BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, DIE WALKÜRE le 24 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Le prologue. ©Bayerische Staatsoper

NB: les photos sont celle de la saison précédente, avec des artistes quelquefois différents

Ce soir, un début très traditionnel, avec arrivée du chef, applaudissements, mais aussitôt après le rideau se lève sur une scène de guerre où Siegmund, au milieu se bat contre des adversaires en nombre, qui le désarment, mais il réussit à fuir et à arriver dans la maison de Hunding, qui descend des cintres: un vaste espace dominé au centre par un immense frêne, entouré de “servantes” qui semblent des sortes de vestales tenant chacune une torche électrique, et qui vont accompagner toute la scène. Le frêne, avec son tronc large percée de la fameuse épée, soutient le plafond comme s’il soutenait le ciel ou le monde, et sont pendus à ses branches des cadavres en décomposition, et à ses pieds deux cadavres en attente d’un nettoyage qui  a lieu en fond de scène (un peu comme la vision de la chevauchée des Walkyries de Krämer à Paris).
On est dans un tout autre univers que celui de Rheingold, on tombe dans l’histoire, et donc dans la guerre, dans la mort, dans une obscurité mystérieuse et lourde,

Acte I maison de Hunding ©Bayerische Staatsoper

et cette maison de Hunding, c’est une sorte de Walhalla terrestre: on y accueille les soldats morts, on nettoie les cadavres, on les pend aussi à ce frêne maudit où naguère Wotan planta son épée que personne ne put retirer, comme s’il s’agissait d’un rite apotropaïque dont les femmes qui portent des torches seraient les prêtresses ou les servantes. Comme au Walhalla, on y mange un festin royal sur une table somptueuse recouverte de tapis et remplie de mets et de fruits délicieux. La table royale de Louis XIV…Enfin, dans ce Walhalla qui n’a rien d’un paradis, un couple mal assorti, Hunding/Sieglinde, marqué par des relations d’une violence visible où la femme est méprisée voire niée (Hunding s’essuie les mains sur la robe de Sieglinde par exemple), marqué aussi par l’impossibilité qu’ont Siegmund et Sieglinde de se toucher ou de s’approcher, séparés par un large espace, par les servantes: ils se regardent et se parlent de loin. Mais ils boivent la même eau dans le même verre transmis de main en main par les servantes, sorte de Tristan et Isolde buvant le philtre.
Dans ce monde empreint de violence dont les femmes  gèrent les suites de la guerre (elles s’occupent des cadavres), l’amour fait irruption. L’Or du Rhin a réglé une fois pour toute la question de l’amour, et Wotan  va gérer des guerres qui vont alimenter son Walhalla en héros morts.

Acte I ©Bayerische Staatsoper

Bref dès le début de La Walkyrie on tombe dans la guerre, mais l’irruption de l’amour dans ce monde de sang va créer le contraste qui va construire le récit.
Andreas Kriegenburg ne reprend pas (ou moins) le fil scénique inauguré dans Rheingold. Il entre résolument dans l’histoire, et l’espace se remplit de tous les objets nécessaires au récit. Alors bien entendu, il faut accepter cette rupture, que le spectateur va prendre un certain temps à comprendre et accepter.  Après un Rheingold novateur et surprenant, une Walküre qui au départ paraît bien banale, puisque c’est le livret qui est scrupuleusement suivi, apparemment sans idées nouvelles, et donc dans une sorte d’habitude, même si tout n’est pas vraiment clair au départ. D’où mon “moui” initial à la mise en scène.
Il reste que les images sont réussies, les éclairages de Stefan Bolliger vraiment splendides, et que peu à peu on rentre dans cette logique qui finit par fasciner. On passe alors du “moui” au “oui”, d’autant que le travail musical est tellement réussi, et tellement lié à ce qui se passe sur le plateau, qu’il emporte la conviction.
Une des clés du travail scénique, outre le contraste guerre/amour qu’on rencontre dans le couple Sieglinde/Siegmund face à Hunding, Wotan/Brünnhilde, voire d’une certaine manière Wotan/Fricka, c’est que si l’opéra est la “défaite des femmes” (rappelons-nous l’essai fameux de Catherine Clément), Die Walküre est plutôt celle des hommes. Toute l’action est conduite à l’initiative des femmes: Sieglinde découvre et nomme Siegmund, Fricka impose à Wotan de défendre Hunding, Brünnhilde désobéit à Wotan pour le convaincre ensuite de la condamner de la manière qu’elle va décider, elle. Quant aux hommes, ils meurent ou bien sont vaincus puis convaincus (Wotan).

