HOMMAGE A LEONTYNE PRICE: ERNANI de Giuseppe VERDI (enregistrement SONY) MET 1962 (Price, Bergonzi, Tozzi, MacNeil, Dir: Thomas Schippers)

716sAAcunMLLa collection publiée par Sony autour de la mémoire sonore du Metropolitan Opera contient un certain nombre de joyaux dont cet Ernani enregistré le 1er décembre 1962, dirigé par Thomas Schippers, avec Carlo Bergonzi, Leontyne Price, Cornell Mac Neil et Giorgio Tozzi.
Au moment où Leontyne Price fête ses 89 ans, j’ai eu envie de réécouter cet enregistrement et d’en rendre quelque compte, pour dire mon enthousiasme, et aussi parler d’une œuvre chère entre toutes.
En France, d’Ernani point d’écho, au moment où l’Opéra affiche certes Trovatore, mais n’a jamais vraiment défendu que le répertoire verdien international et ne défend même pas le répertoire du Verdi français, dont Le Trouvère est un exemple (version avec variations et ornementations spécifiques et final revu) .
Certains pensent même qu’Ernani est à ranger aux rang d’Alzira ou d’autres Battaglia di Legnano, œuvres secondaires voire oubliées. Or Ernani dépasse et de loin Giovanna d’Arco récemment vu à la Scala, voire Nabucco et doit être rangé dans les chefs d’œuvre du compositeur italien. D’abord parce que derrière le librettiste Francesco Maria Piave se cache Victor Hugo et que les situations et les personnages ont une consistance nouvelle qui annonce les grandes œuvres futures, ensuite parce que certains airs (Ernani, Ernani, Involami d’Elvira, ou infelice e tuo credevi.. de Silva), duos/trios (le trio du premier acte No crudeli d’amor non m’è pegno etc… ) et ensembles (Un patto ! un giuramento ! chœur des conjurés) s’inscrivent immédiatement dans les grands moments verdiens du répertoire.
Peu de productions dans le paysage, la dernière grande reprise le fut l’an dernier par James Levine au MET, qui la saison dernière a montré qu’il restait l’un des plus grands chefs verdiens de l’époque avec cet Ernani en mars 2015, puis Un ballo in marchera le mois suivant. J’ai eu la chance de voir les deux, et Ernani était plus réussi (musicalement) que Ballo in maschera, même si la production semblait exhumée des poussières du passé .

J’en ai rendu compte et la distribution composée d’Angela Meade, de Francesco Meli, de Placido Domingo et de Dmitri Belosselsky défendait merveilleusement l’œuvre, tandis que James Levine rendait à cet opéra le relief et la grandeur qu’il mérite.

Thomas Schippers
Thomas Schippers

En 1962, c’était Thomas Schippers. Ce chef trop vite disparu était l’un des grands chefs lyriques de l’époque, notamment mais pas seulement pour le répertoire italien (on lui doit aussi une très belle Carmen avec Regina Resnik), tension, pulsation, rythme. Son Ernani (qu’il a aussi enregistré  en 1968, mais avec une distribution un peu moins convaincante chez RCA) est ici un exemple de ce qu’était le MET dans les années 60, de ce qu’était une soirée mémorable (avec un choeur exceptionnel) et quels échos elle portait dans le public, avec la tradition américaine d’applaudir à l’entrée de la vedette, mais aussi l’absence totale de da capo et de reprises, ce qui serait impensable aujourd’hui (Levine l’an dernier faisait les da capo).

