LA QUESTION DON CARLOS: QUELQUES PRÉCISIONS SUR UNE HISTOIRE ENCORE OUVERTE

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Don Carlo 1977 (Prod. Abbado/Ronconi) Acte I sc.1 Photo: Teatro alla Scala

Don Carlo revient à la Scala.

En 1977, Claudio Abbado proposait une production (mise en scène de Luca Ronconi) exécutant des musiques jamais entendues suivant le travail d’Ursula Günther et Luciano Petazzoni, auteurs de l’édition critique, les spécialistes reconnus de l’archéologie de Don Carlos.
En 1992, Riccardo Muti proposait un Don Carlo en 4 actes correspondant à la version dite « de Milan » de 1884, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli. En 2008 Daniele Gatti dirigeait Don Carlo en 4 actes, dans l’édition révisée d’Ursula Günther, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. La production de Peter Stein présentée à la Scala ces jours-ci (dirigée par Myung-Whun Chung) est donc la quatrième en quarante ans : la Scala revient à Don Carlo environ tous les dix ans. Et qui dit Don Carlo dit « quelle version ? » car le débat autour de l’édition de l’opéra de Verdi reste ouvert, Verdi lui-même n’ayant jamais choisi. C’est donc aux directeurs d’opéra et aux chefs d’orchestre de décider.

Puisqu’en 2018, Don Carlos revient sur les scènes françaises et qu’on en parlera abondamment, je prends un peu les devants à l’occasion de la présentation milanaise actuelle de la production de Peter Stein car on lit beaucoup d’inexactitudes dans les comptes rendus critiques, ici et ailleurs. La complexité de la question ne va pas avec les lois rapides de l’information qui exigent d’arriver à publier le premier, au risque que trop de rapidité ne nuise à la précision et à l’honnêteté intellectuelle.

Le Teatro alla Scala lui-même, se référant à la production Abbado/Ronconi de 1977, semble dans sa communication assimiler la production actuelle dirigée par Myung-Whun Chung à l’édition proposée par Abbado, qui s’appuyait aussi sur les recherches d’Ursula Günther. En réalité la version d’Abbado, qui ouvrait la saison du Bicentenaire (1977-78) se devait de proposer un coup d’éclat verdien, tant le compositeur est lié à ce théâtre : elle contient plus de musiques encore que la production actuelle.

Claudio Abbado voulait au départ ouvrir la saison avec la version française, et devant l’impossibilité de distribuer dignement à l’époque un opéra totalement tombé dans l’oubli dans l’original français ( déjà au XIXème, toutes les créations de Don Carlos dans le monde entier ont eu lieu en italien, à l’exception compréhensible  de Bruxelles) et les meilleurs chanteurs ne voulaient donc pas l’apprendre, il a donc renoncé et a proposé la version de Bologne, celle qui a triomphé en italien dès octobre 1867 sous la direction de Mariani, avec des musiques jamais entendues jusqu’alors. C’est cette version qui est proposée ici, sans le fameux Lacrimosa, le duo Filippo II/Don Carlo « qui me rendra ce mort », supprimé définitivement après la première de Paris et qu’Abbado avait néanmoins réinséré.
La version en 5 actes en français la plus communément représentée, qu’on choisit aussi dans sa traduction italienne quand un théâtre veut représenter la version en 5 actes, est la version dite de Modène (1886), qui procède de la réélaboration profonde (un tiers de la musique) que Verdi effectua en 1883/84 pour proposer une version raccourcie en 4 actes dite « version de Milan », aujourd’hui représentée le plus souvent dans les théâtres. En effet, la version en 5 actes “de Modène” est la version en 4 actes de 1884, à laquelle Verdi rajoute le 1er acte, dit « de Fontainebleau » de la version originale, raccourci de la scène initiale “des bûcherons”, pourtant essentielle pour la compréhension du drame. Verdi a en effet toujours laissé le choix de l’édition, quatre ou cinq actes, car il préférait la version en cinq actes, sans y réinsérer le ballet cependant.
Toute la tradition lyrique de Don Carlo/Don Carlos s’appuiera en réalité pendant un siècle sur la version de Milan (4 actes) et celle de Modène (en 5 actes) : on peut épargner au lecteur les différentes variantes locales (Naples etc…) pour que les choses soient claires, au point que les versions composées en 1867 pour Paris puis pour Bologne ont été perdues dans la mémoire des mélomanes, à cause des choix des théâtres : l’Opéra de Paris, lourdement coupable,  n’a plus représenté la version française, et s’en est tenu à la version italienne soit en 4 actes, soit en 5 actes (la version présentée en 1974 était en 5 actes, et version en 4 actes (en italien) et en 5 actes (en français) ont été présentées en 1987. Depuis, Paris n’a présenté que la version en 4 actes et en italien, un comble.

