c’est raté d’avance.

La polémique a précédé les deux “Silvesterkonzerte” de Berlin et Dresde, puisque les chaînes généralistes allemandes ARD et ZDF se concurrençaient à peu près à la même heure, l’une (Berlin) dans un programme très dansant, mais des grandes danses du répertoire symphoniques (Danses slaves de Dvorak, danses hongroises de Brahms, L’Oiseau de feu de Stravinski, la Danse des sept voiles de Salomé, mais aussi le concerto pour piano et orchestre de Grieg, avec Evgueni Kissin en soliste), la Staatskapelle de Dresde proposant un programme Franz Lehar, beaucoup plus conforme à la tradition qui préfère l’opérette à la musique “sérieuse” ce soir-là.
Rien n’est le fait du hasard. Le concert berlinois reste un concert traditionnel, avec une volonté de proposer un programme peut-être plus thématique, mais le plus souvent ouvrant le répertoire sans trop laisser  s’éloigner des rives de la musique dite “sérieuse”. On entendit Abbado dans des soirées italiennes, Verdi, Rossini, certes, ou  proposant des extraits symphoniques acrobatiques (comme le dernier mouvement de la VIIème de Beethoven à un train d’enfer, qu’il affectionne particulièrement). Il est conforme à l’esprit d’ouverture de l’orchestre et permet de l’entendre dans divers registres, dont certains inhabituels, d’autre non. C’est un moment de convivialité, point trop mondain (au contraire de Vienne) même si Angela Merkel en est une fidèle, mais la chancelière n’est pas du tout une mondaine. En ce sens, le concert de ce 31 décembre a répondu aux attentes: Sir Simon Rattle étant un maître du “spectaculaire”, et affectionnant les répertoires un peu dansants (son Oiseau de feu à ce titre était particulièrement en phase), j’ai personnellement beaucoup aimé le concerto de Grieg et Kissin, dans un très bon soir.
Face aux Berliner Philharmoniker, valeur consacrée qui ne se confronte pas aux Viennois dans leur répertoire ni dans leurs horaires (encore que le concert du Nouvel An de Vienne est aussi le soir précédent un “Silvesterkonzert”) , la Staatskapelle de Dresde dirigée par Christian Thielemann apparaît comme une challenger dans un combat de Titans. C’est que l’installation de Thielemann à Dresde, après ses tribulations et son échec munichois, apparaît comme le point de référence d’une certaine tradition germanique, avec un orchestre qui en est le symbole immuable et un chef qui en a fait son fond de commerce. Ainsi a-t-on face à face, un orchestre qui serait celui de l’ouverture et la modernité (Berliner Philharmoniker et Rattle) et un orchestre qui porterait la grande tradition (Dresde et Thielemann). Alors il est logique que dans la tradition des pays germaniques, Dresde offre un concert Franz Lehar, dédié aux airs d’opérette les plus connus, en une soirée traditionnellement “légère”, qui fasse lointain écho au concert de Vienne, autre grande référence de la tradition. Et puis, depuis longtemps maintenant, Christian Thielemann cultive la figure des grands Kapellmeister du passé, alors qu’il a peut-être plus de succès en Autriche qu’à Berlin, sa ville, où il a eu aussi une expérience contrastée. Il y a derrière ces deux concerts mis en exergue et en concurrence quelque chose de plus qu’une simple émulation musicale.

