BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: GÖTTERDÄMMERUNG le 1er août 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Ce Ring se termine donc. Il ne laissera pas trop de regrets ni même de souvenirs. Rares sont les images marquantes, rares les moments de théâtre. Néanmoins, par rapport à mon souvenir de 2006, j’ai beaucoup plus apprécié la direction de Christian Thielemann. Maîtrise incontestable des équilibres, clarté des pupitres (il est vrai que l’acoustique de Bayreuth est exceptionnelle), rondeur des sons, beaux effets symphoniques. Il reste que pour mon goût elle manque tout de même de dramatisme, notamment dans l’Or du Rhin. Thielemann s’inscrit dans la tradition du classicisme allemand, des grands Kapellmeister. Ce type de figure manquait sans doute à Bayreuth depuis Horst Stein, ou même Wolfgang Sawallisch, et manquait aussi au marché des chefs d’orchestre : peu de grandes phalanges allemandes de référence (Munich, Berlin) sont dirigées aujourd’hui par des chefs germaniques: on trouve Rattle, Barenboim, Nagano, Jansons. Thielemann est une figure nécessaire dans le paysage, même si d’autres chefs allemands me semblent plus intéressants et originaux, Ingo Metzmacher par exemple, voilà un chef pour Wagner, et porteur d’une vraie vision. Espérons.

Il reste que Christian Thielemann propose un Ring de haute tenue, et de grande qualité musicale: c’est heureux. Rappelons que le dernier (mise en scène Jurgen Schlimm) confié à Giuseppe Sinopoli en 2000, décédé après la première édition, avait été confié ensuite à Adam Fischer, excellent chef pour Wagner, mais qui n’avait pas l’aura d’un Thielemann. Après ce Ring, Thielemann dirigera Der Fliegende Holländer en 2012 et Tristan en 2015 (mise en scène Katharina Wagner), il aura alors dirigé tous les opéras à Bayreuth. L’arrivée d´Andris Nelsons, puis en 2013 pour le Ring du très attendu Kirill Petrenko, devrait imposer le passage de relais à la nouvelle génération, bien que pour 2013, les grands anciens (Barenboim, Levine essentiellement) aient marqué leur disponibilité à la nouvelle direction.
Tout le monde ici se demande qui mettra en scène le Ring de l’année Wagner (2013), les deux directrices n’ont pas exclu de faire appel à quatre metteurs en scène différents, ce qui serait une curiosité esthétique plus que discutable, mais certainement très efficace pour faire s´agiter la presse et les aficionados. En tous cas, pas de discussions passionnées ici pour le travail de mise en scène : le Crépuscule des dieux confirme ce qui a précédé. Le concept pourrait être intéressant s´il était bien réalisé, mais c´est vraiment raté.

On vient écouter Wagner à Bayreuth pour se remplir d’émotions, or aucune image, aucune scène ne répond à ce besoin. Le seul moment d’émotion authentique, c’est la marche funèbre qui suit la mort de Siegfried, à rideau fermé… Aucun effort pour proposer une image tant soit peu poétique, sinon cette vision finale du couple d’amoureux ou de l’enfant qui joue, c’est maigre après une scène d’embrasement du Walhalla où tout le monde circule en tous sens, comme lors d’un incendie « humain », empêchant de se concentrer sur l’image apocalyptique que toute la salle attend. Eh, oui, une fois de plus, on pense à Chéreau, mais aussi à Kupfer : on pense à l’émotion qui étreignait, à mesure que les notes s’égrenaient et que le spectacle allait se clore. Émotion de la fin du Ring, émotion de la fin d’un spectacle magique.

Rien de tout cela ici.

Et pourtant, le Crépuscule est toujours à Bayreuth un moment particulier : après à peu près une semaine où l’on a eu la même place, les mêmes voisins avec qui on a lié conversation, où la vie s’est organisée autour du Ring, voilà que tout prend fin. Déjà la fanfare d’appel des spectateurs au troisième acte est lacérante, notamment la troisième fanfare, que tout le monde attend dans le silence, dans l’ambiance crépusculaire d’un doux soir d’été, avant de se précipiter dans la salle et c’est en voyant le Crépuscule des Dieux qu’on prend mieux la mesure de la monumentalité de l’œuvre, et du parcours que Wagner fait faire au spectateur. Pour toutes ces raisons, le spectateur est disponible pour se laisser aller à l’émotion.

regie.1280740565.jpgInutile de gloser sur une mise en scène indigente, sans direction d’acteurs, sans ligne directrice ferme: pourquoi cet homme déguisé en coq au deuxième acte ? Pourquoi un pique-nique clairement inspiré du Déjeuner sur l’herbe de Manet au moment de la mort de Siegfried ? Pourquoi une trentaine de paires de chaussures devant le décor du palais des Gibichungen ? Pourquoi une jeune dame déguisée en Fricka dorée ? On n’en finirait pas de poser des questions qui semblent sans réponse. Et malgré ces pointes surréalistes, une désespérante convention dans les gestes, les mouvements, et une totale absence d’interaction entre les personnages.
Du point de vue musical, Thielemann fait merveille ainsi que le choeur

choeur3.1280740841.jpgcomme toujours exemplaire, et Siegfried-Lance Ryan lance sa voix jeune et radieuse qui triomphe sans mélange au rideau final. La voix de Erik Halfvarson dans Hagen est en revanche fatiguée. c´est une voix grosse, qui crie trop fort, lancée dans une sorte de gueuloir, complètement détimbrée le plus souvent, et le personnage à peu près inexistant qui n’a ni l’aspect inquiétant, ni la force négative des grands Hagen.