La première remarque, importante, est qu’il n’y a pas de « version italienne », mais exclusivement une version française, qui a donné lieu à des traductions italiennes, y compris la version en quatre actes donnée à Milan en 1884, qu’on considère de manière erronée comme « la version italienne »: en réalité une version en italien traduite du français. Une version italienne aurait supposé sans doute un remaniement plus systématique, notamment musical, car les prosodies italienne et française n’ont rien à voir. Ce qui fait en effet l’originalité de Don Carlos, c’est un travail éminemment précis sur le texte français (en réalité l’un des plus beaux livrets du XIXème), et un souci de Verdi de coller à la prosodie française de manière à en faire un opéra vraiment français. La  traduction italienne pêche quelquefois au niveau prosodique dans l’adéquation musique et paroles, et Verdi s’est toujours tourné vers des librettistes français (Méry, puis Du Locle, puis, après leur brouille, Nuitter qui a servi d’intermédiaire). Mais cette question a été occultée pour des raisons pratiques : la plupart des chanteurs se sont refusés à apprendre la version française et la version en 5 actes était pour les théâtres lourde à monter et longue, ce qui rebutait aussi les imprésarios soucieux de gains. Le format de la version en quatre actes correspondait plus au Verdi habituel.

La deuxième remarque, c’est que contrairement à ce qu’on pense souvent, le ballet n’a pas été rajouté par force, bien que dans la toute première version de 1865/66, il n’existât pas ; s’il a certes été exigé par l’Opéra, Verdi s’y est prêté de bonne grâce,  l’a même élargi et ensuite défendu ardemment: on a des lettres de lui, des réflexions où il défend la nécessité dramaturgique du ballet « La Peregrina » (15 minutes de musique) qui pour lui était la signature du genre « Grand Opéra » typiquement parisien, auquel Verdi tenait très fortement. Il voulait faire oublier, et dépasser Meyerbeer dont le succès n’était pas démenti. Don Carlos devait représenter enfin “son” grand succès parisien, après les échecs relatifs de Jérusalem (1847), de Vêpres Siciliennes (1855), et de Macbeth (1865).
Dans le sillage de cette remarque, Verdi a défendu la complexité, y compris musicale,  de son opéra et surtout sa longueur : il y voyait une vraie nécessité dramatique, pour faire comprendre les interactions du personnel et du politique chez tous les personnages, faisant de la majorité d’entre eux des êtres ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants (c’est le cas de Philippe II et d’Eboli) ; une seule exception, le Grand Inquisiteur, vieillard intransigeant et inhumain, que l’anticléricalisme de Verdi a noirci à souhait.
Ainsi donc, la tradition des représentations a plus ou moins effacé certaines musiques écrites en 1865/67 pour privilégier la profonde révision intervenue en 1883/84 : Verdi n’a jamais été convaincu du résultat final de son Don Carlo/Don Carlos. Mais un seul fait reste : c’est bien pour une prosodie française que Don Carlos est écrit – et Verdi a toujours travaillé sa musique en s’appuyant exclusivement sur le livret français (sauf une intervention en italien pour Naples) , lui-même ayant écrit quelques scènes en langue française ou proposé aux librettistes des modifications directes en français.

Ainsi donc, les musiques de la répétition générale de 1867 (avec les 20 minutes coupées pour la Première à cause d’une longueur qui empêchait les spectateurs de pouvoir prendre le dernier omnibus) n’ont jamais été entendues en France et le seront à Paris et ailleurs pendant la saison 2017-2018. Mais Paris, au mépris de toute la tradition du genre Grand Opéra, si lié à l’Opéra de Paris, ne présentera pas le ballet s’appuyant sur l’argument que la toute première version ne le contenait pas et sur l’argument (spécieux) dramaturgique : aussi bien Calixto Bieito (Bâle) que Peter Konwitschny (Barcelone et Vienne) ont trouvé des solutions très singulières dans leur mise en scène de l’opéra en version originale.

