Où en est LA SCALA ?

Dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part. Elle est considérée comme le plus grand théâtre lyrique du monde. Tous les chanteurs veulent y chanter, les grands chefs, paraît-il, accourent. Sans compter un public international qui se presserait à ses portes. Rien n’est plus faux, au moins depuis quelques années.
D’abord, le public: il est pour une grande part milanais, venu d’un rayon de 2-3 km autour du théâtre, ce qui est très rare dans les théâtres d’opéra. C’est un public d’habitués, d’abonnés, qui se retrouve comme dans un grand salon citadin. De même celui des galeries (séparées du public des loges et de l’orchestre: à la Scala, il n’y pas de communication possible chacun a son entrée, son escalier, “les classes” sont séparées) très différent, plus jeune, moins bourgeois, est aussi le plus souvent un public qui se retrouve. Jamais, lorsque je vais à la Scala, je ne salue moins d’une vingtaine ou une trentaine de personnes, amis, connaissances, ou simples rencontres lors d’une queue, ou lors d’une discussion pendant une représentation: en 31 ans de fréquentation de ce théâtre, quasi quotidienne entre 1985 et 1991, on fait de nombreuses connaissances, on se fait des amis, on devient un meuble. En fait, le modèle est celui d’un théâtre de province, plutôt que d’un grand opéra international. Le Teatro alla Scala est le plus grand théâtre de province du monde!

Mais voilà, ce théâtre au public très local, a une réputation mythique, mondiale, parce qu’il a une histoire faite de ces noms qui sonnent à nos oreilles comme autant de miracles: Verdi, Rossini, Callas, Tebaldi, Toscanini, Abbado, Karajan, mais aussi Stendhal qui n’a pas peu contribué dans ses écrits à faire de ce lieu un mythe. De plus, la Scala fut partiellement détruite lors d’un bombardement pendant la seconde guerre mondiale et sa reconstruction, puis sa réouverture sous la baguette de Toscanini, revenu après plus de 15 ans d’exil volontaire, furent le symbole de la reconstruction du pays. Depuis, la Scala est un lieu de l’identité italienne, beaucoup plus que n’importe quel autre théâtre, à commencer par la Fenice. Le théâtre est donc la plupart du temps préservé des crises cycliques qui frappent le spectacle en Italie, comme aujourd’hui.

Les racines du XXème siècle:

Arturo Toscanini directeur musical de la Scala en plusieurs épisodes entre la fin du XIXème et les années trente, a construit le répertoire, modernisé l’organisation, ouvert à la musique “nouvelle”, Debussy, Wagner, Moussorgsky par exemple. En ce sens sa politique est plus proche de celle d’un Abbado que celle d’un Muti par exemple (bien que Muti se soit construit comme référence médiatique celle d’un “nouveau Toscanini”: rien à voir, ni par les idées, ni par la manière d’aborder les oeuvres). De très grands chefs italiens ont aussi complété cette épopée toscanienne, dont le plus célèbre et si différent fut Victor De Sabata, à qui l’ont doit sans doute la plus belle Tosca du XXème siècle avec Acllas et Di Stefano.

Les années 50 et 60 furent celles du chant et du chant mythique, ce furent les années Callas et du duel Maria Callas (la voix qui vit et vibre), et Renata Tebaldi (la voix qui chante et enchante), illustrées par des luttes de clans parmi les fans dignes des luttes de tribunes au parc des Princes. L’Italie adore la tribu comme modèle de structure sociale: la Scala a donc connu les callassiani, les tebaldiani, plus récemment les abbadiani, les mutiani…Ce furent aussi les années de chefs comme Furtwängler, il dirigea un Ring légendaire en 1950, le jeune Leonard Bernstein (Medea, Alceste), Dimitri Mitropoulos (qui essuya les huées de la première milanaise de Wozzeck, et qui mourut à la Scala lors d’une répétition de la IIIème de Mahler). En dehors des grands chefs italiens de référence (Tullio Serafin, Antonino Votto, Gianandrea Gavazzeni) on va voir voir se créer des habitués de ce théâtre (Leonard Bernstein, Wolfgang Sawallisch, Herbert von Karajan qui va y diriger Mozart, Verdi, Puccini), et les distributions vont être toujours des distributions de référence. Le mythe d’aujourd’hui s’est incontestablement construit à cette époque, dite l’époque Ghiringhelli, du nom du directeur qui régna de 1945 à 1972, en défendant ardemment le théâtre contre les pouvoirs constitués et contre les cabales.

L’ère Abbado:

La période suivante est marquée de 1968 à 1986, par la présence de Claudio Abbado au poste de directeur musical, un poste qui n’existait pas vraiment les années précédentes, qu’il occupe à l’âge de 35 ans. Il est bientôt accompagné par Paolo Grassi, qui devient “Sovrintendente” en 1972 après avoir dirigé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro di Milano depuis 1947. Pendant cinq ans la personnalité très forte de Grassi va marquer le théâtre comme s’il y a était resté vingt ans: homme de théâtre, il travaille pour que chaque jour le rideau se lève, main dans la main avec Abbado, c’est l’époque des concerts pour les ouvriers des usines, dans les usines, avec Maurizio Pollini, des abonnements pour les étudiants et travailleurs, c’est aussi l’époque où il aide le public à s’organiser  et à fonder des associations dont il espère avoir l’aide pour maîtriser les passions, c’est le rôle des fameux “Amici del Loggione del Teatro alla Scala”, association encore aujourd’hui importante. Ronconi (pour Wagner ou Berg), Strehler (pour  Verdi ou Prokofiev ou même le grandiose Lohengrin de Wagner)   Zeffirelli (pour Verdi), tous les grands noms de la scène italienne produisent pour la Scala, mais on y voit aussi Jean Pierre Ponnelle (pour une série de Rossini devenus légendaires) Jorge Lavelli (une Madama Butterfly inoubliable et inoubliée, qu’on vit aussi à Paris). C’est aussi le moment où le répertoire s’ouvre vers le plus contemporain: le théâtre en avait besoin, il n’avait pas de directeur musical depuis le départ  polémique de Carlo-Maria Giulini en 1956, et la mort de Guido Cantelli, une semaine après sa prise de fonction. Ainsi propose-t-il par exemple “Samstag aus Licht”, une création de Karlheinz Stockhausen, d’un cycle qu’il ne terminera pas (mise en scène Luca Ronconi), ou le très fameux “Al gran sole carico d’amore” de Luigi Nono énorme succès du spectacle mis en scène par Youri Liubimov, qui sera repris en 1979 sous la direction de Giuseppe Sinopoli, un des premiers opéras dirigés par Abbado est un Wozzeck (deux productions en 18 ans) dont l’entrée au répertoire avait fait scandale dans les années 50 comme rappelé plus haut.