alberich.1280740739.jpgAndrew Shore dans Alberich en revanche a l’élégance qui manque à son fils Hagen, une fois encore, son chant frappe par son style et les accents de la voix : un bel Alberich, même s´il n´est pas l´un des plus puissants. Ralf Lukas dans Günther éprouve des difficultés notamment dans les passages, mal négociés.

hagengunthgutrune.1280740532.jpgEdith Haller (Gutrune) ne s’en tire pas trop mal, mais a tendance à crier elle aussi. Les filles du Rhin et les Nornes sont toutes très bonnes (la scène des filles du Rhin au début du troisième acte est magnifiquement chantée). Quant à Christa Mayer (Waltraute), elle est plus à l´aise que dans Erda, mais ne laisse pas d´impression marquante. Reste Linda Watson, une Brünnhilde de plâtre qui lance ses aigus comme des flèches, mais dont on entend mal tout le monologue final, la voix noyée dans le flot orchestral. Les notes sont faites, sans musique, sans poésie, sans interprétation et sans aucun jeu, sinon un bras lancé par ci par là, pour tout dire, sans aucun, mais aucun intérêt.

Au total donc, un Rheingold passable, une Walkyrie décevante, un très grand Siegfried, et un Götterdämmerung sans âme, mais tout de même un orchestre de plus en plus somptueux et un chef de grande classe accompagnant une distribution faite de quelques diamants (les ténors) sans écrins. Cela reste insuffisant pour un tel lieu. Mais on oubliera vite ces années d’un Ring gris, en attendant le prochain, dans 3 ans.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: SIEGFRIED le 30 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Quand un artiste transcende le plateau, le miracle peut arriver. Siegfried a été un moment de grâce musicale, grâce à la direction de Thielemann, très classique, très fidèle à la tradition germanique, et toujours remarquable de rondeur, de précision, de sens du symphonique, mais surtout grâce au Siegfried de Lance Ryan, un Siegfried incroyablement résistant, d’une fraîcheur juvénile, et d’une puissance étonnante jusqu’à la fin. J’ai entendu Lance Ryan à Karlsruhe, dans le Ring passionnant de Denis Krief il y a bien cinq ou six ans et je m’étais dit « c’est rare d’entendre un Siegfried qui fasse toutes les notes… ». Je l’ai réentendu l’an dernier à Salzbourg, remplaçant Ben Heppner dans la production de Braunschweig avec Rattle et les berlinois où il triompha,puis à Valencia, avec un bel orchestre dirigé par Zubin Mehta, et ce fut là encore l’étonnement : il chantait même la tête en bas dans Götterdämmerung. Cette année il a étonné et ravi le public, qui lui a fait une ovation comme seul le public de Bayreuth sait le faire. Il est vrai que l’an dernier ils avaient eu droit à Christian Franz dont on connaît les défauts actuels…

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Lance Ryan est étonnant: le timbre n’est pas forcément séduisant notamment dans les graves, mais la voix est claire et jeune, et d’une puissance, d’une résistance, d’un dynamisme uniques. Ce jeune canadien a travaillé en Italie (il a eu le prix de l’Aslico, fameuse structure qui forme les jeunes chanteurs et qui a fait commencer bon nombre des grandes vedettes italiennes du XXème siècle), puis est entré en troupe à Karlsruhe, un théâtre de solide réputation où il s’est frotté aux grands rôles germaniques. Avec Stephen Gould (magnifique Siegfried de Vienne et de Bayreuth il y a encore deux ou trois ans dans cette production) et peut-être encore mieux, il est le Siegfried actuel que toutes les scènes du monde devraient s’arracher, avec l’espoir qu’il ne s’use pas trop rapidement, car il se donne physiquement dans ce rôle, courant, sautant, et surtout jouant avec fraîcheur le personnage d’homme-enfant voulu par la mise en scène.

Entraînés par un tel allant, les autres chanteurs proposent une prestation de très haut niveau à commencer par le Mime de Wolfgang Schmidt, qui sait jouer de sa voix pour ce rôle de pure composition et qui impose un Mime de grande lignée. Alberich est toujours Andrew Shore, et la voix manque un peu de noirceur.

sgfrdwanderer.1280575234.jpgLe Wanderer, Albert Dohmen, est bien meilleur que dans l’Or du Rhin et la Walkyrie : la partie est moins sollicitée dans les aigus et plus centrale, il est évidemment beaucoup plus à l’aise (sauf au troisième acte où il fléchit un peu). Quant à Linda Watson, je dois reconnaître malgré mes réserves sur cette chanteuse qu’elle a bien assumé la redoutable partie de Brünnhilde, elle ne chante que 40 minutes dans Siegfried, mais ce sont 40 minutes terribles pour la voix. Certes, son jeu est frustre, certes, les (sur)aigus sont quelquefois tremblés ou tirés, mais l’ensemble est très honorable, suffisamment en tous cas pour faire de ce duo avec Siegfried un très grand moment.

