BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 30 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus:Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Hans NEUENFELS) avec Jonas KAUFMANN & KRISTINE OPOLAIS

Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl
Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl

Ah, les divas ! Que serait l’opéra sans les divas ? Sans leurs caprices, leurs coups de tête, sans leurs « esternazioni » comme on dit en Italie. Quand elles avaient vu la réunion d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann pour cette Manon, le sang des midinettes lyriques n’avait fait qu’un tour et les commandes avaient afflué à Munich. Peu importait Neuenfels, peu importait Altinoglu, ils et elles allaient venir, ils et elles étaient tous là, même ceux du sud de l’Italie et…

Et patatrac, la Diva eut ses vapeurs.  La chronique dit qu’elle eut un conflit (sans doute conceptuel)  avec Hans Neuenfels, l’enfant (septuagénaire) terrible (enfin, un des…) de la scène germanique et qu’elle s’en alla.

Elle fut remplacée par Kristine Opolais. La midinette lyrique avait déjà consommé du couple Opolais/Kaufmann à Londres dans Manon Lescaut, et Londres, c’est mieux que Munich, et l’acoustique par ci, et Pappano part là, et le shopping par ci, et la London touch par là, d’où déception, d’où regrets éternels. La Midinette lyrique a besoin de chair à tabloïd, de couples glamour à se mettre sous les yeux, sous la dent et sous les oreilles,
Bon, la Midinette a lu comme tout le monde que la Manon actuelle de Jonas serait (un grand conditionnel) une Madonna qui a déjà beaucoup servi, que Jonas s’est laissé pousser la barbe, bref, elle sait déjà tout.
À quoi bon alors « faire Munich » comme elle dit dans sa frénésie consumériste?

 

Acte I, toutes le veulent...© Wilfried Hösl
Acte I, toutes le veulent…© Wilfried Hösl

Mais voilà, les plats repassent quelquefois, et même réchauffés, ils sont meilleurs, plus goûteux et « faire Munich » valait vraiment la peine, à tous points de vue.
À Londres pour mon goût quelque chose de la mise en scène n’avait pas fonctionné, quelque chose de la direction de Antonio Pappano n’avait pas fonctionné, quelque chose d’Opolais n’avait pas fonctionné, et même un petit quelque chose de Kaufmann n’avait pas fonctionné. Avaient vraiment fonctionné sans aucun problème Christopher Maltman dans Lescaut et Benjamin Hulett dans Edmondo, ce qui ne fait une Manon Lescaut.

À Munich, tout a fonctionné, et la mise en scène de Hans Neuenfels est si respectueuse du livret qu’on se demande quelle mouche a bien pu piquer la Diva austro-russe, qu’on adore, mais qui nous étonne un peu : il doit y avoir anguille sous roche parce que le Macbeth qu’on a vu à Munich avec elle en juin dernier (Martin Kusej) était moins intéressant  et plus risqué pour elle que cette Manon de Hans Neuenfels…

Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl
Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl

C’est une grande Manon Lescaut qui nous a été proposée ce dernier dimanche à Munich, et qui a tout ce que Londres n’avait pas.
Et d’abord une vraie mise en scène, qui a su non seulement rendre justice à l’œuvre mais aussi en épouser la musique en n’entrant jamais en contradiction ou en choc avec elle.
Certes, Neuenfels étant ce qu’il est, il affiche (un peu) ses péchés mignons, à savoir entourer l’histoire d’un contexte « explicatif », ici le cirque (le chœur est vêtu un peu comme des clowns, culottes aux cuisses larges, Edmondo en costume de Dompteur ou de Monsieur Loyal), cirque parce que Manon est une bête de cirque, parce que cet amour passion destructeur est un objet circassien, parce que c’est la manière qu’a trouvé Neuenfels d’isoler l’histoire, comme dans le roman de Prévost où elle constitue un roman dans le roman. Le monde est un cirque et dans ce monde impersonnel , presque animalier, où les gens sont des clowns, la police des archers, et tous inévitablement gris et noir (sauf des perruques d’un roux agressif, presque animal) seuls, les héros sont « normaux ».
Et quelle succession de magnifiques trouvailles dès le début quand Des Grieux arrive se mélangeant à la foule clownesque, entraîné par son Monsieur Loyal, et entouré des femmes au masque de souris (sans doute un fil rouge de Neuenfels depuis les rats de Lohengrin) en disant  qu’il ne veut pas aimer, puis arrivent Géronte et Manon dans une calèche tirée par des hommes couronnés de plumes noires, tels des chevaux de corbillard, c’est la mort future qui entre,  puis le noir se fait et dès que la lumière réapparaît Manon à jardin et Des Grieux à cour entrent en courant, s’arrêtent, se fixent, et tout est clair. Un magnifique geste théâtral qui dit tout dans une simplicité et une économie de gestes extraordinaires. Et quelle autre idée merveilleuse que d’habiller Manon comme ces femmes de cinéma des années 40, la Laureen Bacall du Port de l’angoisse avec Bogart, ou la Michèle Morgan de Quai des Brumes, ou Celia Johnson de Brève rencontre évoquant ces rencontres passionnées quelquefois risquées, quelquefois sans lendemain, toujours mortifères dans une sorte d’éternel de la passion et de la rencontre.

Neuenfels a choisi de raconter une tragédie, en suivant et la trame puccinienne, et le texte de l’abbé Prévost qui apparaît projeté à chaque intermède orchestral ou à chaque baisser de rideau. Neuenfels à la fois isole l’histoire, la distancie et la raconte avec une très grande fidélité, comme l’enchâssement du récit de Des Grieux dans une réalité plus large, dans une vie autre dans un monde vaguement circassien, festif  ou vaguement animalier, mais où circule en permanence l’argent. Il en fait un spectacle dans le spectacle, en isolant l’action dans une boite noire aux néons blafards qui en délimitent les contours. Comme si les amants étaient seuls au monde, et en même temps sous le regard du monde. Le spectateur se fait voyeur, mais aussi complice : c’est un spectacle totalement cathartique. Et il laisse aussi les corps de libérer, se toucher, dans la vibration passionnelle : il faut dire que Opolais et Kaufmann ont exactement le physique du rôle et sont engagés comme rarement je les ai vus. Il y avait à Londres quelque chose de surfait, surjoué, de paillettes, un trop de décor et d’anecdotique. Chez Neuenfels, nous sommes dans l’essentiel, l’épure, avec travail sur le geste qui fait toujours sens en harmonie totale avec la musique, qui étonne et qui émeut.
Le deuxième acte à Londres se passait dans une sorte de peep show.
L’idée d’une Manon instrument et objet soumis au regard lubrique de tous, qui existe dans le livret où des “amis” de Géronte assistent à sa leçon de danse et de chant est aussi fouillé par Neuenfels, mais rendue de manière double, au centre un large praticable sur lequel est un lit, et sur les étagères une abondance de récipients, de boites, de vases contenant bijoux, perles, pendentifs.

Dispositif de l'acte II © Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte II © Wilfried Hösl

Autour de ce praticable, des chaises sur lesquels s’assoient des dizaines d’évêques , dans des costumes stylisés, mais c’est clairement des ecclésiastiques qui assistent aux jeux érotiques de Géronte (le livret indique la présence d’abbés) ; son âge l’empêche de jouir du corps directement,