Et la Fenice…? Il ne faut pas se leurrer, la Fenice de Venise n’est plus aujourd’hui un théâtre pour les vénitiens, comme le sont les salles de Berlin ou Dresde pour les habitants , la ville de Venise (60000 habitants) n’a pas une assise de public suffisante. C’est un théâtre à la réussite contrastée au niveau artistique, mais depuis sa restauration après le dernier incendie, un lieu d’attirance touristique fort. Une soirée à La Fenice, c’est quelque chose qui fait rêver, entre une matinée à l’Accademia et un repas à “La Colomba”. Le niveau actuel du théâtre est honnête sans plus, et ne peut être comparé à celui de La Scala, de Rome ou de Florence. L’opération “Concert du Nouvel An” est une opération d’image, qui repose sur le nom de Venise, sur la gloire passée de son théâtre et le mythe qu’il génère, notamment chez les touristes chic et choc et qui ne répond à aucun concept, sinon celui de copier le concept viennois à la mode italienne (Disons “Verdi au lieu de Strauss” pour faire bref), y compris avec le ballet, comme à Vienne. Il s’achève toujours par le “libiamo” de Traviata (créée à Venise). Concept plaqué, pour moi sans aucun intérêt mais qui correspond sans doute à une niche de marché, du petit marché de la musique classique à la TV, et qui permet à ARTE de se singulariser et de cultiver le fantasme vénitien du public, français notamment. Musicalement honnête sans plus (Diego Matheuz est un très bon chef certes, qui deviendra quelqu’un avec lequel compter, mais comment rivaliser aujourd’hui  avec Rattle, Thielemann ou Jansons), le concert de la Fenice est une opération plaquée, sans aucun intérêt artistique clair, mais avec un intérêt touristique et donc économique certain.

Comme on le voit, le concept de concert de Saint Sylvestre ou de Nouvel An se vend bien sur nos TV qui souvent (ARTE excepté) découvrent que la musique classique existe entre le 25 décembre et le 1er janvier, paillettes, rêve, fleurs, musique légère, ballets, tous les ingrédients de la fête y sont. Mais l’artistique cette année était à Vienne et à Berlin, à Dresde ensuite, et pas trop à Venise.
Le concept construit au fil des ans par Vienne, qui repose sur une vraie tradition, est artistique (le choix du chef y est déterminant: on a vu combien les concerts donnés par Carlos Kleiber sont devenus des mythes) et s’est peu à peu coloré depuis les vingt ou trente dernières années, à cause du tourisme, de l’élargissement du public des spectateurs, il reste à mon avis le modèle du genre, et aussi un modèle d’équilibre entre exigences médiatiques et artistiques. Mais le Philharmonique de Vienne a inventé le nouveau concept de Sommerkonzert (concert d’été), en plein air, gratuit, cette année dirigé par Gustavo Dudamel, en écho au concert donné en juin par les Berliner Philharmoniker à la Waldbühne (que Dudamel a dirigé d’ailleurs), version “popu” qui compense le concert du Nouvel An, qui est particulièrement exclusif…

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER au Festival de Pâques de Salzbourg, dirigé par Sir Simon RATTLE, mise en scène de Stéphane BRAUNSCHWEIG (Le 5 avril 2010)

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Le cycle est clos. Une aventure de quatre ans, partagée avec Aix-en-Provence, dont on espère voir un jour la présentation en cycle complet, car on se sent un peu orphelin de ne l’avoir vu que par épisodes. Bernard Foccroule à Aix ne semble pas avoir été séduit par l’aventure du Ring en Provence, initiée par Stéphane Lissner, même s’il confesse que le succès des Berlinois a été le plus gros succès jamais obtenu par des concerts à Aix. Ce qui est exceptionnel à Aix est “ordinaire” si on ose dire à Salzbourg puisque les berlinois y sont (presque) chez eux. Il reste que monter un Ring est un défi peu commun, et c’est pourquoi on aimerait que l’aventure ne reste pas sans lendemain et ne se range pas dans le tiroir aux souvenirs. Même si la mise en scène de Braunschweig ne m’a pas vraiment convaincu, on ne peut vraiment apprécier un travail scénique sur le Ring que si on le voit d’affilée. J’ai aimé ces deux moments, découvrir à Aix et entendre à Salzbourg: on n’a jamais la même impression. Acoustiquement, je trouve que la fosse d’Aix est sonore, trop sonore, et couvre souvent les voix. Ici rien de semblable et les équilibres reprennent leurs droits. L’impression a donc été sensiblement différente entre les deux lieux. Et le même spectacle se regarde dans un autre contexte.
On sait que Sir Simon Rattle est un wagnérien apprécié, ses Tristan, ses Parsifal ont laissé à Vienne ou à Amsterdam des traces durables et positives. Dans l’ensemble, son Ring a été salué par la critique, focalisée en France sur la qualité de l’orchestre, plus peut-être que par l’approche du chef. Il reste que l’entreprise est un succès. Une fois de plus à Salzbourg, Ben Heppner a déclaré forfait: l’enregistrement à peine sorti de Siegfried, distribué ici aux membres bienfaiteurs, reprend les représentations de Salzbourg, avec Lance Ryan, sans doute le meilleur Siegfried d’aujourd’hui. C’est Stefan Vinke qui  remplace en ce printemps Heppner pour Götterdämmerung. Puisque Heppner a toujours chanté à Aix et jamais à Salzbourg (la Provence en été lui va sans doute mieux que le Salzburger Land au Printemps), on aura ainsi eu l’occasion de comparer trois Siegfried, ce qui renforce encore l’intérêt.