Paolo Grassi quitte la Scala pour la RAI en 1977, il est remplacé par Carlo-Maria Badini, personnalité moins flamboyante, plus politique, qui restera jusqu’en 1990.  Abbado continue le travail sur le répertoire. Il dirige beaucoup plus la saison symphonique que la saison lyrique et cela lui sera reproché, mais il impulse de grands projets qui vont marquer les esprits, le projet Berg en 1979 avec un échange avec l’Opéra de Paris: Paris envoie la Lulu de Chéreau (avec Boulez), Milan envoie Wozzeck de Ronconi (avec Abbado), le projet Moussorgski (Khovantchina, Boris extraordinaire de Lioubimov et Abbado, avec pour la première fois la version originale de Moussorgski, aujourd’hui jouée partout dès 1979), le projet Debussy qui clôt la période Abbado en 1986, avec le magnifique Pelléas et Mélisande d’Antoine Vitez qu’on verra à Vienne, puis à Londres au début des années 1990.

Enfin on ne compte pas les découvertes:outre le Boris dans sa version originale, sublime, dont la production scaligère marqua définitivement l’installation dans les répertoires des théâtres,  Don Carlo en version complète (Ronconi, en 1977), où l’on entend pour la première fois des musiques qu’on croyait perdues, dont le fameux “Lacrimosa” après la mort de Posa,  Il Viaggio a Reims (1984), de Rossini mis en scène par Ronconi (encore!), joué à Pesaro puis à Milan,en 1985, puis à Vienne, une production qui met les centres des villes en folie avec son cortège qui traverse les rues en direct avant de débouler dans la salle. Du délire dans les salles, qui n’en reviennent pas de ces distributions où le moindre petit rôle est tenu par une star, une des rares fois où Abbado concède le bis.
Mais l’orchestre de la Scala voudrait un chef plus présent, Abbado dirige à peine deux productions par ans et quelques concerts de la saison musicale: les musiciens font savoir qu’il ne désirent pas qu’Abbado reste à la Scala, et Riccardo Muti frappe à la porte. Depuis 1981, il a dirigé Mozart avec Le nozze di Figaro dans la mise en scène de Strehler, inspirée étroitement de celle qu’il fit pour Paris, Cosi fan tutte, dans une mise en scène faite pour Salzbourg de Michael Hampe. Il a ouvert la saison en 1982 avec Ernani (Ronconi), un demi-succès qui pourtant fait rêver aujourd’hui (Freni Ghiaurov Domingo Bruson). Bref, Abbado laisse la Scala pour l’Opéra de Vienne en juin 1986, avec un grandiose projet Debussy qui se clôt sous des pluies de fleurs.

L’ère Abbado a marqué par les découvertes d’œuvres rarement ou jamais jouées, la fréquentation plus régulière de la musique contemporaine (amèrement- et stupidement- reprochée par Sergio Segalini dans un petit ouvrage sur la Scala), l’élargissement du répertoire et de la base sociale du public. Claudio Abbado a aussi fondé le Philharmonique de la Scala, sur le modèle du Philharmonique de Vienne, en s’appuyant sur les forces de l’orchestre du théâtre. Il laissait une marque profonde chez le public mélomane et curieux. Il était au contraire très décrié par une autre partie du public et de la presse, et les articles idéologiquement violents qui lui reprochaient ses idées ne manquèrent pas tout au long de son “règne”. Enfin, il était arrivé à la Scala comme un jeune chef prometteur, il la quittait comme un des chefs internationaux les plus reconnus, et arrivait à Vienne sur le siège de son compositeur fétiche, Gustav Mahler.

L’ère Muti:

