BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: MANON LESCAUT de Giacomo PUCCINI le 30 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus:Alain ALTINOGLU; Ms en scène: Hans NEUENFELS) avec Jonas KAUFMANN & KRISTINE OPOLAIS

Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl
Acte I, lever de rideau © Wilfried Hösl

Ah, les divas ! Que serait l’opéra sans les divas ? Sans leurs caprices, leurs coups de tête, sans leurs « esternazioni » comme on dit en Italie. Quand elles avaient vu la réunion d’Anna Netrebko et Jonas Kaufmann pour cette Manon, le sang des midinettes lyriques n’avait fait qu’un tour et les commandes avaient afflué à Munich. Peu importait Neuenfels, peu importait Altinoglu, ils et elles allaient venir, ils et elles étaient tous là, même ceux du sud de l’Italie et…

Et patatrac, la Diva eut ses vapeurs.  La chronique dit qu’elle eut un conflit (sans doute conceptuel)  avec Hans Neuenfels, l’enfant (septuagénaire) terrible (enfin, un des…) de la scène germanique et qu’elle s’en alla.

Elle fut remplacée par Kristine Opolais. La midinette lyrique avait déjà consommé du couple Opolais/Kaufmann à Londres dans Manon Lescaut, et Londres, c’est mieux que Munich, et l’acoustique par ci, et Pappano part là, et le shopping par ci, et la London touch par là, d’où déception, d’où regrets éternels. La Midinette lyrique a besoin de chair à tabloïd, de couples glamour à se mettre sous les yeux, sous la dent et sous les oreilles,
Bon, la Midinette a lu comme tout le monde que la Manon actuelle de Jonas serait (un grand conditionnel) une Madonna qui a déjà beaucoup servi, que Jonas s’est laissé pousser la barbe, bref, elle sait déjà tout.
À quoi bon alors « faire Munich » comme elle dit dans sa frénésie consumériste?

 

Acte I, toutes le veulent...© Wilfried Hösl
Acte I, toutes le veulent…© Wilfried Hösl

Mais voilà, les plats repassent quelquefois, et même réchauffés, ils sont meilleurs, plus goûteux et « faire Munich » valait vraiment la peine, à tous points de vue.
À Londres pour mon goût quelque chose de la mise en scène n’avait pas fonctionné, quelque chose de la direction de Antonio Pappano n’avait pas fonctionné, quelque chose d’Opolais n’avait pas fonctionné, et même un petit quelque chose de Kaufmann n’avait pas fonctionné. Avaient vraiment fonctionné sans aucun problème Christopher Maltman dans Lescaut et Benjamin Hulett dans Edmondo, ce qui ne fait une Manon Lescaut.

À Munich, tout a fonctionné, et la mise en scène de Hans Neuenfels est si respectueuse du livret qu’on se demande quelle mouche a bien pu piquer la Diva austro-russe, qu’on adore, mais qui nous étonne un peu : il doit y avoir anguille sous roche parce que le Macbeth qu’on a vu à Munich avec elle en juin dernier (Martin Kusej) était moins intéressant  et plus risqué pour elle que cette Manon de Hans Neuenfels…

Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl
Hôtelier, Geronte, Edmondo (en oiseau espion) Acte I © Wilfried Hösl