Las! Alors que le Götterdämmerung vu à Aix ne m’avait pas déplu- je l’avais même mis aux côtés de Rheingold pour l’approche scénique ( Walküre et Siegfried m’avaient plutôt déçu) la représentation du 5 avril a apporté bien des déceptions et des doutes. D’abord, au contraire des autres jours, j’ai trouvé que certains pupitres de l’orchestre manquaient de concentration, notamment dans les cuivres (à l’exception des cors). On a entendu beaucoup d’approximations, des problèmes de justesse et d’attaques. Certes, la prestation d’ensemble reste de très grand niveau, mais par rapport aux autres soirs on était incontestablement un ton en dessous.
J’ai des doutes ensuite sur l’interprétation de Sir Simon Rattle: un de mes interlocuteurs germaniques m’a dit – et je ne suis pas loin de le suivre: “L’oeuvre resiste à tout, même à une interprétation médiocre”. Il ne se dégage aucune émotion, et le premier acte (notamment) était – un comble- ennuyeux. On n’arrivait pas entrer dans l’oeuvre. la direction à elle seule ne peut être responsable de ce sentiment très mitigé, mais je ne pense pas que le chef ait su entraîner dans une vision marquante l’ensemble des forces artistiques. c’est toujours très construit, très spectaculaire mais souvent aussi trop fort, sans vraie motivation, et sans aucune mais aucune poésie.
Il est vrai aussi que Rattle n’est pas aidé par une distribution inégale, dont il est responsable: je trouve scandaleux que ce Festival, qui vend les billets parmi  les plus chers du monde, ose afficher une Gutrune (Emma Vetter) criarde, à la voix courte, sans aucun intérêt, et s’adresse pour Brünnhilde à une chanteuse certes affichée dans de nombreux théâtres, mais qui n’est pas c’est le moins qu’on puisse dire une Brünnhilde habitée. Katharina Dalayman n’a pas une voix homogène, rien dans le grave, complètement opaque, et toute la voix  se concentre sur l’aigu, avec une impression pénible de cri et non de chant. Dans ces conditions, aucune interprétation, aucune émotion, aucune poésie. Un seul exemple: toutes les grandes Brünnhilde soignent la fin de la première partie du récit finaldu troisième acte, où Brunnhilde prononce “Ruhe, Ruhe, du Gott” en s’appuyant sur l’orchestre en une longue note tenue. Behrens avec Solti en avait presque fait un climax. Ici, rien, aucun écho aucune correspondance avec l’orchestre. Des notes, mais pas de musique.
La seule a s’en sortir au niveau du chant est Anne Sofie von Otter en Waltraute: je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un rôle pour elle, le volume n’est pas toujours au rendez-vous, mais dans la manière de dire le texte, de le moduler, on entend la chanteuse de Lied et cela reste avec ses limites une prestation de très haut niveau.

