TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de Richard STRAUSS le 11 mars 2012 (Mise en scène: Claus GUTH, dir.mus: Marc ALBRECHT)

À la Scala, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après une dernière d’Aida au mieux discutable du 10 mars, le 11 mars une Première de Die Frau ohne Schatten qui a triomphé, dans une production intelligente de Claus Guth, avec une distribution de bon niveau, et surtout une direction musicale de très grande qualité.
Voilà qui confirme ce que j’écris dans ce blog depuis longtemps sur la Scala: son problème, c’est le répertoire italien car sinon, que de productions intéressantes. Depuis septembre, deux Strauss, un très beau Rosenkavalier et une très stimulante Frau ohne Schatten.
La dernière production de Frau ohne Schatten remonte à 1986, dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, d’une grande poésie, dirigée par le grand Wolfgang Sawallisch et reprise en 1999 avec au pupitre Giuseppe Sinopoli. A l’époque je vivais à Milan et Sawallisch s’était plaint des difficultés de l’orchestre à aborder une partition à peu près inconnue de lui. Et pourtant il en était résulté un moment orchestral fulgurant, j’ai encore dans l’oreille ce scintillement sonore qui était magique.
Le public avait pourtant déserté pendant les deux premières représentations, la Platea était clairsemée, des loges vides et peu à peu la voix avait circulé que cette musique valait le détour et les dernières furent jouées à guichets fermés.
Même phénomène 26 ans après, bien des loges vides, bien des trous dans la Platea: le public milanais ne change pas, il lui faut des titres sûrs (comme l’Aida de la veille!!). La Scala reste le plus grand théâtre de province du monde (75% du public dans un rayon de 2km…)… Quel dommage ! Quelle musique en effet, sublime et tellement difficile à jouer et à chanter qu’on l’entend relativement rarement; j’ai pour ma part vu en 1980 sous l’ère Lefort II (en septembre 1980 pour sa prise de fonction) la fameuse production parisienne reprise de 1972 (de Nikolaus Lehnhoff) sous l’ère Lefort I (lorsqu’il avait assuré l’interim avant l’ère Liebermann). En 1980, Christoph von Dohnanyi, Hildegard Behrens, Gwyneth Jones, Walter Berry, René Kollo, Mignon Dunn… le rêve,  celle de Solti à Salzbourg-Pâques  en 1992 avec Cheryl Studer, et celle de Sawallisch dont il était question plus haut en 1986.
La mise en scène de Claus Guth inscrit cette œuvre à peu près à l’époque de sa composition, dans une grande maison bourgeoise (à moins que ce soit dans une clinique chic) où, dans le silence initial, devant un médecin, son mari et une sorte d’infirmière ou de gouvernante (la nourrice), une femme se tord dans un lit de clinique sous leur regard un peu interdit. Puis la musique explose comme un coup de tonnerre, et le fond de scène installé sur une tournette change, et sera le lieu des rêves ou des fantasmes de cette femme, qui va vivre l’opéra en rêve (qui raconte l’histoire d’une femme issue du monde des esprits, qui a épousé l’Empereur, chasseur invétéré, et qui n’est pas humaine car elle ne possède pas d’ombre, et ne peut avoir d’enfants. Elle achète avec la complicité de sa nourrice l’ombre d’une femme du peuple, la femme du teinturier Barak. Mais cette dernière s’aperçoit bientôt de son erreur, qui la mène au bord de la ruine de son couple et du malheur absolu. Quant à l’Impératrice, elle finit par refuser le marché, et alors tout rentre dans l’ordre, l’amour triomphe et les deux couples auront des futurs enfants qu’on entend chanter au final).
Claus Guth, qui aime les décors d’intérieurs très bourgeois (dans son Vaisseau fantôme de Bayreuth, dans son Tristan de Zürich, ou même ses Nozze di Figaro de Salzbourg), nous fait vivre en réalité la souffrance d’une femme inaboutie, d’une grande bourgeoise délaissée par son mari, qui rêve d’une belle histoire de reconquête et des enfants et du mari. A la fin, tout finit comme au début, et la femme se réveille et va voir à la fenêtre en souriant: Rideau. Guth a beaucoup travaillé sur les personnages, non plus épiques comme souvent, mais plutôt issus d’un Drame bourgeois, dans l’atmosphère onirique de cette nuit de femme endormie. Ainsi il joue sur les doubles (l’Impératrice face à la Femme du teinturier), sur les variations incessantes du décor du fond de scène, qui tourne et laisse apparaître tous les moments de l’opéra et les aventures de l’Impératrice, il joue aussi sur la psyché féminine, sur sa douleur fondamentale, notamment au troisième acte où la mise en scène est impressionnante de précision, et dégage une vraie tension  où Emily Magee, l’Impératrice,  est prodigieuse. Un travail d’une clarté  étonnante, jamais provocateur, mais toujours rigoureux et justifié, un travail où la poésie absente au départ revient au troisième acte, un travail chirurgical plus que lyrique, redoutable de justesse. Guth a été naturellement hué par les deux ignorants de la salle, car tout le public sinon a crié son enthousiasme.