Chevauchée: le ballet “acapella” ©Bayerische Staatsoper

Cette domination féminine on la constate dans le premier acte, où le plateau est envahi de femmes, ou bien sûr dans le dernier acte, dans la scène finale où les servantes portent le bûcher et se blottissent aux pieds de Brünnhilde endormie, enserrées elles-aussi dans les flammes, et surtout dans cette chevauchée initiée par un ballet  sans orchestre, où les “servantes” au milieu de corps empalés  frappent martialement du pied, seul bruit admis, et entament une longue chorégraphie rythmée mimant la chevauchée qui a pour résultat de pousser le public à la guerre: cela a commencé par un “ça suffit” compris par la partie francophone de la salle, puis par un “basta” compris par les italophones et non, et puis par des cris divers, des mouvements violents qui chauffent la salle à blanc pour entendre ensuite une chevauchée guerrière et sauvage à souhait. Il faut applaudir à l’ironie du metteur en scène et à sa manière de préparer la salle à la scène de la chevauchée, que tout le monde attend, et qui elle-même est si ironique (comme Coppola en avait bien compris le sens dans “Apocalypse Now”!), une sorte d’apologie de la sauvagerie dans un acte qui finit par une sorte d’apothéose d’amour. Ce que le public attend dans La Walkyrie, c’est un chœur de femmes sauvages ! Et la chorégraphie retarde le moment tant désiré…

La Chevauchée ©Bayerische Staatsoper

Kriegenburg travaille avec une précision d’horloger les mouvements, les relations entre les personnages, la relation à l’espace, par un jeu avec le mur du fond, qui se rapproche jusqu’à réduire l’espace à quelques mètres, ou qui s’éloigne tant que les personnages en disparaissent presque du champ visuel lorsque dans les dialogues, ils refusent d’admettre le discours de l’autre (Wotan face à Fricka, ou face à Brünnhilde au troisième acte). Cette variation de l’espace on la note aussi lors de l’annonce de la mort, sur un plateau surélevé, couvert de cadavres, où les protagonistes doivent composer avec un sol jonché, dans la nuit glaciale et mystérieuse.
Il manie aussi l’ironie avec force, on l’a vu dans la chevauchée, mais aussi à l’ouverture du second acte, où la musique du prélude est accompagnée d’un “pas de deux” entre Brünnhilde et Wotan qui font les mêmes gestes ensemble avec leurs lances et leurs deux épées, mais bientôt les serviteurs retirent à Wotan lance et épée pour lui offrir un stylo et lui faire signer des papiers: le Wotan nouveau, celui de Walhalla, n’est plus le dieu guerrier qui guerroie en direct, mais le gestionnaire du pouvoir, il fait la guerre par procuration, envoyant ses enfants (Siegmund) ou ses héros au charnier,

Acte II ©Bayerische Staatsoper

du haut de son lointain bureau, perdu en fond de scène avec sa lance accrochée au mur et sous une fresque représentant une nature torturée.
Ce pouvoir-là, on le lit aussi par le ballet des valets, porteurs de verre qu’on boit ou qu’on casse selon les humeurs (et l’on est souvent de mauvaise humeur dans cet acte II), ou transformés en fauteuils sur lesquels on s’assoit, des fauteuils où les serviteurs montrent leur dos  qui sert de coussin et reposent leur tête comme sur un billot. Ils mesurent le temps, ces serviteurs qui illustrent le pouvoir: car ils disparaissent peu à peu, au rythme des renonciations de Wotan.
Même type de jeu entre Brünnhilde et Wotan, qui se cherchent, qui se touchent (Acte II) , ou qui se tournent autour, s’éloignent, disparaissent, se cherchent pour se retrouver au troisième (joli jeu dans la première scène où Wotan jette une à une les Walkyries pour découvrir enfin au milieu de la scène une Brünnhilde isolée et sans protection). Au fur et à mesure qu’on rentre dans ce travail, on en trouve les qualités et le prix: loin de la banalité, c’est bien la subtilité des rapports, la violence des situations qui est marquée: un exemple, Wotan désespéré à l’acte II se retrouve au fond de la scène assis à son bureau, avec une foule quémandeuse allant vers lui, d’un geste sec, il la fait s’écouler: il est encore malgré sa défaite devant Fricka celui qui a droit de vie et de mort, et préfigure l’envoi de Hunding ad patres (geh! geh!).