Le Siegfried de Stefan Vinke est sonore, très sonore, mais là aussi, un legato absent, des difficultés à maîtriser le suraigu, notamment au deuxième acte, une voix un peu nasale qui semble plus une voix de tête, que d’appui sur le coffre et le diaphragme. Ce n’est pas une prestation scandaleuse, mais ce n’est pas un Siegfried pour Salzbourg. Le forfait de Ben Heppner y est pour quelque chose sans doute, mais avec Lance Ryan l’an dernier, on avait gagné au change. Ce n’est pas le cas cette année.
Mikhail Petrenko en Hagen pose un autre problème, qui d’ailleurs était le même à Aix: voilà un chanteur intelligent, doué d’une excellente diction, un grand interprète, mais le rôle de Hagen réclame une puissance qu’il n’a pas, notamment dans les ensembles et avec le choeur au deuxième acte. Il est remarquable dans les parties moins épiques, mais le volume reste notoirement insuffisant, mais c’est l’un des seuls personnages “habités”.

Malgré une annonce de rhume, Gerd Grochowski est vraiment un Gunther excellent: lui aussi sait prononcer le texte avec attention et subtilité, la voix a du volume et de la présence dans un rôle ingrat. Quant à Dale Duesing en Alberich, même si la voix est désormais un peu fatiguée, c’est lui qui fait preuve de la plus grande intelligence interprétative, et son intervention est saisissante en début de deuxième acte face à son fils Hagen “Schläfst du Hagen mein Sohn”. D’ailleurs c’est la scène musicalement la plus réussie car sans doute la mieux chantée. Les Nornes sont honnêtes, et les filles du Rhin bonnes: la scène avec Siegfried du début du troisième acte est avec la scène Hagen/Alberich la plus musicale, celle aussi où Rattle conduit l’orchestre, le fait chanter, et où l’on entend un son plein et charnu, et une vraie poésie. Très beau moment.

Comme on le voit, beaucoup de problèmes musicaux et une distribution à tout le moins inégale,  en aucun cas du niveau requis pour Salzbourg.
Quant à la mise en scène, s’il y a çà et là des moments intéressants des images fortes et de belles lumières, monologue final de Hagen au premier acte, scène Hagen/Alberich, scène du palais des Gibichungen avec une bonne utilisation de l’espace, et projections video impressionnantes dans la scène finale et notamment le Rhin, le reste n’a pas beaucoup d’idées ni d’intérêt. Les bonnes idées, on les a déjà vues ailleurs (Wotan réapparaissant à la fin, c’était déjà dans Kupfer à Bayreuth, le “peuple” autour du Rhin, puis tourné vers le public, c’était dans Chéreau). S’il n’y a pas vraiment de mauvaises idées (bon, le choeur des vassaux de Hagen en joueurs de golf et de chasseurs, cela fait sourire), il n’y a rien de notable, rien d’original,et surtout pas de vraie direction d’acteurs, pas de travail sur les relations entre les personnages, pas de  poésie, comme si Braunschweig n’y croyait pas.En fait, des quatre opéras, le plus séduisant reste l’Or du Rhin. Ce Götterdämmerung ne marquera ni les annales du Festival, ni celles du théâtre en général, même si l’entreprise aura marqué Aix en Provence, par son côté exceptionnel. Ici où l’exceptionnel devrait être l’ordinaire,cela aura été une production ni aboutie, ni vraiment inspirée, sans voix exceptionnelles et avec une mise en scène indifférente et plate.
050420101950.1270680627.jpgL’orchestre au complet est venu saluer le public à la fin du spectacle.

L’an prochain (voir le lien), Salomé, avec Emilie Magee (bof) et Stefan Herheim dans comme metteur en scène (mieux) dirigé par Rattle et Gustavo Dudamel comme chef invité dans un des concerts! On reviendra donc!