Ce soir la musique a transcendé une mise en scène toujours aussi terne, même si l’œuvre exige beaucoup de jeu, à cause de dialogues vifs,oblige à faire jouer, à imaginer des situations qui créent du vrai théâtre. Le décor (une salle de classe abandonnée au premier acte, une bretelle autoroutière inachevée au milieu de tronc coupés au deuxième, la fatale carrière de Walkyrie, avec sa palette où Brünnhilde repose au troisième. Toujours çà et là quelques personnages de notre monde (deux ouvrier, des enfants qui jouent) qui surgissent de manière ponctuelle. Disons qu’aujourd’hui cette médiocrité ne gênait pas, car quand cela fonctionne à Bayreuth, cela devient tout de suite transcendant, c’est là la différence avec d’autres théâtres.

Ce soir, et c’est rare, nous avons eu droit à un très grand Siegfried.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Die WALKÜRE le 28 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Après la déception de l’Or du Rhin, on pouvait espérer que La Walkyrie relèverait le niveau. Incontestablement, Christian Thielemann est cette fois au rendez-vous, grandiose, au classicisme monumental, mais très attentif aux menus détails de la partition, un vrai travail à la fois de sculpteur et d’orfèvre : cela m’a beaucoup plus frappé qu’il y a quatre ans où j’avais trouvé la direction sans âme et sans effets. Cette année, cette Walkyrie est nettement plus réussie à l´orchestre.

Pour le reste, la déception est presque totalement confirmée : le travail théâtral est inexistant, les idées intéressantes jamais exploitées : le lever de rideau du deuxième acte, claire allusion à un célèbre tableau romantique de Kaspar David Friedrich (Le Wanderer au dessus des montagnes) et tout le reste de l’acte qui se déroule dans un parc où sont remisées des statues de Dieux, et où Wotan est debout sur sa propre tête à demi enterrée, tout cela pourrait être une bonne idée qui se développe, mais n’est pas vraiment exploité, et les scènes restent marquées par un travail théâtral d’une banalité étonnante. Paradoxalement, la tendresse entre Wotan et Brünnhilde semble plus intéresser le metteur en scène que l’urgence de la passion entre Siegfried et Sieglinde : le premier acte semble si peu travaillé : il est vrai que Johan Botha n’est pas vraiment un acteur, mais il ne se passe rien entre les deux protagonistes, ils ne se touchent jamais, semblent empruntés, plâtrés par la situation et se contentent des gestes convenus du pire des opéras (main sur le cœur etc…) : la direction de Thielemann à ce moment, mais c’est bien le seul, pèche aussi par indifférence, rien n’est urgent, rien n’est haletant, aucun pulsation amoureuse.

Les voix sont là aussi en deçà, sauf Johan Botha, à la voix claire, puissante, bien posée, qui donne à Siegmund un relief vocal qui lui manque sur la scène, il obtient un triomphe mérité.

sieglhaller.1280484591.jpgEdith Haller est une Sieglinde honnête sans plus, dont les aigus du premier acte sont souvent criés, mais qui réussit son troisième acte, Hunding est Kwanchoul Youn, la basse abonnée au Festival depuis plusieurs années, un peu froid, un peu indifférent, sans rien de « terrible », où êtes vous les Salminen ou les Ridderbusch ? La Fricka de Mihoko Fujimura confirme la déception de l’Or du Rhin, la voix est présente, mais l’expression plate, le Wotan d’ Albert Dohmen affronte difficilement les aigus du rôle, ils sont péniblement négociés, au prix de trucages de respiration, et la voix est le plus souvent opaque, même si les qualités de diction du texte sont réelles.

brunnhwatson.1280484686.jpgLinda Watson (Brünnhilde) n’a jamais été une de mes chanteuses de prédilection : une grosse voix, mais pas de réel engagement. Cette fois-ci la grosse voix est moins grosse, bouge dangereusement au prix de sons peu convaincants et la prestation est médiocre. Quant aux Walkyries, elles n’ont pas l’homogénéité voulue pour chanter ensemble, et certaines hurlent en produisant de vilains sons en chevauchée solitaire. Désagréable.
Au total, sans Thielemann et son magnifique travail et sans Botha, une Walkyrie à oublier : à Bayreuth, un Ring avec un Wotan et une Brünnhilde problématiques, c’est tout de même un comble.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Das RHEINGOLD le 27 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

J´ai voulu assister à la dernière année de ce Ring, pour voir si, à la cinquième édition de cette production, j’y trouvais un peu plus de prix qu’il y a quatre ans, lorsque je sortis furieux des représentations. Eh bien non : voilà un travail qui ne laissera pas de traces notables dans les mémoires, sinon celles d’une médiocrité affligeante.