C’est une grande Manon Lescaut qui nous a été proposée ce dernier dimanche à Munich, et qui a tout ce que Londres n’avait pas.
Et d’abord une vraie mise en scène, qui a su non seulement rendre justice à l’œuvre mais aussi en épouser la musique en n’entrant jamais en contradiction ou en choc avec elle.
Certes, Neuenfels étant ce qu’il est, il affiche (un peu) ses péchés mignons, à savoir entourer l’histoire d’un contexte « explicatif », ici le cirque (le chœur est vêtu un peu comme des clowns, culottes aux cuisses larges, Edmondo en costume de Dompteur ou de Monsieur Loyal), cirque parce que Manon est une bête de cirque, parce que cet amour passion destructeur est un objet circassien, parce que c’est la manière qu’a trouvé Neuenfels d’isoler l’histoire, comme dans le roman de Prévost où elle constitue un roman dans le roman. Le monde est un cirque et dans ce monde impersonnel , presque animalier, où les gens sont des clowns, la police des archers, et tous inévitablement gris et noir (sauf des perruques d’un roux agressif, presque animal) seuls, les héros sont « normaux ».
Et quelle succession de magnifiques trouvailles dès le début quand Des Grieux arrive se mélangeant à la foule clownesque, entraîné par son Monsieur Loyal, et entouré des femmes au masque de souris (sans doute un fil rouge de Neuenfels depuis les rats de Lohengrin) en disant  qu’il ne veut pas aimer, puis arrivent Géronte et Manon dans une calèche tirée par des hommes couronnés de plumes noires, tels des chevaux de corbillard, c’est la mort future qui entre,  puis le noir se fait et dès que la lumière réapparaît Manon à jardin et Des Grieux à cour entrent en courant, s’arrêtent, se fixent, et tout est clair. Un magnifique geste théâtral qui dit tout dans une simplicité et une économie de gestes extraordinaires. Et quelle autre idée merveilleuse que d’habiller Manon comme ces femmes de cinéma des années 40, la Laureen Bacall du Port de l’angoisse avec Bogart, ou la Michèle Morgan de Quai des Brumes, ou Celia Johnson de Brève rencontre évoquant ces rencontres passionnées quelquefois risquées, quelquefois sans lendemain, toujours mortifères dans une sorte d’éternel de la passion et de la rencontre.

Neuenfels a choisi de raconter une tragédie, en suivant et la trame puccinienne, et le texte de l’abbé Prévost qui apparaît projeté à chaque intermède orchestral ou à chaque baisser de rideau. Neuenfels à la fois isole l’histoire, la distancie et la raconte avec une très grande fidélité, comme l’enchâssement du récit de Des Grieux dans une réalité plus large, dans une vie autre dans un monde vaguement circassien, festif  ou vaguement animalier, mais où circule en permanence l’argent. Il en fait un spectacle dans le spectacle, en isolant l’action dans une boite noire aux néons blafards qui en délimitent les contours. Comme si les amants étaient seuls au monde, et en même temps sous le regard du monde. Le spectateur se fait voyeur, mais aussi complice : c’est un spectacle totalement cathartique. Et il laisse aussi les corps de libérer, se toucher, dans la vibration passionnelle : il faut dire que Opolais et Kaufmann ont exactement le physique du rôle et sont engagés comme rarement je les ai vus. Il y avait à Londres quelque chose de surfait, surjoué, de paillettes, un trop de décor et d’anecdotique. Chez Neuenfels, nous sommes dans l’essentiel, l’épure, avec travail sur le geste qui fait toujours sens en harmonie totale avec la musique, qui étonne et qui émeut.
Le deuxième acte à Londres se passait dans une sorte de peep show.
L’idée d’une Manon instrument et objet soumis au regard lubrique de tous, qui existe dans le livret où des “amis” de Géronte assistent à sa leçon de danse et de chant est aussi fouillé par Neuenfels, mais rendue de manière double, au centre un large praticable sur lequel est un lit, et sur les étagères une abondance de récipients, de boites, de vases contenant bijoux, perles, pendentifs.

Dispositif de l'acte II © Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte II © Wilfried Hösl

Autour de ce praticable, des chaises sur lesquels s’assoient des dizaines d’évêques , dans des costumes stylisés, mais c’est clairement des ecclésiastiques qui assistent aux jeux érotiques de Géronte (le livret indique la présence d’abbés) ; son âge l’empêche de jouir du corps directement,

Acte II, jeux...© Wilfried Hösl
Acte II, jeux…© Wilfried Hösl

il paie un beau jeune homme chargé de caresser et de baiser la jambe de Manon, pendant que les musiciens chantent (magnifique, comme toujours, Okka von der Damerau), puis Geronte sans doute excité renvoie le jeune homme et s’affaire à son tour, puis rappelle le jeune homme, scène terrible où Manon silencieuse se laisse faire, et qui va faire contraste avec l’urgence passionnelle qui va suivre quand Des Grieux arrive. Au milieu de tout cela, un Lescaut léger mais pas antipathique, magnifiquement chanté par Markus Eiche, timbre chaud, diction exemplaire personnage déjanté mais plutôt version bandit sympathique que maquereau : il traverse  les actes  avec cette légèreté non démunie d’une certaine distinction.