A ce travail scénique chirurgical répond une direction au scalpel de Marc Albrecht, qui a fort intelligemment épousé l’option glaciale du metteur en scène. Une direction là aussi d’une clarté et d’une lisibilité frappantes, qui montre un travail d’orchestre particulièrement précis et sous entend un travail de répétitions exemplaire. L’orchestre est absolument en forme ce soir, presque méconnaissable, et Marc Albrecht montre un prodigieux sens théâtral . Vraiment magnifique
Le plateau est plus homogène du côté masculin que féminin: un Empereur exceptionnel de solidité, Johan Botha, qui a la force, la clarté, la puissance, l’éclat, la brillance. Grande prestation, tout comme celle de Falk Struckmann, Barak d’une humanité bouleversante, et qui semble avoir retrouvé les qualités de puissance et d’émotion d’antan, mais notons aussi le splendide Samuel Youn en “Geisterbote” et même le jeune homme de Peter Sonn (Le David des Meistersinger de Zürich le mois dernier) . Tous remportent un considérable succès.
Du côté féminin, un joli Faucon de Talia Or, et surtout une Nourrice magnifiquement défendue par Michaela Schuster, qui sait jouer des couleurs  de sa voix pour camper son personnage, par ailleurs génialement dessiné par la mise en scène, et interprété d’une manière impressionnante.
Une grosse déception devant la femme du teinturier d’Elena Pankratova, plus soucieuse de préparer ses aigus que d’interpréter un rôle à l’éminente valence théâtrale. La voix est à mon avis trop petite pour ce rôle, les aigus y sont, mais tendus, le timbre est banal, et l’ensemble manque de caractère et pour tout dire d’intelligence.
Il en va tout autrement pour Emily Magee. La chanteuse n’a pas tout à fait la voix du rôle (il faudrait qu’elle soit un peu plus large), et son réveil au tout début du premier acte est très hésitant. Il est vrai que la page est redoutable et exige force, contrôle et agilité. Les aigus sont souvent proches du cri, mais l’artiste est intelligente, bonne technicienne, suit le chef et le metteur en scène et réussit à imposer un style qui explose littéralement au troisième acte, où elle est tellement prodigieuse en scène qu’on en oublie aigus ou diaphragme et qu’elle réussit à jouer de ses faiblesses même. Magistrale interprétation d’une intensité qui laisse pantois et épuise les nerfs et les émotions des spectateurs.

Au total, la Scala a réussi là un vrai pari, d’imposer une vision moderne, glaciale, sans concession de cet opéra spectaculaire, et une distribution dans l’ensemble très solide, Pankratova excepté, qui montre encore une fois que dans le temple de Verdi mieux faut jouer du Strauss que de servir le Dieu de la maison en ce moment.
N’importe, c’était une magnifique soirée qui m’a donné l’énergie de rentrer dans la nuit dans mes pénates françaises!

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5 réflexions sur « TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de Richard STRAUSS le 11 mars 2012 (Mise en scène: Claus GUTH, dir.mus: Marc ALBRECHT) »

  1. Cher Wanderer, êtes-vous sûr de votre référence parisienne de “1972”?Je crois qu’il s’agit plutôt de 1980 (septembre) sous l’ère Lieberman Iil y avait aussi René Kollo et Mignon Dunn…Spectacle en effet exceptionnel. Cela ne m’empêche pas de prendre un vif plaisir à lire vos chroniques et à voyager avec voud dans l’univers lyrique.

    1. Cher lecteur
      Merci pour votre appréciation.
      Oui, je suis sûr de ce que j’ai écrit. Je ne suis pas sûr en revanche que ma phrase était très claire. La production de 1980 que j’ai vue comme vous (sous l’ère Lefort, et non Liebermann car en septembre 1980 c’est la prise de fonction du successeur de Liebermann, parti le 14 juillet 1980), cette production (de Nikolaus Lehnhoff) est une reprise de 1972: Bernard Lefort avait assuré un interim en attendant l’arrivée de Liebermann (en 1973) et on lui devait deux productions qui avaient marqué: une Walkyrie, et une Femme sans ombre. Il l’a reprise en 1980 pour rappeler simplement que cela avait été un grand succès qui lui était dû. Merci en tous cas d’avoir rappelé la présence de Kollo et Dunn en 1980.

  2. En 1972,salle Garnier,le chef était rien moins que Karl Bohm,
    L’empereur était chante par James King
    Tous deux inoubliables

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