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige LIGETI et BERLIOZ (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (4 avril 2010)

Il y a un grand vainqueur, un immense vainqueur au concert ce soir, c’est l’orchestre. Tant dans la première partie (Ligeti, “Atmosphères” et extraits du “Grand Macabre”) que la seconde (Berlioz, Symphonie fantastique op.14), on ne peut que constater l’incroyable maîtrise de cette exceptionnelle phalange. Il peut paraître idiot de dire que le Philharmonique de Berlin est l’un des tout premiers orchestres du monde. On a tellement dit qu’après Karajan l’orchestre ne sonnait plus aussi bien (sous Abbado, années 92 ou 93) et que maintenant avec Rattle il était carrément en recul (n°4 au classement du Top Ten d’on ne sait qui, après Amsterdam, Chicago, Vienne) que lorsque pendant quatre jours on l’entend dans tant de répertoires différents, et qu’à chaque fois on reste pantois, on se dit qu’il est bien vain de classifier l’inclassable, chaque orchestre ayant sa personnalité, ses moments d’excellence et ses moments de faiblesses. Il est certain que le Concertgebouw d’Amsterdam est impressionnant (avec Jansons cependant). Il est tout aussi évident que ce soir, c’est la performance de l’orchestre qui emporte et l’adhésion, et les suffrages.

Après l’élévation spirituelle très chrétienne des deux dernières soirées (Verdi et Bach), ce soir on s’égare dans le soufre de Ghelderode (avec Le Grand Macabre) ou le sabbat de Berlioz. On n’est plus dans le christianisme triomphant, mais on navigue dans des contrées plus maléfiques, ou plus païennes. Tout commence avec “Atmosphères” de Ligeti, pour 89 instruments sans percussions, 9 minutes de musique, créée (par le grand Hans Rosbaud) à Donaueschingen en 1961. Acte de naissance de la musique dite “statique”, la pièce se développe en une succession, sur une même hauteur, de différents instruments. On se trouve devant une “nappe de sons” (l’expression est de Marc Texier) où la polyphonie devient simplicité, légèreté, sans jamais être monotone. Les instruments, tous les instruments semblent jouer une note, une seule note à différents niveaux, jusqu’à l’inaudible ou l’insupportable (les flûtes suraiguës nous obligent presque à boucher nos oreilles) une musique statique en perpétuel mouvement. L’orchestre, quels que soient les pupitres est éblouissant, on est écrasé par le son des altos, ou des contrebasses, on est au bord de l’impossible en écoutant les flûtes. Une démonstration de haute technicité, et un intense moment musical. Puis arrivent les extraits du Grand Macabre, l’opéra créé en 1978 à Stockholm, vu à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de Daniel Mesguich en 1981et au Châtelet en 1998 dans une mise en scène de Peter Sellars. Le Grand Macabre est une farce s’appuyant sur des formes traditionnelles de l’opéra et des extraits musicaux retravaillés et qui ne cessent de s’autodétruire dans un mouvement ironique et grinçant. Ligeti en disait lui-même: « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur le tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique, et surtout, celle de l’opéra ».
Les extraits proposés (Mysteries of the Macabre) sont chantés par l’incroyable soprano Barbara Hannigan. Tous les poncifs du récital sont détruits: elle entre en rasant les murs, par le côté, vêtue d’un ciré noir, qu’elle enlève bientôt pour apparaître en minijupe noire et cuissardes. Le texte, dont voici quelques extraits “Psst”, “Ko”, “Koko”, “kokokoko”, “oh” “zero zero” est essentiellement dit par la chanteuses, mais peut-être repris par les musiciens, ou interrompu, puis repris par le chef, et peu à peu tout devient un déchaînement de sons à peine articulés, de mouvements contre ou vers les musiciens, le chef est bousculé et elle en prend la place, lui-même se met à hurler contre le violoncelliste Georg Faust qui se protège. on assiste à une destruction virtuose de tous les canons du genre, dans un total délire, mais évidemment hypercontrôlé musicalement par un orchestre réduit aux dimensions de formation de chambre, entourant la chanteuse complètement déglinguée, qui se décontruit au fur et à mesure qu’elle chante. Une performance exceptionnelle qui déchaîne un immense enthousiasme de la salle surprise et captivée.
La “Symphonie fantastique” est en revanche l’occasion de vérifier que même avec l’orchestre le plus doué, si le chef ne réussit à donner ni direction ni souffle, on reste sur sa faim. La vision de Sir Simon Rattle est assez traditionnelle en somme, fondée sur de forts contrastes de volume (beaucoup de bruit), mais aussi sur une contruction très soignée, très maîtrisée qui aboutit à une mise en scène spectaculaire, un agencement théâtral du son, mais sans aller plus loin dans l’analyse. En pâtissent lourdement les deux derniers mouvements, qui n’ont plus cette couleur effrayante ou inquiétante qu’ils devraient avoir. Le dernier mouvement est une sorte d’orgie où les sons se délitent, provoquent le malaise, et anticipent même un peu Mahler ou même Stravinski par leur ironie mordante. Rien de tout cela ici: on est devant une lecture assez lisse, peu dérangeante, mais évidemment superbement exécutée, ce qui finit par agacer. Quand on a sous la baguette une telle phalange, on aimerait la voir interpréter et non exécuter. On n’arrêterait pas d’ailleurs d’en souligner les perfections techniques, les cordes, notamment les altos et les violoncelles, les harpes d’une légèreté confondante, et surtout les cuivres et les bois, impeccables. Des clarinettes à couper le souffle, un cor anglais (Dominik Wollenweber, encore lui) à laisser pantois, sans parler des Emmanuel Pahud (à la flûte) et des Albrecht Mayer (hautbois), toujours eux. Bref la démonstration de la maîtrise technique est totale, parfaite, à hurler de rage quand on rapporte toute cette énergie à l’absence totale d’émotion, ou même de propos sur l’oeuvre. Selon l’expression rageuse d’un ami allemand présent ce fut un “Perfekt Lärm” -Bruit parfait-.