Acte II, jeux...© Wilfried Hösl
Acte II, jeux…© Wilfried Hösl

il paie un beau jeune homme chargé de caresser et de baiser la jambe de Manon, pendant que les musiciens chantent (magnifique, comme toujours, Okka von der Damerau), puis Geronte sans doute excité renvoie le jeune homme et s’affaire à son tour, puis rappelle le jeune homme, scène terrible où Manon silencieuse se laisse faire, et qui va faire contraste avec l’urgence passionnelle qui va suivre quand Des Grieux arrive. Au milieu de tout cela, un Lescaut léger mais pas antipathique, magnifiquement chanté par Markus Eiche, timbre chaud, diction exemplaire personnage déjanté mais plutôt version bandit sympathique que maquereau : il traverse  les actes  avec cette légèreté non démunie d’une certaine distinction.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Le troisième acte est aussi saisissant : une passerelle qui conduit à un trou béant, comme un mur métallique percé au chalumeau : la boite s’ouvre sur l’ailleurs et un ailleurs inquiétant,  il y a des spectateurs (toujours les clowns), il y a des femmes encagoulées qui vont embarquer. Le policier qui accepte l’entrevue de Manon et Des Grieux les suit, et les vise de son arc (tous les policiers ici sont des archers), c’est là aussi une magnifique idée : l’arc est l’arme de Cupidon, un Cupidon toujours charmant et coquin. Dès que Des Grieux et Manon s’étreignent, l’archer s’approche, menaçant, agressif, un Anticupidon glacial. Là aussi tout est dit.

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Enfin le dernier acte est sans doute le plus beau et le plus bouleversant. Le plateau est nu, le couple arrive sur cette scène vide, pieds nus, avec des gestes qui au deuxième acte eussent pu être érotiques, et ici gestes de la désespérance et de la tendresse, la manière dont Des Grieux caresse Manon, dont il lui éclaire le visage, dont il lui écarte les cheveux indiquent des gestes d’une vérité rare et d’une très grande intensité, et quand Manon meurt, Des Grieux s’allonge auprès d’elle comme pour s’endormir avec le geste éternel des amants. Pendant que le rideau tombe.
Neuenfels a essayé de clarifier l’histoire très elliptique du livret (un livret repris et trafiqué par Luigi Illica, Giulio Ricordi, Domenico Olivia et Marco Praga, réduit à quatre moments d’une descente aux Enfers) en intercalant les extraits de Prévost, pour reconstituer le fil et les motifs du récit, et en y ajoutant des idées qui sont dans Prévost mais pas chez Puccini (la perdition par le jeu orchestrée par Lescaut)

La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl
La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl

il a essayé aussi de travailler sur l’intensité, l’urgence passionnelle, en recentrant sur le couple et en évacuant tout ce qui pourrait être anecdotique, ou pittoresque : c’est l’opposé des choix de Jonathan Kent à Londres qui se perdait dans les petits faits vrais, des anecdotes, et qui diluait toute émotion. Ici au contraire, l’œil ne peut que se concentrer sur ce couple magnifique et si investi, nous sommes bien dans l’épure tragique. Neuenfels par son travail sur les personnages, sur le geste et sa qualité esthétique, avec de magnifiques éclairages, signe là une mise en scène d’un très grand classicisme et d’une grande intensité émotive : il a travaillé sur les émotions, comme le demande la musique de Puccini. Netrebko, qu’est ce qui t’a pris de laisser cette occasion?
Il y a une grande cohérence entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, et le mérite d’Alain Altinoglu est grand d’avoir proposé un Puccini presque idiomatique, un Puccini tel qu’on a envie de l’entendre, pas tonitruant, pas dégoulinant de larmes, et tout sauf ordinaire. D’abord, il a un orchestre en très grande forme dont il sait mettre en valeur les qualités : sa direction est d’une très grande limpidité, cristalline je dirais, avec un souci très évident de relever certaines phrases, certains moments qui montrent la construction d’une partition que Claudio Abbado voulait aborder dans les années 90. Il y a toujours aussi quelque chose de tendu, à chaque fois sur un pupitre différent. Enfin, il épouse les mouvements du plateau, avec une cohérence rare, et sait jouer du pathos, mais sans jamais exagérer. L’orchestre n’est jamais trop fort, plutôt fluide. En bref, j’ai trouvé un Puccini juste, sensible, et en même temps complexe, très élaboré. C’est vraiment du très beau travail.
Il est évidemment servi par un plateau de rêve : parce que les héros transpirent la jeunesse et l’engagement. Ils en donnent en tous cas l’image. À commencer par Markus Eiche, un des meilleurs Lescaut qu’on puisse trouver aujourd’hui, une voix veloutée, un timbre chaleureux, une diction impeccable, un engagement scénique d’une criante vérité, il triomphe et c’est mérité.

