BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 29 AOÛT 2018 (Dir.mus:Christian THIELEMANN; Ms en scène Yuval SHARON)

Acte III, choeur nuptial

 

L’Électricien devra repasser

Ma cinquième production

Depuis 1977, ma première année à Bayreuth, quatre productions de Lohengrin se sont succédé : celle de Götz Friedrich en 1979 (jusqu’à 1982), dirigée par Edo de Waart puis Woldemar Nelsson, avec le Lohengrin de Peter Hoffmann alternant avec Siegfried Jerusalem,  celle de Werner Herzog, de 1987 à 1993 – avec un trou en 1992- dirigée par Peter Schneider avec Paul Frey en Lohengrin, celle de Keith Warner dirigée par Antonio Pappano puis Sir Andrew Davis qui courut de 1999 à 2005 (avec trou en 2004) avec plusieurs Lohengrin dont on retiendra Peter Seiffert et Robert Dean Smith, celle de Hans Neuenfels (les rats..) dirigée par Andris Nelsons (de 2010 à 2014) puis Alain Altinoglu (en 2015) avec Jonas Kaufmann puis Klaus Florian Vogt en Lohengrin. Chacune a laissé des traces, la plus complète (musique et mise en scène) étant sans doute celle de Hans Neuenfels, qui fut toujours bien dirigée et chantée.

La production présente est donc la cinquième, et a connu quelques aventures de distribution et de mise en scène – c’est désormais l’usage –. Ce devait être Alvis Hermanis, mais suite à des déclarations politiquement peu correctes, il fut écarté et on appela l’américain Yuval Sharon (Die Walküre à Karlsruhe), dont la mission fut de reprendre la production là où elle était, avec ses décors déjà tout prêts. La tentation était trop grande pour un jeune metteur en scène comme Sharon ; il a donc accepté de travailler dans des conditions assez étonnantes, devant s’adapter à une esthétique plutôt  (décors et costumes de Neo Rauch et de Rosa Loy, des plasticiens importants en Allemagne, chefs de file de la “Nouvelle école de Leipzig”).
Il est à espérer qu’il pourra retravailler sa mise en scène dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, parce qu’il est difficile de voir dans cette production un travail achevé.
À cela s’ajoute que le Lohengrin prévu de longue date était Roberto Alagna, qui a abandonné en juin s’apercevant un peu tard qu’il ne savait pas son texte – eh oui, Bayreuth se prépare…- et que Piotr Beczala, annoncé en 2019, a accepté de reprendre au pied levé le rôle – tandis qu’Anna Netrebko, prévue elle aussi en 2018, a préféré attendre 2019 (le temps de répétitions est moindre, elle n’en a évidemment aucun besoin) pour venir assurer la bagatelle de deux représentations…Elle a été remplacée cependant par une autre star, Anja Harteros, qui a déjà souvent chanté Elsa à Milan, Munich et Berlin et qui faisait ses débuts à Bayreuth.
Des errances de management aux caprices de divi et dive, il faudra revenir sans doute sur la situation actuelle du Festival qui semble hésiter entre un marketing artistique un peu putassier (Domingo, Netrebko), des exigences de présence des chanteurs qui aujourd’hui semblent hélas ne plus convenir au marché lyrique réel, et surtout aux stars du jour qui sont des oiseaux de passage, Netrebko qui Netrebko la, et des choix de mise en scène soit radicaux, soit erratiques. Netrebko est-elle bien utile dans ces conditions ? Sa présence donnera-t-elle du lustre au festival de Bayreuth  2019? Je crains que ce ne soit pas le cas, sauf dans les magazines glamour.
On a de toute manière peine à suivre…

Tout cela annonçait néanmoins un bon cru, agrémenté de la dernière Ortrud du dernier vrai mythe de l’époque, Waltraud Meier, qui faisait cette année ses adieux à un rôle qu’elle a marqué à jamais, revenant sur la colline après une vingtaine d’années : elle avait rompu avec Wolfgang Wagner en 2001 pour une affaire d’agenda, car à Bayreuth (en théorie) on reste sur place pendant le temps des répétitions et le temps des représentations, soit deux mois au bas mot sans avoir la licence d’aller chanter ailleurs.  Cette licence, elle fut accordée à certains chanteurs à commencer par Gwyneth Jones qui alternait des Brünnhilde à Bayreuth et pendant les journées de repos, des Maréchales munichoises (sous la direction de Kleiber). L’histoire ne dit pas pourquoi elle fut refusée à Waltraud Meier.
Il reste que sur le papier, Thielemann, Harteros, Meier, Beczala, Zeppenfeld , Koniezcny, c’était un ensemble digne d’attirer public avide et presse curieuse.
Mais le résultat est un peu plus contrasté qu’attendu .

Un propos scénique pas toujours « éclairant »

Yuval Sharon est un metteur en scène très sympathique, très ouvert, à qui l’on doit une Walküre respectable, mais pas très novatrice dans la Tétralogie tétrarégie de Karlsruhe (quatre metteurs en scène différents pour un Ring). Il fait partie des metteurs en scène dont on parle aujourd’hui, post-Regietheater, qui reviennent à une lecture moins idéologique des œuvres. Du moins a priori parce que le récit de ce Lohengrin reste tout de même dépendant d’une lecture du monde loin d’être neutre.
Il est d’abord tributaire d’un décor qui impose une vision singulière de l’œuvre et particulièrement fort, voire envahissant. Lohengrin prend sa source légendaire dans les romans arthuriens et sa source historique dans les efforts de l’Empereur Henri 1er (L’Oiseleur) pour réorganiser les états liés au monde germanique autour de la couronne impériale vers le Xe siècle et qui se trouve au bord de l’Escaut par la nécessité de lever des troupes.
Historiquement le duché de Brabant est plus tardif : il embrasse la région nord de la Lotharingie (nous sommes au bord de l’Escaut, peut-être aux alentours d’Anvers et le Brabant s’étend au bas mot de Bruxelles au sud à la Meuse au Nord).

Tour de guet (Fichtelgebirge, environs de Bayreuth)

Les plasticiens Neo Rauch et Rosa Loy ont travaillé sur les sources picturales hollandaises (Franz Hals, Rembrandt, Van Dyck), en y insérant en même temps une tour de guet aux deuxième et troisième actes qui ressemble assez à certaines tours franconiennes, avec un paratonnerre cependant.

Arrivée de Lohengrin, avec son Cygne interstellaire

En effet mis à part le cadre « flamingant » plus que brabançon, l’autre donnée est la présence monumentale de l’énergie électrique dans cette production. L’analyse du livret est claire : Lohengrin arrive dans ce Brabant un peu perturbé en sauveur tombé du ciel sur un cygne qui ressemble à un véhicule interstellaire ou à un jouet pour enfants. On a déjà souvent glosé sur les aspects politiques de ce récit, comme Neuenfels dans sa production, mais aussi jadis Götz Friedrich : comment un peuple se donne-t-il à un homme providentiel ? C’est l’une des problématiques toujours actuelles de Lohengrin.
Mais l’idée va ici encore plus loin : si l’arrivée de Lohengrin répond à un besoin, il vient aussi pour satisfaire le sien.

Éclairer par l’électricité

Un transformateur difficile à traverser

Dans un monde d’aujourd’hui en recherche d’énergies nouvelles, le Brabant est en panne d’énergie et d’électricité. Un peuple en panne en quelque sorte. D’où un décor de lande, au ciel tourmenté, tout en variations bleutées de type bleu de Delft, traversé de lignes à haute tension dont les isolateurs sont tombés, avec au centre un transformateur électrique ouvert sur un escalier qui barre la perspective et difficile à pénétrer (les secrets de l’énergie – des hommes aussi- sont complexes). D’où aussi un peuple aux mouvements divers cherchant désespérément la lumière (au propre et au figuré), comme ces insectes qui tournent autour des lampes.
L’autre couleur qu’on va découvrir bientôt est l’orange, symbole d’amour et d’énergie affective, qui est aussi l’autre couleur de la région (la couleur de la famille d’Orange-Nassau qu’on voit tant lors des fêtes royales aux Pays-Bas), ce n’est évidemment pas un hasard: la couleur du pouvoir en quelque sorte, peut-être plus que celle de l’amour.

Le cadre est donc bien inscrit dans une géographie historique, dans les couleurs symboles , et enfin dans les préoccupations du monde contemporain.
Le chœur est divisé en aristocrates vêtus à la manière des maîtres hollandais, comme évoqué plus haut, avec leurs collerettes quelquefois un peu fantaisistes, et en paysans qui eux rappellent un peu Breughel. Dans ce Brabant scénique, les aristocrates de haut rang sont affublés d’élytres. Serait-on passé des rats de Neuenfels aux insectes (?) de Sharon?Ces élytres ont une fonction symbolique haute : les perdre, c’est tomber en déchéance, c’est ne plus pouvoir voler pour chercher la lumière. C’est ce qui arrivera à Telramund dans son combat avec Lohengrin : il en perdra une et en perdre une, c’est perdre tout…Quant aux deux femmes, elles ont de petites ailes de papillon pour la gentille Elsa, petites, mais acérées pour la méchante Ortrud…

Much ado about nothing

Dans ce cadre dont on verra plus loin les variations, le premier acte se déroule néanmoins d’une manière singulièrement traditionnelle, sans travail particulier sur la direction d’acteurs, sans mouvements bien réglés du chœur, dans une disposition qu’on pourrait voir dans n’importe quel Lohengrin classique, sans autre regard novateur que le regard du décorateur. La pauvre Elsa – coiffure aux reflets bleutés- est attachée à un isolateur et on prépare son bûcher (évidemment, plus de courant : on est bien obligé de recourir aux vieilles méthodes !). Le couple Telramund-Ortrud est au contraire en noir et blanc, et Telramund est coiffé à la Frankenstein. On voit bien où sont les méchants…Et le roi et le héraut sont au milieu, dans une sorte de neutralité désappointée.

Tant de signes,  dans une vision plus ou moins élégante, ou esthétisante, en tout cas indiscutablement forte, voire dérangeante, renvoient à un univers proche des contes, ou des albums pour enfants. Le combat Telramund/Lohengrin se déroule d’ailleurs dans les airs (il faut bien utiliser les ailes d’insecte…), comme un quelconque Peter Pan.
Ainsi est souligné ce qui dans cette histoire peut être légendaire, voire mythologique : Lohengrin arrive en portant non une épée, mais la foudre avec laquelle il combat, comme Jupiter ou Zeus des anciens temps…On ne compte plus les statues de Zeus lançant la foudre.

Face à cette forêt de symboles, très (trop ?) syncrétique, et assez (trop) chargé, il ne se passe pas grand-chose de nouveau sur scène ni, il faut bien le dire, de très électrisant.

Un deuxième acte entre mystère et ironie

Le deuxième acte commence cependant dans une atmosphère plus mystérieuse, mieux venue, un jeu d’ombres et de pâle lumière où Telramund et Ortrud jouent un étrange jeu de cache-cache derrière un bosquet, et où apparaît Elsa, en haut d’une tour dans l’embrasure d’une petite fenêtre qui fait cadre, comme un portrait lointain. C’est un moment de grande poésie, d’une intensité qui rachète bien des moments plus banals de cette production, sans doute le plus réussi de la soirée, suivi bientôt par l’un des plus ironiques (du moins on l’espère),  l’entrée du cortège nuptial dans la cathédrale, précédé de jeunes filles jetant des pétales de roses qui peu à peu recouvrent la scène, en un rite répétitif, emprunté à tant d’images de cortèges d’opéra et à tant de mises en scène gnan-gnan. Il fallait cette ironie pour distancier la scène, parce que Yuval Sharon place l’histoire d’amour d’Elsa et Lohengrin dans l’espace infini du doute.

Acte II, cortège. Waltraud Meier (Ortrud)

Un Lohengrin aux valeurs renversées

C’est la seconde idée de la mise en scène, qui en soi n’est ni ridicule ni incongrue, abondamment explicitée dans le programme de salle.
Elsa influencée par Ortrud, refuse le deal de Lohengrin («aime-moi, épouse-moi et tais-toi !») qui suppose l’adhésion a priori et la soumission de la femme aux exigences de l’homme, fût-il le sauveur. Ainsi la situation traditionnelle est-elle retournée : Elsa en refusant le silence conquiert sa liberté de dire non.
Et d’ailleurs le troisième acte  encore plus tendu que de coutume, est consacré à cette situation nouvelle.

Lohengrin attache Elsa, avec les ailes posées au porte manteau (Acte III)

Le couple est isolé dans une chambre nuptiale orange, éclairée, Lohengrin qui a gagné ses ailes au combat (!) les a accrochées au porte manteau, le tout sans problème d’énergie sauf quand Elsa commence à s’exprimer (noir absolu, problèmes d’intensité électrique…) : l’arrivée d’énergie est alors l’indice de l’amour naissant ou disparaissant ou de l’obéissance due à Lohengrin…
Lohengrin n’est donc pas le beau chevalier blanc (ici bleu) qui sauve et conquiert les cœurs, il est celui qui sauve certes, mais au prix de la contrainte et de la soumission : do ut des. D’une part il n’y a pas de sauveur « gratuit », d’autre part Elsa est conquête au sens guerrier, prix du combat initial contre Telramund. Aucun signe d’adhésion ne lui est demandé, puisque l’acquiescement est automatique, comme femme par définition  obéissante et soumise, et  comme objet-récompense. Dans la situation d’Elsa au premier acte, elle n’a aucun moyen d’exercer un quelconque libre arbitre et on le lui refuse ensuite.
Ortrud au contraire est une femme païenne, héritière d’un monde où souvent les déesses sont déterminantes et exercent leur pouvoir (voir Fricka sur Wotan), le paganisme n’est pas toujours un patriarcat où le mâle triomphe. Entre le monde du Graal monolithique, exclusivement masculin d’où vient Lohengrin et celui d’Ortrud, beaucoup plus riche et touffus, monde de la nature animiste, monde d’un savoir mystérieux (alors qu’on demande à Elsa l’ignorance) il y a une béance.
Ortrud elle-même est le cygne noir face au cygne blanc qu’est Lohengrin[1]. Et c’est Ortrud qu’Elsa a écouté. Lohengrin s’est dévoilé cruellement dès les signes évidents de résistance d’Elsa, en l’attachant à un isolateur, comme elle l’avait été au premier acte par les autres, les méchants, les accusateurs, comme si elle était destinée à être dominée et prisonnière.
Ortrud attachait Telramund, Lohengrin attache Elsa. On voit bien où sont les supposés forts et les supposés faibles.

La liberté de la femme

On parlera donc de conquête de la liberté des femmes, de victoire des femmes dans un genre, l’opéra, que Catherine Clément dans un livre resté célèbre associe à la défaite des femmes[2]. En réalité, le livret lui-même permet ce retournement, qui veut qu’à la fin Lohengrin soit le perdant car c’est celui qui part et qui parle au conditionnel-irréel du passé.

Ach, diese letzte, traur’ge Fahrt,
wie gern hätt’ ich sie dir erspart!
In einem Jahr, wenn deine Zeit
im Dienst zu Ende sollte gehn, –
dann durch des Grales Macht befreit,
wollt ich dich anders wiedersehn! [3]

Alors qu’Ortrud parle au présent et reste en scène, Lohengrin
doit quitter la scène. Telramund le faible est mort, restent donc les deux femmes.
Ainsi la lecture de l’histoire prend-elle un autre point de vue, qui est loin d’être sot ou inintéressant.
La vision traditionnelle de l’œuvre de Wagner a toujours été « je viens, je (te) sauve, et tu me suis sans poser de question ». Lohengrin est le chevalier des contes de fées, un prince charmant auquel on ne résiste pas. On ne se pose d’ailleurs pas la question,bien heureusement .
Mais Elsa se pose en revanche la question et la pose : dans la vision traditionnelle de l’œuvre, c’est évidemment encore une fois par la femme que vient le problème et la ruine c’est l’éternel élément perturbateur : Elsa n’est guère qu’une des descendantes d’Eve, celle par qui la chute arrive, parce qu’elle veut connaître. Cette vision judéo-chrétienne qui fait de la femme la cause de la chute s’est installée depuis longtemps dans les habitudes et le final devient alors encore plus chrétien : devant le mal représenté par Ortrud (la femme qui sait, donc dangereuse…), Lohengrin rétablit le statu quo ante et pardonne.

Leb Wohl…

Elsa, munie désormais de tous les outils permettant de maintenir le courant (dans un panier d’osier qu’elle porte au dos)  vivra dans la repentance et le remords d’avoir gâché sa vie qu’on supposait radieuse auprès de Lohengrin même si dans la famille et dans l’entourage de Parsifal son papa, le destin des femmes n’est pas vraiment enviable, il vaut peut-être mieux qu’elle ne l’aie point connu.