Annonce de la mort ©Bayerische Staatsoper

Enfin, soulignons la complexité de la scène de la mort de Siegmund. Siegmund tombe en fond de scène, loin du public, Sieglinde se précipite pour se blottir contre le cadavre encore chaud. Wotan est “ailleurs”, et ne voit pas la fuite de Brünnhilde et Sieglinde, il passe en proscenium, le long de ces cadavres qui jonchent le sol, scène de guerre typique, puis retourne en arrière scène auprès de Siegmund, et s’agenouille, se prosterne. Rideau.
Ce travail très précis, intelligent, esthétiquement très soigné trouve en écho une véritable vision musicale en cohérence. Tout le monde a noté l’extraordinaire lenteur du rythme de la première partie de l’acte I, une lenteur qui pèse, qui ritualise totalement ce qui se passe en scène, le jeu des servantes, celui des femmes qui nettoient les corps, l’éclatement du couple apeuré Siegmund (côté jardin) et Sieglinde (côté cour), la violence rentrée  de Hunding, sa relation tendue à Sieglinde, son objet plus que son épouse, qui à la fois justifie la peur initiale, mais aussi agit comme déclencheur. Tout cela contraint les chanteurs à dire plutôt que chanter le texte, et cela crée une tension qui confine presque à l’agacement (quand cela va-t-il éclater?). Cette pesanteur, c’est bien le travail de Nagano qui le crée, et qui va ensuite exploser et se délivrer au moment du retour de Sieglinde et du duo d’amour. Alors, la musique devient source d’énergie, de force, elle se dynamise, dans une clarté inouïe: cette tension musicale, quelquefois glaciale, quelquefois lyrique, ne quittera plus le plateau. On ne peut qu’admirer aussi le jeu musical du duo Fricka/Wotan, où jamais l’orchestre ne couvre les voix (Nagano est très attentif à ce qu’on entende les chanteurs et le texte). Son approche n’a pas convaincu certains, et on a entendu quelques huées: injustifiées et profondément injustes: Kent Nagano montre dans sa manière de conduire la musique à la fois intelligence et adaptabilité, et surtout conscience de l’inévitable homogénéité qui doit se créer entre plateau et fosse.
A cet orchestre qui ce soir était profondément en phase avec le plateau, correspond un plateau qui peut être difficilement égalé aujourd’hui: Simon O’Neill, désormais un des Siegmund du “Ring-Tour” mondial, a cette voix claire, et suave, qui tranche avec la noirceur de Hunding: cette opposition construit le premier acte. Une voix bien posée, soucieuse de la diction comme souvent chez les chanteurs de l’école anglo-saxonne (il est néo-zélandais), puissante; il n’a pas en scène le charme fascinant d’un Kaufmann, ni même d’un Vogt, mais il tient la route comme on dit, même s’il va au-delà de ses forces (son second “Wälse” a été tenu au-delà du raisonnable et a bien fatigué les mesures qui suivirent) et qu’à la fin du second acte, très tendu, la voix perd un peu de son éclat, mais aucune faute de chant.
Hunding, c’est Hans-Peter König, magnifique comme toujours:  c’est la basse wagnérienne du moment, il n’y a rien à dire ni surtout à redire: c’est parfait, c’est exactement la voix du rôle, la couleur du rôle, et surtout le profil voulu par la mise en scène. Dans celle de Lepage, où Hunding est plus placide et presque tendre avec Sieglinde, il chantait autrement: force de l’adaptation et de l’intelligence du propos.
Wotan, c’est ce soir Tomasz Konieczny (il sera Alberich dans Siegfried et Götterdämmerung), un baryton encore jeune, à la voix claire, puissante, très colorée, au timbre vraiment magnifique. Je l’avais vu à Budapest en 2006 et j’avais noté cette voix en pensant “tiens, un futur Wotan”. Il faudra courir l’entendre lorsqu’il passera près de chez vous. Pour moi, Bryn Terfel reste en ce moment la référence, mais Konieczny n’en est pas si loin. Il a cette intelligence du texte (malgré de petits problèmes de prononciation) qui fait que chaque parole est colorée différemment, que chaque mot pèse. Et de plus, il tient la distance, son troisième acte est vraiment bluffant, très émouvant, très engagé. Il obtient un triomphe mérité.
Du côté des dames, le groupe des Walkyries est très correct: on a toujours des craintes car c’est toujours difficile à distribuer et on vire souvent des Walkyries à des furies hurlantes ou pire, aux chèvres bêlantes. Rien de tout cela ici.
Petra Lang en Sieglinde, c’est plutôt surprenant à ce stade de sa carrière où elle aborde Brünnhilde. Et on pouvait craindre d’une artiste qui n’est pas toujours contrôlée ni rigoureuse. Eh bien non! elle a chanté tout le premier acte et notamment la partie très lente du début avec une rigueur, un contrôle du son et une diction du texte exemplaires,  évidemment, la puissance de la voix libérée ne peut ensuite que provoquer l’admiration: c’est une voix, énorme, et quand elle chante comme ce soir, c’est magnifique. le duo final avec Brünnhilde est prodigieux. Et on entend évidemment la Brünnhilde du Crépuscule derrière cette Sieglinde là. Elle fut ce soir extraordinaire.