Avec Riccardo Muti, une ère nouvelle et radicalement différente va commencer. Riccardo Muti a laissé une trace très profonde lors de son passage à Florence. Il y a dirigé les grands Verdi dans des productions restées légendaires (Le Trouvère, Otello) mais aussi Le Nozze di Figaro (de Vitez) Il a la réputation d’être un nouveau Toscanini, proposant des interprétations d’une énergie fulgurante, avec des contrastes rythmiques inédits, tout cela avec une maîtrise technique des orchestres qui font l’admiration de tous. Politiquement, il n’a pas la réputation d’être de gauche, comme Abbado, et musicalement, à part leur “rivalité” mise en scène par les journaux dans le répertoire italien, les deux personnalités sont très différentes par leurs goûts, l’un est fasciné par le classicisme et le XIXème, l’autre par le monde de la Mitteleuropa et par le XXème siècle, Muti s’est formé en Italie (esentiellement à Naples et Milan), et Abbado à Vienne, l’un est médiatique et flamboyant, l’autre discret et timide.
Et pour moi, Muti est un grand chef, et Abbado un musicien.
Un autre élément les sépare, c’est la vision du théâtre et de la scène. Si Abbado donne une très grande importance au travail théâtral et scénique, Muti pense que c’est la musique qui doit dominer et conçoit le metteur en scène comme obéissant aux visions du chef. Il travaille beaucoup musicalement avec les chanteurs, au piano, il les accompagne avec attention. Il est moins regardant sur l’effet produit par la scène. Il ouvre par une production de Nabucco, triomphale pour lui et les chanteurs dans leur ensemble, mais qui scéniquement est d’une banalité affligeante (Roberto De Simone). De fait, peu de productions, tout au long de ces 18/19 ans de présence, auront marqué la vie du théâtre, même si elles sont accueillies avec enthousiasme par une certaine presse (aux ordres?), on retiendra, dans les productions dirigées par Muti, le Don Giovanni de Giorgio Strehler (1987)qui pourtant n’est pas sa mise en scène la plus réussie à mon avis (voir le DVD qui en a été fait), I Capuletti ed i Montecchi dans la production de Pier Luigi Pizzi (Covent Garden) avec les magnifiques Agnès Baltsa et June Anderson, la Lodoiska de Cherubini (mise en scène Luca Ronconi) qui est un spectacle étourdissant, magnifiquement dirigé, qui fait découvrir une oeuvre étonnante, le plus gros succès parisien de la révolution française, dont  Beethoven s’inspirera et dont Brahms désira la partition dans sa tombe…Pour moi c’est là la plkus grande réussite. Pourtant, Muti va ouvrir le répertoire au XVIIIème siècle, Jommelli, Mozart, Gluck, Pergolèse, au classicisme du XIXème (Spontini, Cherubini), mais qui se souvient aujourd’hui de ces productions, même si l’idée de les présenter au public de Milan est excellente et mérite d’être soulignée.
La Traviata, si marquée par Callas, revient en 1990 au répertoire avec deux jeunes (Tiziana Fabbricini, si émouvante, mais si fragile vocalement, et un certain Roberto Alagna…), dans une production hyperclassique, mais solide et au total assez réussie de Liliana Cavani. Riccardo Muti va aussi diriger Wagner, Le Vaisseau Fantôme, (en trois actes séparés, ce qui ne se fait plus en Europe depuis des lustres) Parsifal (Cesare Lievi, 1991) et un Ring brinqueballant avec deux metteurs en scènes (André Engel pour Walkyrie et Siegfried et Yannis Kokkos pour Götterdämmerung) et un Or du Rhin en version de concert : un échec honteux et retentissant, il fera aussi le Fidelio de Beethoven avec Waltraud Meier, deux oeuvres de Puccini -Tosca et Manon Lescaut-, un Macbeth sans grand intérêt, non plus que Due Foscari oubliés aujourd’hui, mais aussi une vraie réussite, les Dialogues des Carmélites de Poulenc, mise en scène Robert Carsen. Oublions en revanche un Idomeneo d’un ennui mortel et un Don Carlo qui fut une des soirées les plus violentes de son règne (mise en scène obsolète de Zeffirelli, et chanteurs pas vraiment prêts -Pavarotti). L’impression est que peu à peu, Muti se désintéresse du théâtre: signe de cette légèreté, la valse des directeurs artistiques après le départ de Cesare Mazzonis, je crois en 1990, dernier directeur artistique de très grande culture de de très grande finesse, possédant un réel pouvoir (et donc très critiqué, publiquement par Riccardo Muti) qui fit le jour de sa dernière conférence de presse un discours retentissant sur “ce que devrait être un théâtre européen” qui ne plut pas!
Riccardo Muti n’a pas vraiment d’intérêt pour la gestion ni la question du théâtre, et il n’a pas confiance dans les grands managers artistiques, de type Mortier avec lequel il fut en conflit à Salzbourg, il se méfie aussi des metteurs en scène un peu “modernistes” et n’a pas toujours la main sûre en matière de chanteurs. Sa manière de diriger a aussi changé: de la fulgurance des années 70, on est passé à une sorte de routine de luxe, avec un orchestre évidemment parfaitement préparé, mais qui ne dit rien, une recherche du son et de l’effet, sans lien avec une histoire ou un discours. Les invitations de chefs importants s’émoussent (peur de l’ombre?) On en vit encore avant 1990 (Sawallisch par exemple ou Kleiber pour le centenaire d’Otello en 1987, avec un triomphe délirant) pratiquement plus après (à part Sinopoli qui meurt prématurément, quelques apparitions de Gergiev dans le répertoire russe). Fontana disait d’ailleurs que les grands chefs ne dirigeaient plus à l’Opéra. Il fut question d’un retour d’Abbado à la Scala, au milieu des années 90, avec un Fidelio, un Barbier de Séville et surtout une Elektra (celle de Salzbourg), avec les berlinois qui était presque décidée. Mais Muti déclara qu’aucun autre orchestre que celui de la Scala ne jouerait dans la fosse: ce fut la rupture avec Abbado, qui se considéra trahi, et qui ne mit plus les pieds à Milan. A la fin des années 90, la Scala n’était plus qu’un mythe médiatique, et il ne se passait plus grand chose.Gestion désastreuse, sans vision, sans stratégie, que la personnalité du surintendant Fontana, sans idées lui aussi sinon celle de coller à Muti, ne pouvait aider à construire un avenir.

Le théâtre qui avait besoin de travaux importants ferme pendant quatre ans, il s’exile au Teatro degli Arcimboldi, spécialement construit par Vittorio Gregotti aux dimensions exactes de la Scala, loin du centre ville. La réouverture est l’occasion d’un battage médiatique inouï avec une production totalement médiocre de Europa Riconosciuta de Salieri qui avait inauguré le théâtre en 1778. Mais l’orchestre et les masses artistiques  ont désormais perdu toute confiance en leur chef, une routine médiocre s’est installée, tant au niveau des productions que des chefs ou des chanteurs invités, Carlo Fontana, le surintendant qui avait succédé à Carlo Maria Badini en 1990 n’a d’autre politique que celle de suivre les désirs de Riccardo Muti, et les directeurs artistiques comme je l’ai dit, se sont succèdés avec rapidité, sans réussir à imprimer une quelconque cohérence à la programmation. C’est ainsi que les masses artistiques de la Scala, en grève, contraignent et Fontana, et Muti à la démission au printemps 2005. Quand Lissner arrive, tout seul après les refus de Pereira (alors à Zürich) et de Nicolas Joel (alors à Toulouse), il trouve un théâtre sans projets, avec un orchestre désemparé et un personnel complètement découragé et déstabilisé. Si Abbado était parti sous les fleurs, Muti s’en va à la sauvette, en laissant un théâtre en déshérence.

Stéphane Lissner

Rien ne laissait prévoir le destin milanais de Stéphane Lissner. Il arrive seul, sans aucun collaborateur, sans connaître un mot d’italien, mais avec ses réseaux, son intelligence et son habileté. Directeur du Festival d’Aix en Provence, conseiller artistique du Festival de Vienne (Wiener Festwochen), directeur du théâtre des Bouffes du Nord, on le voit dans le futur,  directeur de l’Opéra de Paris, pourquoi pas au Festival de Salzbourg, mais pas à la Scala. D’abord parce que la Scala n’a jamais eu de directeur étranger, ni directeur musical, ni directeur artistique, ni a fortiori Sovrintendente. Ces deux derniers postes sont l’objets de subtils équilibres politiques typiquement italiens. C’est dire la situation désespérée du théâtre: aucun italien ne se présente pour relever le défi. Mais les grands managers internationaux pressentis se sont défilés eux aussi.