Neo Rauch: Der Former (2016)

Enfin, le Duc de Brabant qui avait disparu réapparaît sous la forme d’un petit homme vert (le futur écologique de la planète?), réplique exacte du petit bonhomme vert aux feux rouges berlinois, comme le précise un lecteur, une vision un peu cryptique qui a laissé la salle perplexe, feu vert pour le Brabant avec l’électricité du panier d’Elsa?…Encore un signe sans doute à affiner, même si l’on remarque que le vert est une couleur forte et fréquente dans les tableaux de Neo Rauch, qui fait le même contraste avec le bleu dans son tableau Der Former

 

 

Vu et lu de cette manière le livret dit des choses effectivement nouvelles. La question de l’électricité devient alors anecdotique et décorative ou métaphorique :  l’arrivée de la lumière qui éclaire le monde et les âmes. Seulement elle pèse lourd visuellement, elle s’impose au spectateur comme si c’était la question cruciale : elle renvoie à une sorte de relation maître-esclave élargie au peuple et à son sauveur.
La question de la relation de Lohengrin à la femme et de l’attitude d’Elsa est aussi une relation maître-esclave, ce qu’Ortrud a priori refuse, et c’est là pour moi le centre de gravité de la soirée : comment la femme fragile et sans défenses conquiert-elle son autonomie et sa liberté, en disant non au souverain et au “sauveur” ?
C’est effectivement une vraie lecture dramaturgique du récit.

Une dramaturgie intelligente que la mise en scène souligne mal

Malheureusement, si l’analyse dramaturgique se défend, la mise en scène la défend moins  et ne reflète qu’occasionnellement ces intentions, notamment au niveau de la conduite d’acteurs, pratiquement inexistante, laissée à l’appréciation des individus sur scène, sans idées, avec des mouvements souvent conventionnels et bien peu de gestion générale du plateau, notamment en ce qui concerne le chœur, peu mobile, souvent divisé en deux latéralement, avec les conséquences possibles sur la conduite des ensembles. Et de fait, on a rarement entendu autant de décalages  notamment dans le choeur clé du début du troisième acte, l’un des musts musicaux de l’opéra. Ce qui lui a valu quelques huées (les abrutis sont en service permanent), ce que je n’ai jamais entendu auparavant, en 41 ans de présence fidèle sur la colline.
De cette mise en scène, Il résulte (je crois injustement) l’impression de pauvreté de manque d’idées, de platitude sinon de ridicule. Il s’agit en effet d’une mise en scène pavée sans doute d’intentions (bonnes), qui ne sont pas rendues évidentes sur le plateau.

Des personnages peu traités individuellement

Un des problèmes de ce travail est la caractérisation des personnages.
Le traitement scénique d’Elsa par exemple est indigent, ne permettant qu’au troisième acte à l’intensité dramatique de s’installer. Attachée à un isolateur au premier acte, lointaine et apparaissant dans une lucarne au deuxième, Elsa n’a guère d’occasions d’affirmer sa personnalité. C’est peut-être voulu, parce qu’il s’agit de faire du troisième acte celui de l’affirmation de soi, celui de l’existence en quelque sorte, mais scéniquement, cela reste singulièrement paresseux.
Dans l’ensemble les personnages bougent peu et sont distribués sur le plateau comme des pions d’un quelconque jeu, les confinant dans des gestes éculés : Piotr Beczala n’a jamais été un acteur engagé sur scène, et il ne lui est pas demandé grand-chose sinon d’être-là. Il est vrai qu’une entrée en scène avec une foudre à la main n’aide pas vraiment, et donne l’impression d’être chez Offenbach.
Seule dans ce monde un peu plâtré, Waltraud Meier remplit la scène par sa présence. Elle est Ortrud dès qu’elle apparaît. C’est le privilège des grands de remplir la scène par leur seule présence et par la puissance d’un seul regard. Et le premier acte qui ne donne à Ortrud qu’une présence vocale infime lui laisse toute latitude au contraire pour répondre au personnage, pour s’y installer, par la démarche, par le moindre mouvement, par les attitudes. C’est elle qu’on suit, par une puissance magnétique, presque magique qui correspond si bien à Ortrud. Elle est théâtre à elle seule. Au milieu d’un monde de statues de sel, elle est la chatte sur un toit brûlant. Fabuleux.
Cette présence est ce qui a toujours caractérisé Waltraud Meier, qui, au moment où nous écrivons ces lignes, vient de renoncer à jamais à ce rôle et à Wagner et a fait un adieu à Bayreuth en gloire. Même le soir où nous l’avons entendue, où la voix n’était pas toujours au rendez-vous, elle fut une reine parce que Waltraud Meier a toujours chanté avec la tête, toujours été en scène à l’écoute des autres, à l’affût des autres, toujours dans son rôle et n’attendant jamais passivement son tour. Au premier acte elle est à la fois muette et envahissante. Muette, mais magnétique. Muette, mais impériale. Et dans les autres actes, supérieure parce qu’elle est la seule à donner l’impression de savoir ce qu’elle chante, de connaître le poids des mots qu’elle cisèle. Elle est d’autant plus juste d’ailleurs dans une mise en scène qui consacre en quelque sorte le triomphe de son personnage.

Un plateau de qualité, mais qui peine à convaincre totalement

Face à un tel monstre sacré, le plateau réuni, l’un des plus enviables qu’on puisse trouver sur le marché, s’en trouve singulièrement pâli, et de fait il est apparu partiellement décevant, pour des raisons complexes qui imposent une analyse plutôt que des déclarations à l’emporte-pièce et des oukases.

Egils Silins
Le héraut d’Egils Silins (qui est pourtant un Wotan qu’on rencontre souvent sur scène) apparaît un peu empâté. La voix qu’il faudrait aiguisée et bien projetée (le métier du Héraut, c’est le gueuloir), garde un timbre opaque et un peu vieilli. Rien n’est scandaleux, mais rien n’est convaincant, c’est passable.

Tomasz Koniezcny (Telramund)

Tomasz Koniezcny
Le public a été en revanche très injuste avec Tomasz Koniezcny qui a été hué. On lui a reproché simplement de ne pas savoir chanter, ce qui est totalement faux. Koniezcny, qui est lui aussi quelquefois un Wotan, sait parfaitement chanter, moduler, exprimer. Son chant est particulièrement expressif en effet, pour un rôle qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas aisé. N’importe quel baryton ne peut le chanter, il faut savoir colorer les paroles, montrer à la fois le côté noir et le côté obtus, mais aussi la noblesse parce qu’elle existe.
Telramund veut entrer dans ce qu’il croit être son droit, et il se soumet au jugement de Dieu. Il perd , ne l’accepte pas et va tomber dans le complot, qu’il va perdre. Telramund est un looser (y compris face à sa femme, voir comment elle le ligote au deuxième acte), mais un looser têtu…perseverare diabolicum…La mise en scène lui donne des faux airs de Frankenstein, identifie en lui le méchant, comme chez Guignol. Rendre tous ces aspects n’est pas si simple. Et Koniezcny a exactement la voix et le timbre qu’il faut pour le rôle. Il a une manière de projeter les sons qui rappelle un autre Telramund, de Bayreuth et d’ailleurs,  oublié aujourd’hui, Siegmund Niemsgern : exactement le même timbre désagréable notamment dans les graves, exactement la même projection qui fait qu’on a l’impression qu’il chante et qu’il gueule– qu’on me pardonne- en même temps. Mais le texte est dit, bien clairement, et les couleurs sont là : il fait le méchant et chante comme tel. Il a la voix pour ce rôle-là. Koniezcny, – mais je peux me tromper- ne sera jamais Wolfram ni Amfortas – pas plus que Gerhaher ne sera un jour Telramund.

Georg Zeppenfeld
Un des grands triomphateurs de la soirée est Georg Zeppenfeld, qui chante König Heinrich, comme en 2010 et 2011 dans la production Neuenfels où il fut inoubliable, par le chant, et surtout par l’incarnation. Sur un plateau que la mise en scène veut passif au dernier degré, il n’a rien à faire, il est comme tous les autres, il attend, il regarde, mais il n’a plus rien de ce souverain halluciné à la Ionesco avec sa p’tite couronne, dont on se souvient si vivement dans la production Neuenfels. Lui aussi il se contente d’être là.
Mais il chante.
Et là une fois de plus il nous frappe par sa science du phrasé, par la ligne de chant d’une rare homogénéité, par la couleur vocale, par l’intelligence du propos. Il incarne par la voix, mais sans la présence qu’on sait forte quand on lui donne quelque chose à faire sur scène.
On peut admettre qu’une mise en scène veuille montrer la passivité ou l’impuissance des personnages, mais pour cela, il faut trouver des gestes qui la traduisent, et ne pas les laisser sur scène les bras ballants, comme c’est le cas ici Voilà qui pèse lourdement sur l’ambiance générale du plateau, voire sur la lecture scénique.

Piotr Beczala

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala est Lohengrin. Il l’a été une fois à Dresde avec Anna Netrebko sous la direction de Christian Thielemann. Ce fut une représentation annoncée par les trompettes de la renommée. Elle fut honorable, mais pour le mythe, il faudra attendre le prochain cygne…
Beczala est un chanteur éminemment sérieux, qui se prépare, qui maîtrise parfaitement le texte, qui sait magnifiquement chanter. J’ai souri cependant en lisant çà et là qu’il avait un style italien : vu le succès très moyen remporté à la Scala dans Alfredo (huées comprises), on doit supposer que le public de la Scala, ne sait ce qu’est le style italien.
On s’est bien gardé de souligner que là où il possède incontestablement du style, c’est dans le répertoire français. Beczala est une voix, qui affronte la plupart du temps certains opéras italiens et qui devrait se mettre très sérieusement à chanter beaucoup plus en français.
Cependant cette voix parfaitement éduquée et maîtrisée techniquement a le défaut de produire sauf exception un chant uniforme, peu expressif, peu coloré, sans véritable engagement et sans accents : dans le répertoire italien, qu’il chante Alfredo, le Duc de Mantoue ou Riccardo, c’est toujours un peu pareil, dans une perfection formelle qui peine à émouvoir.
Il en va de même pour Lohengrin, qu’il affronte en maîtrisant parfaitement l’ensemble du rôle, à peu près impeccable techniquement, malgré quelques problèmes dans les passages, et un défaut d’appui sur certains aigus, notamment dans « In fernem Land ». Mais plus que les menus problèmes techniques qu’on peut comprendre et sur lesquels on peut aisément passer, il ne dit rien, il ne transmet rien, sauf à de rares moments où la plainte élégiaque semble prendre le dessus (notamment à son arrivée): c’est sans doute dans cette direction qu’il devra approfondir le personnage car il y a là une véritable émotion. C’est sinon un chant d’une perfection assez incolore. Ce chanteur sérieux, qui sait travailler, ira sûrement plus loin dans la caractérisation du rôle, mais pour l’instant, ce n’est pas encore ça. Il n’a pas la manière éthérée de chanter d’un Vogt, il n’a pas les modulations et l’expressivité poétique d’un Kaufmann, ni le charisme d’un Domingo: il a pour l’instant un beau timbre clair, une technique notable, un registre central enviable et stable, mais pas trop d’expressivité. Attendons.

Anja Harteros
Anja Harteros faisait ses débuts à Bayreuth, dans un rôle qu’elle a chanté souvent et dans lequel elle a souvent triomphé. Le soir où je l’ai entendue (le 29 juillet), ce fut une déception. Il semble que les dernières représentations aient été plus convaincantes.  Il est vrai que la température avoisinait les 38°/40° et que les efforts physiques consentis par les artistes dans ces conditions peuvent expliquer certains problèmes.
La prestation est allée en s’améliorant après un premier acte non pas hésitant, mais en sous-régime, la voix n’était pas toujours bien projetée,  avec des acidités qu’on ne lui connaissait pas. Le deuxième acte, grâce la stimulation du duo avec Waltraud Meier, a été bien mieux dominé. Mais on lui demande dans les deux premiers actes une telle passivité qu’elle peine à rentrer dans ce moule-là. Harteros a besoin de la scène, pour s’exprimer : or aussi bien au premier qu’au deuxième acte, elle reste fixe et au deuxième acte, pendant une partie du temps,  on ne voit d’elle que le visage et encore, dans le lointain: il est difficile d’exprimer dans ce contexte.
C’est sans conteste au troisième acte qu’on retrouve la tragédienne qui s’engage, et qui s’affirme : son troisième acte fut saisissant, exceptionnel, la voix n’avait plus ni hésitations ni acidité, elle s’imposait avec une volonté farouche, avec des variations tellement justes dans l’expression, avec un phrasé modèle et de tels accents que ça lui a valu un très grand triomphe aux saluts. Quoiqu’on en glose et on sait ce que vaut quelquefois la glose, Anja Harteros est encore une très grande Elsa : un chanteur peut avoir une fatigue passagère, qui provoque des problèmes dans la manière de travailler le son, mais l’intelligence et la technique restent. Reconnaissons cependant que cette soirée ne fut pas l’une de ses meilleures.

Waltraud Meier
Waltraud Meier disait adieu à Wagner et à Ortrud dans cette série de représentations. On peut dire sans hésiter qu’elle pouvait encore attendre un peu.

Georg Zeppenfeld (König Heinrich), Waltraud Meier (Ortrud) Tomasz Koniezcny (Telramund, à terre)

Certes, et ce soir-là en particulier, la voix n’était pas dans sa meilleure forme, ni les imprécations du deuxième acte (Entweihte Götter! Helft jetzt meiner Rache!), ni en particulier celles du troisième (Fahr Heim !), où les aigus étaient particulièrement courts . La voix n’était pas toujours stable et ce ne furent pas les moments impériaux qu’on pouvait attendre. La comparaison avec l’enregistrement de la Première montre qu’il y avait ce soir de la fatigue, que la chaleur épouvantable peut là aussi contribuer à expliquer. Pour les aigus, ce n’était pas son jour et la voix se dérobait.
Mais il y a le reste, qui rend cette Ortrud plus passionnante que toutes les Ortrud « à voix » du marché: nous avons évoqué plus haut l’incroyable composition du premier acte, du grand art, où Ortrud ne chante pratiquement pas, et en tous cas pas en soliste, mais le second acte est stupéfiant d’intelligence du mot, du phrasé, d’expressivité. Aussi bien avec Telramund qu’ensuite avec Elsa, Waltraud Meier trouve immédiatement la juste couleur, ici persiflante et méprisante, là insinuante et douce, pesant chaque mot, infléchissant chaque syllabe, donnant à faire ressentir tout un univers.
On ne peut qu’admirer cet art du dire et cet art du chant, un art du chant qui transcende la musique car – on le voit au premier acte- elle arrive à avoir une présence scénique même sans chanter, comme si elle faisait percevoir au public une voix intérieure. Alors, elle peut avoir raté quelques aigus, d’autres artistes auront sans doute les décibels, mais sans le phrasé, sans le dire, sans cette intelligence ni cette sensibilité… Je doute qu’on trouve à court terme une artiste qui maîtrise à ce point le texte, son sens et surtout qui sache à ce point transmettre. Waltraud Meier, c’est d’abord une tête et c’est ensuite une voix : c’est à cette seule condition qu’on devient mythe.

Un Christian Thielemann des grands soirs

Cette production était confiée à Christian Thielemann, qui cette année aura dirigé à Bayreuth tous les titres disponibles[4] sur ses dix-huit ans de présence. Même si on sait qu’il ne fait pas forcément partie de mon Panthéon des chefs, j’ai toujours plus apprécié son approche des opéras romantiques de Wagner. À Bayreuth, il m’a époustouflé dans Tannhäuser (2004) et dans Der Fliegende Holländer (2013). Et ce Lohengrin est dans la même veine.  Le seul point dolent de cette performance exceptionnelle, c’est le suivi du chœur qui ne semble pas avoir été aussi attentif. Comme on l’a vu plus haut, il y a eu des moments très sérieusement erratiques qu’on n’avait jamais vécus ici notamment dans le chœur initial de l’acte III, si attendu.
Par ailleurs, force est de reconnaître un prélude en tous points exemplaire, exceptionnel de retenue, de clarté, de subtilité. Un des moments de grâce de la soirée. D’autres moments furent aussi marquants, comme le final du premier acte, ou l’arrivée du peuple dans le troisième, avec des cuivres dans le lointain d’une netteté et d’une justesse très rares, et un sens du crescendo ahurissant. Il a su doser les volumes avec une grande maîtrise (il connaît la fosse et ses possibilités comme peu de chefs aujourd’hui), sans jamais sur-jouer, sans jamais être « violent » mais gardant toujours une réserve. Ce sens des équilibres, cette manière de faire entendre les choses les plus subtiles, et de garder à l’œuvre son relief sans tomber dans la complaisance (en particulier à l’acte II) ni dans le beau son cultivé pour lui-même ont caractérisé son approche, d’une très grande fluidité et d’une incroyable maîtrise, laissant l’orchestre donner son meilleur.