Enfin le fameux Lacrimosa appelé ainsi par référence au Lacrimosa du Requiem, recyclage du duo Philippe II / Carlos devant le corps de Posa à l’acte IV , qu’on peut aussi appeler le duo « Qui me rendra ce mort » a été sans doute, avec le début (le chœur des bûcherons) de l’acte I, la surprise la plus grande des représentations abbadiennes de 1977 : personne ne soupçonnait musique aussi forte, émouvante et développée, qu’on peut entendre dans l’enregistrement pirate des représentations (1).
Ainsi donc cette découverte d’une musique magnifique, l’une des plus belles de l’œuvre, qui développait la déploration devant le corps de Posa qu’Abbado avait fait entendre à la Scala dans une version princeps à laquelle on préfère aujourd’hui l’édition critique qu’on peut entendre dans son enregistrement de l’œuvre en français (en appendice), et dans l’enregistrement de Pappano, est devenue le symbole de la version originale de 1867, même si elle fut coupée à la première pour des raisons très contingentes (on dit que le baryton n’avait pas envie de gésir les 7 ou 8 minutes que dure la déploration, on dit aussi que le ténor était trop médiocre pour soutenir le duo avec Philippe II) . Elle fut entendue à la première, coupée à la deuxième et ne fut jamais reprise.Verdi réutilisa la musique  dans la Messa da Requiem (d’où l’utilisation abusive de titre lacrimosa).
Du coup de plus en plus, à cause de sa qualité, les chefs (par exemple Maazel à Salzbourg) l’ont insérée arbitrairement et on l’entend désormais dans presque toutes les versions en cinq actes et pas forcément la version originale. Mais le lacrimosa ne figure pas dans la version en traduction italienne de Bologne (celle de la Scala cette saison), même si c’est désormais un moment attendu du mélomane un peu informé – car souvent sa présence fait croire à une version originale, ce qui est dans la plupart des cas erroné.
À son corps défendant, le lacrimosa est donc un signe important donné à une représentation de Don Carlos dans la version originale car beaucoup pensent, ce qui est faux, que c’est une scène obligatoire liée à cette version : il reste que la musique mérite d’être connue car c’est un des grands rendez-vous de l’œuvre. Elle marque le spectateur, en un moment très dramatique, et présente une cohérence dramatique et musicale autour du personnage atypique de Posa qui est éminemment supérieure à la version écourtée, souvent peu claire à la scène. Pour qui choisit de représenter la version de 1867, le choix du lacrimosa s’impose presque implicitement tant il lui est lié désormais.
En conclusion, je voudrais donner au lecteur des pistes claires par un résumé qui aidera peut-être à modifier quelques idées reçues :

  • Il n’y a pas de version française/version italienne de Don Carlos, mais une version française (revue en 1884) et une traduction italienne, ce qui est fondamentalement différent.
  • Il y a en revanche une version originale de 1867, et une version révisée (profondément) en 1884 (Milan, quatre actes) reprise en 1886 (Modène, cinq actes) : ainsi la version française en cinq actes de 1886 contient les nombreuses musiques réécrites qui diffèrent totalement de la version originale. Ces deux dernières versions sont celles de la tradition, de la plupart des enregistrements et de quasiment toutes les représentations.
  • On a lu çà et là que la version proposée cette saison à Milan était celle de Modène, c’est totalement faux, et c’est la version de 1867 de Bologne qui est ici proposée – c’est d’ailleurs indiqué dans le programme de salle : c’était évident au 3ème acte dont la musique est très différente. Mais sans doute certains critiques présents ne la connaissaient pas.
  • Le choix des directeurs de théâtre et des chefs doit donc être entre version originale de 1867 ou version révisée de 1884/86, qu’ils choisissent la traduction italienne ou l’original français.
  • Pour le théâtre qui affiche Don Carlos dans sa version originale, un autre choix doit être fait, entre version présentée à la Première le 11 mars 1867 ou version de la répétition générale, (avec un peu plus de 20 minutes de musique supplémentaire dont le fameux et symbolique lacrimosa), les deux comprenant le ballet auquel Verdi accordait plus d’importance qu’on ne le dit généralement.
  • Aujourd’hui, il serait temps, au moins une fois, et au moins en France d’entendre toutes ces musiques, entendues à Turin en version française en 1991, seul théâtre à ma connaissance à avoir osé la version française de la répétition générale, car la version du Châtelet en 1995, objet d’un CD/DVD n’est pas complète, il y manque notamment la première scène, ” des bûcherons” et il est de mode de ne plus insérer les ballets depuis les années 70, ce qui est stupide si l’on affiche des prétentions philologiques, d’autant plus à Paris qui dispose d’un corps de ballet éminent.
  • Une dernière remarque : la version originale est très longue : elle le sera d’autant moins si elle est présentée dans une mise en scène dont la dramaturgie saura démêler le fil du politique, de l’historique et de l’individuel, tout en soignant la fluidité et la continuité du discours : la mise en scène de Peter Stein à la Scala, au-delà de la question de sa qualité intrinsèque, avait 3 entractes et de nombreuses interruptions internes dues à des changements de décor. Insupportable.