En trois mois, il va bâtir une saison et faire revenir la confiance des personnels. Il va activer ses réseaux, le réseau berlinois, avec Daniel Barenboim, les jeunes (Daniel Harding, Gustavo Dudamel), les italiens (Daniele Gatti, Riccardo Chailly- et Claudio Abbado, sans succès). Il va s’appuyer sur les équipes en place, et s’attacher à rétablir la confiance, faire revenir le public dont l’affluence commençait à baisser, et construire des projets à long terme: la réputation, justifiée de la Scala était de préparer à l’avance les grandes productions (ouverture de saison  par exemple), mais d’être le dernier grand théâtre à bâtir sa saison, au dernier moment, d’où indisponibilité des grands chefs ou des grands chanteurs, retenus ailleurs plusieurs années à l’avance.
Il va aussi avoir l’habileté d’attirer des chefs comme Riccardo Chailly en se refusant à choisir un directeur musical et en lançant une espèce de compétition entre deux ou trois personnalités, alors qu’il sait très bien qu’il va appeler Daniel Barenboim non comme directeur musical mais comme directeur “scaligère” préféré.
Pourquoi Barenboim? d’abord parce que les deux hommes ont une longue amitié, depuis que Daniel Barenboim a été écarté violemment du projet Bastille en 1988: c’est le Châtelet dont Lissner était le directeur qui accueillit des projets prévus à Bastille et avortés. Ensuite parce que Barenboim représente une puissance forte en matière de réseaux, de disques, d’ouverture du répertoire, de travail avec l’orchestre, enfin parce qu’ainsi on peut établir des liens étroits avec le Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical, et donc construire des projets communs et des coproductions. Choix d’amitié et choix stratégique: aucun chef n’est aujourd’hui aussi puissant que Daniel Barenboim. De plus, Barenboim n’a pratiquement JAMAIS dirigé à la Scala.

Deuxième signe, il devient et “Sovrintendente”, et directeur artistique, aidé d’un coordonnateur artistique. C’est dire qu’il va diriger les choix artistiques du théâtre ce qui n’est pas habituel en Italie. Enfin, il va construire et rétablir un répertoire avec des productions d’une qualité qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, non sans habileté: une personnalité aussi importante que Zeffirelli en Italie va être courtisée, et Lissner va lui proposer rien moins que deux productions (Aida, un échec, et La fille du Régiment, un autre semi-échec, Natalie Dessay refusant de chanter dans la production) ; mais n’importe, Zeffirelli est dans la poche.

Troisième signe, il va s’adresser directement au public, en l’invitant à sa présentation de saison, en étant présent chaque soir à l’entrée des fauteuils d’orchestre, pour saluer le public, pour s’entretenir avec lui, pour montrer qu’il est là et à l’écoute.

Le résultat, en 5 ans, le théâtre est revenu à un niveau vraiment international avec des productions déjà célèbres (le Tristan de Chéreau , qui n’est  pas sa meilleure production pourtant, ou De la Maison des Morts, de Chéreau toujours, un triomphe à Aix qu’il renouvelle à la Scala en s’appuyant non plus sur Boulez, mais sur Salonen), il ouvre à Janacek, à Berg, à Wagner, on voit des chefs qui pour certains n’étaient jamais monté au pupitre à Milan, comme Gardiner, mais on voit aussi évidemment Barenboim, Harding, Chailly -qui ne veut plus diriger, fâché d’avoir été écarté de la direction musicale-, Dudamel, Mehta, Salonen, des baroqueux comme Spinosi qui va diriger le Barbier de Séville cet été ou Giovanni Antonini pour l’Armida de Gluck l’an dernier. En bref, les choses se diversifient, s’ouvrent et la Scala redevient le grand théâtre international qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Conclusion en forme d’interrogation:

Comme je le disais, au début de ce texte : “dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part”. Or pour l’instant, la politique de Lissner, qui a sauvé la maison certes, a produit des saisons de qualité, mais au fond interchangeables: on pourrait voir les mêmes à Londres, à Paris ou à Amsterdam. Lissner a fait de ce théâtre un théâtre de standard international, il n’a pas réussi encore à lui redonner sa couleur propre. Le prochain projet, c’est le Ring des Nibelungen, pour être prêt pour 2013 et le bicentenaire de Wagner, dirigé par Daniel Barenboim et le belge Guy Cassiers du Tonelhuis d’Anvers, un spectacle sans nul doute complexe, sans nul doute passionnant, qui sans nul doute fera beaucoup parler, tant la personnalité de Cassiers est aujourd’hui incontournable dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.
Mais le vrai problème, c’est comment aussi assurer en 2013 l’année Verdi ?

J’ai parlé de Verdi dans un autre article de ce Blog, et j’ai confié combien Verdi me semblait aujourd’hui un peu marginalisé, mais la Scala, pour le monde entier, ce n’est ni Wagner, ni Janacek, ni Berg: c’est Verdi, et pour l’instant, les productions verdiennes de l’ère Lissner ont laissé perplexe, une Aida monumentale et kitch, pour faire plaisir à Zeffirelli,  un Don Carlo de Braunschweig (et Daniele Gatti) qui n’a pas convaincu du tout, et un Boccanegra pour Domingo, pour Harteros, mais ni pour le spectacle, assez lamentable, ni pour le chef (Barenboim) étranger à ce répertoire.
La Scala, c’est aussi Rossini: n’oublions pas que Rossini fut le grand auteur de la Scala, plus que Verdi qui a toujours eu avec ce théâtre des relations agitées,Rossini est peut-être plus facile aujourd’hui à monter que Verdi. Certes Abbado revient diriger (Mahler!) mais il ne faut pas compter sur lui pour relancer Verdi et Rossini qu’il servit si bien pendant ses 18 ans de règne. Il faut trouver des chefs (ce ne peut être Barenboim, on l’a vu lors du dernier Boccanegra) pour diriger l’opera omnia de Verdi, car telle est l’intention du théâtre. Il faut aussi trouver des chefs de profil incontestable  pour incarner Rossini. Pour l’instant Lissner tente les baroqueux (Ottavio Dantone, Jean-Christpohe Spinosi) mais feront-ils oublier le grand Claudio?