Au terme de cette longue promenade dans une production dont certains diront qu’elle ne méritait pas tant, deux observations :

  • Au sortir de la représentation, j’étais beaucoup plus sévère sur la mise en scène. Le décor impose fortement une vision qui écrase un peu le reste. Même si l’idée dramaturgique est intéressante, la mise en scène et surtout le travail sur les personnages méritent des approfondissements. C’est au Werkstatt Bayreuth de prendre le relais, en profitant de nouveaux protagonistes pour revoir ce qui fait problème (le premier acte par exemple).
  • Les aspects musicaux, malgré telle ou telle déception ou fatigue passagère, restent de très haut niveau, à commencer par une direction musicale qui cette fois arrive à convaincre. Il reste au protagoniste de rentrer dans le personnage et d’imposer un style qu’il n’a pas encore trouvé. Laissons du temps au temps.

C’est donc une production en suspens, qui n’est pas si insipide qu’on a bien voulu le dire, mais pour laquelle un travail supplémentaire s’impose. L’électricien devra repasser.

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[1] Chez Neuenfels, si le cygne noir était aussi Ortrud, mais le cygne blanc – la mariée-  est Elsa, et non Lohengrin

[2] Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Grasset, Paris, 1979

[3] Ah ! ce dernier, ce triste voyage
Comme j’aurais voulu te l’épargner !
Dans un an, quand ton temps
De service se serait achevé,
Libéré grâce au pouvoir du Graal
C’est autrement que je t’aurais revu !

[4] Pour information, Daniel Barenboim, l’autre recordman de présences sur la colline après-guerre, n’a dirigé ni Lohengrin, ni Der Fliegende Holländer.

 

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 22 MAI 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: d’après Christine MIELITZ

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte I ©Daniel Koch

L’Europe lyrique entière ou quasi s’est donné rendez-vous à Dresde en ce joli mois de mai , et particulièrement en ce jour anniversaire de la naissance de Wagner, pour une reprise de Lohengrin de Richard Wagner, avec projection en plein air en plus, dirigée par Christian Thielemann,  ce qui est conforme à son statut de directeur musical, mais avec deux nouveaux venus sur la scène wagnérienne, Anna Netrebko qui sanctionne ainsi son changement de tessiture, orientée désormais vers le lirico (très) spinto, et Piotr Beczala, qui aborde lui aussi son premier rôle wagnérien. Deux chanteurs exceptionnels, à la carrière riche et marquée par les rôles des répertoire slaves et italiens, abordent de grands rôles wagnériens. Mais tout le reste de la distribution est aussi enviable : Tomasz Konieczny en Telramund, Evelyn Herlitzius en Ortrud, Georg Zeppenfeld en Heinrich der Vogler et Derek Welton en héraut. L’attente était donc très grande, ainsi que les espoirs. Et ceux-ci ne furent pas déçus. Ce Lohengrin fut une grande représentation, malheureusement un peu ternie par une production de Christine Mielitz de 1983 (antérieure à la chute du mur), retravaillée en 2002 dont il ne reste rien, si jamais elle eût un jour quelque chose à dire ou à montrer. Mais personne n’avait l’idée saugrenue de venir pour la production. C’était Anna Netrebko le moteur de la migration vers Dresde, dont on attend l’Elsa à Bayreuth dans deux ans, agrémentée de la forte curiosité pour Beczala, le troisième (?) ténor (bien qu’avec Kaufmann et Vogt, Florez et Meli, Beczala serait plutôt le cinquième élément de la ténoritude) : du coup afficher un couple de tels néophytes a assoiffé le petit monde mélomaniaque qui a trouvé là sa dose de wagnéro-héroïne pour calmer l’addiction à la Netrebkide.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

On s’abstiendra de revenir sur la « mise en scène » ou ce qu’il en reste après 113 représentations ; mais y avait-il quelque chose dedans à la création : on peut se le demander, vu l’absence totale de travail scénique, vu l’esthétique des décors en structure métallique comme si les héros étaient à l’intérieur d’une serre du XIXème, le pompon étant atteint par le cygne gigantesque et métallique arrivant dans sa gare terminus (on comprend du coup l’architecture métallique). Une seule observation : on se désole de voir Zeppenfeld magnifique vocalement aussi bridé par son rôle de Roi un peu momifié, alors qu’on l’a vu dans la production Neuenfels à Bayreuth en roi halluciné à la Ionesco où il remporta un triomphe aussi bien pour la voix que par l’incarnation.

König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch
König Heinrich (Georg Zeppenfeld ) Heerufer (Derek Welton) ©Daniel Koch

La distribution est d’un très haut niveau, on peut même dire exceptionnelle, Derek Welton est un héraut à la voix claire, bien posée et surtout bien projetée, avec un soin marqué pour le texte (pour un héraut, c’est bien le moins), voilà un baryton à suivre. Le roi Henri l’Oiseleur de Georg Zeppenfeld est évidemment magnifique : la voix est puissante, le timbre chaleureux, la diction impeccable et l’expressivité magnifiquement ciblée, grâce à un discours mis en valeur et où chaque parole compte ; Zeppenfeld est aujourd’hui l’une des grandes basses germaniques, avec un timbre plus clair que quelques uns de ses collègues (notamment René Pape) dont il use d’une manière personnelle et presque juvénile. Magnifique.

Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l'ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch
Acte II Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) et Telramund, dans l’ombre (Thomas Konieczny)©Daniel Koch

Tomasz Konieczny abordait Telramund pour la première fois : le rôle est ingrat, et  pas toujours bien distribué : trouver un Telramund qui ait la voix, l’expression, le sens dramatique est quelquefois difficile, même à Bayreuth. Il faut une voix puissante, projetée à la perfection, avec des aigus notables, et une agressivité qui explose au deuxième acte, mais qui doit déjà se faire sentir  au premier acte, plus rentrée et plus tendue. Konieczny relève le gant avec style et avec élégance. Son timbre est particulièrement sonore, clair, la voix est puissante et le sens du texte particulièrement expert. On sent qu’il y a derrière une expérience de Wotan et Alberich, qui sont des rôles dans lesquels le baryton basse polonais excelle. Ainsi d’un deuxième acte impressionnant de puissance et de présence qui montre que Konieczny est un artiste notable de la scène wagnérienne d ‘aujourd’hui. Face à lui, Evelyn Herlitzius est la très grande triomphatrice de la soirée, dont le génie scénique et expressif impose son tempo à la représentation, à ses partenaires, et aussi à l’orchestre.

Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Ortrud (Evelyn Herlitzius) Acte II ©Daniel Koch

De fait Thielemann est porté par cette incarnation unique aujourd’hui d’une Ortrud qui laisse tout clinquant démonstratif de côté pour ne soigner que l’expression, la noirceur, et même le déchirement, et qui impose un sens dramatique aigu à la direction musicale. Ce qui frappe dans cette Ortrud exceptionnelle à tous points de vue, c’est bien sûr d’abord le sens du texte et la justesse de l’incarnation, violente mais qui laisse toujours passer quelques  failles, et donc horrible, mais humaine, et ensuitel’intelligence du chant. Herlitzius connaît les défauts de sa voix (marquants dans un rôle comme Isolde par exemple) et sait comment en jouer et surtout comment adapter ses défauts au rôle et à son caractère. La présence scénique est telle que même muette (au 1er acte) elle est impressionnante de tenue, de charisme, de naturel. Une Ortrud de légende, peut-être même supérieure à Meier, il faut remonter loin en arrière pour retrouver une telle incarnation musicale et scénique et une telle intensité.
Et nos jeunes ?
Il était hardi de proposer un couple néophyte : en effet, je pense que la présence aux côtés de Netrebko d’un Lohengrin d’expérience eût peut-être déteint sur certains points de son incarnation,et ainsi de la présence auprès de Beczala d’une Elsa accoutumée au rôle. Mais Beczala-Netrebko est une marque de fabrique de l’opéra glamour, qui fait courir la presse et les vociomani , comme on dit en Italie. On les a vus dans Iolanta, dans La Bohème, et dans d’autres must du répertoire. Alors, Elsa-Lohengrin par Netrebko-Beczala, c’est un nouveau couple que vont s’arracher les théâtres en panne d’idées ou de public, désireux de buzz .

Acte III final ©Daniel Koch
Acte III final ©Daniel Koch

Piotr Beczala est comme toujours un ténor soucieux de justesse, appliqué, qui ne fait aucune faute de chant, mais dont le chant est encore peu incarné. Le jeu est fruste et raide, le visage sans expression et surtout le chant reste peu concerné par les paroles et par le tissu ciselé des mots si essentiels dans Wagner. Certains l’ont comparé à Nicolaï Gedda, on en est loin, voire Richard Tauber, on est un peu plus sur ce chemin là. Mais lorsqu’on entend comment il chante de manière assez plate le fameux « Elsa, erhebe dich » du deuxième acte face à l’expression tourneboulante qu’a un Vogt chantant la même phrase, même si les voix et les techniques sont différentes, même si on peut imaginer des manières diverses d’aborder l’expression, elle reste un marqueur d’un rôle dont on entend qu’il n’est pas encore dans les gènes du ténor polonais. Évidemment on attendait « In fernem Land » que Thielemann propose avec les coupures hélas traditionnelles, et c’est un bel exercice de chant, mais sans variété, et avec peu de couleurs, un moment où se distille un léger ennui. Attendons les prestations futures pour émettre un avis plus structuré..

Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Acte I ©Daniel Koch

Pas besoin d‘attendre pour Anna Netrebko : on sait immédiatement qu’on tient là une Elsa exceptionnelle. D’abord à cause d’une voix merveilleuse, charnue, épaisse, d’une douceur angélique, un timbre chaleureux, une tenue et une ligne de chant exemplaires. Mais aussi des aigus triomphants et larges, énergiques, et qui semblent si faciles. On sait que la soprano est une travailleuse, très sérieuse qui n’est absolument pas la figure que la publicité vend. Il y a derrière cette Elsa une vraie préparation, un souci d’arriver immédiatement au sommet, grâce à une concentration visible et audible. Le seul bémol pour moi est un sens dramatique un peu encore en retrait, une expressivité qui devrait de plus en plus s’affirmer et qui fait défaut au premier acte, un peu meilleure au deuxième acte et bien plus affirmée au troisième. La diction aussi pourrait gagner en clarté, mais ce sont broutilles face à un rôle qui s’impose déjà comme un des phares du répertoire de la chanteuse, en s’imposant sur le marché étroit des grandes Elsa. Je préfère peut-être personnellement une Elsa plus écorchée comme Anja Harteros, à la voix moins charnue, mais plus acérée peut-être, mais je reconnais qu’on tient là une couleur de chant wagnérien très inhabituelle, où la beauté du chant et du timbre est quasiment unique, où la qualité intrinsèque de la voix laisse loin derrière toutes ses concurrentes. Il n’y  pas aujourd’hui d’Elsa plus séraphique.
Dans un opéra où il joue un grand rôle, le chœur du Semperoper, dirigé par Jörn Hinnerk Andresen, est de qualité sans être exceptionnel mais il est vrai que l’action vide de la mise en scène en fait un groupe fossilisé dans une posture statuaire, ce qui ne favorise pas l’engagement.

Acte I ©Daniel Koch
Acte I ©Daniel Koch

Au contraire, la Staatskapelle Dresden était au sommet de sa forme : le son si singulier, si clair, si sculpté et détaillé, les bois sublimes, les cordes engagées, les cuivres sans scories, tout était en place pour un opéra qu’ils connaissent bien, même si historiquement il a été créé dans la Thuringe voisine, à Weimar. La Staatskapelle, ce n’est pas une surprise, est l’un des trois ou quatre orchestres de fosse les plus valeureux de l’aire germanique et incarne avec le Gewandhaus sans doute LA tradition . On entend ici ce que cela signifie.
Alors, évidemment, Christian Thielemann s’en donne à cœur joie à la tête de cette phalange exceptionnelle. Avec ses qualités habituelles de précision, de souci de la pâte sonore et du beau son, il impose peut-être au premier acte un volume excessif et une certaine lourdeur, mais au deuxième acte, il est particulièrement dramatique, avec une tension marquée, et des effets bienvenus, sans jamais couvrir les chanteurs, tous très engagés (en particulier Herlitzius, qui impose quasiment son rythme et qui impose sans nul doute le tempo dramatique de l’acte). Le troisième acte est dans le sillon du deuxième, avec un prélude spectaculaire,  immédiatement après un très beau chœur nuptial « treulich geführt », et un crescendo dramatique très réussi dans la scène Lohengrin/Elsa. Christian Thielemann réussit d’ailleurs certains moments marquants (le début du second acte notamment) d’une manière éblouissante.
Pourtant, est-ce là le Wagner que j’aime ? Pas tout à fait. Je pense qu’aujourd’hui on entend des interprétations plus frappantes et plus élaborées des œuvres de Wagner, avec des chefs comme Petrenko, ou très récemment le Tristan de Gatti, d’ailleurs bien au dessus par la conception et le résultat sonore  de celui de Thielemann à Bayreuth. Le problème avec Christian Thielemann, c’est que ça n’est jamais neuf. C’est toujours très en place, très soigné, très soucieux des effets, mais jamais vraiment inattendu : c’est toujours le même Wagner, avec des résultats irréguliers, tantôt ensorceleur (ici), tantôt plat et linéaire (Tristan à Bayreuth). L’ensorcellement naît d’un goût pour l’exaltation du son, vaguement onanistique, c’est à dire finalisé à lui-même. Il y a peu de différence d’une représentation à l’autre, au contraire d’un Barenboim (en mieux comme en pire d’ailleurs) ou même d’un Abbado qui tentait sans cesse d’aller ailleurs, ou au-delà. Avec Thielemann, on a l’assurance de la belle ouvrage, mais pas celle d’une exploration à la recherche d’une arche wagnérienne perdue. Pour certains, et pour une grande partie du public c’est très rassurant, car on retrouve un Wagner fantasmé et puissant qu’on aime parce qu’on le connaît, mais qui finit par tourner en rond : on y revient comme on revient vers un pays aimé, mais au bout du compte il nous procure du plaisir éphémère sans nous apprendre grand chose : aucune surprise dans ce pays-là. Thielemann ne nous invite jamais au voyage baudelairien, il nous attache au port, rempli de voiles et de mâts, mais sans Eden perdu, sans vert paradis, et sans archipels sidéraux rimbaldiens. Il est tout sauf un bateau ivre.  [wpsr_facebook]

Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch
Elsa (Anna Netrebko) Lohengrin (Piotr Beczala) Acte III ©Daniel Koch

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 29 MARS 2015 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: ANDREAS KRIEGENBURG)

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Même à Munich il y a des grèves de machinistes, comme lors du Siegfried représenté dans la semaine et même à Munich il y a des malades et des remplacements, deux ce soir, la deuxième Norne de Jennifer Johnston remplacée par Nadine Weissmann, plutôt une bonne pioche, et plus délicat, la Brünnhilde de Petra Lang remplacée par Rebecca Teem. C’étaient les surprises du jour qui finalement n’ont pas trop perturbé la soirée.
Dans le projet de Andreas Kriegenburg, le Crépuscule est un moment de rupture, la fin du Mythe et le début de l’Histoire, dans laquelle Brünnhilde et Siegfried tombent brutalement. Histoire qui est déjà elle-même fin et qui s’ouvre sur l’humanité d’après Fukushima, compteurs Geiger, contrôles de radioactivité, familles perdues, humains errants soumis à tous les contrôles (mobile, passeport etc..) dans les plus petits détails – petits faits vrais inouïs – enfermés dans les cordes que filent les Nornes et tellement enserrés que les fils se rompent. Puis vient le dernier duo mythique de Siegfried et Brünnhilde et ce voyage de Siegfried sur le Rhin représenté par des figurants qui font se mouvoir des vestes noires retournées mimant les flots, image saisissante qui renvoie au Rhin heureux du début de Rheingold où l’on copulait à plaisir, et dans le sourire : c’est ici une image sombre, inquiétante, qui ouvre sur un avenir incertain.

Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl

Et puis on arrive chez les Gibichungen avec ces projections obsédantes du mot « Gewinn » gain et ce « Lust » qu’écrivent des figurants en fond de scène: gagner et jouir, la seule chose que savent faire ces hommes là, des hommes d’aujourd’hui, médiocres, comme Gunther que jamais je n’ai vu représenté aussi minable, aussi lâche, en proie au désir immédiat, utilisant les femmes de ménage comme des objets, incapable de n’être autre chose qu’un suiveur, un héros pour Siegfried qui n’y voit goutte, et en réalité seulement un héros de magazine pour photos de modes. Car le décor, je ne l’avais pas vu avec cette précision, montre en fait une sorte d’ « outlet » dédié à la mode, une sorte de Fashion center, c’est à dire le monde le plus glamour, superficiel et friqué qui soit, où tous prennent des pauses, à commencer par Gutrune, affublée d’une longue robe rouge comme dans une photo de magazine, se balançant langoureusement sur un cheval de bois fait du symbole de l’Euro (€), symbole répétitif qu’on retrouvera au second acte comme table de mariage, : Anna Gabler n’a peut-être pas tout à fait la voix, mais pour le look, c’est fantastiquement réussi.

Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl

Immédiatement, l’idée d’un Siegfried perdu s’installe lorsque sur les dernières mesures du Voyage, il se heurte sans savoir où aller à une foule compacte d’hommes en gris avec un attaché-case ou un cartable, qui vont dans tous les sens : il est littéralement balloté, comme si cette foule était produite par des flots du Rhin qui finissaient par le perdre ou le noyer, saisissant.
Saisissant aussi son apparition vêtu en Siegfried traditionnel, au milieu de tous ces gens en costume trois pièce bleu, ce qui l’isole et le ridiculise au pays de la mode, totalement ignorant des rituels des possédants, cigares ou verre à cocktail avec paille et paillettes dont il ne sait que faire.
On se reportera pour plus de précisions à ce que j’en avais écrit en son temps en janvier 2012, mais cette idée de deux pauvres enfants perdus est sans doute l’une des plus fortes ce soir, accentuée par les hésitations de la Brünnhilde de Rebecca Teem, un peu erratique dans une mise en scène qu’elle ne connaît pas, très aidée par Petrenko qui lui indique du pupitre les mouvements à faire. Au lieu d’être un obstacle, cette ignorance devient un atout parce qu’elle est exactement – et, dirais-je, très naturellement – la femme paumée qui arrive au milieu de cette fête de mariage qu’elle ne comprend pas au départ pendant le 2ème acte. N’étant pas physiquement particulièrement leste, elle en devient dans la scène finale du 3ème d’autant plus saisissante, malgré les problèmes vocaux rencontrés. Elle en est émouvante, comme perdue au milieu de cette grande scène, avec une modestie dans le geste qui touche le cœur.

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Ayant déjà vu et commenté le spectacle, je savais à quoi je m’attendais, mais le revoir permet de mesurer avec quelle finesse Kriegenburg travaille sur cette histoire. On est à l’opposé de l’option dévastatrice (mais passionnante aussi) de Castorf à Bayreuth: Kriegenburg dit aussi sur le monde des choses délétères, il n’est que de voir ces figurants méc   anisés qui ne savent au deuxième acte qu’agiter leur mobile pour faire des photos ou des selfies, comme si c’était la seule chose qui les intéressait dans l’histoire qui se déroule : le Crépuscule ou l’histoire d’une décadence, ou d’une déchéance. À ce titre, l’apparition des filles du Rhin au 3ème acte au milieu des invités à la noce cuvant leur vin, ivres morts d’une nuit orgiaque, est singulière et forte.
Déchéance sur scène, mais sûrement pas en fosse : le rendu musical est impressionnant, malgré un orchestre quelquefois moins parfait (notamment dans les cuivres), mais toujours engagé dans une aventure incroyable d’énergie et de puissance, d’une impressionnante lisibilité. C’est que Kirill Petrenko est partout : il donne tous les départs au plateau, veille de manière très sourcilleuse aux équilibres, aux volumes, à la mise en valeur de tel ou tel pupitre, et en plus ce soir il donnait des indications de mouvements à la Brünnhilde novice, tout en exprimant avec un sourire séraphique ses satisfactions.

Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015
Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015

Comme c’était à prévoir, son Ring munichois est assez différent de celui de Bayreuth et son attention à la mise en scène induit d’autres voies, d’autres choix, d’autres rythmes : on avait remarqué à Bayreuth une dynamique et une énergie, on remarque à Munich la même énergie, mais une dynamique différente, plus contrôlée, plus serrée, laissant peut-être un peu moins aller les musiciens, laissant moins le son se développer, prenant des décisions plus radicales dans les volumes, dans la construction du son, tout en veillant sans cesse à ne jamais couvrir le plateau, ce qui dans le cas de la Brünnhilde du jour, sans grave ni medium, est une entreprise difficile. Petrenko visiblement retravaille sans cesse les partitions, reprend sans cesse les choses pour chercher ce qu’il va conjuguer au mieux : par ce travail il rappelle bien sûr d’autres gloires de la baguette disparues aujourd’hui. Et ce travail d’artisan du son, on le ressent, sans cesse : rien n’est laissé au hasard, rien n’est décidé sans justification, et surtout, il n’y a aucune concession, même là où la tradition a installé des habitudes. C’était patent et tellement surprenant dans sa Lucia di Lammermoor, l’une des plus stupéfiantes options musicales dans ce répertoire laissé habituellement à des chefs moins originaux. Dans Götterdämmerung, il est plus attendu, car il est dans un répertoire qu’il a déjà labouré, depuis longtemps, mais il continue d’innover et de surprendre. Il est perpétuellement neuf.
Il reste que nous entendons des merveilles, comme le prélude – dès le premier accord, perturbant d’émotion rentrée- et toute la scène des Nornes, totalement bluffante à l’orchestre, évidemment le Voyage de Siegfried et la marche funèbre, mais surtout toute la scène finale, qui est un monument : monument parce que la mise en scène et la musique s’accordent en profondeur, parce que l’émotion étreint (et Kriegenburg la cherche autant que Petrenko, là où Castorf essaie de la briser) et aussi parce que Brünnhilde est moins en difficulté qu’on attendait, les dernières mesures ont cet effet habituel lors des grandes représentations musicales chez le spectateur : on a envie de reprendre tout depuis le début, on a envie de continuer…

Cette conjonction des astres aboutit à l’un des plus beaux finals de Götterdämmerung qui m’aient été donné d’entendre, même si la folie qui nous a saisi il y a trois ans avec Nina Stemme et Kent Nagano n’est pas reproductible, car elle a duré toute la soirée, avec Stemme en état de grâce. Il y a cependant là un miracle Petrenko, qui nous laisse, comme disent nos amis italiens, di stucco.
Le plateau réuni est vraiment d’une très grande solidité. Les trois Nornes, Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler sont prodigieuses de tension et de rigueur, autant que les trois Filles du Rhin, Jennifer Johnston, Hanna Elisabeth Müller, Nadine Weissmann, très lyriques, et très mélancoliques, même si les aigus très sûrs d’Hanna Elisabeth Müller gagneraient à mieux se fondre et restent un peu trop dardés.
La Waltraute de Okka von der Damerau remporte, et c’est justifié, un très grand succès : belle ligne de chant, tension palpable, véritable engagement dans le jeu, des graves notables alliés à une diction remarquable si importante dans ce récit provoquent l’enthousiasme du public.

Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl

Anna Gabler dans Gutrune est scéniquement phénoménale de vérité, et de naturel : elle compose son personnage de bécasse prise à son propre piège d’une manière supérieure. La voix en revanche n’a ni la puissance ni l’assise nécessaire pour Gutrune (souvent confiée à des Freia ou des Sieglinde), il en résulte une présence scénique supérieure et une présence vocale en devenir notamment dans la scène qui suit la marche funèbre au troisième acte, qui est le moment le plus important du rôle tant les interventions auparavant restent épisodiques. Il y a d’ailleurs un problème avec cette chanteuse : son Eva n’était pas plus convaincante à Salzbourg il y a deux ans. L’intelligence scénique et la sensibilité ne peuvent suppléer aux moyens.
Tomasz Konieczny est en revanche un phénoménal Alberich : il est le personnage voulu par Kriegenburg, pénétrant presque par effraction dans l’espace des Gibichungen, mangeant et buvant ce qu’il y a à manger et à boire au passage, comme quelqu’un qui découvre un monde qui lui est interdit. Il a aussi une jeunesse et une énergie frappantes. Ce devrait être Hagen le jeune (il est le fils) et Alberich le vieux. Ici c’est l’inverse : Hagen (Hans-Peter König) est plutôt mûr et Alberich a l’énergie du quadragénaire…La voix est éclatante de santé, incroyablement expressive, énergique, inondant le plateau de sa soif de vengeance : c’est cette soif, cette foi dans la conquête de l’Or qui lui donne cette énergie là, quand Hagen au contraire semble plus lointain, et surtout loin de son père. Saisissant.
Hans-Peter König est depuis quelques années le Hagen des grandes scènes internationales, il en a la stature, la voix, l’allure. La voix a un tantinet moins d’éclat que naguère, mais toujours autant de présence et d’intelligence dans la couleur et l’expression. Il pose dans cette conception un Hagen plus politique, qui a les habits élégants du pouvoir, mais qui en a aussi la brutalité et la violence cachées au départ, explicites à la fin. Il n’a jamais sur scène l’allure du méchant, c’est un personnage plus subtil et moins « brut de décoffrage » que certains Hagen ; il en est d’autant plus dangereux : il réussit face à son père à montrer une finesse dont son géniteur manque, d’où l’extraordinaire duo qu’ils forment au début du 2ème acte (« Schläfst du Hagen mein Sohn ? »). Magnifique de bout en bout.
Alejandro Marco-Buhrmester est l’un de ses artistes qui font leur bonhomme de chemin, sans vagues, mais toujours avec bonheur, depuis qu’il est apparu en Amfortas dans le Parsifal de Boulez-Schlingensief à Bayreuth. Son premier acte est splendide et son jeu particulièrement ciblé : Kriegenburg en fait un pauvre jouisseur, un parasite, un inutile, l’inverse d’un héros, ce que Siegfried tout à son monde mythique ne voit pas (la scène de l’échange des sangs est d’une rare drôlerie, où Gunther boit le sang, immédiatement pris d’une irrépressible envie de rendre). La voix assez charmeuse et le timbre chaleureux contrastent avec ce personnage aux apparences élégantes et à l’être veule et sans épaisseur. Les scènes du premier acte sont vraiment réussies, alors que la voix semble se fatiguer un peu au deuxième, pour gagner en présence au troisième, plus dramatique (et plus court pour le rôle) .
Le Siegfried de Stephen Gould, avec beaucoup de hauts et quelques bas est dans l’ensemble splendide. Son premier acte est phénoménal, la voix est lumineuse, énergique, le volume impressionnant, et surtout le contrôle impeccable. Les variations sur les aigus, les mezze voci : tout y est. Le deuxième acte est moins éclatant, et le troisième acte bouleversant. Il réussit à rendre ce Siegfried sympathique tant il est perdu et berné, à l’opposé du Siegfried mauvais garçon et antipathique de Castorf à Bayreuth. Ce Siegfried reste frais, innocent, premier degré, pendant tout l’opéra, sans aucune évolution psychologique, tel qu’en lui même l’éternité le change : il est étranger à toute notion de bien et de mal et son chant rend tout cela. Avec un timbre très chaleureux, une vraie présence même si, on l’a dit, ce n’est pas a priori un acteur du niveau d’un Lance Ryan qui s’épuise en scène. C’est une vraie performance, non dépourvue d’émotion et d’humanité, et la voix, contrairement au 8 mars dans Siegfried (il paraît que les représentations suivantes ont été anthologiques), n’a eu aucun accident, à part des fatigues passagères bien compréhensibles qui n’ont cependant gâché aucun moment.

Et cette Brünnhilde de substitution ?
Comme il doit être difficile d’entrer dans une production sans la connaître et surtout dans une production de ce niveau, avec l’enjeu que cela doit représenter pour une chanteuse moins connue et arrivée là par accident. Les hauts et bas de Petra Lang sont bien connus, avec des soirées quelquefois difficiles, mais comme Nina Stemme était prise à Vienne par sa toute nouvelle Elektra, il devait être difficile de trouver une chanteuse de référence pour ce rôle.

Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl
Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl

Munich a donc appelé une des nombreuses Brünnhilde des troupes allemandes, qui est un réservoir enviable, une chanteuse américaine dont la carrière est déjà bien avancée et qui a plusieurs fois chanté Brünnhilde. Mais dès le départ, on mesure le problème : pas de graves, pas de centre complètement inaudibles, mais des aigus assez sûrs et sans vibrato excessif. Cette voix sans homogénéité est évidemment en difficulté dans le premier duo et ne va pas cesser dans les premier et deuxième acte d’avoir des problèmes, sans pourtant, c’est bien le mérite des opéras wagnériens, (trop) nuire au déroulement de l’ensemble. Si physiquement elle ressemble aux Brünnhilde des vieilles photos jaunies, elle semble surtout perdue et isolée, et ce qui est la conséquence de la situation de remplacement, mais cela finit par apparaître comme un atout dans cette mise en scène, tant c’est cohérent avec l’idée de Kriegenburg. Et c’est au troisième acte où elle est finalement seule au milieu de la scène, très émouvante, touchante alors que son air final est moins problématique qu’on ne pouvait craindre. Avec un certain cran, elle a redressé une situation assez mal partie.
Le public, compréhensif, l’accueille avec des applaudissements nourris. Elle a relevé le défi.

Les interventions du choeur, impressionnantes tant par le son et le volume que par sa disposition en hauteur sur l’ensemble du volume de la scène,  donne en même temps une impression physique de puissance: on est écrasé et émerveillé de la performance. Mais ce choeur est rompu à Wagner et cela s’entend.
Au total, avec des ingrédients un peu plus contrastés, on pouvait tabler sur un succès moindre que pour les autres journées avec des moments plus faibles, et un orchestre légèrement plus fragile dans les cuivres, mais tellement solide par ailleurs : le triomphe fut quand même indescriptible, il a duré plus de 25 minutes, avec un public en délire quand Kirill Petrenko a salué au milieu de son orchestre sur scène. À l’évidence, il est cause de bonne part du succès obtenu ce soir, où c’était un Götterdämmerung imparfait, plein de petits ou gros problèmes, mais complètement transcendé par le chef et quelques chanteurs dans une mise en scène qui reste exceptionnelle. Quant à ce Ring, il a été pour moi dominé par une Walkyrie anthologique, mais chaque journée est un sujet d’admiration et d’étonnement. La saison prochaine, Walkyrie et Crépuscule sont repris, il ne faut pas hésiter : c’est de la belle ouvrage qui mérite le voyage, ou la Wanderung…[wpsr_facebook]

Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Andris NELSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (Richard WAGNER – PARSIFAL Acte III)

Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O'Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O’Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli

En 2016, Bayreuth a programmé une nouvelle production de Parsifal, confiée à Andris Nelsons, très apprécié pour son Lohengrin (vous vous rappelez ? Celui des rats…) et au performer allemand Jonathan Meese, ce qui au contraire provoque déjà la polémique. Comme c’est l’usage, les chefs invités à Bayreuth qui n’ont jamais dirigé l’œuvre pour laquelle ils sont invités la mettent au programme de leurs concerts. Ce fut par exemple le cas pour Kirill Petrenko à Rome avec Rheingold, ou Gatti, toujours à Rome, pour ce même Parsifal.
Par ailleurs, pour sa résidence pascale à Lucerne, l’Orchestre de la radio bavaroise, programme toujours un grand concert choral.
C’est donc un projet Parsifal qui est né, mais pour le seul troisième acte, avec le magnifique chœur de la Radio bavaroise (dirigé par Michael Alber) et des solistes de choix : avec Simon O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas).
Andris Nelsons est un vrai, un grand chef, et notamment un grand chef d’opéra. Il sait donner une vraie couleur, une vraie direction à ses interprétations : il y a incontestablement des prises de risque dans l’approche des œuvres. Voilà un chef qui excelle dans Wagner..mais aussi dans Puccini, dont l’épaisseur orchestrale et la complexité de l’écriture sont quelquefois une surprise pour ceux qui le prennent pour un simple vériste.
J’ai déjà entendu ainsi un troisième acte isolé, c’était à Paris, avec les Berliner Philharmoniker dans la fosse, et Herbert von Karajan au pupitre. Et c’est évidemment frustrant…pas d’explosion dramatique du deuxième acte, pas de lancinant et extatique premier acte. On rentre immédiatement dans le deuil, dans le drame, dans la nuit qui va précéder l’éveil du Printemps (dont le même orchestre avait interprété Le Sacre la veille avec Gustavo Dudamel).
En deux soirées, cette phalange exceptionnelle a connu deux des jeunes chefs les plus en vue, dont on peut à la fois admirer la technique, mais aussi les profondes différences, si l’on excepte leur manière de bouger en dirigeant, Andris Nelsons bougeant sa grande carcasse dans tous les sens, et pas vraiment d’ailleurs d’une manière élégante : il devra sans doute se contrôler plus..mais à 36 ans…

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À 36 ans, il s’attaque à un sommet wagnérien, avec cette sûreté que seuls les chefs de forte nature possèdent. Nelsons a un côté bûcheron nordique, bon enfant mais imposant qui fait contraste avec une approche très sensible, très raffinée quelquefois, et trépidante d’autres fois. Dans une salle peu favorable aux voix mais très favorable à l’orchestre par la clarté sonore qu’elle reproduit, il ne couvre jamais les solistes, et réussit à colorer d’une manière totalement inattendue l’ensemble de l’acte. Après un début retenu, sombre, sans lyrisme et sans aucun sentimentalisme, il réussit à sculpter des sons plus aérés avant d’être aériens pour gratifier d’un Karfreitagzauber (l’Enchantement du vendredi Saint) vraiment bouleversant, avec une sorte de trépidation intérieure et de vie bruissante qui étonne (d’autant qu’on sait qu’il y a eu très peu de répétitions). Certes la Verwandlungsmusik ne sonne pas comme cette antichambre de la mort qu’était Abbado dans cette même salle avec ses cloches orientales géantes, mais elle sonne tout de même très inquiétante, avec l’enchaînement d’un chœur qui ne mérite que des éloges, pas si nombreux, mais qui emplit la nef comme un chœur de cathédrale.