Rappelons les circonstances : pour des raisons peu claires, Lars von Trier, à qui Wolfgang Wagner avait confié ce Ring, abandonne le travail à deux ans de la première : dans l’urgence, Wofgang Wagner confie à Tankred Dorst, un dramaturge très connu en Allemagne, peu contestable comme penseur et écrivain, la conception du Ring. Tankred Dorst, qui n’est pas metteur en scène, s’entoure d’une équipe nombreuse, au premier rang de laquelle son épouse, qui va mettre en image et en espace le concept développé, à savoir que le Ring se déroule en transparence dans notre monde, aussi périodiquement, voit-on sur la scène un photographe, des enfants qui jouent, un cycliste, des ouvriers, sans que ce concept, intéressant au demeurant, ne soit vraiment exploité scéniquement.

rhgld3.1280484989.jpgL’Or du Rhin qui ouvre le cycle est d’une totale platitude : les trois filles du Rhin (correctes) complètement habillées sont fixes au fond du Rhin pendant que des corps nus nagent (en vidéo) ou que des jambes apparaissent çà et là entre les galets. On se demande comment Alberich peut être saisi de fièvre érotique dans ces conditions. Alberich apparaît plus comme un animal malheureux qu’on plaint que comme le parangon du mal qui renonce à l’amour pour l’amour de l’Or.

Les dieux, installés sur une sorte de terrasse de béton, avec au fond un œil de pierre sensé être le Walhalla, sont de blanc (dans Walkyrie, ils seront en noir) vêtus, un peu comme des statues vivantes, aux cheveux de plâtre. Le jeu est justement emplâtré : il ne se passe rien, aucun travail d’acteur, des attitudes convenus, des voix très moyennes : Fricka (Mihoko Fujimura peu en forme) Freia (Edith Haller) indifférente, Wotan en réelle difficulté : où est l’Albert Dohmen triomphant du Fidelio d’Abbado (il chantait Pizzaro) ou des Meistersinger de Genève (un Hans Sachs vraiment convaincant) : la voix est ici éteinte, sans relief, sans puissance. Les géants sont acceptables (Diogenes Randes en Fafner et Kwanchoul Youn en Fafner, assez convenable), rien de notable à dire de Froh (Clemens Bieber) et Donner (Ralf Lukas). Les deux Nibelungen, Andrew Shore (Alberich) presque trop élégant pour le rôle, et Wolfgang Schmidt (Mime) sont en revanche parmi les mieux distribués. A ce plateau vocal très moyen, qui semble terriblement fatigué (il est temps que tout ça se termine) fait écho une direction de Christian Thielemann qui sauve l’ensemble, parce qu’elle est très en place, techniquement parfaite, parce qu’elle fait tout entendre. Il reste que l’interprétation reste en deçà de l’attendu, par le manque de dramatisme et d’adhésion à l’histoire : si tout est en place, rien n’est mis vraiment en relief. Dommage.
Au total, une soirée sans grand intérêt : on est triste pour les spectateurs qui ont attendu peut-être dix ans pour voir cela. Bayreuth reste un lieu fascinant, mais gare si la réalité détruit le mythe encore vivant…

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Trente ans de mises en scène de la TETRALOGIE de Richard WAGNER /(2) De 1980 à 2010

 

 

 

Eté 1980: rappelons l’incroyable succès de la production Chéreau, après des débuts très contestés, qui se termine par une ovation qui dure 1H30 au Festival de Bayreuth à la dernière du Götterdämmerung, et qui marque vraiment le début d’une ère nouvelle de la mise en scène wagnérienne, mais aussi de la mise en scène tout court puisqu’elle ouvre définitivement partout  l’opéra au vent nouveau: elle scelle ce qu’on a appelé l’ère des metteurs en scène. En programmateur avisé, Wolfgang Wagner sait bien qu’il ne peut reproposer pour son Ring suivant, en 1983 (Ring du centenaire, lui aussi, mais de la mort de Wagner) une vision qui aille dans le sens de Chéreau: le spectateur a besoin de digérer le choc, et il faut aussi proposer quelque chose de radicalement différent. C’est Sir Georg Solti qui doit diriger ce Ring, événement considérable puisque le chef du premier enregistrement stéréo du Ring (le fameux “son DECCA”) n’a jamais dirigé à Bayreuth. Or Solti sans doute ébranlé par l’expérience parisienne avortée, veut une mise en scène naturaliste “où un arbre soit un arbre”.

 

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Wolfgang Wagner fait appel au tandem Peter Hall/William Dudley pour réaliser un Ring naturaliste, qui revienne à la narration, tout en proposant des solutions scéniques impressionnantes: les filles du Rhin devant un immense mur d’eau, on construit pour la chevauchée des Walkyries un plateau qui se retourne sur lui même, dispositif unique au monde; le décor est souvent surchargé, mais c’est dans l’ensemble un échec relatif. Non que le public soit seulement nostalgique de Chéreau, mais il faut bien dire qu’en matière de direction d’acteurs, en matière d’esthétique générale, en matière de visions, l’équipe a tapé à côté. Les spectateurs se souviennent que le rocher de Brunnhilde, après la sublime vision de Chéreau, était une sorte de pizza géante qui faisait sourire sans jamais impressionner, alors que d’autres moments avaient été plus réussis (notamment le premier tableau de l’Or du Rhin), la distribution réunie, Hildegard Behrens exceptée, n’était pas vraiment mémorable, et la direction de Solti assez critiquée (à l’audition aujourd’hui, je la trouve pourtant impressionnante).

