OPERA DE LYON 2011-2012: LE NEZ de Dimitri CHOSTAKOVITCH (Ms.en scène William KENTRIDGE, Dir.Mus: Kazushi ONO

Une fois de plus, ce spectacle a fait mouche: l’Opéra de Lyon ne désemplit pas et chaque soir c’est un triomphe: Le Nez, de Dimitri Chostakovitch, qui l’eût cru, est le spectacle à ne pas manquer de cette rentrée. Les quatre représentations d’Aix avaient créé la curiosité et l’événement, Lyon propose sept représentations (dernières le 20 octobre) avec la même distribution ou presque. Le fait d’avoir déjà vu la production permet de se concentrer sur des détails, de mieux appréhender le texte (même si les sous-titres sont très mal placés, et je ne sais ce que peuvent en voir les spectateurs des 5ème et 6ème balcons), et surtout de revivre l’intense plaisir connu la première fois. Cette oeuvre est une explosion d’inventivité, de jeunesse, d’ironie, une sorte de dessin animé sonore que la production de Kentridge renforce sans jamais écraser la musique. L’explosion visuelle qui correspond à cette explosion sonore ne gêne jamais l’audition, mais la renforce sans cesse, et construit une telle solidarité entre scène et fosse qu’on pourrait se demander si l’on ne tient pas là une sorte de version définitive…Il aurait fallu aller voir cette année la production de Zurich (Ingo Metzmacher au pupitre et Peter Stein à la mise en scène), qui a connu sa dernière le 8 octobre, pour se faire une idée claire. Il reste que les deux petites heures passées à Lyon sont un indicible plaisir.
Un plaisir parce que le spectacle repose solidement sur les trois pieds du trépied lyrique:
– une direction d’orchestre au petit poil, d’une redoutable précision, encore plus qu’à Aix peut-être, qui suit avec une minutie métronomique les éléments du spectacle qu’elle accompagne presque comme si elle illustrait, elle commentait ce qui se passe en scène, comme une musique de film. Kazushi Ono fait un travail magnifique avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon, (les musiciens ont l’air de s’amuser comme des fous!) dans un répertoire où il excelle
– une distribution exemplaire, où chacun est à sa place, dans le jeu comme dans la voix. la voix de Vladimir Samsonov sonne mieux dans la salle plus petite de l’Opéra de Lyon. On retrouve avec plaisir le désopilant Ivan de Vassily Efimov, et naturellement l’exceptionnel sergent de Andrei Popov. Tous (c’est la même distribution qu’à Aix) sont vraiment excellents acteurs et remarquables chanteurs: on note encore une fois leur diction exceptionnelle et leur engagement prodigieux
– une mise en scène étonnante, qui ne laisse pas un instant de répit, qui nous entraine dans un tourbillon d’images mais qui en même temps est un remarquable travail historique sur le constructivisme russe, sur le monde intellectuel de l’époque, mais aussi sur la société russe dans ses racines et sa diversité. Elle utilise la vidéo, le cinéma d’animation, les collages, et explose sans cesse en images diverses: la scène du journal est encore une fois l’une de mes préférées, mais la première scène du coiffeur est aussi à la fois surprenante et exacte, collant remarquablement au texte de Gogol. J’ai déjà écrit un compte rendu lors de ma première vision à Aix, je n’ai qu’à ajouter une seule chose: Allez-y, allez-y, allez-y, c’est jusqu’au 20 octobre, risquez si vous n’avez pas de billet, il y a toujours de places de dernier moment.

FESTIVAL d’AIX 2011: LE NEZ, de D.CHOSTAKOVITCH, dir.mus:Kazushi ONO, ms en scène: William KENTRIDGE