La Scala ce sont aussi des productions de référence de Puccini, mais aussi de tout le répertoire italien du XIXème, à quand une Norma? une grande Lucia? à quand un nouveau grand Pagliacci? C’est là où l’on attend Lissner, et on sait bien que non seulement ce n’est pas là sa tasse de thé, mais qu’une Norma ne se trouve pas aussi facilement, et Madame Urmana qui était prévue, sans aucun doute se ferait jeter par un public qui, ne l’oublions pas, n’est pas le plus méchant des publics, ni le plus stupide, mais le plus compétent et attentif. Le public de la Scala peut faire d’un inconnu une vedette en un soir, il est disponible, et pas aussi snob que celui de Paris,  mais n’a pas de scrupule à huer une star s’il estime qu’elle n’est pas à la hauteur: Pavarotti, Caballé, Ricciarelli en firent les frais et Fleming il n’y a pas si longtemps. C’est un public difficile, mais ouvert. Et c’est un public qui n’a pas eu depuis longtemps ses oeuvres fétiches.

Si la Scala doit retrouver son statut mythique, et non pas son statut de grand théâtre international qu’elle vient de reconquérir, c’est là son chemin, pour son public et pour le monde entier.
Stéphane Lissner n’a pas fini le travail…même si il a réussi à ramener Abbado dans sa ville.

L’impossible BALLO IN MASCHERA, ou de la difficulté de chanter VERDI aujourd’hui.

Ce matin, en écoutant “Un ballo in maschera” dans un enregistrement pirate du MET de 1962 (Nello Santi dirigeait rien moins que Carlo Bergonzi, Leonie Rysanek, Robert Merrill) où Leonie Rysanek, la grande, l’immense Rysanek qui enchanta mes jeunes années dans Chrysothemis à l’Opéra de Paris (avec Nilsson et Varnay et Böhm…heureux temps), est totalement naufragée, la justesse chavirant avec le reste dans un intenable roulis dans “Ecco l’orrido campo”. On sait que sa voix bougeait et n’était pas toujours juste (Bayreuth 1982 dans Kundry!!), mais là c’est carrément une caricature, tout bouge, tout se noie, les ensembles sont à la limite du supportable tant elle est fausse. Pour compenser, j’ai écouté un autre “live”, Abbado, Pavarotti, Verrett, Obratsova, Cappuccilli en décembre 1977 à la Scala et là tout autre paysage, la lumière, la perfection, un Pavarotti à son sommet, une Verrett totalement engagée, une Obratsova qui poitrine à plaisir, mais quelle personnalité, et un Cappuccilli somptueux, “énaurme” tel qu’en lui même enfin l’éternité le change; sans parler d’Abbado vif, attentif, nerveux, théâtral: une pure merveille (répétée un mois plus tard avec un seul changement, Mara Zampieri, que j’aime moins à cause de son émission tubée), suivie par un public passionné qui écoute avec une attention et une participation exemplaires le déroulement de l’opéra, on entend ses réactions, ses soupirs, sa satisfaction. Un vrai public participatif,qui respire à l’unisson avec la scène, quel moment!!

J’ai alors essayé de rassembler mes souvenirs, et penser aux rares “Ballo in maschera” vus sur une scène dans ma vie de mélomane. A la Scala (Gavazzeni, Pavarotti, Parazzini, Nucci), ce fut en 1986 un total naufrage et se termina dans les hurlements douloureux du public. Pavarotti, oui, bien sûr, mais comment pouvait-il être impeccable avec un soprano impossible, hurlant ou huhulant au choix, et un 2ème acte où Nucci et Parazzini semblaient un duo de chèvres bêlantes dans le trio (difficile à chanter il est vrai) “Odi tu come fremono cupi/Fuggi fuggi..”.

Plus récemment à Paris, dans la production inexistante de Deflo, sous la baguette d’un Semyon Bychkov satisfaisant, Angela Brown en Amelia suivait les traces de Rysanek dans la perdition. A dire vrai, je n’ai jamais vu de Ballo in maschera satisfaisant, tout juste acceptable ou moyen, jamais exceptionnel: je n’ai pu voir Abbado à l’oeuvre, ni même Muti (dans ses bonnes années).
C’est un opéra très difficile à réussir, sans doute l’un des plus difficiles de Verdi, à cause de la diversité des voix qu’il exige (un contralto, un soprano coloratura, un baryton, un ténor, un soprano lirico spinto) à cause des multiples difficultés techniques et notamment du rôle d’Amelia, à cause de la difficulté des ensembles du 3ème acte (des sauts brutaux à l’aigu, proches du cri). Et c’est dommage, car c’est une des plus belles partitions de  Verdi (Deuxième acte et  final sont sublimes).

De cette attente vaine d’un “Ballo” de grand lignage, je me suis mis à réfléchir à la difficulté aujourd’hui de trouver des distributions impeccables de grands Verdi. On peut peut-être trouver de bonnes distributions de Traviata, de Rigoletto, même Macbeth mais Nabucco, Ballo in maschera, Trovatore, Ernani, Forza del Destino, Aida, Otello (depuis que Domingo ne le chante plus) sont aujourd’hui difficiles à distribuer ou bien n’attirent plus les grands théâtres. On a vu récemment des Don Carlo (et Don Carlos) assez satisfaisants, mais pas un Trovatore qui tienne la route. Il y a 20 ans ou 30 ans, on distribuait relativement facilement Verdi, mais il était presque impossible de trouver une distribution wagnérienne digne de ce nom: c’est l’inverse aujourd’hui.