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À aucun moment, Nelsons ne se laisse aller à des complaisances, jamais son approche ne sonne pathétique, pas de pathos, mais pas d’objectivité froide non plus, il ya dans tout ce travail une étrange force intérieure, un tremblement fondamental qui secoue l’auditeur, d’autant que l’orchestre de la Radio bavaroise sonne sans aucune scorie, avec une netteté des attaques, une clarté des pupitres, un sens des niveaux sonores qui frappe d’admiration.
Face à ce travail admirable, trois solistes qui sont immédiatement entrés dans l’œuvre, avec la fugace Kundry de Sabine Staudinger, une artiste du chœur au timbre chaud à qui l’on demande de crier et de « dienen » et qui s’efface aussitôt.
Le Parsifal de Simon O’Neill est étrangement presque plus concerné en concert que lorsqu’on le voit en scène, beau timbre, très clair, très velouté, très lyrique, mais qui sait aussi montrer une voix puissante et héroïque (il est un bon Siegmund, et les bons Siegmund sont souvent de bons Parsifal (Vickers, Hoffmann et même Domingo, sans parler de Kaufmann) et un bel engagement. Comme les deux autres collègues, il est doué d’une diction d’une cristalline clarté.
Tomasz Koniecny est Amfortas, un Amfortas très honorable, mais peut-être pas au niveaud es deux autres, il incarne un Amfortas souffrant, mais à la fois trop clair et trop engagé pour être si affaibli, comme l’exige la partition ; Pour tout dire, il ne m’est pas apparu rentrer totalement dans le rôle (il est vrai que les conditions d’un troisième acte pour Amfortas sont difficile, 10mn pour convaincre), tout le monde n’est pas Mattei, ni Van Dam qui était Amfortas avec Karajan à l’Opéra de Paris lors du concert que j’évoquais. En revanche merveille que le Gurnemanz de Goerg Zeppenfeld qui fait regretter de ne pas entendre le premier acte. Diction parfaite, sens des nuances, sens du dire et du discours, voix étonnamment claire tout en étant profonde, sonore, bien projetée, et surtout sans maniérisme, sans coquetterie, avec une linéarité et une simplicité en plein écho avec la direction musicale. Prodigieux d’intelligence.
Au total, nous avons entendu à travers ce troisième acte la promesse d’un très grand Parsifal, ce fut un triomphe mérité, ce fut un très grand moment, ce fut aussi (et donc) une très grande frustration, mais c’est un mal présent en vue d’un bien (bayreuthien) futur.
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Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 15 JUILLET 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Acte 3, réveil de Brünnhilde (Siegfried: Lance Ryan)

Un compte rendu détaillé de cette mise en scène a été fait en janvier lorsque j’ai vu ce Ring mis en scène par Andreas Kriegenburg. Voir le compte rendu de Siegfried.

Quand on est à Bayreuth, qu’on a envie d’écouter Harteros dans Otello deux jours plus tard, et qu’entre Bayreuth et Otello, il y a Siegfried, il n’y a pas à hésiter, on prend n’importe quel billet à un bon prix et cette fois-ci je suis revenu à mes premières pratiques munichoises, des places debout (à 12,50€). Un peu de côté, dans la chaleur d’un juillet enfin estival, avec une vue partielle sur la scène (mais le souvenir ébloui de janvier se substituait aux espaces cachés), j’ai pu revoir Siegfried et j’étais content. Et quelle béance entre l’opéra comique de la veille, plein d’Auber et de Rossini, et cette musique écrite vingt ans plus tard complètement tournée avers l’avenir
Prendre un Ring en marche, et en descendre aussitôt après, c’est un peu difficile, tant on aimerait rester pour Stemme, tant on aurait aimé voir Terfel dans Walkyrie la veille… Mais n’est-ce pas, quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a…et j’ai beaucoup aimé.
J’ai pu vérifier d’abord que l’émerveillement de janvier s’est immédiatement réveillé devant ce premier acte qui est une explosion de joie, de jeunesse, de vitalité là où d’habitude on a un Siegfried plutôt sombre. Ici, tout est vu selon le prisme et le regard de Siegfried qui s’amuse, qui découvre la vie, le monde, les hommes. Sans ces groupes de jeunes gens qui fabriquent tous les accessoires, qui sont les accessoires eux-mêmes,  la fable ne peut exister. Sans les hommes, pas de Ring, pas de fable, pas de récit. Et c’est bien là le sens de l’entreprise de Kriegenburg. De cette atmosphère de fable souriante qui illumine Siegfried, un Siegfried qui traverse les obstacles (qu’ils aient nom Alberich, Wotan/Wanderer ou Mime) presque sans s’en apercevoir ou même sans s’en émouvoir, qui joue dans la fraîcheur de la découverte naît un émerveillement, partagé par le spectateur: rappellerai-je l’arrivée du Wanderer au premier acte dans une prairie émaillée de tournesols, la forge où tout le monde s’amuse, devenue une sorte de jeu digne de Blanche Neige et les Sept nains, avec les paillettes qui figurent les étincelles et des lambeaux de tissu le feu effrayant, le Dragon magnifique fait de corps entrelacés qui se balancent, les merveilleux murmures de la forêt et ces arbres faits de corps agitant des rameaux, cet oiseau dansant, danseuse, chanteuse (magnifique Anna Virovlansky), l’émergence d’Erda au milieu de rochers figurés par des corps peints en brun, ce réveil de Brünnhilde émergeant d’une mer en feu (simplement figurée par un dais de plastique transparent), où cet immense toile rouge sur laquelle repose un lit blanc qui est l’objet des longues hésitations de Brünnhilde pendant le duo.
Un grand spectacle, une mise en scène qui fait date, comme la parabole de la fin du paradis et de la chute, une chute dans le monde et ces turpitudes que Götterdämmerung va montrer.
Musicalement, on reste à un très haut niveau: Kent Nagano stupéfie toujours par la clarté du propos, par l’équilibre des sons, par sa manière de ne jamais couvrir les voix, d’accompagner avec attention le propos du plateau. Ainsi du duo du troisième acte, très lent, qui suit les hésitations de Brünnhilde, et sa lente transformation qui aboutit à la résolution finale née de l’urgence d’un désir qui explose. Le spectateur qui attend cette urgence ne comprend plus cette Brünnhilde qui a voulu ce réveil et qui le fuit en même temps. Quelle indicible émotion lorsqu’elle s’enveloppe dans l’immense tenture rouge pour “dormir” et se protéger! Alors, longs silences, ralentis extrêmes, créateurs de tensions, pour exploser musicalement à la fin.
On retiendra aussi le magnifique second acte et surtout les murmures de la forêt où à la magie des images se fond celle d ‘une musique tremblante, timide, qui finit par prendre chaque pore de notre corps, et presque nous ravir l’âme (oui, Wagner est dangereux, lorsqu’il est joué ainsi), et puis l’énergie désespérée du début du troisième, l’appel éperdu à erra, et le sentiment que toute cette énergie se perdra dans le désespoir de la fin. Oui, Kent Nagano propose là une interprétation vraiment exceptionnelle, maîtrisée, à la fois dramatique et poétique, un véritable discours qui nous parle, mais qui semble tressé à l’infini avec la vision du metteur en scène. Si Kirill Petrenko (qui succède à Nagano à Munich, rappelons-le) reprend ce Ring, il sera intéressant de confronter. Seule surprise et ombre au tableau ce soir, l’appel de Siegfried au cor, complètement raté, notes savonnées, couacs multiples, à croire qu’au dernier moment on avait changé le cor soliste et que le musicien se lançait sans préparation.
Quelques modifications par rapport à la distribution de janvier. À Lance Ryan succède pour les deux Siegfried Stephen Gould: ce n’est pas le même gabarit, ni la même allure, ni le même type de jeu. Ryan est plus svelte, plus juvénile, plus à l(aise dans Siegfried (de Siegfried) mais la voix de Gould reste toujours solide, large, bien appuyée, forte (incroyable chant de la forge, incroyable premier acte). Il fatigue nettement au troisième acte, mais sans que le chant en soit profondément affecté, il finit dans la difficulté mais honorablement et reçoit un triomphe du public.
Thomas Johannes Mayer, Wanderer magnifique en janvier,  est remplacé ici par Terje Stensvold, qui fait un premier acte extraordinaire de diction, d’interprétation, de puissance et de présence. Ce chanteur, déjà âgé, convient bien à la partie du Wanderer, plus fatiguée, et sa voix est parfaitement adéquate au personnage. Belle prestation, grande interprétation, intelligence du propos, triomphe final, même si je préférais Mayer.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke m’est apparu toujours un bon interprète de Mime, il propose toujours sa composition promenée sur de nombreuses scènes (Paris, Milan), mais avec quelque fatigue dans les aigus, quelques vilains sons auxquels il ne nous avait pas habitués.  Ulrich Reß cet hiver fonctionnait mieux, sans fautes de chant en tous cas.
On retrouve avec plaisir, un plaisir immense l’Alberich de Tomasz Konieczny, voix grave, sonore, diction impeccable, paroles distillées, caverneuses, scandées avec une force particulièrement marquée: le duo avec le Wanderer reste un des grands moments de la représentation.  Même plaisir à retrouver le Fafner moins fatigué, plus jeune, plus sonore de Steven Humes.
La Erda de Qiulin Ziang apparaît peut-être inférieure à ses prestations de janvier à Munich et de mars à Paris, mais elle reste une puissante Erda, à la voix évocatoire.
Enfin Catherine Naglestad, elle aussi sans doute moins en forme qu’en janvier (mais peut-être est-ce dû à la place que j’occupais où le son parvient quand même atténué): j’ai entendu quelques problèmes de respiration et au moins un aigu éliminé. Il reste que cette voix charnue, puissante, très contrôlée, fait encore grand  effet et que cette lente montée du désir est accompagnée par des effets impressionnants de la voix, tant dans les parties retenues, où elle réussit à contrôler le volume d’une manière exemplaire, que dans les aigus lancés et redoutables, culminant par la note finale, qu’elle est l’une des rares à vraiment tenir. Dans un troisième acte rendu volontairement très lent par Nagano, la performance technique n’en est que plus notable.
Que conclure, sinon que je ne regrette pas d’avoir revu ce spectacle qui confirme totalement l’avis que j’émettais il y a quelques mois, même si l’ensemble n’atteint pas l’extraordinaire performance de janvier dernier. S’il y a un Ring à voir,  c’est bien celui-là et il faudra guetter sa reprise les prochaines années. Et puis le Nationaltheater est l’un des lieux les plus agréables qui soient, plein de fantômes aimés, plein de souvenirs encore vivaces, plein d’échos des triomphes, et donc plein de ce passé qui fut aussi celui de ma jeunesse.
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Wotan/Siegfried Acte III (T.J Mayer-Lance Ryan)

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, GÖTTERDÄMMERUNG le 27 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Nous voici au terme du voyage. C’est toujours avec un peu de mélancolie qu’on aborde Götterdämmerung, le plus long des quatre, mais aussi le plus rapide, au sens où si cela fonctionne, les scènes s’enchaînent et on arrive à la fin sans voir le temps passer, dans l’attente de l’embrasement final. C’est aussi l’opéra qui signe souvent la réussite de l’ensemble, voyage de Siegfried sur le Rhin, marche funèbre de Siegfried, air final de Brünnhilde et embrasement du Walhalla sont autant de moments qui marquent une production.
Par exemple, le Crépuscule de Lepage au MET est un ratage, tout comme celui de Krämer à Bastille, celui de Braunschweig d’Aix et Salzbourg , malgré un ensemble assez plat, était suffisamment élégant pour sauver le souvenir qu’on gardait de la production. On attendait avec une curiosité mêlée d’anxiété ce qu’Andreas Kriegenburg a envisagé pour conclure le cycle.

De nouveau la surprise est totale. Le point de vue change. On passe cette fois après les images assez dépouillées du mythe dans Siegfried  (sauf la scène étourdissante de la forge) dans le monde contemporain dans ce qu’il a de plus vulgaire, centres commerciaux, univers de métal et de verre, alors que l’univers jusque là était marqué plutôt par le bois, personnages pourris d’argent et d’amoralité. Certains d’ailleurs reprochent à cette mise en scène de ne pas proposer de ligne esthétique cohérente, de modifier les angles d’attaque. Je crois au contraire que la vision de Kriegenburg est d’une terrible logique. Ce qui perd Siegfried, c’est qu’il passe du mythe à l’humanité d’aujourd’hui. Une humanité de toute manière condamnée, comme nous le souligne la scène des Nornes, dans le contexte du tsunami et de Fukushima.

Acte I_1: les Nornes ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Dans une salle d’attente, des personnages assis sur leurs valises sont passés au compteur Geiger et on mesure leur radioactivité: les Nornes passent entre eux, et tissent le fil du destin en les entourant, jusqu’à ce que, prisonniers de ces fils qui s’entremêlent, ils les brisent sans le vouloir. L’humanité marque elle-même la fin de son monde…
La scène se vide et laisse paraître un espace nu délimité par des panneaux de bois, et Brünnhilde, tandis que retentit la musique, peint sur les bras de son héros des sortes de tatouages guerriers: le monde des héros est celui du mythe et de la guerre. Il n’y a que les deux personnages dans cet espace limité et plus réduit que dans les autres journées, une sorte d’espace de l’intime, mais aussi du total isolement.

Le voyage de Siegfried sur le Rhin ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

On passe au fameux voyage de Siegfried sur le Rhin, sorte d’image d’album un peu enfantine, où Siegfried navigue dans une barque très schématique et un peu instable dans un Rhin formé comme dans Rheingold, d’humains, recroquevillés, avec leur veste sur la tête, de manière que les doublures des vestes fassent, en remuant,  à la fois reflet et scintillement. Mais avant la fin de l’intermède musical, tout le monde se lève, remet sa veste à l’endroit et circule comme une foule compacte en costume, dans le nouvel espace qui s’ouvre, de métal et de verre, centre commercial (on voit Hermès, la Bottega Veneta etc…), ou banque où sont projetés des “Gewinn” (Gain!) comme principe de fonctionnement de ce monde, dominé au centre par la sculpture d’une sorte de main sanglante et

Vision des travées ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

entourée de travées où circulent des employés. Les employés se pressent et bousculent Siegfried qui ne comprend rien, essaie d’interpeller quelqu’un, mais est bousculé, marginalisé dans un monde qu’il va visiter et qui n’est pas le sien. Siegfried tombe dans le Monde qu’il ne comprend pas: son destin est inscrit dans cette première image.

Car dans ce monde, pas de chevalerie, de chevaux, d’armures: les armures sont sous vitrine, le cheval également (près de la vitrine Hermès), pas de place pour l’épée: la guerre est ailleurs, et “l’argent fait tout”. Ainsi les Gibichungen sont immédiatement ramenés à leur médiocrité: Günther (l’excellent Iain Paterson) passe son temps à lutiner les femmes de ménage, leur demande des gâteries (toute allusion…), va jusqu’à lancer une balle de golf entre les jambes ouvertes d’une de ces femmes, et devient presque un personnage dérisoire de comédie , tout comme

©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Gutrune (Anna Gabler) qui se balance sur un cheval à bascule en forme d’Euro (allusion au monument à l’Euro devant la Banque centrale européenne à Francfort), le tout dans un espace de verre et de métal, immense hall comme on en voit tant dans les lieux de consommation effrénée.