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Le troisième acte est aussi saisissant : une passerelle qui conduit à un trou béant, comme un mur métallique percé au chalumeau : la boite s’ouvre sur l’ailleurs et un ailleurs inquiétant,  il y a des spectateurs (toujours les clowns), il y a des femmes encagoulées qui vont embarquer. Le policier qui accepte l’entrevue de Manon et Des Grieux les suit, et les vise de son arc (tous les policiers ici sont des archers), c’est là aussi une magnifique idée : l’arc est l’arme de Cupidon, un Cupidon toujours charmant et coquin. Dès que Des Grieux et Manon s’étreignent, l’archer s’approche, menaçant, agressif, un Anticupidon glacial. Là aussi tout est dit.

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Enfin le dernier acte est sans doute le plus beau et le plus bouleversant. Le plateau est nu, le couple arrive sur cette scène vide, pieds nus, avec des gestes qui au deuxième acte eussent pu être érotiques, et ici gestes de la désespérance et de la tendresse, la manière dont Des Grieux caresse Manon, dont il lui éclaire le visage, dont il lui écarte les cheveux indiquent des gestes d’une vérité rare et d’une très grande intensité, et quand Manon meurt, Des Grieux s’allonge auprès d’elle comme pour s’endormir avec le geste éternel des amants. Pendant que le rideau tombe.
Neuenfels a essayé de clarifier l’histoire très elliptique du livret (un livret repris et trafiqué par Luigi Illica, Giulio Ricordi, Domenico Olivia et Marco Praga, réduit à quatre moments d’une descente aux Enfers) en intercalant les extraits de Prévost, pour reconstituer le fil et les motifs du récit, et en y ajoutant des idées qui sont dans Prévost mais pas chez Puccini (la perdition par le jeu orchestrée par Lescaut)

La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl
La perdition par le jeu orchestrée par Lescaut © Wilfried Hösl

il a essayé aussi de travailler sur l’intensité, l’urgence passionnelle, en recentrant sur le couple et en évacuant tout ce qui pourrait être anecdotique, ou pittoresque : c’est l’opposé des choix de Jonathan Kent à Londres qui se perdait dans les petits faits vrais, des anecdotes, et qui diluait toute émotion. Ici au contraire, l’œil ne peut que se concentrer sur ce couple magnifique et si investi, nous sommes bien dans l’épure tragique. Neuenfels par son travail sur les personnages, sur le geste et sa qualité esthétique, avec de magnifiques éclairages, signe là une mise en scène d’un très grand classicisme et d’une grande intensité émotive : il a travaillé sur les émotions, comme le demande la musique de Puccini. Netrebko, qu’est ce qui t’a pris de laisser cette occasion?
Il y a une grande cohérence entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, et le mérite d’Alain Altinoglu est grand d’avoir proposé un Puccini presque idiomatique, un Puccini tel qu’on a envie de l’entendre, pas tonitruant, pas dégoulinant de larmes, et tout sauf ordinaire. D’abord, il a un orchestre en très grande forme dont il sait mettre en valeur les qualités : sa direction est d’une très grande limpidité, cristalline je dirais, avec un souci très évident de relever certaines phrases, certains moments qui montrent la construction d’une partition que Claudio Abbado voulait aborder dans les années 90. Il y a toujours aussi quelque chose de tendu, à chaque fois sur un pupitre différent. Enfin, il épouse les mouvements du plateau, avec une cohérence rare, et sait jouer du pathos, mais sans jamais exagérer. L’orchestre n’est jamais trop fort, plutôt fluide. En bref, j’ai trouvé un Puccini juste, sensible, et en même temps complexe, très élaboré. C’est vraiment du très beau travail.
Il est évidemment servi par un plateau de rêve : parce que les héros transpirent la jeunesse et l’engagement. Ils en donnent en tous cas l’image. À commencer par Markus Eiche, un des meilleurs Lescaut qu’on puisse trouver aujourd’hui, une voix veloutée, un timbre chaleureux, une diction impeccable, un engagement scénique d’une criante vérité, il triomphe et c’est mérité.