 

Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl
Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl

Tous les rôles de complément sont d’ailleurs bien distribués à commencer par le maître à danser de Ulrich Reβ, fagoté comme sorti de la planète des singes, comme ces bêtes de cirque qu’on présente (la femme à barbe etc…) le mollet hypervelu, le visage couvert de barbe…avec Manon qui lui arrache un poil négligemment pour s’en servir de fil interdentaire…
Joli Edmondo « Monsieur loyal » de Dean Power (qui était si bon dans l’Affaire Makropoulos il y a quelques semaines), mais pas aussi convaincant peut être que Benjamin Hulett à Londres, Alexander Kaimbacher compose un très émouvant allumeur de réverbères du troisième acte, lui aussi comme sorti des monstres de cirque. En fait tous les personnages sauf les quatre personnages essentiels sont relégués dans une sorte de bestiaire à la Borges, pour ne faire émerger que Géronte (très bon Roland Bracht, un vétéran…mais c’est le rôle : on sait ce que veut dire Géronte en grec), Lescaut et le couple.

 

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Kristine Opolais n’a toujours pas la vraie voix du rôle à mon avis, et elle a toujours des moments tendus, je pense que la voix plus large de Anna Netrebko eût mieux convenu. Mais cette fois-ci et contrairement à Londres, on s’en moque. On s’en moque parce qu’elle est d’une telle vérité, d’une telle intelligence, d’un tel engagement, elle diffuse une telle émotion et elle affiche une telle beauté qu’elle est Manon : elle est simplement et scéniquement fantastique, d’une rare expressivité vocale, d’un art de la couleur consommé. Grandiose.

Quant à Jonas Kaufmann, il est simplement phénoménal. Il a ce timbre sombre qui a priori ne convient pas au rôle, et il en fait un personnage un peu ombrageux, un personnage à la fois passionné, mais avec une couleur à la Werther, un héros romantique si l’on veut, d’une jeunesse et dans une forme vocale insolentes. Dès Donna non vidi mai, on a compris que ce sera grand. Certes, il use de trucs techniques qui permettent à cette voix si élaborée, si techniquement construite, de se jouer de tous les pièges : jamais un aigu solaire et ouvert, mais toujours des aigus en situation où l’on va jouer des notes filées, des adoucissements, des mezze voci parfaitement dominées et qui chavirent l’auditeur . Certains italiens lui reprochent de chanter en arrière, engorgé. Justement, il en fait un atout, il en fait quelque chose qui ajoute à la couleur du personnage, une limpidité teintée de buée, teintée toujours d’un peu de mélancolie. Du grand art, bouleversant, convaincant (comme il l’est très souvent dans Puccini), une technique hallucinante et une présence charismatique.
Alors, oui, ce fut un grand moment d’opéra, un vrai moment de théâtre et un merveilleux moment musical. La Wander – Midinette est heureuse. [wpsr_facebook]

Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014
Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014

BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, SIEGFRIED le 25 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Acte I ©Bayerische Staatsoper