Il y a évidemment des modes et l’opéra n’y échappe pas . On ne chante plus aujourd’hui comme il y a vingt ans, les voix ne sont pas les mêmes, on préfère de beaucoup les voix très dominées aux voix échevelées (Giovanna Casolla, avec son énorme volume a fait une carrière internationale digne, mais pas exceptionnelle) sans doute aussi à cause de l’écroulement du chant italien: on trouve sur le marché plus de chanteurs français de niveau international que de chanteurs italiens: l’Italie ne produit plus de grandes voix et l’école de chant se meurt, conséquence d’une politique imbécile de l’Etat, de la déreglementation du métier de professeur de chant, de la jungle des agents. Les écoles qui marchent sont l’école américaine/anglo saxonne: bonne préparation technique, chanteurs prêts à affronter le répertoire dès la sortie des écoles, et l’école slave, à la formation traditionnelle solide et aux voix volumineuses, tous ces chanteurs ont fondu vers l’Europe, qui a le plus grand nombre de théâtres (l’Allemagne notamment). mais tous vivent Verdi non dans leur chair, mais dans leur tête. Une Nina Stemme (suédoise) chante Aida et Leonora de Forza del Destino: elle en a le volume, mais pas l’âme. Karita Mattila (finlandaise) fut une Amelia Grimaldi appréciable avec Abbado (Simon Boccanegra 2000 à Salzbourg), et Anja Harteros (allemande d’origine grecque) en est une exceptionnelle aujourd’hui: les grands sopranos pour Verdi se nomment Sondra Radvanovsky (américaine) et Anja Harteros ( allemande), cette dernière avec un engagement vocal qu’on croyait disparu.
Du côté des ténors, on croyait être sorti du tunnel avec Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est. Il y a Alagna, irrégulier, et Vittorio Grigolo, aussi irrégulier mais quelle voix!! Stefano Secco est un très bon artiste mais dans Carlo il atteint sa limite. Reste enfin Jonas Kaufmann, dont le répertoire italien n’est pas celui où il brille le plus (ses Alfredo et Rodolfo sont bons, mais n’ont rien à voir avec d’autres rôles germaniques de son répertoire), sans doute dans Don Carlo et dans Otello sera-t-il intéressant à écouter, sûrement dans la tradition d’un Vickers. Il y a quelques basses de très bon niveau (Prestia par exemple) et une série de très grands barytons (en grand nombre, à commencer par notre Ludovic Tézier). Mais aucun mezzo soprano de grand caractère pour Verdi. Luciana d’Intino ou Sonia Ganassi font très bien leur métier, mais ne sont tout de même pas les Eboli du siècle. On attend la Cossotto ou l’Obratsova du moment. Violeta Urmana quand elle était mezzo eût pu peut-être briller, elle est soprano aujourd’hui et soprano assez discutée.

On aime aujourd’hui des répertoires (baroque, Rossini, bel canto) où la technique, le contrôle sur la voix sont déterminants, des amis italiens appellent cela des voix sous verre, où la chair est moins importante que l’exposition technique: il faut pour Verdi une technique de fer, une voix large et puissante, et aussi travailler l’expression, l’explosion de l’expression: Mirella Freni, Julia Varady, Leontyne Price, Martina Arroyo, Renata Scotto et bien sûr Callas connaissaient ce secret. Tebaldi moins, mais la voix était tellement sublime. Aujourd’hui la voix la plus large et la plus contrôlée que je connaisse est celle de Sondra Radvanovski, sous employée dans les grands théâtres. Le monde découvre Anja Harteros mais elle ne peut pas chanter tous les répertoires. Néanmoins je ne suis pas sûr que même avec toutes les voix adéquates Verdi soit vraiment à la mode: on parle beaucoup du bicentenaire Wagner en 2013, mais on entend moins parler du bicentenaire Verdi, toujours en 2013, et c’est pour moi un signe, un mauvais signe. Signe peut-être que notre époque est moins en phase avec cette générosité innée, celle du coeur à fleur de peau et de l’émotion immédiate, palpable, de la chair de poule qui  vous prend quand on assiste à un beau Trovatore haletant, violent, bouleversant. On aime moins le théâtre de la chair que celui de la forme.

Enfin, Verdi ne pardonne pas: rappelons ce que disait Martha Mödl vieillissante encore distribuée à Munich: elle disait que chanter Wagner pour une voix vieillie n’était pas (trop) difficile, la voix était protégée par l’orchestre, par la science du “dire” qui savait masquer les failles (dans un répertoire voisin, Franz Mazura, 89 ans est une merveille dans Schigolch de Lulu). Chez Verdi , la voix est découverte et exposée, et toutes les failles sont audibles, on n’entend même plus que cela. J’écrivais il y a quelques jours que Wagner survivait à une interprétation médiocre, pas Verdi.
Verdi ne pardonne pas la médiocrité, c’est pourquoi notre époque l’aime sans doute moins.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: CARMEN de Georges BIZET, direction Barenboim, avec Jonas Kaufmann et Anita Rachvelishvili (10 décembre 2009)

La dernière fois à la Scala, c’était en 2004, avec un grand chef (Plasson) mais une distribution de série B, au Théâtre des Arcimboldi, pendant les travaux de réfection de la scène et de la salle historique de Piermarini, mais on se souvient surtout du 7 décembre 1984 avec Abbado,  mise en scène de Piero Faggioni (celle d’Edimbourg vue à l’Opéra Comique en 1980), avec Placido Domingo, Shirley Verrett, Ruggero Raimondi, Alida Ferrarini, alternant notamment avec Agnès Baltsa et José Carreras (distribution B, si l’on peut dire!) dès janvier 1985. C’était un peu décevant, le spectacle de Faggioni étant mieux adapté à des salles plus petites comme l’Opéra Comique ou le King’s Theatre d’Edimbourg, et Verrett n’avait pas convaincu cette mise en scène la gênait; restait Domingo, dans l’un de ses plus grands rôles, bouleversant, Raimondi superbe, éclatant et m’as-tu vu à souhait, et Abbado, bien sûr, avec sa précision exceptionnelle (Ah! son quintette!), sa clarté cristalline, son rythme, son énergie et sa fluidité. On s’en souvient encore, avec émotion (j’ai dû voir six ou sept représentations dans les deux distributions: je venais de m’installer à Milan, c’était mon beau cadeau d’installation.). S’il est difficile de voir une grande Carmen, il est tout aussi difficile de voir une mise en scène qui emporte tous les suffrages; celle de Faggioni, assez sage, jouait la carte Berganza, un atout exceptionnel, et Verrett n’a pu se glisser dans le costume, celle du Châtelet, venue de Berlin, était signée Martin Kusej, gage de qualité, de netteté du propos,   une couleur Regietheater qui ne plaît pas vraiment en Italie ou en France. Un très beau travail pourtant. A Vienne, on en est encore à la production de Zeffirelli (mais Kleiber et Abbado la dirigèrent et donc la transfigurèrent). A Paris, ce fut Francesca Zambello (après José Luis Gomez, un ratage) qui aligne les mises en scènes de grande série faites pour ne poser problème à personne. Un paysage  pas vraiment exceptionnel, sans références théâtrales absolues, mais il y eut, s’en souvient-on, la magnifique “Tragédie de Carmen” de Peter Brook qui vint aussi remettre certaines pendules à l’heure. Emma Dante s’en est un peu souvenue…

Le personnage de Carmen a inspiré nombre de grandes: Callas bien sûr, mais aussi Bumbry, avec Karajan, et surtout Resnik, qui en fut pendant 15 ans une des grandes références, phrasé, puissance, engagement, une tigresse sans rivales, puis arriva Berganza, qui changea tout, qui en fit pour la première fois une vraie espagnole, qui affichait à la fois une détermination sans failles et une joie de vivre lumineuse: il faut écouter l’enregostrement d’Abbado, et surtout le pirate d’Edimbourg, en scène, Domingo et Berganza donnent encore aujourd’hui le frisson.