Pour écouter une version « authentique », il faut écouter Muti (j’en ai aussi rendu compte) avec Ghiaurov, Bruson, Freni, Domingo (en Ernani cette fois), où Freni nous semble encore merveilleuse de vérité, mais n’étant pas tout à fait une Elvira, elle fut un peu contestée en 1982 …
Cet Ernani de 1962 est d’abord un belle preuve pour la direction de Schippers, énergique, claire, éclatante quelquefois, avec un chœur somptueux, une clarté qui étonne au départ, tant on a dans l’oreille un prélude plus sombre, voire sinistre dans les premières mesures. Il donne à l’ensemble un halètement typiquement verdien, où l’attention ne retombe jamais, où la musique de Verdi est portée à l’incandescence. Bien sûr, le son tout à fait correct n’a pas le relief d’un son « hifi », mais dès que les chanteurs ouvrent la bouche, on se rend compte que les arrangements sonores aujourd’hui ordinaires, sont inutiles face à Carlo Bergonzi et Leontyne Price. Dès qu’il se mettent à chanter, c’est une remise à zéro des curseurs verdiens d’aujourd’hui. C’est totalement incomparable. Et c’est là la magie du son en direct, sans filet, venu de la vieille salle du MET, sorte d’émergence de ce qu’était le chant verdien à l’époque, avec des chanteurs aujourd’hui un peu oubliés pour certains  qui furent des grands à l’époque, pourtant bien servis par le disque, Cornell Mc Neil qui n’a jamais eu en Europe le relief et la gloire de ses collègues barytons contemporains, et notamment Tito Gobbi (Cappuccilli en était à ses tout débuts…mozartiens), et Giorgio Tozzi l’une des basses remarquables du MET, ces basses maison qui faisaient que le niveau du MET ne descendait jamais sous l’excellence.  Et puis Bergonzi et Price, jeunes encore (Leontyne Price avait 35 ans, Bergonzi 38), étaient au sommet de leurs moyens.
Il faut entendre Leontyne Price tenir les notes de Ernani, involami et la cabalette qui suit pour comprendre ce que chanter Verdi voulait dire pour elle. Un contrôle sur chaque note, sur chaque inflexion, une étendue incroyable des graves aux notes les plus aiguës, une agilité bien présente, et dans l’aria, et dans la cabalette, avec un sens du rythme et de la couleur consommés. Il faut l’entendre aussi dans les ensembles, avec cette présence vocale phénoménale qui fait que chaque apparition était attendue avec impatience .

Bien sûr, Leontyne Price est le soprano verdien par excellence, qui porte haut la complexité d’un chant que très peu de chanteuses de ce niveau portent aujourd’hui. Anna Netrebko est une très grande chanteuse, elle a d’abord triomphé dans le bel canto, puis la voix a grossi, mais à un niveau tel qu’elle en a perdu un peu de ductilité (c’est net dans Giovanna d’Arco). J’ai toujours entendu en elle une Norma, qu’elle va aborder, un peu tard pour moi, l’an prochain. Et cette voix me paraît aujourd’hui bien plus convenir à Puccini et aux véristes qu’à Verdi ou Bellini. Et elle aborde aussi Wagner avec Lohengrin en mai prochain. Attention à ce que trop de faveur ne tue…

Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera
Leontyne Price dans Trovatore au MET à la même époque ©METOpera

Leontyne Price a abandonné les scènes en 1985 – elle n’avait pas 60 ans- au moment où elle ne chantait plus aussi parfaitement, où planait la menace inévitable de l’âge, mais qui entend sa dernière Aida reste stupéfait du volume et du contrôle et surtout de l’étendue (les graves!), bref de la performance encore unique . On peut l’admirer dans les différents Trovatore qu’elle a faits avec Karajan, y compris le dernier (dont le Manrico est Franco Bonisolli).

Qu’on se réfère pour chavirer à ses années 60, qu’on se réfère à ses Leonora, ses Aida, ses Elvira. Elvira notamment, car c’est un des rôles de Verdi les plus difficiles, que peu de très grandes ont abordé, et pas toujours avec succès.
Je me souviens qu’Alexia Cousin, une des voix françaises les plus prometteuses qui a abandonné brusquement la carrière, avait osé Surta è la notte Ernani Involami après un récital pour jeunes chanteurs à la Scala, et je me souviens encore de la stupéfaction des spectateurs et notamment des connaisseurs : pour tous oser Ernani à cet âge, c’était vraiment hardi, voire téméraire.
Alors, Leontyne Price est la référence pour Elvira, à mon avis, tout simplement parce que personne depuis les années 1980 n’a chanté Verdi aussi bien qu’elle. Même Renata Scotto que j’ai entendue merveilleuse dans Trovatore, et dans Otello, rate un peu cet air d’Elvira (dans ce que j’en ai entendu au disque) un peu crié, même si les filati sont à se damner.