J’avais parlé d’aventure, lors de mon compte rendu sur Rheingold. Et quelle aventure! Ce Ring pourrait bien être le plus beau depuis longtemps, tant il dépasse de larges coudées les productions vues ailleurs, avec une direction musicale totalement novatrice, et des chanteurs incroyables: ce soir ce fut presque une perfection. Ce Siegfried était fantastique, et je vais avoir bien du mal à en rendre compte dans sa totalité, tant la mise en scène est pleine de détails extraordinaires, inattendus, intelligents, et tant la distribution a été phénoménale, au moins pour l’essentiel. Après trois jours, ce pourrait bien être enfin le Ring qui nous manquait, et qui nous fait oublier tous les autres, dont certains du même coup sont rejetés dans la médiocrité ou le brouillard de l’oubli.
Quel que soit le regard qu’on portera sur Götterdämmerung, l’entreprise de Andreas Kriegenburg est une réussite par sa nouveauté, son intelligence, son souci du détail, son suivi du livret et des détails du texte: il y a des idées que je n’ai jamais vues jusqu’ici sur une scène, on va de surprise en surprise.
Pour ce Siegfried, Kriegenburg est revenu aux principes posés par Rheingold: en effet, le livret fait le point sur l’histoire (c’est même le point focal du premier acte), et quatre personnages de Rheingold y continuent leur guerre (Wotan, Mime, Alberich, Fafner) par Siegfried interposé. On retrouve donc la centaine de figurants qui construisent formes et espace, en des images souvent inoubliables (le Dragon!!). Cette humanité, qui est à la fois totalement humaine (fin du 1er acte) compose aussi des formes: arbres, forêts, prairies fleuries dans une sorte de polymorphie étonnante. Les solutions scéniques apparaissent toujours d’une  apparente simplicité  qui cache une redoutable complexité; le chant de la forge en est un exemple frappant.
Essayer de parler du premier acte est une gageure: extraordinaire fluidité des changements d’ambiance, évocations, constructions, tout est étourdissant: dans un acte que les spectateurs peuvent considérer comme un peu statique, on a au contraire un feu d’artifice d’images. Sur le prologue, un groupe qui fait fleur, et qui remue au son de la musique pour laisser apparaître au centre Mime sur son enclume.

La caverne de Mime ©Bayerische Staatsoper

Puis  Siegfried entre et brutalement des figurants surgissent portant des panneaux:  c’est la caverne de Mime qui apparaît, mais derrière se constituent des tableaux, sorte de tableaux vivants qui illustrent le propos des protagonistes et les thèmes du dialogue: c’est l’évocation de la mort de Sieglinde, vue en arrière plan mettant au monde Siegfried et mourant. Siegfried en écoutant ce récit le vit, le voit et tend une main désespérée, jamais saisie, à sa mère mourante. C’est l’évocation de Nibelheim et de l’esclavage, ou des géants qu’on revoit  sur leur cube qui figure la terre sur laquelle ils marchent, ou du Walhalla. Toutes les images frappantes de Rheingold reviennent, socle lancinant de toute l’histoire, et à chaque fois, la caverne se disloque en une seconde (les panneaux sont portés par des figurants) et se reforme tout aussi vite.

Apparition du Wanderer (Acte I) ©Bayerische Staatsoper

Le Wanderer entre en scène sur un paysage de prairie fleurie de tournesols avec des figurants portant de petits nuages, image naïve de la Wanderung, de la randonnée, contrastant avec le dialogue tendu qui va suivre !
Le plus impressionnant est évidemment le chant de la forge: la forge qu’on se figure avec tous les éléments divers que portent les figurants, au fond, le feu, au second plan le système de balancier en bois qui remue le soufflet, de l’autre côté le soufflet géant, une sorte de monstre immense, au premier plan les outils du forgeron proprement dit, la forme, les moules, et le feu, figuré par du tissu scintillant.

La forge et les paillettes…©Bayerische Staatsoper

Quant aux étincelles, que le texte invoque, elles sont rendues par des paillettes (voir photo ci-dessus), et c’est un émerveillement. Émerveillement que de voir toute cette humanité qui meut la forge en un joyeux désordre, dans une sorte de fête  de dessins animés ou de bande dessinée: c’est un moment de joie intense, de vie prodigieuse, d’élan vital jamais ainsi rendu dans une mise en scène . Sans oublier les détails qui font sens: à droite Siegfried qui refond Nothung, à gauche au coin, sur son plan de travail et sur le foyer, Mime qui prépare son poison, en rythme et à l’unisson avec Siegfried qui prépare Nothung. Cette fête intense où les deux personnages expriment leur foi en leur avenir, chacun dans sa sphère, cette humanité joyeuse qui joue, qui rit, qui danse, c’est un des moments de théâtre les plus extraordinaires qui m’ait été donné de voir, et lorsque Siegfried clôt l’acte frappant l’enclume figurée par une construction des corps qui explose joyeusement sous le coup de Nothung, le public explose, visiblement enthousiaste et heureux.