Et venons en à cette nouvelle production, aujourd’hui, et voyons ce que nous apportent Daniel Barenboim, Emma Dante et la jeune Anita: après la TV, la vision en salle, qui modifie sensiblement ma première impression mitigée.
D’abord c’est sans discussion un beau spectacle, qui a prise sur le public (Emma Dante, encore présente, a cette fois été ovationnée sans discussion ni ‘buh’ trouble-fête), mais qui comme tous les spectacles qui installent un vrai point de vue, un vrai regard,  génère la discussion . Pour Emma Dante, Carmen est la résultante de l’omniprésence religieuse (avec des allusions précises au pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, aux ex voto -liés à la fête taurine du quatrième acte- avec ces prêtres qui suivent à la trace Micaela etc..) et du regard porté par les hommes sur les femmes: tous les hommes ici sont plus ou moins des voyeurs. Carmen se libère et des hommes et de Dieu, dans un monde envahi par la violence, entre les femmes, entre les hommes, contre les animaux(taureaux). C’est une vision sombre, à laquelle nul n’échappe: Don José est un être écrasé, hésitant, une sorte de Wozzeck avant la lettre (les uniformes des soldats y font penser), qui dans le désespoir de l’amour qui fuit n’a plus d’autre solution que le viol ou la mort. Carmen se laisse violer, et lui donne le couteau pour la tuer: elle va jusqu’au bout de sa logique, mais semble traverser les choses en étant presque indifférente. Emma Dante n’est pas tendre non plus pour les femmes, Micaela est d’une infinie tristesse,  vêtue de noir qui fantasme d’abord sur la mariage, puis au troisième acte devient une sorte de vision maternelle culpabilisante, Carmen elle même n’est pas vraiment l’image de la sensualité et de l’érotisme: cet eros là est seulement thanatos. Alors évidemment, tout ce qui fait le pittoresque de l’Opéra Comique, toute la légèreté, est évacué, et les dialogues paraissent bien fades; cela détermine musicalement le choix  d’un symphonisme appuyé et dramatique très nettement assumé par Daniel Barenboim.

Cet univers est bien planté par Richard Peduzzi, qui conçoit un décor énorme, qui écrase les personnages, et en même temps fluide: les changements , imperceptibles, donnent à chaque moment son espace propre, aidés par les beaux éclairages de Dominique Bruguière. Un décor brut, sans “couleur locale”, avec quelques coquetteries (pas vraiment utiles),par exemple les ascenseurs qui descendent vers la taverne de Lillas Pastia, qui serait presque une vaste caverne, une sorte d’espace souterrain, comme une carrière cachée au monde, énorme.

Les costumes, conçus par Emma Dante, sont souvent des jeux de cache-cache,enfants dissimulés dans les vestes des soldats au premier acte, robe double face de Micaela, arbres-buissons au troisième acte, qui sont en fait des figurants, les uniformes sont caricaturaux, surchargés, presque comme dans les bandes dessinés.

Enfin des grandes réussites: le maniement des foules, très élaboré (le choeur ravi a fait une ovation à Emma Dante derrière le rideau à la première) et notamment la scène finale, éblouissante de précision et de jeu théâtral pur, faite de violence, de tendresse, de désespérance, d’espoir: les deux personnages sont déjà ailleurs, ils sont éclatés, contradictoires, Carmen se laisse caresser, puis elle rejette violemment Don José, elle se fait tuer, à la mode du suicide antique en lui offrant le couteau . Et quelques maladresses aussi, des répétitions de motifs (les soldats face à Carmen au premier acte, la robe double-face noir/blanc de Micaela) pas toujours justifiés. Un luxe d’images et d’idées qui aurait sans doute gagné à être épuré: un spectacle entièrement discutable, mais passionnant.
A cette vision correspond celle de Barenboim, toute de violence dramatique: une option, nous l’avons dite résolument tournée vers le symphonisme: oui on a accusé Bizet de wagnérisme, et en écoutant Barenboim, on peut comprendre pourquoi. Mais que de moments intenses, que de finesses dans la lecture, que de relief donné à telle ou telle phrase: le travail de l’orchestre a été prodigieux, cela sonne magnifiquement, même si comme on l’avait constaté à la TV, certains moments réservent de petites déceptions (le quintette du 2ème acte) confirmées ici. Mais un grand travail de “concertazione” comme disent les italiens, de mise en place de l’orchestre, de précision dans les équilibres: impressionnant de bout en bout, le tout servi par des choeurs magnifiquement préparés (aussi bien le choeur de la Scala que celui des enfants) dont on comprend le français (mieux que celui de certains chanteurs) qui donnent un relief rare à leurs interventions.
Enfin, les chanteurs réunis pour l’occasion sont inégaux, les petits rôles, souvent tenus par des Français, se défendent, avec une note particulière pour Frasquita (Michèle Losier) et Mercédès(Adriana Kucerova). Adriana Damato est vraiment insuffisante en Micaela, aucune personnalité vocale, aucune inflexion, aucune vibration: un chant plat, sans intérêt, une émission peu homogène, des cris, et un français incompréhensible à 100%, même en lisant les surtitres. Erwin Schrott (Escamillo) a une vraie voix, mais il en use avec vulgarité, en articulant peu les paroles, il offre une prestation sans grand intérêt, on l’oubliera vite. Jonas Kaufmann en revanche, après un début hésitant, et en retrait (même sa voix, un peu en arrière!), a fait grande impression, son air “La fleur que tu m’avais jetée..” est un chef d’oeuvre de contrôle au service du raffinement et de l’expression, c’est un des rares ténors à savoir très bien émettre des notes filées, négocier des passages de registres homogènes, avec un volume très respectable, il a chanté, on peut le dire, divinement. . Quant à la jeune Anita Rachvelishvili, son personnage n’est pas encore mûri, réfléchi, construit, sculpté. C’est d’ailleurs un peu le parti d’Emma Dante qui en fait la femme de tous les possibles “possibilista” disent les italiens sans privilégier un aspect plutôt qu’un autre. Il reste que l’interprétation devrait avec le temps gagner en intensité. Sa voix en revanche est surprenante par son volume et sa largeur, son ampleur, (ce qu’on ne sentait pas à la TV), par la résonance de ses graves et de son registre central, par sa rondeur et sa pureté; certes, l’aigu est encore à élargir, mais si elle ne fait pas de bêtises, elle devrait être un très grand mezzo, qui nous manque cruellement aujourd’hui.
C’était ce 10 décembre à la Scala, les affres de la PRIMA étaient dépassés, tous les artistes étaient détendus, et engagés, et le triomphe absolu a été au rendez-vous (20 minutes d’ovations). Une belle réussite pour les artistes et pour Stéphane Lissner, qui a réussi à redresser un théâtre qui allait à vau l’eau il y a seulement 5 ans et qui a mené avec cette Carmen une brillante opération de communication. Qu’en dira-t-on seulement dans une année, qu’en dira-t-on à la reprise avec Dudamel, qui sera on s’en doute une seconde “Première”, tant est attendue la prestation du jeune chef. Tout cela montrera si c’est un feu de paille ou si cette Carmen s’installe dans l’histoire de la Scala. Nous en tous cas, comme la veille avec Domingo, nous sommes sortis tous heureux.