 

hall_siegfried_02.1263943099.jpgLe résultat, c’est que Solti se retire de l’opération, laissant la place à Peter Schneider, qui assumera les trois saisons suivantes, en brave soldat de la cause wagnérienne. Signalons pour l’anecdote (mais est-ce une anecdote?) une magnifique exposition en 1983 à Villa Wahnfried sur Bayreuth et les juifs, où l’on signale qu’en 1983, tous les chefs qui dirigent à Bayreuth sont d’origine juive, Solti, Levine, Barenboim.

Pendant qu’à Bayreuth on digère l’effet Chéreau, d’autres théâtres réagissent indirectement à l’ouragan. C’est le cas au MET, où James Levine dans ces années propose une nouvelle production du Ring, volontairement « traditionnelle » dans une mise en scène d’Otto Schenk et des décors de Günther Schneider-Siemssen. Cette production a fait les beaux soirs du MET jusqu’au printemps 2009, dernière année de bons et loyaux services, puisque dans deux ans, c’est Robert Lepage qui a été chargé de monter la prochaine production, on le verra. La production Schenk revient à des canons traditionnels (le public du MET est un public moins habitué qu’en Europe à des expériences nouvelles en matière de mises en scène) et c’est une réponse très claire à ce qui est en train de se passer en Europe au point que lace travail va devenir l’emblème des visions traditionnelles du Ring. Le spectacle que j’ai vu ce printemps pour sa dernière édition est un travail très respectable, dans des décors impressionnants (notamment l’Or du Rhin), et a toujours bénéficié comme c’est le cas la plupart du temps au MET de distributions somptueuses. De plus, on en a très tôt proposé une vidéo en VHS, et au départ le marché était divisé en deux produits concurrentiels et opposés, la version Chéreau et la version Schenk.  Les années 80 – et c’est un paradoxe- représentent pour le Ring un « recul » simplement dû à l’impact violent de Chéreau sur les metteurs en scène, même si notamment en Allemagne la plupart des opéras municipaux ou régionaux proposent des Ring dans la plus pure orientation « Regietheater » avec quelquefois des productions tout à fait remarquables (Götz Friedrich au Deutsche Oper de Berlin Ouest, qu’on peut encore voir aujourd’hui)ou la production munichoise, très contestée de Herbert Wernicke (pour l’Or du Rhin) et David Alden (pour les autres journées).

Après l’échec de la production Hall, qui fut d’ailleurs  plus coûteuse que celle de Chéreau, Wolfgang Wagner propose en 1988 à Harry Kupfer, directeur de la Komische Oper de Berlin (encore à Berlin-Est pour un an), de mettre en scène le Ring que Daniel Barenboim doit diriger, avec lequel il entame un très long compagnonnage dont on voit encore des traces précises dans la programmation wagnérienne de la Staatsoper de Berlin. Harry Kupfer est à l’époque l’un des plus fameux metteurs en scène allemands. A Bayreuth, il a à son actif un « Fliegende Holländer» qui a fait date et ce choix est tout à fait symbolique de l’alternance que propose Wolfgang Wagner. On revient à un regard très dramaturgique et moins naturaliste, et Kupfer annonce très clairement qu’il se place dans le sillage de Chéreau (il emploiera même l’expression « papa Chéreau » dans une conférence de presse). Bien que très différente de l’approche historique et très XIXème siècle (naissance du capitalisme et de l’industrialisation) qu’en faisait Chéreau, Kupfer lit les caractères et les rapports entre les personnages dans le même esprit. Chéreau a laissé des traces précises, des idées géniales qui ont fait date et qui ont été reprises par nombre de productions : la violence (y compris érotique) des rapports entre les êtres, l’intensité de la relation Brünnhilde-Wotan, la complexité du personnage de Mime, mais aussi, le final du deuxième acte de la Walkyrie, où Wotan serre dans ses bras ce fils qu’il vient de tuer (depuis, la plupart des metteurs en scène cherchent à marquer ce moment d’un geste fort), ou la marche funèbre du Crépuscule, où Chéreau montrait le cadavre de Siegfried sous les yeux d’une foule anonyme qui le regardait en passant son chemin. Kupfer choisit l’option très dépouillée : tout se déroule sur une surface lunaire, glaciale : le début de l’Or du Rhin impressionne fortement (la video rend parfaitement ce moment stupéfiant, avec ses jeux de fumées et de lasers) et il invente, ou rajoute lui aussi des idées qui vont faire florès ensuite chez les épigones.