Le deuxième acte s’ouvre sur une vision désolée: Alberich, seul en scène, médite nerveusement en essayant d’allumer des cigarettes sans succès au milieu de rochers constitués de  groupes de figurant aux corps peint de brun.

Entre le Wanderer, et dans le dialogue (un duo ce soir phénoménal, on le verra) qui suit, où les deux personnages se menacent pour ensuite finir par s’allier objectivement pour solliciter le Dragon, Wotan offre du feu à Alberich, en un jeu de complicité-rivalité étonnant de finesse.

Le dragon face au Wanderer et Alberich ©Bayerische Staatsoper

 

L’apparition du dragon, suspendu, composé de corps entrelacés violemment éclairés de rouge avec au centre Fafner est à la fois impressionnante et propose une des plus belles visions de ce Ring.
Tout ce deuxième acte d’ailleurs est construit tout en contrepoint, détails, contrastes qui illustrent le livret.

Les “Monstres” ©Bayerische Staatsoper

Siegfried et Mime arrivent au cœur de la forêt, dans un milieu hostile figuré par des sorte de monstres ou d’animaux auxquels évidemment Siegfried est indifférent, mais qui effraient terriblement Mime et commencent à le dépouiller: c’est le test de la peur, élément central de l’opéra, qui fonctionne à la perfection.

Siegfried et le dragon ©Bayerische Staatsoper

Le combat de Siegfried et du dragon, figuré on l’a vu par des corps entrelacés, deux yeux brillants et une énorme bouche menaçante est l’un des sommets de la soirée, et l’on voit Siegfried percer le cœur de Fafner, qui est au centre du dispositif, qui perd aussitôt tout mouvement, qui s’éteint, et Fafner en descend pour son monologue.

L’oiseau au milieu des arbres ©Bayerische Staatsoper

L’Oiseau, c’est à la fois la chanteuse, en costume de danseuse de cirque, avec des éventails en plume, bien sûr et une figurante qui meut un oiseau au bout d’une perche. C’est une vision très fraiche et très amusante: pendant toute la scène, Alberich et Mime errent autour et l’oiseau les poursuit, tandis que les deux le repoussent sans cesse. Et Siegfried suit l’oiseau, danse avec lui, tourne autour des arbres constitués eux aussi de figurants. Lors de l’appel du cor, il rivalise non avec l’oiseau, mais avec le cor en coulisse, et c’est un jeu mimé, avec Siegfried qui fait semblant de jouer du cor, mais toujours à contretemps et qui finit par renoncer et se mettre à écouter l’appel joué en coulisse, non sans le sourire de la complicité du clin d’oeil au spectateur.

Siegfried et l’oiseau ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène est une illustration du livret, qui serait presque comme un album pour enfants, qui peut faire peur, qui fait sourire, qui attendrit aussi par l’extraordinaire poésie qui se dégage: pour pasticher un titre célèbre du critique Jean-Pierre Richard “Corps et décors balzaciens”, on a ici “Corps et décors wagnériens”, tant le décor est tributaire du corps, tant le corps fait décor, en ce sens  Harald B.Thor et Zenta Haerter (chorégraphe) construisent un travail étroitement tressé. Le corps humain dans toutes ses formes et ses déformes, est au centre, l’humanité est l’outil de ce magnifique travail.
Et lorsque le rideau se lève sur le troisième acte, de nouveau un magnifique tableau. Les corps sont là, constitués en rocher, en terre, protectrice qui abrite Erda, Wotan la réveille et la terre, c’est à dire les corps, s’ouvre et elle apparaît: lorsqu’elle parle, ces corps se retournent vers Wotan (et l’agressent d’ailleurs), et ils sont blancs, lorsqu’Erda s’en retourne dormir, ils se retournent et sont bruns, cette alternance brun/blanc rythme les moments de la conversation, les refus d’Erda qui s’en va, les appels de Wotan qui suscitent ses réponses en un va et vient non dénué de violence ni de beauté.