Angela Meade, entendue au MET l’an dernier, s’en tire avec tous les honneurs, avec moins de puissance que Leontyne Price, mais avec la ductilité, et l’homogénéité.
De toute manière, Verdi a toujours réussi aux chanteuses américaines : Zinka Milanov (qui était croate, mais qui a marqué le MET) Leontyne Price, Martina Arroyo, et aujourd’hui Sondra Radvanovski et Angela Meade font pour moi partie de ces voix faites pour Verdi.
Alors, honorez Leontyne Price en écoutant cet Ernani.
Mais il n’y a pas que Price, il y a aussi Carlo Bergonzi, qui dès le lever de rideau impose sa ligne, son élégance, sa maîtrise des volumes, ses aigus solides et tenus : sans effets autres que le chant pur, Bergonzi impose sa totale suprématie dans ce répertoire, que seul Placido Domingo peut lui disputer. Il a le volume et l’étendue (c’est un ancien baryton), il a la force et il a aussi et surtout une pureté sonore qu’aucun ténor ne lui dispute, pour le coup. Il faut entendre comment il module dans son premier air les deux vers
il primo palpito d’amor,
d’amor che mi béò
et comment il entame la cabalette et la manière dont il tient la note finale après avoir miraculeusement chanté gli stenti suoi, le pene, Ernani scorderà.
Nous sommes à des niveaux aujourd’hui non atteints, et je conseille vraiment les lecteurs curieux de chant verdien de s’y replonger, pour comprendre la distance qui nous en sépare.
Souvent, la suprématie des deux protagonistes laisse dans l’ombre les deux autres, Silva et Carlo, la basse et le baryton : Muti dans son enregistrement ne les avait pas oubliés, ils en sont sans doute avec Domingo (à son meilleur dans l’enregistrement de Muti) les phares, dans un enregistrement où les hommes dominent, malgré une Freni vibrante, mais techniquement à la peine : Ghiaurov et Bruson montrent eux aussi ce que chanter veut dire. Ghiaurov n’a pas été remplacé comme basse verdienne, à une époque, la nôtre, où nous n’en manquons pas, mais pâles et souvent sans véritable expressivité.  Ghiaurov avait la technique, l’étendue, le volume, la profondeur sonore et l’expressivité (Filippo II !!), dans Silva, il est phénoménal…
Giorgio Tozzi est l’une de ces basses un peu oubliées aujourd’hui qui a fait les grandes heures du MET et des enregistrements de cette époque. Italien d’origine né à Chicago, il a chanté tous les grands rôles de basse du répertoire, Verdi bien sûr, mais aussi Moussorgski et Wagner ou même Debussy (Arkel). Comme Leontyne Price, il est lié à mon enfance, puisque les deux faisaient partie de la distribution de mon premier enregistrement de la Symphonie n°9 de Beethoven, par Charles Munch et le Boston Symphony Orchestra (Leontyne Price, Maureen Forrester, David Poleri, Giorgio Tozzi) que j’ai encore dans mes “vinyles”.
Même s’il n’est pas dans sa meilleure forme, il reste impressionnant dans infelice…e tu credevi avec une voix assez claire (il a commencé comme baryton), et un style d’une certaine retenue, sans exagérations démonstratives; la voix est merveilleusement homogène et les aigus tenus (ancora il cor).
Cornell MacNeil est Carlo, le roi Charles Quint :  à l’époque il a 40 ans, et va connaître une carrière exceptionnelle de baryton Verdi (à 63 ans c’est lui qui est Germont dans le film La Traviata de Zeffirelli avec Stratas et Domingo en 1985), la mémoire de l’opéra semble l’avoir un peu oublié, et pourtant, on le rencontre dans bien des enregistrements dont l’Aida de Karajan (avec Tebaldi et Bergonzi) , Rigoletto avec Joan Sutherland (Sonzogno 1961) ou le fameux Ballo in maschera de Solti (1961) avec Nilsson et Bergonzi. C’est LE baryton de ces années-là, pur produit de l’école américaine (il a d’ailleurs commencé dans le Musical). Carlo est le rôle qui l’a lancé dans la carrière internationale puisqu’il le chante à la Scala où il remplace Ettore Bastianini dans une nouvelle production d’Ernani aux côtés de Franco Corelli en 1959. À noter d’ailleurs que la Scala, entre 1958 et 2016, affiche trois séries de représentations d’Ernani, en 1959, en 1969 et en 1982 (dernière représentation en janvier 1983), signe évident de la difficulté à réunir des protagonistes de niveau qui puissent défendre l’oeuvre.
Cornell MacNeill est au sommet de sa forme dans ces années-là, il partagea la vedette avec les grands barytons américains de l’époque, Leonard Warren, mort en scène deux ans auparavant et Robert Merrill. Le moment à écouter passionnément dans cet enregistrement est son air du 3ème acte Gran Dio ! un air qui fait écho à celui de Filippo II du Don Carlo (avec le même violoncelle en arrière plan), un air de méditation et d’introspection : à 23 ans de distance, le père et le fils méditent sur le pouvoir, sur la fidélité, la vertu.
Il faut entendre les dernières paroles
e vincitor de’ secoli
Il nome mio farò
e
t les aigus qui scandent nome, mio, farò, et l’incroyable « si » tenu sur farò qui déchaine l’enthousiasme justifié de la salle.
Vous voulez entendre du chant verdien ? vous voulez entendre Leontyne Price dans ses œuvres, entourée des meilleurs chanteurs de l’époque ? vous voulez découvrir l’un des plus beaux opéras de Verdi et entendre tonner Hugo en filigrane ? Alors précipitez-vous sur cet enregistrement pour découvrir l’œuvre et jouir sans entraves du chant, puis achetez l’enregistrement de Muti dans une de ses interprétations les plus accomplies pour entendre un Verdi « archéologique » avec les da capo, les reprises, l’énergie et le lyrisme.
Et les deux à un prix raisonnable, autour de 18€…[wpsr_facebook]

Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)
Leontyne Price en Elvira (probablement au San Francisco Opera)

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: UN BALLO IN MASCHERA de Giuseppe VERDI le 22 JUILLET 2013 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; Ms en scène Damiano MICHIELETTO)

Dispositif scénique ©Teatro alla Scala

J’ai écrit il y a quelques années sur ce blog un article intitulé l’impossible Ballo in Maschera et la difficulté de chanter Verdi : la représentation d’hier à la Scala en est l’illustration jusqu’à la caricature. Sur le papier, une proposition intéressante avec Sondra Radvanovsky (dont j’écrivais qu’elle est aujourd’hui l’une des seules sopranos verdiennes), Marcelo Alvarez, titulaire à peu près unique de Riccardo, et Zeljko Lucic, qui est en matière de baryton verdien ce qui se fait à peu près de mieux. Un jeune chef prometteur (il a eu l’Opera Award du jeune le plus prometteur) dans la fosse, et sur le plateau un metteur en scène italien qui explose depuis quelques années. Quoi de mieux pour motiver une petite virée rapide à Milan?
On ne peut reprocher à la Scala d’avoir sous-distribué son cast A (il y a en revanche dans le cast B Oksana Dyka, motif évident de fuite éperdue), ni d’avoir proposé une production ordinaire. Une production du Ballo in maschera est aujourd’hui une manière de défi et c’est tout le mérite de la Scala d’avoir pu le proposer.
Après la soirée d’hier qu’en reste-t-il?

Campagne électorale ©Teatro alla Scala

En premier lieu, la mise en scène. Damiano Michieletto est une nouvelle coqueluche de l’opéra: on a vu sa production salzbourgeoise de La Bohème l’an dernier, visions modernes, décalées, transpositions qui font sens. L’Italie semble avoir trouvé là une figure nouvelle correspondant à notre temps, subversif, mais pas trop, provocateur mais pas trop, juste ce qu’il faut au public de l’opéra pour jouer à se faire peur. Et de fait, sa mise en scène a déchaîné les passions, au point que la plupart des critiques n’accordent qu’une importance très relative à la musique. C’est pourtant là que le bât blesse surtout.