Wotan/Fricka ©Bayerische Staatsoper

Extraordinaire aussi Elisabeth Kulman dans Fricka. Autant hier dans Rheingold je l’avais trouvée pâle est sans caractère (était-ce alors voulu?), autant ce soir elle fut tout simplement la meilleure Fricka entendue depuis longtemps, elle a la puissance, les aigus, la couleur, l’engagement, la violence, l’ironie et surtout la présence fascinante. Une immense prestation qui laisse augurer d’une belle carrière, car la voix est intrinsèquement et belle, et ronde, et claire.
Enfin, Evelyn Herlitzius était Brünnhilde, avec ses qualités immense et ses défauts, des sons parfois rauques, incontrôlés, des aigus trop forcés quelquefois qui provoquent des accidents (dans le duo final avec Sieglinde, elle a perdu trois secondes le son: rien ne sortait plus de la gorge): la voix d’Herlitzius n’est pas si grande, c’est une voix moins naturellement forte que construite par la technique et par l’intelligence. D’où un surdimensionnement, très lisible quand on compare à Petra Lang aussi à l’aise dans les hauteurs que l’autre est tendue. Mais voilà, j’aime Herlitzius parce qu’en scène, elle a toujours quelque chose à dire, à exprimer. Elle a une présence irradiante. Son dernier acte et sa scène finale avec Wotan c’est du pur sublime, le texte est tantôt hurlé, tantôt murmuré, mâché avec une intelligence inouïe et une force émotive peu commune. Ah! combien de frissons m’ont traversé entre ce Wotan bouleversant et cette Brünnhilde prodigieuse de vérité, de finesse, de justesse. Dans ces cas-là, on passe sur les petits défauts, les frissons d’émotion s’en accommodent. Tout est au rendez-vous, le jeu, le chant, le texte: et on lit la pleine compréhension des enjeux de la mise en scène.
Oui ce soir tout a concouru à la réussite de la soirée, un cast exceptionnel et équilibré, une direction musicale d’une intelligence exemplaire qui s’adapte à chaque moment et à caque mouvement scénique, une mise en scène au total pas si simple, qui apparaît une lecture un peu banale du livret et qui finit par se révéler avoir plusieurs entrées, plusieurs points de vue, et qui est vraiment un parfait exemple d’analyse fine, tout en proposant une vraie vision. Oui, l’aventure continue mais c’est déjà hélas la moitié du chemin.
Ce Ring sera reproposé en juillet lors du Festival, pensez-y…sacrifiez celui de Paris, et avec l’économie faite, allez à Munich!
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Scène finale ©Bayerische Staatsoper

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