Evidemment, on pense à ce qu’en a fait Abbado en 2008 à Lucerne, une danse de mort, d’un raffinement inouï, dérangeante, bouleversante où Dionysos s’introduit dans la nuit romantique où évoluent les forces les plus sombres de la nature: toutes nos habitudes et notre savoir sur l’oeuvre en ont été bouleversées. Une exécution de légende.
Sir Simon Rattle en revanche, loin d’en donner une lecture, construit avec une rigueur et une attention confondantes une vision de surface qui ne dit rien d’autre que la construction elle-même, qui force à s’extasier sur une maîtrise technique d’un relief spectaculaire sans déboucher sur rien d’autre, sans intention autre que la construction. D’où l’admiration pour le travail, mais sans aucune émotion, d’où un grand succès, mais pas de triomphe, d’où la constatation une fois de plus vérifiée que Sir Simon Rattle n’est pas le chef idoine pour un certain XIXème siècle (son Beethoven et son Brahms sont très discutables). Son Berlioz est ici sans grande profondeur, du spectaculaire plaqué sur du vide conceptuel. Seuls souvent ses Wagner ou même ses Mahler peuvent quelquefois séduire. Il est beaucoup plus convaincant sur le XVIIIème et sur le premier XXème siècle. C’est un peu ennuyeux quand on dirige à Berlin l’orchestre qui fut de Furtwängler et Karajan, et qui marque son territoire identitaire autour de Beethoven et Brahms et du XIXème en général.

Ce fut ce soir l’explosion Ligeti et la déception Berlioz


OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige la Passion selon Saint Mathieu de BACH (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (3 avril 2010) ritualisée par PETER SELLARS

Souvenir…la dernière Passion selon Saint Mathieu entendue ici (en 1997) était dirigée par Claudio Abbado. Peter Schreier était l’Évangéliste et la distribution comprenait aussi Christine Schäfer, Anne Sofie von Otter, Simon Keenlyside, Andreas Schmidt, Peter Mattei, avec le Schwedischer Rundfunkchor et le Tölzer Knabenchor. Abbado nous avait livré une Passion hiératique, débarrassée de toute scorie romantique, toute nourrie du travail moderne sur le répertoire baroque.  Cette Passion  a fait l’objet d’un enregistrement exceptionnel, que Deutsche Grammophon n’a pas voulu, et qui a fini dans les kiosques à journaux italiens, vendu à Pâques 2000 (au prix incroyable de 20000 lires pour 3 CD  soit environ 10 Euros) en supplément du journal “La Stampa” sous le Label Musicom. On en trouve encore quelquefois sur eBay à des prix stratosphériques.