Seul Hagen, un imposant Hans-Peter König, reste à distance. En ce sens, même si c’est plus appuyé qu’ailleurs, on avait déjà ce type de regard très distancié sur des Gibichungen plus ou moins pourris par l’argent et le pouvoir aussi bien chez Tankred Dorst que chez Jürgen Flimm, les deux à Bayreuth. Ce n’est pas une vision neuve, mais c’est le traitement théâtral, les gestes, les expressions, qui sont d’une incroyable précision, et d’une attention rare au texte. Siegfried tombe dans un tel contexte comme un chien dans un jeu de quilles: il faut le voir refuser les signes de classe que sont les cigares, ou les cocktails, il faut voir à l’inverse Günther lors de l’échange des sangs, là où Siegfried se taillade le bras joyeusement avec Nothung,  se piquer le doigt très timidement et boire le tout d’un air dégoûté: le monde d’aujourd’hui n’est pas un monde de héros, tout courage a été abdiqué, il ne reste que” le luxe et même la mollesse”. Gutrune d’ailleurs est une belle femme-objet un peu vaine et un peu vide, qui sauf à se dandiner sur son Euro, joue à la séductrice, se donne à voir et à toucher dans une longue robe rouge à la traîne excessivement longue dont elle fait un voile lors du serment du sang et de la “Bruderschaft”, image d’une Madone du désir assez réussie. Et lorsque Siegfried boit la boisson de l’oubli, après avoir refusé, dans un  moment désopilant, un cocktail compliqué qu’il n’arrive pas à boire tant le verre contient d’objets (parasol en papier etc…), le piège se referme: il épouse ce monde pourri en regardant  Gutrune et il en épouse les codes: on a toutes les peines du monde à lui trouver un costume trois pièces à sa taille !
La scène suivante nous fait revenir au rocher, et à Brünnhilde, isolée, inquiète, triste. Waltraute sa soeur (une magnifique Michaela Schuster), hésite à lui rendre visite. Elle esquisse une entrée latérale, mais s’y refuse, et puis elle s’y résout bravement, elle a perdu de la superbe des Walkyries, est affligée de tics (elle se secoue nerveusement la poussière) et difficilement entre en contact avec sa sœur après le salut chaleureux de Brünnhilde; laquelle est bien loin des préoccupations des Dieux: au début du récit, elle s’allonge négligemment sur le banc du fond, et écoute la sœur d’une oreille qui paraît distraite. Ce n’est que lorsqu’elle comprend ce qu’on vient lui demander (l’anneau) qu’elle se raidit, tandis que l’autre finit par se détendre et pour se mettre à l’aise et enlève ses bottines fatiguées: chassée par Brünnhilde, elle partira tristement, les bottines à la main, presque déchue: une scène magnifiquement réglée, pleine de détails qui font sens.
Siegfried entre alors, vêtu du costume trois pièces bleu et du Tarnhelm. Contradiction dans les signes, l’un le costume, renvoie au monde auquel il s’est malgré lui soumis, et l’autre à celui dont il vient, le monde des mythes et des hauts faits. Pas étonnant que le Tarnhelm lui pèse, tombe, et qu’il ait apparemment des hésitations et des difficultés à faire violence à Brünnhilde: dans l’ici-bas la violence est la force des faibles. Le signe le plus terrible, il retire sa ceinture pour en faire le lien avec lequel il va traîner Brünnhilde et il arrache l’anneau pour en faire un ornement, là où Brünnhilde en fait un symbole. Siegfried en buvant le philtre de l’oubli devient un banal monstre.
A ce moment de l’opéra, on comprend les enjeux du Crépuscule montrés par la mise en scène. Alors que dès le début l’humanité est condamnée, le monde des Gibichungen, des Günther et des Gutrune est le monde du consumérisme, du culte de l’or et de la futilité, de l’oisiveté des nouveaux riches (on pense aux oligarques russes) un monde aussi où il n’y plus de hauts faits, un monde de la lâcheté et de  perversion des valeurs: notre monde, perdu d’avance. Paradoxalement, le seul qui partage avec Brünnhilde le savoir de l’histoire et des mythes, c’est Hagen: c’est lui qui continue le combat mythique contre les Dieux,  en utilisant le monde minable qu’il a sous la main et en s’appuyant sur lui. Cette mise en scène, qui épargne étrangement Hagen, toujours un peu extérieur, qui regarde les pantins évoluer et qui les manœuvre construit une vision terrible du monde contemporain. Le Crépuscule des Dieux est aussi celui des hommes.
Les personnages sont alors en place pour une autre histoire, non une belle histoire mythologique, mais celle d’un mariage médiatique et arrangé entre Gutrune et Siegfried, qui va mal tourner: tout le deuxième acte est construit sur ce socle.

Acte 2_1:Alberich et Hagen ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Ainsi, la scène initiale entre Hagen (qui vient de s’offrir deux prostituées qui sont écroulées sur le sofa) et Alberich est d’une extraordinaire finesse: Alberich (superbe Tomasz Konieczny) entre en scène derrière le bar rempli d’alcools et de cigares. Il  va chercher systématiquement à siffler un peu d’alcool  ou voler des cigares, qu’il met dans sa poche, ou manger nerveusement des cacahuètes, il va regarder avec envie ces filles que son fils s’est offert, bref il a le regard de l’envieux, et les comportements vaguement infantiles de celui à qui ces “biens”-là sont refusés. Ce qui structure Alberich, c’est d’abord l’envie, envie du pouvoir et d’or: il a maudit l’amour et il n’en a point le bénéfice. Son intrusion dans la monde des Gibichung, construit sur le pouvoir de l’or, sur l’amour de l’€ qui en est la valeur suprême, et sur l’asservissement des hommes au consommable, est  ce qu’il a voulu et qu’il ne peut vivre que par procuration.
Du vieux monde qui structurait Rheingold,  il est le seul qui reste et Brünnhilde est encore (en l’absence de Siegfried) la seule qui malgré elle porte les valeurs des Dieux en déshérence et  l’amour, valeur perdue d’une humanité en perdition.

La disposition du choeur ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Extraordinaire ironie: lorsque Hagen appelle ses compagnons avec leurs armes, ils arborent tous virilement leur  mobile, arme suprême de cette société du jour. L’arme du jour, c’est le mobile:  et quand Hagen aura besoin de sa lance, il la trouvera…dans la vitrine où trône l’armure, autant dire au Musée!
Lorsque Brünnhilde, traînée par Hagen avec la ceinture de Siegfried, entre en scène et se rend compte de la “trahison” de Siegfried, elle se révolte, sous les yeux de tous.

Acte 2_2: Brünnhilde au fond, Siegfried et Gutrune un peu troublée en premier plan ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Dans cette société du spectacle, tous vont user (et abuser) du mobile pour photographier les protagonistes comme si on était dans un loft quelconque ou dans un reality show dont la scène est un immense symbole de l’Euro, dont les protagonistes se servent comme table, comme estrade, comme tribune. Autre destruction du mythe, réduit à historiette pour tabloïds, passé au rouleau compresseur de la société contemporaine: la belle aventure du Ring devenue une histoire à la Rupert Murdoch.
Le réglage de l’acte n’est pas profondément différent de ce qu’on vit sur d’autres scènes, sinon la présence du chœur, distribué dans tout l’espace, en largeur et en hauteur en une impressionnante image: les protagonistes sont entourés, presque étouffés dans leurs gestes par cette foule avide de scoops, et lorsqu’ils se retrouvent seuls en scène, les personnages retrouvent leur rôle de toujours, même s’il faut aller chercher une lance dans une vitrine pour être conforme au livret!

Final de l’acte II – ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Et l’image finale de Siegfried et Gutrune en robe de mariée à longue traîne d’une quelconque princesse Diana debout sur l’estrade-Euro en est d’autant plus dérisoire et terrible: Siegfried dans sa bulle continue de s’enfoncer dans l’erreur, voire l’errance. On célèbre un mariage dans la plus pure tradition des mariages princiers médiatisés, pour l’image, pour la galerie, pour le fun!
Et le troisième acte va s’ouvrir sur le lendemain de fête: Kriegenburg va jouer sur l’idée du jour d ‘après une fête déjà bien perturbée. La scène des filles du Rhin rappelle vaguement la vision première du Rhin. Les filles du Rhin errent parmi les corps endormis qui cuvent. Ces corps renvoient à la fois à la fête du mariage mais aussi à l’image du Rhin du Rheingold: ces mêmes corps qui dans Rheingold copulaient joyeusement, sont ici repus, presque immobiles (quelques gestes épars), Kriegenburg joue sur les deux tableaux, système d’écho et illustration directe du propos. Les filles du Rhin circulent entre les corps endormis (comme le Rhin sans or), tandis que Siegfried écroulé au fond de la scène s’éveille et s’ébroue, puis elles se placent en hauteur sur les passerelles qui n’ont cessé de monter et descendre des cintres pendant le deuxième acte selon les besoins de la mise en scène, pour mettre en valeur les personnages; toute la scène joue sur l’occupation très subtile de l’espace et sur le jeu du chat et de la souris entre Siegfried et les filles du Rhin, l’ignorance contre le savoir et Siegfried passe outre la menace des filles (comme Fafner passait outre la menace d’Alberich et Wotan: c’est le même schéma). La scène suivante, celle de la mort de Siegfried est en quelque sorte le réveil des fêtards, on boit le café réparateur dans des gobelets de carton (merci Starbucks), et lorsque Siegfried retrouve la mémoire et évoque Brünnhilde, Hagen va récupérer la lance dans sa vitrine pour tuer Siegfried dans le dos: Siegfried au centre du dispositif, soutenu par le groupe et perdant son sang (un médecin arrive avec des compresses), chante les dernières mesures et commence alors la marche funèbre. Une marche funèbre là aussi terriblement pervertie par la société du spectacle et des réseaux sociaux.  Tandis que le cadavre part sur son catafalque (image traditionnelle) Le groupe qui le soutenait se disloque, pour téléphoner ou tweeter la nouvelle au reste du monde (image pervertie) ce qui, au son de cette musique sublime, fait à la fois froid dans  dos et serrer le cœur.
La longue scène finale est construite à la fois sur une vision traditionnelle de Brünnhilde, seule au centre de la scène, et sur celle, moins traditionnelle, de Gutrune qui reste jusqu’au bout sur scène. Cette vision des deux femmes en parallèle est l’une des plus fortes de l’ensemble du Ring. Günther est égorgé par Hagen (la lance est remisée en vitrine), le corps de Siegfried ramené par le fond, le cheval blanc dans sa vitrine (un Grane en plâtre) est écarté pour laisser passer le cortège – Kriegenburg joue toujours discrètement sur le rapport mythe-actualité. Et Gutrune découvrant le cadavre du héros se précipite et commence à le recouvrir de la traîne de sa robe de mariée. Image extraordinaire où elle s’empare de Siegfried et de sa mémoire jusqu’à l’arrivée de Brünnhilde qui l’en chasse. Alors commence une vision très neuve de cette fin. Pendant que Brünnhilde chante près de Siegfried , Gutrune n’a plus rien à faire qu’à s’occuper du cadavre de son frère, qu’elle recouvre à son tour de sa robe, qu’elle essaie péniblement de traîner et l’on voit à la fois au centre le couple héroïque et à gauche le couple des minables, avec Gutrune qui d’une certaine manière mime Brünnhilde sans y parvenir: incapable de s’emparer de la mort du frère pour en faire une grande chose. Vision neuve car habituellement Gutrune disparaît de la scène, alors qu’ici elle va tenir l’espace scénique jusqu’à y rester seule.

Brünnhilde et à gauche Gutrune ©Bayerische Staatsoper – Wilfried Hösl

Car Brünnhilde joue le rôle traditionnel qu’on attend d’elle, allumer le bûcher, rendre l’anneau aux filles du Rhin et occuper l’espace sonore, quand elle partage l’espace scénique avec une Gutrune dans le drame quand Brünnhilde est dans la tragédie. Embrasement avec une belle image du bûcher avec un vrai feu au fond où brûlent des meubles, où l’affolement des employés des bureaux crée une pluie de papiers, de télex qui tombent des cintres, puis vision du Rhin avec les filles du Rhin sur l’une des passerelles admirant l’or retrouvé . Sur le plateau Brünnhilde se précipite dans les flammes, Hagen aussi: on le voit rien que de l’habituel et du traditionnel, le livret est suivi à la lettre, mais  reste sur scène, seule au milieu, se tordant de douleur, Gutrune qui a tout perdu, mari, frère, rêves. On est très surpris de cette mise en valeur d’un personnage dont on comprend subitement qu’elle était aimante, elle aussi et qu’elle est une victime.
Et l’image finale, sur le dernier accord: le groupe de figurants en blanc du début de Rheingold arrive, entoure Gutrune, l’aspire, l’intègre au centre d’un groupe compact et solidaire: l’humanité de demain, prête à recommencer l’aventure cyclique débutée dans Rheingold. Silence.
J’ai essayé de “raconter” à mon tour autant que faire se peut cette mise en scène complexe qui après avoir regardé le mythe dans Siegfried est tombée dans l’histoire dans le Götterdämmerung, crépuscule des dieux qui perdent leur pouvoir, crépuscule d’un monde qui adorait des leurres. Alors évidemment on comprend à la fois un décor surchargé d’objets après les scènes (relativement) vides des épisodes précédents, le métal contre le bois, l’actualité et les news contre le mythe. Une mise en scène détaillée, foisonnante, surprenante, qui n’a rien de décousu comme certains la voient, mais au contraire d’une cohérence extraordinaire, qui raconte le mythe de l’anneau comme il doit être, celle du cycle de la naissance de l’humain et de sa mort, dite et écrite par l’humain lui-même.
Du côté musical, il n’y aurait rien à raconter d’autre qu’un sommet presque inaccessible aujourd’hui, sinon au disque. Kent Nagano a gagné ses galons de wagnérien. Une direction, on l’a déjà dit, attentive à la scène jusqu’au détail, qui accompagne et les mouvements et les rythmes, mais aussi le récit et ce qui en est dit. On passe d’un murmure à une explosion. Son deuxième acte notamment est prodigieux d’intelligence, du mystère initial de l’apparition d’Alberich jusqu’à l’explosion finale, très sonore jusqu’à l’insupportable dans les dernières mesures du mariage médiatisé: un son d’un volume excessif, comme peuvent l’être les trompettes superficielles de la renommée. Tout cela est pesé, calculé: de même la construction des contrastes dans la marche funèbre, ou le sublime final qui nous tient en tension de manière inouïe. Une direction somptueuse, avec un orchestre en état de grâce, et le magnifique chœur de l’opéra, dirigé par Sören Eckhoff, masse énorme et sonore, d’autant plus sonore qu’inoffensive! Une musique tellement  en phase avec la scène qu’elle rappelle l’osmose de Boulez et de Chéreau.

Quant aux solistes, on ne sait qui citer en premier, des magnifiques filles du Rhin (on l’avait déjà noté en Rheingold) aux Nornes impressionnantes, une Waltraute (Michaela Schuster) exceptionnelle de diction, de jeu, de volume, de couleur, un Iain Paterson toujours efficace en Günther, un rôle qu’il promène de scène en scène, mais faisant preuve ici de qualités d’acteur notables dans son personnage de minable obsédé sexuel. Anna Gabler est vraiment un personnage magnifique en Gutrune, même si la voix manque un peu d’assise et de volume: mais quelle présence, quelle actrice! Un Tomasz Konieczny égal à lui même dans Alberich, timbre jeune, voix sonore, volume, bien que la partie soit moins exposée que dans Siegfried, et bien sûr l’incroyable volume de Hans-Peter König, prodigieux, (gêné par la mise en scène, il avait un peu déçu  à Paris) digne successeur des grandes voix de basse du passé qu’il égale qui fait une composition extraordinaire d’un Hagen distancié, froid calculateur et non le Hagen noir qu’on rencontre quelquefois.
Le Siegfried de Stephen Gould est vaillant, la voix s’est assombrie, et s’est aussi élargie: elle s’est construite pour Siegfried, mais avec quelque difficulté dans le suraigu, notamment aux deuxième acte et troisième acte où quelques sons restent engorgés. Il reste une interprétation très forte, qui montre une belle présence au troisième acte, et un vrai personnage .