Marcelo Alvarez et Patrizia Ciofi ©Teatro alla Scala

L’idée qui domine ce Ballo in maschera est une analyse du personnage de Riccardo, au grand charisme, aimé des foules, et en même temps, vivant dans le privé un drame personnel parce qu’il aime la femme de son meilleur ami. Cette opposition sphère privée/publique, ce côté brillant de l’homme de cour, a renvoyé Michieletto au monde politique et notamment celui des campagnes électorales et à ce qu’elles imposent en termes d’image, et en termes de maquillage du privé. Ce monde de paillettes et d’apparence pourrait aussi être le miroir aux alouettes berlusconien vécu en Italie des années durant.
Alors, le début apparaît très divertissant, riche d’idées nécessaires à rendre crédible la transposition: Oscar le page devient la responsable de com plus ou moins amoureuse du chef, et qui le protège, Renato le responsable de la sécurité, le plus proche ami du boss et son épouse Amelia une sorte de caricature de l’épouse américaine, bien coiffée, tailleur, manteau de vison et sac à main. Il n’est pas sûr que Madame Radvanovky se sente à son aise dans cette vision, tant elle semble empruntée en scène.
Quant à Ulrica, c’est une prédicatrice d’église évangéliste, thaumaturge (elle fait du miracle – préparé?- à la pelle), tout de blanc vêtue, et la foule la presse. L’idée est amusante: là aussi, on ne peut que sourire à l’acrobatie théâtrale.
“L’orrido campo” où se rencontrent Amelia et Riccardo est un lieu de prostitution, sans doute derrière un stade. Riccardo arrive en voiture (mais à part l’idée gadget, rien n’en est fait) et Amelia se fait voler par une méchante prostituée sac à main et vison. Quand Amelia doit se dissimuler, elle est obligée de vêtir le ciré blanc de la prostituée, laissé à terre quand elle a pris le vison…
L’arrivée des conjurés, sur une musique assez ironique, n’est pas mise en valeur et l’on revient aux visions traditionnelles, élections à l’américaine ou pas.

Ld bal final ©Teatro alla Scala

Quant au bal final, c’est la fête de fin de campagne, et si les gens ne sont pas masqués, beaucoup portent l’effigie du candidat Riccardo  sous un néon géant “Riccardo incorrotta gloria”  slogan de la campagne qui s’éteint au moment de l’assassinat. Riccardo chante les dernières répliques debout à pleine voix pendant que son cadavre gît aux pieds d’Amelia. Marcelo Alvarez ne pouvait-il donc pas chanter allongé? fallait-il chanter cette mort à pleine voix?
Au-delà du divertissement procuré par cette transposition  bien faite, force est de constater qu’il n’en sort pas grand chose,  que bien des idées tiennent du gadget, et que les ressorts psychologiques ne sont pas plus fouillés que si l’on était à Boston au XVIIème siècle ou en Suède au XVIIIème. En fait, Michieletto ne tire pas grand chose de son idée centrale, néons, affiches, mannequins et tee shirts à l’effigie de Riccardo, et alors?
Et alors? tout cela fait un peu poudre aux yeux, tout cela fait un peu inutile, tout cela amuse la galerie (ou l’horrifie, l’accueil du public a été très violent à la première), mais il ne se passe rien, rien du tout, et surtout pas une quelconque émotion ni une quelconque idée qui sortent du tout venant habituel. Déception… Mais tout passe…
Du chef Daniele Rustioni on a dit grand bien (y compris dans ce blog): il est jeune, sérieux, très musicien, très travailleur. on va le voir l’an prochain dans Simon Boccanegra à Lyon. Et pourtant, fallait-il qu’il dirige Un ballo in maschera? Ou la Scala a pêché par excès de légèreté en le lui confiant, ou il a pêché lui-même par excès de présomption.
Sa direction est à l’évidence travaillée, mais il n’en sort rien. Il faut plus que révéler des notes et des phrases musicales, il faut plus qu’organiser la partition: ici, cela ne part jamais, jamais de dynamisme (c’est très lent), jamais de mise en dialogue de telle ou telle phrase, de tel ou tel pupitre qu’on invite à jouer plus fort, plus fin, plus subtil, aucune pulsion vitale, qu’une mise en place assez plate et sans âme, sans vie. Un travail qui distille l’ennui et qui finit par mettre un peu mal à l’aise tant on est loin de ce que Verdi exigerait: maturité insuffisante, manque de profondeur, “concertazione” inexistante . Alors le chef est hué à la fin, et les applaudissements en contraste sont bien grêles pour le chef et l’orchestre. Le public sent bien le décalage entre les exigences et le résultat, et l’échec musical de la représentation est pour une grande part dû à la fosse. Pour ma part je considère que c’est surtout la musique qui ne va pas: et c’est bien plus grave qu’une mise en scène à la mode qui fait hurler.
Du côté des chanteurs, Sondra Radvanovsky  est aujourd’hui l’une des voix qui peut chanter les grands Verdi. Un organe homogène (même avec des petits problèmes dans les notes basses, surtout au début de l’opéra) et un peu de temps pour se réchauffer la voix, mais une seconde partie très en place, avec des aigus superbes, et surtout des passages bien négociés, un appui sur le souffle sans reproches, y compris dans les mezze voci et les notes filées. On ne peut que souligner la qualité et la sûreté de la prestation et la belle ligne de chant. Enfin un vrai lirico spinto.