Aujourd’hui, Sir Simon Rattle a voulu faire appel à Peter Sellars pour réaliser une version “ritualisée” comme il est dit dans le programme, une mise en espace qui n’est pas du théâtre, insiste Sellars, qui s’efforce de donner une image à ce qui se passe dans les âmes au moment de la Passion. Le choeur et l’orchestre sont disséminés en deux groupes séparés sur la surface immense de la scène du Festspielhaus, autour d’un espace laissé libre et occupé par quelques cubes de bois blanc, où évoluent choeur et solistes. Les solistes sont Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Thomas Quasthoff, Axel Schiedig, Sören von Billebeck, Jörg Schneider, le Choeur de la Radio de Berlin dirigé par Simon Halsey, et le Choeur d’enfants du Festival de Salzbourg. Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.

030420101934.1270302658.jpgQuelques photos de la répétition du matin

Pourquoi une version ritualisée? Parce que, dit Peter Sellars, Bach a écrit ce chef d’oeuvre non comme un concert, non comme un travail théâtral, mais comme comme un rituel “à transformations” incluant temps et espace, unissant des communautés disparates et ayant tourné le dos à l’Esprit. Le mouvement est celui d’un regard d’amour pour les âmes perdues, qui essaie de réunir ce qui reste de la personne: c’est en fait notre effort pour reconstruire un pouvoir spirituel et moral  dans l’histoire: c’est ce qui a disparu et que, au quotidien, nous essayons, nous aussi, de reconstruire à travers les choix de vie que nous faisons en rassemblant nos souvenirs, en autant d’actes de mémoire. La réussite de Bach: celle d’avoir écrit une oeuvre qui est oeuvre de mémoire collective, qui nous aide à nous reconstruire dans un monde marqué par la chute, le premier pas d’un chemin nouveau. L’ambition de Sellars est de nous inclure dans ce rituel, d’en faire un enjeu collectif de la scène et de la salle (c’est aussi l’ambition que Wagner, nourri de Bach, voulait pour son Parsifal: c’est bien à un “Bühnenweihfestpiel, Festival scénique sacré) que nous convie Sellars.