 

2anneevanstomli21.1263943533.jpgAnne Evans(Brünnhilde) et John Tomlinson (Wotan) dans la mise en scène de Harry Kupfer

On se souvient aussi des Wälsungen, la descendance de Wotan marquée par des cheveux roux (Wotan, Brünnhilde, Sieglinde, Siegmund, Siegfried), la marche funèbre du Crépuscule, où le corps de Siegfried s’enfonce dans les entrailles de la terre qui s’ouvre comme un gouffre au bord duquel se trouve Brünnhilde face à qui Wotan apparaît (idée reprise par Stéphane Braunschveig à Aix) face à elle et cette marche funèbre devient une sorte d’insoutenable face à face, les Nornes dans une forêt d’antennes télévisuelles, Siegfried qui ronge son frein lorsqu’il est en couple avec Brünnhilde et qui ne cesse de regarder ailleurs alors que Brünnhilde est en train de broder, l’entrée de Siegfried/Günther à la fin du premier acte du Crépuscule. Toutes ces visions marquantes font du travail de Kupfer, incontestablement, l’une des productions les plus passionnantes de la période, et la vidéo du spectacle disponible en DVD, montre qu’elle n’a rien perdu de sa fascination. Je tiens cette production, comme la plus intéressante avec celle de Chéreau, qu’on ait pu voir sur une scène pendant ces trente ans.

A partir des années 1990, le réservoir à idées semble se tarir. On aurait espéré Heiner Müller après le magnifique Tristan qu’il donna à Bayreuth, mais il mourut trop tôt. Wolfgang Wagner explore alors une autre veine, celle de l’esthétique, et de l’unité par l’esthétique et la vision, plus que par la mise en scène proprement dite, en confiant à une équipe composée de James Levine, Alfred Kirchner (à qui l’on doit une belle Khovantchina avec Abbado à Vienne), et de Rosalie, une artiste peintre qui imprime à cette production une incontestable poésie. En fait, il s’agit (presque) à travers les yeux de Rosalie, et la vision cosmique de Kirchner, de rappeler, en clé contemporaine, l’univers de Wieland Wagner : les personnages sont dans le mythe, ils évoluent sur le globe terrestre, presque comme des géants, et c’est presque à une bande dessinée ou un dessin animé qu’on a droit. Musicalement, la lenteur de James Levine va souvent rendre ce travail ennuyeux et assez rapidement oublié, quant à la distribution, à part Polaski dans Brünnhilde, elle reste assez moyenne.

Pendant la même période, Robert Wilson se lance dans l’aventure à Zurich (le Châtelet présentera ce Ring au début des années 2000). Ce n’est plus la période créatrice de Wilson, et on préférera d’autres productions wagnériennes comme Lohengrin (au MET) ou surtout un magnifique Parsifal à Hambourg. Les 16 heures du spectacle en paraissent 1000, et là aussi, on s’ennuie ferme. Pourtant le hiératisme de Wilson, confronté à une histoire qui est qui est de chair et de sang, aurait pu faire merveille, ce n’est pas le cas.

Avec la mise en scène de Jürgen Flimm à Bayreuth pour l’an 2000 clôt sans doute une ère. Cette production a des atouts, un chef original et discutable, mais prestigieux à l’époque, Giuseppe Sinopoli, Placido Domingo et Waltraud Meier en Siegmund et Sieglinde, et un metteur en scène qui jouit d’un préjugé favorable. Mais la production montre que désormais tout ou presque a été dit, et Flimm ne cesse de répéter des figures désormais presque imposées du Regietheater sur le Ring, en poussant la logique jusqu’au bout :  c’est à une lecture clairement idéologique que nous assistons, où est en jeu la lutte des classes laborieuses et  exploités contre les exploiteurs : le monde de la production à outrance qui règne à Nibelheim, chez Alberich dans l’Or du Rhin d’où un Hagen qui représente clairement en fils d’Alberich  le monde ouvrier dans un palais des Gibichungen qui est un univers de multinationale avec des secrétaires qui courent partout, , l’ intérieur relativement bourgeois de Hunding dans la Walkyrie montre en même temps que les héros sont au-delà de la lutte des classes. Une production assez propre où le fantôme de Chéreau (cette fois-ci en vrai grand-papa) règne çà et là. Le versant musical était à mon avis discutable (les options insupportablement dilatées de SInopoli ralentissant l’histoire), il pâtira de la mort brutale du chef italien, remplacé par Adam Fischer, chef par ailleurs très solide, mais qui dirige une production à la genèse de laquelle il n’a pas été associé, et désormais sans Domingo ni Meier. Tout ce que nous apprend Flimm, c’est qu’il est temps de changer de lecture, d’époque, de stratégie, et que le monde du Ring, notre monde, ne peut plus être lu avec les mêmes yeux ni avec la même loupe, à l’aube des années 2000.

De 2000 à 2010, les productions du Ring dans les grands théâtres ne sont pas toutes convaincantes, loin de là, même si on sent se développer une veine nouvelle, fondée sur l’histoire, sur le récit, une sorte de version lyrique du Seigneur des anneaux parallèlement à des soubresauts élégants mais sans grand intérêt (Braunschweig), ou à des ratages absolus (Bayreuth 2005).