Acte 3_2: Siegfried et le Wanderer ©Bayerische Staatsoper

La scène suivante avec Siegfried se déroule le long d’une falaise de corps bruns figurant un défilé, elle est réglée avec une précision étonnante, dans son crescendo où d’une conversation ordinaire elle devient enjeu, et combat. Et cette falaise de corps, lorsque Wotan disparaît, ne pouvant plus arrêter Siegfried qui d’une pichenette a cassé la lance (le coup est si léger, et souligne la défaite du Dieu), se couvre d’un dais de toile sur laquelle le feu est projeté, et d’où émerge bientôt ça et là Siegfried qui traverse les flammes.
Alors commence l’un des duos les mieux réglés: souvent, Siegfried écoute un peu tétanisé Brünnhilde et les choses tardent à se mettent en place.
Ici le décor représente un lit blanc, deux coussins, un drap de satin, le tout posé sur une immense toile rouge qui fait toute la hauteur du plateau et toute sa largeur, cette toile figure une sorte de lit immense, qui se gonfle en une sorte de couette géante rouge, et se dégonfle, qui vibre ou retombe selon les montées du désir et les hésitations de Brünnhilde.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Tout le dialogue est construit autour de Siegfried, tetanisé, terrorisé, d’une timidité et d’une pudeur enfantines (Lance Ryan est prodigieux). Il ne tient même pas debout devant Brünnhilde, il fuit, il revient, il se sent un peu plus à l’aise, alors il enlève ses chaussettes, comme un enfant, mais pas plus: les gestes peu à peu deviennent plus assurés, et Brünnhilde peu à peu moins angoissée, plus rassurée. Elle est plus froide, plus distante, plus circonspecte devant ce fougueux et timide garçon, mais peu à peu la magie du désir, et la confiance des corps renaît. Dans cet océan de rouge-passion, le lit devient une sorte de Ring où se joue le combat du désir, où les coussins, où les draps sont les armes, dont on se couvre et se recouvre, tandis que sur les côtés dans l’ombre, au loin, les figurants observent. Quel moment, quelle scène, quelle précision et quelle finesse dans l’analyse psychologique.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper

Évidemment, la musique fait opérer la magie de la Gesamtkunstwerk. J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’oeuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.
Le plateau est digne de ce triomphe. En cinq jours on aura entendu les plus grands chanteurs wagnériens du moment ou presque. Certes le Mime de Ulrich Reß qui passait bien dans Rheingold, est en-deçà de ce qu’on aimerait dans Siegfried: des graves détimbrés, une bonne élocution, mais peu colorée, une insuffisante conquête du texte et de ses inflexions, bref, un manque de vrai caractère. Il reste néanmoins très acceptable et ne ternit pas l’ensemble, loin de là.
La Erda de Qiulin Zhang a les graves exigés par le rôle, beaucoup moins les aigus, et en tous les cas un vibrato excessif qui finit par gêner. Sa prestation est honorable, mais pas exceptionnelle.
L’oiseau de Anna Virovlansky, en troupe à la Bayerische Staatsoper, qui chante sur scène et non en coulisse, montre une voix fraiche, charnue, au bel aigu et une personnalité à suivre. Une très jolie surprise, et un merveilleux personnage en scène.
Enfin, le Fafner de Steven Humes, à voix plus claire que d’habitude, un Fafner jeune et encore vigoureux est très émouvant en Fafner mourant: il doit l’être pour toucher Siegfried, belle élocution, jolie présence. Il laisse sur scène son manteau rouge que les deux frères Mime et Alberich se disputent vainement, autre trouvaille d’une grande efficaicté et justesse.
Passons désormais à l’exceptionnel: exceptionnel en effet l’Alberich de Tomasz Konieczny. Hier il était un très grand Wotan, ce soir un immense Alberich, à la voix vigoureuse, sonore, au timbre magnifique, avec un sens phénoménal du texte et de l’interprétation: un monument. Dans ce court duo avec Wotan, il me rappelle l’Alberich qui reste ma référence, à Bayreuth en 1977, l’immense Zoltan Kelemen, mort en 1978 et il fait oublier tous les autres.
En face de lui dans un duo mémorable, qui a laissé pantois le public, le Wanderer de Thomas Johannes Mayer. Wanderer du jour contre Wotan de la veille. Quel duo, et quel Wanderer!
La voix n’a pas la jeunesse et la clarté de Konieczny, elle a une couleur plus opaque qui convient à merveille au Wanderer fatigué, mais quelle puissance, quelle diction, quelle présence, aussi bien face à Mime que face à Alberich et enfin à Siegfried, il est d’une telle intensité, il a un tel volume qu’il suscite l’étonnement, l’admiration et l’enthousiasme. J’ai déjà entendu son Wotan, jamais je ne l’avais à ce point senti en phase avec le propos, et à ce point en forme.
Lance Ryan enfile les Siegfried comme la Begum ses perles. Je l’ai entendu pour la première fois dans ce rôle il y a bien longtemps à Karlsruhe où il était en troupe, je l’ai entendu récemment à la Scala. Il est complètement différent, transfiguré scéniquement par une mise en scène qui le sollicite fortement où il joue encore plus le personnage enfantin et juvénile, mais sympathique: il n’y pas en lui l’adolescent agaçant qu’on voit quelquefois sur les scènes. Il attire la sympathie et la joie, une joie sans mélange, au premier degré, dans laquelle il emporte le public. Sa voix, étonnamment légère, claire, n’a pas la couleur du Heldentenor, il joue d’ailleurs de cette faculté à adoucir, à chanter pianissimo, mais aussi à produire de redoutables aigus, et jusqu’à la fin il résiste, sans faiblir, dans un duo avec Brünnhilde où il est éblouissant de présence, et où le chant ne faiblit pas. Grande prestation ce soir !
Catherine Naglestad était Brünnhilde. Dans la configuration voulue par la direction du théâtre, à chaque journée sa Brünnhilde et donc sans les fatigues des jours précédents. Après la Brünnhilde tendue et merveilleusement interprétée d’Evelyn Herlitzius, la Brünnhilde à la voix puissante et claire, de Catherine Naglestad. Au contraire d’Herlitzius, ce n’est pas une bête de scène, mais quelle bête de chant! On sait que ce rôle dans Siegfried est redoutable, Brünnhilde doit chanter 40 minutes à froid avec des aigus ravageurs. Rien n’arrête Catherine Naglestad: immédiatement la voix s’installe, radieuse, puissante, pure avec des aigus larges, avec des graves charnus; une voix qui n’a rien de métallique, qui est chaude et qui emplit aisément la salle et domine l’orchestre. Alors comment s’étonner que seule des Brünnhilde d’aujourd’hui elle attaque et tienne la redoutable note finale “leuchtende Liebe! lachender Tod!” sans faiblir.

Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. Et c’est aussi le charme du Ring, qui peut à peu installe dans le public chaleur et enthousiasme, émotion et joie. Le fait aussi de voir la mise en scène se dérouler alors qu’on a en tête les représentations précédentes, si proches, est un indéniable avantage, on voit les systèmes d’échos, les citations, les lignes de force. Andreas Kriegenburg/Kent Nagano, voilà un couple qui émerge parmi les références aujourd’hui. Je mesure, avec les amis que j’ai croisés au théâtre, la chance d’assister à cette extraordinaire série de représentations; VIVEMENT DIMANCHE !
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Tomasz Konieczny, extraordinaire Alberich © Klaudia Taday