CARMEN à la Scala: premières impressions TV

Je verrai le spectacle ce 10 décembre, pour la seconde représentation. La retransmission d’Arte en donne une intéressante préfiguration, qui pourrait pour une fois rejoindre l’impression de Renaud Machart dans le Monde du 5 décembre. Un spectacle intéressant, par moments très beau avec des images frappantes (dans les décors monumentaux – qui rappellent un peu ceux de Faggioni dans le fameux spectacle d’Abbado- et presque funèbres de Richard Peduzzi, on descend chez Lillas Pastia comme dans un tombeau, c’est réussi; c’est même à mon avis plus réussi que ses décors de Tristan il  y a deux ans). Le premier acte m’est apparu plus séduisant que le second: avec plusieurs grands moments de théâtre (le jeu des fleurs, la habanera, la séguedille finale, avec cette très belle image des cordes). Le second acte est traité de manière plus “pittoresque”, avec des costumes plus chatoyants, c’est vrai que c’est l’acte le plus souriant, l’acte de tous les possibles (du moins la première partie: Carmen retombe sur terre dès que José veut “rentrer au quartier pour l’appel”) avec la belle idée du tapis oriental pour isoler les amants comme dans un rêve baudelairien (luxe, calme et volupté..). Musicalement je suis plus réservé sur l’approche de Barenboim mais le son TV ne peut rendre compte ni de la puissance des voix, ni des subtilités orchestrales. La direction me semble froide plus que dramatique. Le quintette du second acte n’a pas la diabolique précision qu’on pourrait souhaiter, mais, je le répète, ce sont des impressions de téléspectateur qui seront peut-être contredites jeudi prochain. Les chanteurs ne sont pas tous convaincants: Adriana Damato est bien pâle, avec un français hésitant et sans véritable engagement ni expressivité, elle ne touche pas. Erwin Schrott n’a  ni le volume ni le souffle voulus, malgré un beau timbre et comme souvent, il n’arrive pas toujours à chanter dans le tempo. Il y a bien des barytons aujourd’hui pour ce rôle, notamment en France. Jonas Kaufmann est comme toujours parfait: prononciation exemplaire, science de la respiration, technique à toute épreuve, son physique exceptionnel passe évidemment la rampe, son dernier acte est extraordinaire, et pourtant, et pourtant, il lui manque un engagement total, il y a toujours semble-t-il un zeste de retenue… ? Mais ne chipotons pas, la performance est là, même si Domingo (dans la salle) était plus émouvant, plus déchiré, plus tragique. Enfin, quelle belle surprise, cette jeune Anita Rachvelishvili à la voix pleine, bien posée, qui fait croire au personnage avec une vraie présence. Il est tellement difficile de trouver une Carmen! Bien peu ont été convaincantes, après Berganza, même la grande Verrett dans cette même salle avec Abbado en 1984 n’a pas réussi à emporter le public.

La mise en scène insiste sur la noirceur et la violence, elle propose des tableaux assez impressionnants (le troisième et le quatrième acte me sont apparus tous deux très réussis, avec là aussi de très belles images et un beau traitement des foules) et c’est une vraie, une authentique mise en scène de théâtre: on le voit dans le dernier duo, qui est vraiment étudié dans ses moindres détails et ses moindres gestes, et qui propose de très belles idées: un Don José déjà “ailleurs”, des gestes de tendresse et de violence, à la limite du viol, et un décor fermé qui étouffe et en même temps dessine l’espace de la tragédie. Tout cela me paraît le résultat d’un vrai travail, intelligent et fort, sans jamais être provocateur. Que le public de la Prima ait hué c’est normal, il y a à Milan un fond de conservatisme qui fait débat depuis très longtemps (quand on pense au scandale que le Don Carlo, ce chef d’oeuvre de Ronconi, a provoqué en 1977!). J’attends d’être dans la salle pour vraiment écouter l’orchestre, mais d’emblée le spectacle me semble plus convaincant que le pâle Don Carlo de Braunschveig la saison dernière, ni  vocalement ni théâtralement convaincant,  sauvé par une direction intéressante (mais discutée âprement) de Daniele Gatti, qui n’avait même pas lui non plus trouvé son public l’an dernier.

Pour info: cette Carmen, complète jusque fin décembre, sera reprise en octobre-novembre 2010 sous la direction de Gustavo Dudamel,  sans Kaufmann, mais avec un bon ténor (Lance Ryan) et une autre Micaela. Il sera intéressant alors de comparer.

A jeudi ou vendredi donc pour  rendre compte du spectacle en salle.