Après Flimm à Bayreuth, on sent donc qu’une ère se termine et s’étiole, et qu’il faut chercher ailleurs une clé de lecture possible. Wolfgang Wagner vieillit, confie de plus en plus les rênes à sa fille et un espoir extraordinaire naît lorsqu’on apprend que c’est Lars von Trier, le cinéaste danois, qui va mettre en scène la future production du Ring : Marthaler pour Tristan, Schlingensief (et Boulez) pour Parsifal en 2004 et désormais Lars von Trier : le Festival de Bayreuth retourne à être cet atelier expérimental que Wolfgang a voulu relancer en 1976 avec Chéreau. Les batailles rangées après Parsifal (spectacle génialement fou, d’une complexité rare), après Tristan (lecture glaciale et bouleversante d’un Tristan stratifié par le temps) laissent présager des frissons chez les spectateurs, alors qu’on se demande comment un chef comme Christian Thielemann, idéologiquement étiqueté à l’opposé de Lars von Trier, et plutôt classique dans ses lectures musicales, va pouvoir dialoguer comme il se doit lors de la préparation d’une pareille entreprise. Au bout de deux ans, Lars von Trier abandonne le navire, prétextant une complexité de laquelle il ne vient pas à bout, et confessant un échec. Il est difficile de savoir ce qui se cache derrière ce départ, sans nul doute très regrettable, et qui plonge le Festival dans une énorme difficulté, trouver un metteur en scène qui en à peine eux ans, va proposer un concept et monter un spectacle gigantesque. La surprise est grande lorsque le metteur en scène choisi par Wolfgang (ce diable d’homme réussit encore à étonner à 85 ans !) n’est justement pas un metteur en scène, mais un écrivain, dramaturge, homme du théâtre de l’écriture plus que de la scène, une figure incontestable de la scène allemande néanmoins, Tankred Dorst, 80 ans. Il s’entoure d’une équipe nombreuse, qui va littéralement mettre en image le concept de Dorst, un concept original, intéressant et jusque là peu exploité : le Ring se déroule devant nous, dans le monde, mais nous ne le voyons pas. Tout est fondé sur cette double appartenance, un monde mythique en transparence et en correspondance (au sens baudelairien) avec notre monde d’aujourd’hui.

Cette production est pour moi un échec absolu, qui finit même par nuire à la lecture de Thielemann, que j’ai à chaque fois trouvé ennuyeuse, sans vrai souffle, sans idée. Est-ce que ce que l’on voyait sur scène, cette insondable médiocrité, influait à ce point sur ce qu’on entendait ? Je vais sans doute écouter avec attention les CD de cette production très contrastée au niveau du chant (avec du très bon, Wotan de Falk Struckmann ou Alfred Dohmen, Siegfried magnifique (enfin !) de Stephen Gould, Eva Maria Westbroek depuis peu dans Sieglinde, mais du mauvais aussi comme la Brünnhilde inexistante et sans âme de Linda Watson). Peut-être changerai-je un peu d’avis…
Que s’est-il passé ? A mon avis, il fallait à ce concept intéressant à la fois adjoindre un vrai metteur en scène, et aussi un décorateur qui aurait trouvé des solutions moins lourdes et moins caricaturales : les chanteurs sont livrés à eux-mêmes, l’espace scénique est encombré, aucune image esthétiquement un peu recherchée : il ne se passe rien, on ne comprend pas toujours le sens de ce que l’on voit, on a l’impression d’un travail gratuit, sans intérêt, sans âme, et sans intelligence, alors que ce n’est pas le cas. En fait, la traduction visuelle du concept est totalement ratée. Un spectacle à oublier, je dirais presque (à mon avis du moins, par rapport à l’histoire du Ring dans cette maison) un vrai naufrage.

On ne connaît pas encore les choix définitifs du Ring 2013, le Ring du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, le Ring de l’année Wagner. On parle du chef russe Kyrill Petrenko (et ça c’est une excellente nouvelle !) et on a murmuré les noms les plus fous, jusqu’à Quentin Tarantino: ce sera en fait Wim Wenders. C ela veut dire que depuis l’affaire  Lars von Trier, on n’a pas renoncé à travailler sur l’univers cinématographique, ce qui est une excellente idée, non encore bien exploitée à Bayreuth ou ailleurs, mais le cinéaste n’est pas toujours un excellent metteur en scène lyrique.

Parallèlement, une évolution se lit dans les choix des théâtres, qui sentent tous que l’âge post-moderne exige un âge post-chéreau. En ce sens Stéphane Braunschweig à Aix et Salzbourg m’a bien déçu. Non pas que le spectacle fût médiocre, il y a au contraire de bons moments (l’Or du Rhin, incontestablement le meilleur des quatre, ou dans une moindre mesure, le Crépuscule), mais la lecture globale ne m’est pas apparue ajouter une pierre définitive à l’édifice des lectures du Ring. Beaucoup de redites (prise à Chéreau, voire à Kupfer), une direction d’acteurs pas vraiment convaincante, une vision souvent illustrative, en fait on a l’impression d’une hésitation fondamentale, et pas vraiment d’un choix et d’une direction affirmés. Comme chez Flimm (que j’ai trouvé plus intéressant) on arrive à l’impasse.