 

Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl
Manon et le maître à danser (Ulrich Reβ) © Wilfried Hösl

Tous les rôles de complément sont d’ailleurs bien distribués à commencer par le maître à danser de Ulrich Reβ, fagoté comme sorti de la planète des singes, comme ces bêtes de cirque qu’on présente (la femme à barbe etc…) le mollet hypervelu, le visage couvert de barbe…avec Manon qui lui arrache un poil négligemment pour s’en servir de fil interdentaire…
Joli Edmondo « Monsieur loyal » de Dean Power (qui était si bon dans l’Affaire Makropoulos il y a quelques semaines), mais pas aussi convaincant peut être que Benjamin Hulett à Londres, Alexander Kaimbacher compose un très émouvant allumeur de réverbères du troisième acte, lui aussi comme sorti des monstres de cirque. En fait tous les personnages sauf les quatre personnages essentiels sont relégués dans une sorte de bestiaire à la Borges, pour ne faire émerger que Géronte (très bon Roland Bracht, un vétéran…mais c’est le rôle : on sait ce que veut dire Géronte en grec), Lescaut et le couple.

 

Acte IV © Wilfried Hösl
Acte IV © Wilfried Hösl

Kristine Opolais n’a toujours pas la vraie voix du rôle à mon avis, et elle a toujours des moments tendus, je pense que la voix plus large de Anna Netrebko eût mieux convenu. Mais cette fois-ci et contrairement à Londres, on s’en moque. On s’en moque parce qu’elle est d’une telle vérité, d’une telle intelligence, d’un tel engagement, elle diffuse une telle émotion et elle affiche une telle beauté qu’elle est Manon : elle est simplement et scéniquement fantastique, d’une rare expressivité vocale, d’un art de la couleur consommé. Grandiose.

Quant à Jonas Kaufmann, il est simplement phénoménal. Il a ce timbre sombre qui a priori ne convient pas au rôle, et il en fait un personnage un peu ombrageux, un personnage à la fois passionné, mais avec une couleur à la Werther, un héros romantique si l’on veut, d’une jeunesse et dans une forme vocale insolentes. Dès Donna non vidi mai, on a compris que ce sera grand. Certes, il use de trucs techniques qui permettent à cette voix si élaborée, si techniquement construite, de se jouer de tous les pièges : jamais un aigu solaire et ouvert, mais toujours des aigus en situation où l’on va jouer des notes filées, des adoucissements, des mezze voci parfaitement dominées et qui chavirent l’auditeur . Certains italiens lui reprochent de chanter en arrière, engorgé. Justement, il en fait un atout, il en fait quelque chose qui ajoute à la couleur du personnage, une limpidité teintée de buée, teintée toujours d’un peu de mélancolie. Du grand art, bouleversant, convaincant (comme il l’est très souvent dans Puccini), une technique hallucinante et une présence charismatique.
Alors, oui, ce fut un grand moment d’opéra, un vrai moment de théâtre et un merveilleux moment musical. La Wander – Midinette est heureuse. [wpsr_facebook]

Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014
Kristine Opolais & Jonas Kaufmann, saluts, 30 Novembre 2014

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  1. Quel magnifique compte-rendu. Il donne une irrésistible envie de voir ce spectacle, ou une peine inconsolable de l’avoir manqué ! Y a-t–il eu un enregistrement ? Pourra ton l’obtenir en DVD.

  2. Je partage entièrement votre point de vue (j’ai moi-même écrit un bref compte-rendu de la séance du 4 décembre). Je suis comme vous. J’étais contente. Très contente. Et quelques jours après, je n’ai pas encore réussi à chasser de ma mémoire ce final grandiose.

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