Alvarez dédoublé? ©Teatro alla Scala

Mercelo Alvarez chante Riccardo depuis longtemps, et l’on reconnaît l’agrément du timbre et de la couleur vocale. Mais son seul souci est de bien accrocher les aigus. Pas de ligne de chant, pas  d’homogénéité (les graves sont inexistants, le centre est inaudible) et au total pas de style, même si rien de ce qu’on entend n’est scandaleux.Il n’y a aucune intensité, aucun accent, un chant indifférent. Le personnage n’est pas dessiné, il n’est que joué et rien dans le chant n’est vraiment engagé. Une interprétation extérieure de qualité moyenne, on est loin de ce que je considère un grand standard verdien. Tel qu’il a été entendu ce soir, Marcelo Alvarez usurpe sa qualité de star du chant.
L’Ulrica de Marianne Cornetti , prédicatrice télévisuelle à l’américaine, est bien plus mezzo que contralto. Elle a des grands aigus volumineux et des graves inexistants, là où le rôle exige à la fois de beaux aigus, mais surtout de très beaux graves (le début Rè dell’abisso, affrettati). La voix manque donc de cette homogénéité qui devrait marquer Ulrica, mais on peine à en trouver sur le marché lyrique aujourd’hui. N’est pas Obratzova qui veut.

Zeljko Lucic et Marcelo Alvarez ©Teatro alla Scala

Zeljko Lucic ménage sa voix pour lancer ses différents airs, la prestation est correcte, sans être de celles qui vous chavirent ou même qui seulement vous procurent un peu de satisfaction. La voix reste toujours un peu opaque, sans éclat. Les aigus sortent mais toujours un peu forcés. L’artiste est sérieux, gagne son pain dans les grands barytons verdiens, mais tout comme Gagnidzé dans Rigoletto la veille, il ne peut à mon avis prétendre à incarner un style verdien, dans son intensité et son originalité. Quand il y avait des voix pour Verdi, il n’aurait probablement pas chanté Renato à la Scala. Mais quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. C’est aujourd’hui ce que la scène peut procurer de mieux, paraît-il. Acceptons-le.
Quant à l’Oscar de  Serena Gamberoni, qui succède à Patrizia Ciofi pour ces dernières représentations, c’est une très jolie voix, en place, à la technique assurée, qui s’entend bien dans les ensembles, et qui a bien éclairé la soirée. C’est le plus grand succès aux saluts, cette jeune artiste est à suivre, incontestablement.
Dernier rayon de soleil: un petit rôle, Silvano le marinaio chanté par Alessio Arduini. Il a peu à chanter, mais dans cette médiocrité d’ensemble, on reconnaît immédiatement là un très joli timbre, une voix de qualité. Le public ne s’est pas trompé, pour ce tout petit rôle, il a réservé une belle ovation. Alessio Arduini, un nom à suivre aussi.
On sort de ce spectacle non pas scandalisé, mais amer. Car mon dernier Ballo in maschera à la Scala en 1987 s’était très mal passé, bien plus mal que cette fois-ci, avec deux protagonistes sur trois en méforme (Leo Nucci et une certaine Maria Parazzini catastrophique en Amelia) et un Riccardo (Luciano Pavarotti) qui n’en pouvait mais. Même avec un chef (et quel chef! Gianandrea Gavazzeni), la soirée s’était finie en bronca dans les sifflets et les huées. Rien de cela ici. Mais des applaudissements polis et l’envie de passer à autre chose.
La représentation se déroule dans une certaine indifférence résignée. Il ne s’est rien passé, on n’a rien ressenti et on ressort un peu triste qu’une fois de plus on soit passé à côté de la plaque. Voilà une représentation qui sur le papier devrait fonctionner. Même avec une mise en scène contestée; son postulat de départ est assez juste, voire séduisant: c’est la manière de ne pas la développer sinon dans le gadget qui me dérange.
Mais pour moi le point essentiel,  c’est surtout la musique qui s’impose mal et qui fait défaut.   Le papier est donc chose fragile. Et Verdi est encore très loin, très loin.
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final©Teatro alla Scala