Pour en sortir, il faut aller explorer d’autres territoires. Deux productions me sont apparues ouvrir des pistes, parce qu’elles reviennent à l’histoire, au récit, à la création d’un univers, en collant plus aux images, tout en proposant une vraie lecture. Elles sont qui plus est toutes les deux d’un très haut niveau musical.

 

A Vienne d’abord, où Franz Welser-Möst propose un Ring très stimulant, avec une équipe de chanteurs actuellement sans rivale. Le Siegfried si difficile à réaliser est l’une des plus grandes réussites (Stephen Gould encore une fois exceptionnel) le Mime prodigieux d’Hedwig Pecoraro, le Wotan impressionnant de Juha Uusitalo- je l’ai entendu avant son accident de santé, il paraît qu’il est moins convaincant en ce moment-, et la Brünnhilde de Nina Stemme. Une production qui utilise la vidéo, qui n’est pas une lecture, mais une très rigoureuse illustration (Sven-Eric Bechtolf pour la mise en scène et Rolf et Marianne Glittenberg pour les décors et costumes).

A Valence et Florence ensuite, l’expérience remarquable de la Fura dels Baus (Carlos Padrissa) musicalement de très haut niveau avec Zubin Mehta au pupitre (et notamment à Valence avec Domingo dans Siegmund, le jeune Lance Ryan en Siegfried, incroyable de solidité et la magnifique Jennifer Wilson si engagée dans son chant, que j’appelais par affection Jennifer Nilsson, tant la solidité de la voix et le volume rappellent la soprano suédoise.). Tout en utilisant à fond les possibilités techniques, avec des trouvailles phénoménales (Walhalla en mur humain, marche funèbre dans la salle, précision des vidéos qui donnent souvent une lecture-commentaire  en transparence de ce qui se fait sur scène) ; spectacle passionnant, très complexe qui rend au déroulé du récit tout son aspect épique. Un conte, à la fois pour les enfants et pour les adultes.

Cette année, Paris et Milan se lancent. Les deux théâtres sont orphelins de Ring, pour des raisons expliquées au début de mon propos. Paris a choisi Günther Krämer, qui est un metteur en scène de qualité : je ne suis pas sûr que le renouveau vienne de là. J’ai plus d’intérêt à voir ce que Guy Cassiers, de l’école flamande de théâtre (Tonelhuis d’Anvers !), très en pointe dans la lecture du monde d’aujourd’hui, va proposer en utilisant des moyens techniques les plus avancés; j’ai vu de lui il y a un an un passionnant tryptique du Pouvoir, à partir du Mephisto de Klaus Mann (Mefisto for ever), un dialogue imaginaire entre Lénine, Hitler et Hirohito (Wolfskers) et une fascinante relecture de la tragédie grecque et de la guerre de Troie( Atropa), à l’éclairage de la politique et des discours de George Bush. L’Anneau est vraiment en prise directe sur cette problématique.

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.

En attendant Bayreuth et une production qui sans nul doute va marquer le véritable début du tandem Katharina et Eva Wagner, on peut voir, comme c’est logique, que les différentes productions du Ring illustrent parfaitement les évolutions de notre monde et de nos approches intellectuelles. Chéreau a transféré au théâtre une lecture des textes fortement marquée par les travaux de Barthes, de Foucault (spectateur assidu et militant du Ring de Bayreuth) et de tous les travaux sur la textualité triomphante ;  sa connaissance du monde germanique et de la culture allemande a fait qu’il a su croiser les deux mondes intellectuels, ce qui explique le côté « fondateur » de son entreprise. Mais comme l’a dit Todorov, c’est une attitude qui, dans la littérature, a fait quelquefois oublier le lecteur simplement spectateur, celui qui sait dire « c’est beau ». Certes, Chéreau créait de l’émotion à chaque moment, mais en même temps il ouvrait un regard en abîme sur le monde. On n’était plus le même en sortant du théâtre. Car le Ring est une œuvre qui rencontre à chaque moment le monde, qui dit la création de l’homme, qui dit l’amour et sa mort, qui dit les rapports maître-esclave, qui dit la naissance de l’exploitation, qui dit aussi la mort des dieux. On voit bien aujourd’hui que le théâtre a besoin de retourner au mythe, au récit, à la narration, le théâtre a aussi besoin d’expérimenter de nouvelles formes, de nouveaux outils, nés par exemple de l’invasion du numérique : le Ring pourrait être (je crois même que cela a été fait) un magnifique jeu vidéo. En ce sens La Fura dels Baus et Lepage nous emmènent ou nous emmèneront pour sûr au pays de l’étonnement, sans forcément revenir sur des lectures idéologiques qui pour l’instant me semblent épuisées. Peut-être Cassiers fera-t-il le lien entre les deux, avec sa lecture du monde à la fois violente et glacée, sa fascination des phénomènes de pouvoir et sa science des effets. De toute manière nous avons toujours besoin du Ring, source inépuisable de fantasmes et de lectures, et nous avons aussi besoin de belles histoires tristes.