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Rarement j’ai eu le sentiment d’une telle précision, d’une telle attention dans la préparation d’un concert. Il est vrai que la Passion selon Saint Mathieu est un monument de près de trois heures de musique, qui exige de la part des artistes une attention et une concentration peu communes, vu la nature du texte, la complexité de la construction, la polyphonie extrêmement serrée, et réclame de l’orchestre et de certains pupitres en particulier une vraie virtuosité.
Nous avons eu droit à une exécution parfaite. Techniquement, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque faille. Peter Sellars conçoit un dispositif minimaliste, décrit plus haut, et les solistes sont selon les nécessités disséminés sur la scène ou dans la salle (pour Judas et Pilate), dans le choeur, isolés (Jésus), la basse et l’Evangéliste restent toujours sur l’espace de jeu. Les mouvements sont lents, seul le choeur réagit parfois avec des mouvements divers, comme il sied au peuple, et cseul, il bouge vraiment sur scène, les deux choeurs s’unissent, se séparent, courent. L’orchestre, le choeur et les solistes sont habillés de noir, pas d’éclairage particulier; scène et salle sont dans la même lumière. Sellars a été hué au final, j’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ce qu’il fait ne nuit pas à l’audition de l’oeuvre, et crée même parfois des situations très fortes, notamment par cette idée de lier certains airs à l’instrument qui les porte: la basse chante face à face avec le violon du jeune Daishin Kashimoto, extraordinaire nouveau premier violon des Berlinois et c’est un duo dans un face à face fantastique d’intimité. Ce sont aussi les bois qui sont isolés et rapprochés des chanteurs, que ce soit Emmanuel Pahud ou Albrecht Mayer, ou le cor anglais de Dominique Wollenweber, mais aussi la  viole de gambe de Hille Perl. Le fait de les isoler, de les intégrer à l’action fait presque de ces airs des “pezzi chiusi” et donne à la performance une force multipliée. De toute manière, l’orchestre est à son zénith, la plénitude du son, la perfection des effets, l’incroyable maîtrise, et la précision avec laquelle  Rattle les suit,et les sollicite, en les suivant presque un à un les musiciens, en allant d’un orchestre à l’autre contribuent à asseoir cette image formidable de perfection.
Quant aux solistes, sans avoir la renommée des solistes d’Abbado en 1997 (encore que, à part Schreier, ils étaient tous bien jeunes alors), ils sont tous à leur place: à commencer par l’incroyable Évangéliste de Mark Padmore  dont on ne peut que lister les qualités: résistance d’abord, pendant trois heures, la voix ne marque aucun signe de fatigue; ductilité ensuite, un contrôle permanent de l’émission, un jeu qui alterne la voix de tête, les pianissimi, la voix de poitrine sans aucun problème technique dans les passages, un timbre velouté, chaud, qui convient parfaitement à cette partie: une vraie leçon de chant, une démonstration d’anthologie. Thomas Quasthoff, toujours comparé à Fischer Dieskau, alors qu’il arrive à la même qualité que son grand aîné par des voies très différentes, voire opposées: alors que Fischer Dieskau est un cérebral qui calcule la moindre inflexion et la moindre note, au point de se faire taxer d’artifice par ses détracteurs, ce qui frappe chez Quasthoff, c’est l’impression de naturel qu’il dégage: rien ne semble forcé, la voix sort telle quelle et c’est sublime. Cette simplicité, en totale cohérence avec l’entreprise d’ensemble est sans doute ce qui frappe le plus l’auditeur. Une découverte aussi, celle du jeune ténor finlandais Topi Lehtipuu, voix claire, bien posée, très joli timbre fait pour Mozart. Un nom à retenir, je ne serais pas étonné de le voir bientôt sur les affiches des grands théâtres. Les autres sont dans leur partie, tout à fait honorables (notamment le Jésus de Christian Gerhaher). Du côté féminin, Magdalena Kožená a montré cette fois, à la différence d’autres concerts (à Lucerne notamment) et engagement et puissance et présence (un très bel “Erbarme Dich, mein Gott” et un magnifique “Können Tränen meiner Wangen…”) . Une remarquable prestation. Camilla Tilling, enceinte, est un peu en retrait mais ses airs (notamment “Aus Liebe will mein Heiland…”) sont très dominés, mais moins poétiques et lyriques qu’en d’autres occasions (en Ilia par exemple). A noter également les solistes du choeur, absolument exceptionnels.
On le voit, nous sommes face à une interprétation de très haut niveau, à une exécution parfaitement maîtrisée, parfaitement en place, à un chant d’exception.
Et pourtant,je dois le confesser, aucune émotion ne m’a étreint devant ce travail parfait. Je suis resté extérieur, admirant, mais n’arrivant pas, au contraire de la volonté de Sellars notamment, à me sentir inclus dans la musique, en phase, en osmose avec l’entreprise. Avec quelques amis, nous avons ressenti la même chose: est-ce Rattle? je ne pense pas. Est-ce Sellars, sûrement pas. Alors…Ce sont les mystères de la musique qui font qu’un soir l’âme est au rendez-vous, et que le lendemain, on reste extérieur et froid. Cela n’enlève rien à la qualité de l’ensemble, mais rend un peu triste, on aurait aimé participer, et non pas seulement écouter.

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INFO: Le concert est programmé la semaine du 4 au 12 à Berlin; il est retransmis sur le site des Berlinois dans le “Digital Concert Hall. Voir http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/