Nina Stemme

Reste la Brünnhilde de Nina Stemme: les dernières représentations où je l’avais entendue étaient un tantinet décevantes (je me souviens il y a deux ans une Isolde dans ce même théâtre). Ici, elle est prodigieuse, elle a l’intelligence, l’intensité, la puissance, la largeur, les aigus: telle qu’on en rêve au disque, telle on l’a entendue. C’était la perfection, et le cœur battait au final du Crépuscule, tant on aurait eu envie que ce moment s’éternise: une flaque d’éternité, comme aurait dit Rimbaud.
Ce fut sans nul doute mon plus beau Ring depuis longtemps (dont le sommet est à mon avis l’époustouflant Siegfried) depuis une bonne vingtaine d’années, à peu près parfait musicalement, convaincant scéniquement par sa nouveauté, par la manière très originale de proposer l’histoire et de raconter le récit, qui n’est pas un retour à avant, mais au contraire un regard lucide et moderne sur ce que peut nous dire aujourd’hui cette histoire merveilleuse. Comme je vous l’ai écrit déjà, si vous voulez investir dans un Ring,   essayez  à toute force d’aller à Munich en juillet (du 13 au 18 juillet, réservation à partir du 1er février). Là est le Ring.
Munich, deuxième scène du Wagnérisme, pourrait bien en être devenue la première.[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, SIEGFRIED le 25 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Acte I ©Bayerische Staatsoper

J’avais parlé d’aventure, lors de mon compte rendu sur Rheingold. Et quelle aventure! Ce Ring pourrait bien être le plus beau depuis longtemps, tant il dépasse de larges coudées les productions vues ailleurs, avec une direction musicale totalement novatrice, et des chanteurs incroyables: ce soir ce fut presque une perfection. Ce Siegfried était fantastique, et je vais avoir bien du mal à en rendre compte dans sa totalité, tant la mise en scène est pleine de détails extraordinaires, inattendus, intelligents, et tant la distribution a été phénoménale, au moins pour l’essentiel. Après trois jours, ce pourrait bien être enfin le Ring qui nous manquait, et qui nous fait oublier tous les autres, dont certains du même coup sont rejetés dans la médiocrité ou le brouillard de l’oubli.
Quel que soit le regard qu’on portera sur Götterdämmerung, l’entreprise de Andreas Kriegenburg est une réussite par sa nouveauté, son intelligence, son souci du détail, son suivi du livret et des détails du texte: il y a des idées que je n’ai jamais vues jusqu’ici sur une scène, on va de surprise en surprise.
Pour ce Siegfried, Kriegenburg est revenu aux principes posés par Rheingold: en effet, le livret fait le point sur l’histoire (c’est même le point focal du premier acte), et quatre personnages de Rheingold y continuent leur guerre (Wotan, Mime, Alberich, Fafner) par Siegfried interposé. On retrouve donc la centaine de figurants qui construisent formes et espace, en des images souvent inoubliables (le Dragon!!). Cette humanité, qui est à la fois totalement humaine (fin du 1er acte) compose aussi des formes: arbres, forêts, prairies fleuries dans une sorte de polymorphie étonnante. Les solutions scéniques apparaissent toujours d’une  apparente simplicité  qui cache une redoutable complexité; le chant de la forge en est un exemple frappant.
Essayer de parler du premier acte est une gageure: extraordinaire fluidité des changements d’ambiance, évocations, constructions, tout est étourdissant: dans un acte que les spectateurs peuvent considérer comme un peu statique, on a au contraire un feu d’artifice d’images. Sur le prologue, un groupe qui fait fleur, et qui remue au son de la musique pour laisser apparaître au centre Mime sur son enclume.

La caverne de Mime ©Bayerische Staatsoper

Puis  Siegfried entre et brutalement des figurants surgissent portant des panneaux:  c’est la caverne de Mime qui apparaît, mais derrière se constituent des tableaux, sorte de tableaux vivants qui illustrent le propos des protagonistes et les thèmes du dialogue: c’est l’évocation de la mort de Sieglinde, vue en arrière plan mettant au monde Siegfried et mourant. Siegfried en écoutant ce récit le vit, le voit et tend une main désespérée, jamais saisie, à sa mère mourante. C’est l’évocation de Nibelheim et de l’esclavage, ou des géants qu’on revoit  sur leur cube qui figure la terre sur laquelle ils marchent, ou du Walhalla. Toutes les images frappantes de Rheingold reviennent, socle lancinant de toute l’histoire, et à chaque fois, la caverne se disloque en une seconde (les panneaux sont portés par des figurants) et se reforme tout aussi vite.

Apparition du Wanderer (Acte I) ©Bayerische Staatsoper

Le Wanderer entre en scène sur un paysage de prairie fleurie de tournesols avec des figurants portant de petits nuages, image naïve de la Wanderung, de la randonnée, contrastant avec le dialogue tendu qui va suivre !
Le plus impressionnant est évidemment le chant de la forge: la forge qu’on se figure avec tous les éléments divers que portent les figurants, au fond, le feu, au second plan le système de balancier en bois qui remue le soufflet, de l’autre côté le soufflet géant, une sorte de monstre immense, au premier plan les outils du forgeron proprement dit, la forme, les moules, et le feu, figuré par du tissu scintillant.

La forge et les paillettes…©Bayerische Staatsoper

Quant aux étincelles, que le texte invoque, elles sont rendues par des paillettes (voir photo ci-dessus), et c’est un émerveillement. Émerveillement que de voir toute cette humanité qui meut la forge en un joyeux désordre, dans une sorte de fête  de dessins animés ou de bande dessinée: c’est un moment de joie intense, de vie prodigieuse, d’élan vital jamais ainsi rendu dans une mise en scène . Sans oublier les détails qui font sens: à droite Siegfried qui refond Nothung, à gauche au coin, sur son plan de travail et sur le foyer, Mime qui prépare son poison, en rythme et à l’unisson avec Siegfried qui prépare Nothung. Cette fête intense où les deux personnages expriment leur foi en leur avenir, chacun dans sa sphère, cette humanité joyeuse qui joue, qui rit, qui danse, c’est un des moments de théâtre les plus extraordinaires qui m’ait été donné de voir, et lorsque Siegfried clôt l’acte frappant l’enclume figurée par une construction des corps qui explose joyeusement sous le coup de Nothung, le public explose, visiblement enthousiaste et heureux.

Le deuxième acte s’ouvre sur une vision désolée: Alberich, seul en scène, médite nerveusement en essayant d’allumer des cigarettes sans succès au milieu de rochers constitués de  groupes de figurant aux corps peint de brun.

Entre le Wanderer, et dans le dialogue (un duo ce soir phénoménal, on le verra) qui suit, où les deux personnages se menacent pour ensuite finir par s’allier objectivement pour solliciter le Dragon, Wotan offre du feu à Alberich, en un jeu de complicité-rivalité étonnant de finesse.

Le dragon face au Wanderer et Alberich ©Bayerische Staatsoper

 

L’apparition du dragon, suspendu, composé de corps entrelacés violemment éclairés de rouge avec au centre Fafner est à la fois impressionnante et propose une des plus belles visions de ce Ring.
Tout ce deuxième acte d’ailleurs est construit tout en contrepoint, détails, contrastes qui illustrent le livret.

Les “Monstres” ©Bayerische Staatsoper

Siegfried et Mime arrivent au cœur de la forêt, dans un milieu hostile figuré par des sorte de monstres ou d’animaux auxquels évidemment Siegfried est indifférent, mais qui effraient terriblement Mime et commencent à le dépouiller: c’est le test de la peur, élément central de l’opéra, qui fonctionne à la perfection.

Siegfried et le dragon ©Bayerische Staatsoper

Le combat de Siegfried et du dragon, figuré on l’a vu par des corps entrelacés, deux yeux brillants et une énorme bouche menaçante est l’un des sommets de la soirée, et l’on voit Siegfried percer le cœur de Fafner, qui est au centre du dispositif, qui perd aussitôt tout mouvement, qui s’éteint, et Fafner en descend pour son monologue.

L’oiseau au milieu des arbres ©Bayerische Staatsoper

L’Oiseau, c’est à la fois la chanteuse, en costume de danseuse de cirque, avec des éventails en plume, bien sûr et une figurante qui meut un oiseau au bout d’une perche. C’est une vision très fraiche et très amusante: pendant toute la scène, Alberich et Mime errent autour et l’oiseau les poursuit, tandis que les deux le repoussent sans cesse. Et Siegfried suit l’oiseau, danse avec lui, tourne autour des arbres constitués eux aussi de figurants. Lors de l’appel du cor, il rivalise non avec l’oiseau, mais avec le cor en coulisse, et c’est un jeu mimé, avec Siegfried qui fait semblant de jouer du cor, mais toujours à contretemps et qui finit par renoncer et se mettre à écouter l’appel joué en coulisse, non sans le sourire de la complicité du clin d’oeil au spectateur.

Siegfried et l’oiseau ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène est une illustration du livret, qui serait presque comme un album pour enfants, qui peut faire peur, qui fait sourire, qui attendrit aussi par l’extraordinaire poésie qui se dégage: pour pasticher un titre célèbre du critique Jean-Pierre Richard “Corps et décors balzaciens”, on a ici “Corps et décors wagnériens”, tant le décor est tributaire du corps, tant le corps fait décor, en ce sens  Harald B.Thor et Zenta Haerter (chorégraphe) construisent un travail étroitement tressé. Le corps humain dans toutes ses formes et ses déformes, est au centre, l’humanité est l’outil de ce magnifique travail.
Et lorsque le rideau se lève sur le troisième acte, de nouveau un magnifique tableau. Les corps sont là, constitués en rocher, en terre, protectrice qui abrite Erda, Wotan la réveille et la terre, c’est à dire les corps, s’ouvre et elle apparaît: lorsqu’elle parle, ces corps se retournent vers Wotan (et l’agressent d’ailleurs), et ils sont blancs, lorsqu’Erda s’en retourne dormir, ils se retournent et sont bruns, cette alternance brun/blanc rythme les moments de la conversation, les refus d’Erda qui s’en va, les appels de Wotan qui suscitent ses réponses en un va et vient non dénué de violence ni de beauté.

Acte 3_2: Siegfried et le Wanderer ©Bayerische Staatsoper

La scène suivante avec Siegfried se déroule le long d’une falaise de corps bruns figurant un défilé, elle est réglée avec une précision étonnante, dans son crescendo où d’une conversation ordinaire elle devient enjeu, et combat. Et cette falaise de corps, lorsque Wotan disparaît, ne pouvant plus arrêter Siegfried qui d’une pichenette a cassé la lance (le coup est si léger, et souligne la défaite du Dieu), se couvre d’un dais de toile sur laquelle le feu est projeté, et d’où émerge bientôt ça et là Siegfried qui traverse les flammes.
Alors commence l’un des duos les mieux réglés: souvent, Siegfried écoute un peu tétanisé Brünnhilde et les choses tardent à se mettent en place.
Ici le décor représente un lit blanc, deux coussins, un drap de satin, le tout posé sur une immense toile rouge qui fait toute la hauteur du plateau et toute sa largeur, cette toile figure une sorte de lit immense, qui se gonfle en une sorte de couette géante rouge, et se dégonfle, qui vibre ou retombe selon les montées du désir et les hésitations de Brünnhilde.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Tout le dialogue est construit autour de Siegfried, tetanisé, terrorisé, d’une timidité et d’une pudeur enfantines (Lance Ryan est prodigieux). Il ne tient même pas debout devant Brünnhilde, il fuit, il revient, il se sent un peu plus à l’aise, alors il enlève ses chaussettes, comme un enfant, mais pas plus: les gestes peu à peu deviennent plus assurés, et Brünnhilde peu à peu moins angoissée, plus rassurée. Elle est plus froide, plus distante, plus circonspecte devant ce fougueux et timide garçon, mais peu à peu la magie du désir, et la confiance des corps renaît. Dans cet océan de rouge-passion, le lit devient une sorte de Ring où se joue le combat du désir, où les coussins, où les draps sont les armes, dont on se couvre et se recouvre, tandis que sur les côtés dans l’ombre, au loin, les figurants observent. Quel moment, quelle scène, quelle précision et quelle finesse dans l’analyse psychologique.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Évidemment, la musique fait opérer la magie de la Gesamtkunstwerk. J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’oeuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.
Le plateau est digne de ce triomphe. En cinq jours on aura entendu les plus grands chanteurs wagnériens du moment ou presque. Certes le Mime de Ulrich Reß qui passait bien dans Rheingold, est en-deçà de ce qu’on aimerait dans Siegfried: des graves détimbrés, une bonne élocution, mais peu colorée, une insuffisante conquête du texte et de ses inflexions, bref, un manque de vrai caractère. Il reste néanmoins très acceptable et ne ternit pas l’ensemble, loin de là.
La Erda de Qiulin Zhang a les graves exigés par le rôle, beaucoup moins les aigus, et en tous les cas un vibrato excessif qui finit par gêner. Sa prestation est honorable, mais pas exceptionnelle.
L’oiseau de Anna Virovlansky, en troupe à la Bayerische Staatsoper, qui chante sur scène et non en coulisse, montre une voix fraiche, charnue, au bel aigu et une personnalité à suivre. Une très jolie surprise, et un merveilleux personnage en scène.
Enfin, le Fafner de Steven Humes, à voix plus claire que d’habitude, un Fafner jeune et encore vigoureux est très émouvant en Fafner mourant: il doit l’être pour toucher Siegfried, belle élocution, jolie présence. Il laisse sur scène son manteau rouge que les deux frères Mime et Alberich se disputent vainement, autre trouvaille d’une grande efficaicté et justesse.
Passons désormais à l’exceptionnel: exceptionnel en effet l’Alberich de Tomasz Konieczny. Hier il était un très grand Wotan, ce soir un immense Alberich, à la voix vigoureuse, sonore, au timbre magnifique, avec un sens phénoménal du texte et de l’interprétation: un monument. Dans ce court duo avec Wotan, il me rappelle l’Alberich qui reste ma référence, à Bayreuth en 1977, l’immense Zoltan Kelemen, mort en 1978 et il fait oublier tous les autres.
En face de lui dans un duo mémorable, qui a laissé pantois le public, le Wanderer de Thomas Johannes Mayer. Wanderer du jour contre Wotan de la veille. Quel duo, et quel Wanderer!
La voix n’a pas la jeunesse et la clarté de Konieczny, elle a une couleur plus opaque qui convient à merveille au Wanderer fatigué, mais quelle puissance, quelle diction, quelle présence, aussi bien face à Mime que face à Alberich et enfin à Siegfried, il est d’une telle intensité, il a un tel volume qu’il suscite l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. J’ai déjà entendu son Wotan, jamais je ne l’avais à ce point senti en phase avec le propos, et à ce point en forme.
Lance Ryan enfile les Siegfried comme la Begum ses perles. Je l’ai entendu pour la première fois dans ce rôle il y a bien longtemps à Karlsruhe où il était en troupe, je l’ai entendu récemment à la Scala. Il est complètement différent, transfiguré scéniquement par une mise en scène qui le sollicite fortement où il joue encore plus le personnage enfantin et juvénile, mais sympathique: il n’y pas en lui l’adolescent agaçant qu’on voit quelquefois sur les scènes. Il attire la sympathie et la joie, une joie sans mélange, au premier degré, dans laquelle il emporte le public. Sa voix, étonnamment légère, claire, n’a pas la couleur du Heldentenor, il joue d’ailleurs de cette faculté à adoucir, à chanter pianissimo, mais aussi à produire de redoutables aigus, et jusqu’à la fin il résiste, sans faiblir, dans un duo avec Brünnhilde où il est éblouissant de présence, et où le chant ne faiblit pas. Grande prestation ce soir !
Catherine Naglestad était Brünnhilde. Dans la configuration voulue par la direction du théâtre, à chaque journée sa Brünnhilde et donc sans les fatigues des jours précédents. Après la Brünnhilde tendue et merveilleusement interprétée d’Evelyn Herlitzius, la Brünnhilde à la voix puissante et claire, de Catherine Naglestad. Au contraire d’Herlitzius, ce n’est pas une bête de scène, mais quelle bête de chant! On sait que ce rôle dans Siegfried est redoutable, Brünnhilde doit chanter 40 minutes à froid avec des aigus ravageurs. Rien n’arrête Catherine Naglestad: immédiatement la voix s’installe, radieuse, puissante, pure avec des aigus larges, avec des graves charnus; une voix qui n’a rien de métallique, qui est chaude et qui emplit aisément la salle et domine l’orchestre. Alors comment s’étonner que seule des Brünnhilde d’aujourd’hui elle attaque et tienne la redoutable note finale “leuchtende Liebe! lachender Tod!” sans faiblir.

Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. Et c’est aussi le charme du Ring, qui peut à peu installe dans le public chaleur et enthousiasme, émotion et joie. Le fait aussi de voir la mise en scène se dérouler alors qu’on a en tête les représentations précédentes, si proches, est un indéniable avantage, on voit les systèmes d’échos, les citations, les lignes de force. Andreas Kriegenburg/Kent Nagano, voilà un couple qui émerge parmi les références aujourd’hui. Je mesure, avec les amis que j’ai croisés au théâtre, la chance d’assister à cette extraordinaire série de représentations; VIVEMENT DIMANCHE !
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Tomasz Konieczny, extraordinaire Alberich © Klaudia Taday

 

 

 

 

 

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, DIE WALKÜRE le 24 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Le prologue. ©Bayerische Staatsoper

NB: les photos sont celle de la saison précédente, avec des artistes quelquefois différents

Ce soir, un début très traditionnel, avec arrivée du chef, applaudissements, mais aussitôt après le rideau se lève sur une scène de guerre où Siegmund, au milieu se bat contre des adversaires en nombre, qui le désarment, mais il réussit à fuir et à arriver dans la maison de Hunding, qui descend des cintres: un vaste espace dominé au centre par un immense frêne, entouré de “servantes” qui semblent des sortes de vestales tenant chacune une torche électrique, et qui vont accompagner toute la scène. Le frêne, avec son tronc large percée de la fameuse épée, soutient le plafond comme s’il soutenait le ciel ou le monde, et sont pendus à ses branches des cadavres en décomposition, et à ses pieds deux cadavres en attente d’un nettoyage qui  a lieu en fond de scène (un peu comme la vision de la chevauchée des Walkyries de Krämer à Paris).
On est dans un tout autre univers que celui de Rheingold, on tombe dans l’histoire, et donc dans la guerre, dans la mort, dans une obscurité mystérieuse et lourde,

Acte I maison de Hunding ©Bayerische Staatsoper

et cette maison de Hunding, c’est une sorte de Walhalla terrestre: on y accueille les soldats morts, on nettoie les cadavres, on les pend aussi à ce frêne maudit où naguère Wotan planta son épée que personne ne put retirer, comme s’il s’agissait d’un rite apotropaïque dont les femmes qui portent des torches seraient les prêtresses ou les servantes. Comme au Walhalla, on y mange un festin royal sur une table somptueuse recouverte de tapis et remplie de mets et de fruits délicieux. La table royale de Louis XIV…Enfin, dans ce Walhalla qui n’a rien d’un paradis, un couple mal assorti, Hunding/Sieglinde, marqué par des relations d’une violence visible où la femme est méprisée voire niée (Hunding s’essuie les mains sur la robe de Sieglinde par exemple), marqué aussi par l’impossibilité qu’ont Siegmund et Sieglinde de se toucher ou de s’approcher, séparés par un large espace, par les servantes: ils se regardent et se parlent de loin. Mais ils boivent la même eau dans le même verre transmis de main en main par les servantes, sorte de Tristan et Isolde buvant le philtre.
Dans ce monde empreint de violence dont les femmes  gèrent les suites de la guerre (elles s’occupent des cadavres), l’amour fait irruption. L’Or du Rhin a réglé une fois pour toute la question de l’amour, et Wotan  va gérer des guerres qui vont alimenter son Walhalla en héros morts.

Acte I ©Bayerische Staatsoper

Bref dès le début de La Walkyrie on tombe dans la guerre, mais l’irruption de l’amour dans ce monde de sang va créer le contraste qui va construire le récit.
Andreas Kriegenburg ne reprend pas (ou moins) le fil scénique inauguré dans Rheingold. Il entre résolument dans l’histoire, et l’espace se remplit de tous les objets nécessaires au récit. Alors bien entendu, il faut accepter cette rupture, que le spectateur va prendre un certain temps à comprendre et accepter.  Après un Rheingold novateur et surprenant, une Walküre qui au départ paraît bien banale, puisque c’est le livret qui est scrupuleusement suivi, apparemment sans idées nouvelles, et donc dans une sorte d’habitude, même si tout n’est pas vraiment clair au départ. D’où mon “moui” initial à la mise en scène.
Il reste que les images sont réussies, les éclairages de Stefan Bolliger vraiment splendides, et que peu à peu on rentre dans cette logique qui finit par fasciner. On passe alors du “moui” au “oui”, d’autant que le travail musical est tellement réussi, et tellement lié à ce qui se passe sur le plateau, qu’il emporte la conviction.
Une des clés du travail scénique, outre le contraste guerre/amour qu’on rencontre dans le couple Sieglinde/Siegmund face à Hunding, Wotan/Brünnhilde, voire d’une certaine manière Wotan/Fricka, c’est que si l’opéra est la “défaite des femmes” (rappelons-nous l’essai fameux de Catherine Clément), Die Walküre est plutôt celle des hommes. Toute l’action est conduite à l’initiative des femmes: Sieglinde découvre et nomme Siegmund, Fricka impose à Wotan de défendre Hunding, Brünnhilde désobéit à Wotan pour le convaincre ensuite de la condamner de la manière qu’elle va décider, elle. Quant aux hommes, ils meurent ou bien sont vaincus puis convaincus (Wotan).

Chevauchée: le ballet “acapella” ©Bayerische Staatsoper

Cette domination féminine on la constate dans le premier acte, où le plateau est envahi de femmes, ou bien sûr dans le dernier acte, dans la scène finale où les servantes portent le bûcher et se blottissent aux pieds de Brünnhilde endormie, enserrées elles-aussi dans les flammes, et surtout dans cette chevauchée initiée par un ballet  sans orchestre, où les “servantes” au milieu de corps empalés  frappent martialement du pied, seul bruit admis, et entament une longue chorégraphie rythmée mimant la chevauchée qui a pour résultat de pousser le public à la guerre: cela a commencé par un “ça suffit” compris par la partie francophone de la salle, puis par un “basta” compris par les italophones et non, et puis par des cris divers, des mouvements violents qui chauffent la salle à blanc pour entendre ensuite une chevauchée guerrière et sauvage à souhait. Il faut applaudir à l’ironie du metteur en scène et à sa manière de préparer la salle à la scène de la chevauchée, que tout le monde attend, et qui elle-même est si ironique (comme Coppola en avait bien compris le sens dans “Apocalypse Now”!), une sorte d’apologie de la sauvagerie dans un acte qui finit par une sorte d’apothéose d’amour. Ce que le public attend dans La Walkyrie, c’est un chœur de femmes sauvages ! Et la chorégraphie retarde le moment tant désiré…

La Chevauchée ©Bayerische Staatsoper

Kriegenburg travaille avec une précision d’horloger les mouvements, les relations entre les personnages, la relation à l’espace, par un jeu avec le mur du fond, qui se rapproche jusqu’à réduire l’espace à quelques mètres, ou qui s’éloigne tant que les personnages en disparaissent presque du champ visuel lorsque dans les dialogues, ils refusent d’admettre le discours de l’autre (Wotan face à Fricka, ou face à Brünnhilde au troisième acte). Cette variation de l’espace on la note aussi lors de l’annonce de la mort, sur un plateau surélevé, couvert de cadavres, où les protagonistes doivent composer avec un sol jonché, dans la nuit glaciale et mystérieuse.
Il manie aussi l’ironie avec force, on l’a vu dans la chevauchée, mais aussi à l’ouverture du second acte, où la musique du prélude est accompagnée d’un “pas de deux” entre Brünnhilde et Wotan qui font les mêmes gestes ensemble avec leurs lances et leurs deux épées, mais bientôt les serviteurs retirent à Wotan lance et épée pour lui offrir un stylo et lui faire signer des papiers: le Wotan nouveau, celui de Walhalla, n’est plus le dieu guerrier qui guerroie en direct, mais le gestionnaire du pouvoir, il fait la guerre par procuration, envoyant ses enfants (Siegmund) ou ses héros au charnier,

Acte II ©Bayerische Staatsoper

du haut de son lointain bureau, perdu en fond de scène avec sa lance accrochée au mur et sous une fresque représentant une nature torturée.
Ce pouvoir-là, on le lit aussi par le ballet des valets, porteurs de verre qu’on boit ou qu’on casse selon les humeurs (et l’on est souvent de mauvaise humeur dans cet acte II), ou transformés en fauteuils sur lesquels on s’assoit, des fauteuils où les serviteurs montrent leur dos  qui sert de coussin et reposent leur tête comme sur un billot. Ils mesurent le temps, ces serviteurs qui illustrent le pouvoir: car ils disparaissent peu à peu, au rythme des renonciations de Wotan.
Même type de jeu entre Brünnhilde et Wotan, qui se cherchent, qui se touchent (Acte II) , ou qui se tournent autour, s’éloignent, disparaissent, se cherchent pour se retrouver au troisième (joli jeu dans la première scène où Wotan jette une à une les Walkyries pour découvrir enfin au milieu de la scène une Brünnhilde isolée et sans protection). Au fur et à mesure qu’on rentre dans ce travail, on en trouve les qualités et le prix: loin de la banalité, c’est bien la subtilité des rapports, la violence des situations qui est marquée: un exemple, Wotan désespéré à l’acte II se retrouve au fond de la scène assis à son bureau, avec une foule quémandeuse allant vers lui, d’un geste sec, il la fait s’écouler: il est encore malgré sa défaite devant Fricka celui qui a droit de vie et de mort, et préfigure l’envoi de Hunding ad patres (geh! geh!).

Annonce de la mort ©Bayerische Staatsoper

Enfin, soulignons la complexité de la scène de la mort de Siegmund. Siegmund tombe en fond de scène, loin du public, Sieglinde se précipite pour se blottir contre le cadavre encore chaud. Wotan est “ailleurs”, et ne voit pas la fuite de Brünnhilde et Sieglinde, il passe en proscenium, le long de ces cadavres qui jonchent le sol, scène de guerre typique, puis retourne en arrière scène auprès de Siegmund, et s’agenouille, se prosterne. Rideau.
Ce travail très précis, intelligent, esthétiquement très soigné trouve en écho une véritable vision musicale en cohérence. Tout le monde a noté l’extraordinaire lenteur du rythme de la première partie de l’acte I, une lenteur qui pèse, qui ritualise totalement ce qui se passe en scène, le jeu des servantes, celui des femmes qui nettoient les corps, l’éclatement du couple apeuré Siegmund (côté jardin) et Sieglinde (côté cour), la violence rentrée  de Hunding, sa relation tendue à Sieglinde, son objet plus que son épouse, qui à la fois justifie la peur initiale, mais aussi agit comme déclencheur. Tout cela contraint les chanteurs à dire plutôt que chanter le texte, et cela crée une tension qui confine presque à l’agacement (quand cela va-t-il éclater?). Cette pesanteur, c’est bien le travail de Nagano qui le crée, et qui va ensuite exploser et se délivrer au moment du retour de Sieglinde et du duo d’amour. Alors, la musique devient source d’énergie, de force, elle se dynamise, dans une clarté inouïe: cette tension musicale, quelquefois glaciale, quelquefois lyrique, ne quittera plus le plateau. On ne peut qu’admirer aussi le jeu musical du duo Fricka/Wotan, où jamais l’orchestre ne couvre les voix (Nagano est très attentif à ce qu’on entende les chanteurs et le texte). Son approche n’a pas convaincu certains, et on a entendu quelques huées: injustifiées et profondément injustes: Kent Nagano montre dans sa manière de conduire la musique à la fois intelligence et adaptabilité, et surtout conscience de l’inévitable homogénéité qui doit se créer entre plateau et fosse.
A cet orchestre qui ce soir était profondément en phase avec le plateau, correspond un plateau qui peut être difficilement égalé aujourd’hui: Simon O’Neill, désormais un des Siegmund du “Ring-Tour” mondial, a cette voix claire, et suave, qui tranche avec la noirceur de Hunding: cette opposition construit le premier acte. Une voix bien posée, soucieuse de la diction comme souvent chez les chanteurs de l’école anglo-saxonne (il est néo-zélandais), puissante; il n’a pas en scène le charme fascinant d’un Kaufmann, ni même d’un Vogt, mais il tient la route comme on dit, même s’il va au-delà de ses forces (son second “Wälse” a été tenu au-delà du raisonnable et a bien fatigué les mesures qui suivirent) et qu’à la fin du second acte, très tendu, la voix perd un peu de son éclat, mais aucune faute de chant.
Hunding, c’est Hans-Peter König, magnifique comme toujours:  c’est la basse wagnérienne du moment, il n’y a rien à dire ni surtout à redire: c’est parfait, c’est exactement la voix du rôle, la couleur du rôle, et surtout le profil voulu par la mise en scène. Dans celle de Lepage, où Hunding est plus placide et presque tendre avec Sieglinde, il chantait autrement: force de l’adaptation et de l’intelligence du propos.
Wotan, c’est ce soir Tomasz Konieczny (il sera Alberich dans Siegfried et Götterdämmerung), un baryton encore jeune, à la voix claire, puissante, très colorée, au timbre vraiment magnifique. Je l’avais vu à Budapest en 2006 et j’avais noté cette voix en pensant “tiens, un futur Wotan”. Il faudra courir l’entendre lorsqu’il passera près de chez vous. Pour moi, Bryn Terfel reste en ce moment la référence, mais Konieczny n’en est pas si loin. Il a cette intelligence du texte (malgré de petits problèmes de prononciation) qui fait que chaque parole est colorée différemment, que chaque mot pèse. Et de plus, il tient la distance, son troisième acte est vraiment bluffant, très émouvant, très engagé. Il obtient un triomphe mérité.
Du côté des dames, le groupe des Walkyries est très correct: on a toujours des craintes car c’est toujours difficile à distribuer et on vire souvent des Walkyries à des furies hurlantes ou pire, aux chèvres bêlantes. Rien de tout cela ici.
Petra Lang en Sieglinde, c’est plutôt surprenant à ce stade de sa carrière où elle aborde Brünnhilde. Et on pouvait craindre d’une artiste qui n’est pas toujours contrôlée ni rigoureuse. Eh bien non! elle a chanté tout le premier acte et notamment la partie très lente du début avec une rigueur, un contrôle du son et une diction du texte exemplaires,  évidemment, la puissance de la voix libérée ne peut ensuite que provoquer l’admiration: c’est une voix, énorme, et quand elle chante comme ce soir, c’est magnifique. le duo final avec Brünnhilde est prodigieux. Et on entend évidemment la Brünnhilde du Crépuscule derrière cette Sieglinde là. Elle fut ce soir extraordinaire.

Wotan/Fricka ©Bayerische Staatsoper

Extraordinaire aussi Elisabeth Kulman dans Fricka. Autant hier dans Rheingold je l’avais trouvée pâle est sans caractère (était-ce alors voulu?), autant ce soir elle fut tout simplement la meilleure Fricka entendue depuis longtemps, elle a la puissance, les aigus, la couleur, l’engagement, la violence, l’ironie et surtout la présence fascinante. Une immense prestation qui laisse augurer d’une belle carrière, car la voix est intrinsèquement et belle, et ronde, et claire.
Enfin, Evelyn Herlitzius était Brünnhilde, avec ses qualités immense et ses défauts, des sons parfois rauques, incontrôlés, des aigus trop forcés quelquefois qui provoquent des accidents (dans le duo final avec Sieglinde, elle a perdu trois secondes le son: rien ne sortait plus de la gorge): la voix d’Herlitzius n’est pas si grande, c’est une voix moins naturellement forte que construite par la technique et par l’intelligence. D’où un surdimensionnement, très lisible quand on compare à Petra Lang aussi à l’aise dans les hauteurs que l’autre est tendue. Mais voilà, j’aime Herlitzius parce qu’en scène, elle a toujours quelque chose à dire, à exprimer. Elle a une présence irradiante. Son dernier acte et sa scène finale avec Wotan c’est du pur sublime, le texte est tantôt hurlé, tantôt murmuré, mâché avec une intelligence inouïe et une force émotive peu commune. Ah! combien de frissons m’ont traversé entre ce Wotan bouleversant et cette Brünnhilde prodigieuse de vérité, de finesse, de justesse. Dans ces cas-là, on passe sur les petits défauts, les frissons d’émotion s’en accommodent. Tout est au rendez-vous, le jeu, le chant, le texte: et on lit la pleine compréhension des enjeux de la mise en scène.
Oui ce soir tout a concouru à la réussite de la soirée, un cast exceptionnel et équilibré, une direction musicale d’une intelligence exemplaire qui s’adapte à chaque moment et à caque mouvement scénique, une mise en scène au total pas si simple, qui apparaît une lecture un peu banale du livret et qui finit par se révéler avoir plusieurs entrées, plusieurs points de vue, et qui est vraiment un parfait exemple d’analyse fine, tout en proposant une vraie vision. Oui, l’aventure continue mais c’est déjà hélas la moitié du chemin.
Ce Ring sera reproposé en juillet lors du Festival, pensez-y…sacrifiez celui de Paris, et avec l’économie faite, allez à Munich!
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Scène finale ©Bayerische Staatsoper