© Pascal Victor / ArtcomArt

“Le Nez” de Dimitri Chostakovitch, écrit en 1927-1928 et créé au théâtre Maly (aujourd’hui Mihailovski) de Leningrad en 1930  ne connut à la création que 16 représentations, critiqué pour “formalisme” par la critique stalinienne; l’oeuvre disparut des scènes jusqu’en 1975 où elle fut reprise en Union Soviétique par Guennadi Rojdestvenski . Encore aujourd’hui c’est une oeuvre qui résiste: il est difficile de rentrer dans cet univers sonore, et même théâtral. Beaucoup restent encore hermétiques à cette musique riche, foisonnante,  souvent à la limite de l’atonalité, mais aussi pleine d’humour. L’histoire est celle de la nouvelle de Gogol (1835), légèrement modifiée et enrichie d’autres scènes prises dans d’autres œuvres de Gogol, d’un Assesseur de collège, Kovaliov, qui se réveille un matin sans nez, et dont le nez se promène par la ville, vêtu en Conseiller d’Etat. c’est l’occasion d’une satire féroce de la société de Saint Petersbourg et du monde tsariste.
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La musique quant à elle, est résolument novatrice: n’oublions pas que les années 20 en Europe voient éclore Wozzeck (créé à Leningrad en 1927), les petits opéras de Hindemith ou de Schönberg (Von heute auf morgen est aussi de 1928) et que la musique bouillonne. L’avant garde russe est aussi en bouillonnement, musical et théâtral: en 1929, la pièce “la Punaise” donnée au théâtre Meyerhold de Moscou rassemble Meyerhold, Maiakovski, Chostakovitch, Rodtchenko. C’est ce bouillonnement là qui est montré par la mise en scène de William Kentridge et sa nombreuse équipe, qui rappelle par certains côtés le style de Alexandre Rodtchenko. C’est un fourmillement d’écrits en russe ou en anglais qui écrase le spectateur et dilue volontairement son attention: écrits, projections, films d’animation, sculpture tournantes faisant apparaître le visage de Chostakovitch ou de Staline, décors apparaissant dans des espaces réduits sortis des feuilles imprimées (le décor du coiffeur est presque un décor de bande dessiné, celui du journal est impressionnant d’inventivité). Spectacle étourdissant d’intelligence, de fantaisie, qui est presque à lui seul une performance plastique: William Kentridge, plasticien, metteur en scène et cinéaste utilise tous les arts dans un travail syncrétique qui correspond, qui colle totalement à l’ambiance intellectuelle ébouriffante de la fin des années 20 à Leningrad.


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Dans cette ambiance, c’est l’écrit et ses variations qui dominent, un écrit qu’on voit dans tous les sens, écrit fixe, animé, écrit de journal, feuilles volantes qu’on se passe, jusqu’aux surtitrages qui semblent faire partie de la mise en scène. A cette mise en scène extraordinaire correspond une direction musicale de Kazushi Ono pleine de fantaisie, d’invention, d’humour, collant aux intentions du compositeur, avec un orchestre de l’opéra de Lyon d’une redoutable précision, sans une scorie, et un chœur dirigé par Alan Woodbridge rompu au répertoire russe depuis les Tchaïkovski et le Rossignol à Lyon. Un travail exemplaire: il faut souligner qu’à peine le rideau tombé sur la dernière de Tristan und Isolde à Lyon,  l’orchestre est parti pour Aix répéter, et retourne aussitôt après  ce “Nez”  à Lyon pour un Cosi’ fan Tutte retransmis dans toute la région. Une fin de saison qui montre la qualité du travail accompli et la nécessité pour tout mélomane de passer par la capitale des Gaules. Quant à la distribution, presque entièrement russe, elle montre la qualité de la formation russe actuellement, qui inonde les scènes européennes de chanteurs qui savent à la fois jouer et chanter, et qui ont une qualité de diction proche de la perfection. beaucoup sortent d’ailleurs de l’Opéra Centre Galina Vichnevskaia, l’un des centres de formation les plus avancés actuellement en Europe.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Notons évidemment Vladimir Samsonov, étourdissant Kovaliov, le barbier d’Alexandre Ognovenko, les ténors Alexandre Kravets et surtout Vasily Efimov, le valet à la Balalaïka fantaisiste deKovaliov ,

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et Andrey Popov, l’inspecteur de police à l’extraordinaire voix de ténor de caractère. Les autres (très nombreux) sont exemplaires, dans cette composition folle, où la folie créatrice voulue par le compositeur et le metteur en scène étouffe la critique de la société tsariste montrée dans Gogol. On n’ose imaginer ce qu’aurait été la créativité russe si le stalinisme dès les années trente ne l’avait pas étouffée (Meyerhold est fusillé en 1940).
Seulement quatre représentation d’un spectacle qui est sans doute celui qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte à Aix cette année. Par chance, cette coproduction entre le MET, Aix et l’Opéra National de Lyon sera à Lyon cet automne dans la même distribution: on pourra la revoir les prochains 8,10, 12, 14 , 16, 19, 20 octobre. Elle vaut le voyage, précipitez-vous, il y a encore des places !!

© Pascal Victor / ArtcomArt