 

(1) Avec deux distributions: la première, Carreras/Freni/Cappuccilli/Obraztsova/Ghiaurov/Nesterenko pour la première série de représentations et la seconde (cast B) Domingo/M.Price/Bruson/Obraztsova/Nesterenko /Ghiaurov réunis pour seconde série et la transmission TV devant le refus de Karajan d’autoriser à participer à une retransmission des chanteurs qu’il avait pour la plupart utilisés pour son propre Don Carlo.

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 10 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: August EVERDING)

Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l'occasion de la production parisienne
Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l’occasion de la production parisienne

Pas de photos récentes de la production , mais quelques documents qui peuvent en donner une idée, glanés çà et là.

Les principes du système de répertoire ne semblent pas connus de certains qui s’étonnent de voir encore en piste une production de 1973. À Vienne, la production de Tosca de Margharita Wallmann remonte je crois à 1958 et en est à sa 581ème représentation. Cette Elektra de Hambourg, pourtant la plus ancienne production encore au répertoire de ce théâtre, n’en est pas encore là et n’a été représentée que 70 fois.
Le principe du système de répertoire est de proposer notamment pour des œuvres très « standard » des productions durables. C’est aussi le cas de La Bohème de Franco Zeffirelli (1963 à Vienne et Milan, par la vertu d’Herbert von Karajan), qu’on peut voir à Vienne et Milan dans les mêmes conditions, et vaguement modifiée à New York (en version plus spectaculaire encore). Les théâtres savent qu’une Bohème en vaut une autre : la plupart du temps, le décor change, mais le reste…Personnellement j’en vis une qui me marqua plus c’est celle de Jean-Pierre Ponnelle à Strasbourg…mais pour le reste !…
Ainsi donc cette Elektra remonte à 1973, mise en scène d’August Everding, personnalité considérable de ces années-là, qui inaugurait son mandat d’intendant à Hambourg succédant à Rolf Liebermann, dans des décors d’Andrzej Majewski marquants par la représentation d’une Mycènes inquiétante et vaguement monstrueuse s’inspirant assez librement des ruines grecques de Mycènes, mais plus sûrement de la tour de Babel de Breughel, dans une vision assez orientalisante voulue par Hoffmansthal et un éclairage nocturne et faible : une Elektra sombre, noire, pesante.

Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre
Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre

Les mouvements, la présence de torches et les costumes proviennent directement du texte de Hoffmannsthal (qui indique l’orientalisme de Clytemnestre, vêtue, dit-il, comme une femme égyptienne et couverte de bijoux et de talismans). Aujourd’hui, les décors ont vieilli, sont fragilisés et tout cela fait évidemment un peu « has been », mais pas autant qu’on voudrait bien le dire, même si il reste hélas peu des mouvements originaux, très précis dans la manière de gérer les rapports entre les personnages, d’autant qu’Everding n’est plus.
A noter le meurtre d’Egisthe encore bien réglé entre Oreste et son serviteur, qui comme chez Chéreau, participe directement au carnage, comme quoi Everding avait quand même quelques idées…

Mais comme souvent dans le système de répertoire, à part lors de « Wiederaufnahme », qui sont des reprises retravaillées, il n’y pratiquement pas de répétitions. Les artistes arrivant, répétant avec un chef de chant et chantant dans la soirée après s’être éventuellement et brièvement entendus avec le chef. Pour cette première Elektra de Kent Nagano à Hambourg, on peut supposer qu’il y ait eu quelques répétitions musicales, mais sans doute le minimum requis.

Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

J’étais curieux de voir ce spectacle, pour Nagano d’abord, et pour la mise en scène, car c’était celle de l’Opéra de Paris lors des représentations mythiques de 1974 et 1975 dirigées par Karl Böhm avec Nilsson/Ludwig (en 1974) et Varnay (en 1975) et Rysanek. (C’était d’ailleurs l’équipe qui avait créé cette production à Hambourg) J’en vis 7 sur 8. C’était mes premières Elektra et elles furent définitives. La production m’était restée, non qu’elle fût mémorable, mais avec un tel cast, tout vous reste en tête. D’une certaine manière, pendant le spectacle, j’ai revu en moi le spectateur de jadis et aux images que je voyais se superposaient les images dont je me souvenais, et tout refaisait surface. Une soirée pèlerinage en quelque sorte.
Même si à l’évidence la production n’a plus grand chose à nous dire, certaines images restent dignes, comme l’apparition de Clytemnestre en hauteur, au dessus de la porte, entourée de ses deux servantes, ou le meurtre d’Egisthe, mais il est évident qu’aujourd’hui, les protagonistes sont laissés à eux-mêmes.

On peut évidemment discuter le maintien de vieilles productions. Comme les automobiles, au-delà d’un certain âge elles acquièrent une autre valeur, celles de témoignages, celles de versions « collector » comme on dit, comme les Tosca et Bohème dont il était question plus haut, c’est aussi la signature d’un théâtre et de sa tradition : voir à la Scala La Bohème de Zeffirelli, c’est un peu comme aller au Musée du théâtre, mais le jour où y chante un couple de légende, alors, on oublie le musée et la production revit.

Si on considère que la mise en scène est un art, et qu’il y a des productions qui sont des œuvres, comme le Ring de Chéreau ou sa Lulu, alors on aimerait les voir encore produites, comme témoignage, il en a été ainsi de productions de Wieland Wagner longtemps laissées en place à Stuttgart ou Hambourg parce qu’elles étaient la dernière trace du travail du metteur en scène disparu en 1966. C’est le cas actuellement des Nozze di Figaro de Strehler, à Paris (même si ce ne sont pas celles de 1973, mais de 1981) et je regrette fortement que le Faust de Lavelli ait été détruit,même vingt ans après, c’était toujours aussi intelligent et en tous cas bien plus stimulant que le travail de Martinoty qu’on nous a infligé récemment. Pourquoi ne pas laisser ici et là des traces des travaux de grands metteurs en scène qui marquèrent leur temps ? Tout art est le produit d’une histoire et d’une culture. Je ne place pas Everding au rang des Strehler ou des Wieland Wagner, mais en Allemagne, il fut une référence et je peux comprendre qu’on en maintienne des traces ; d’ailleurs son travail fut unanimement apprécié en 1973.
Mais le théâtre, plus qu’un autre art, est tributaire du public du jour, de l’ici et maintenant. Des pièces sont appréciées en 1970, et plus en 1990, puis retrouvent leur public, qui sait pourquoi, en 2015 (on rejoue « Fleur de cactus » de Barillet et Grédy à Paris actuellement), ce sont-là les méandres de l’herméneutique et de l’histoire de la réception des œuvres ou de leur interprétation. Il n’y a qu’à voir les débats autour de la mise en scène d’opéra, et les différences de regards entre l’Europe et les Etats Unis par exemple pour se persuader que nous sommes sur un terrain meuble, voire glissant. De même on ne pourrait plus voir un opéra de Wagner réalisé à la mode du XIXème siècle, nos regards, nos habitudes de spectateurs ont évolué, et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Chéreau pensait pour toutes ces raisons que l’œuvre scénique est éphémère, et que sans son metteur en scène venu la retravailler, elle est œuvre morte. C’est ainsi, je l’ai déjà écrit par ailleurs, que je ne sais s’il défendrait la présentation de son Elektra posthume un peu partout. Il est clair que ses dernières productions comme Elektra ou De la Maison des Morts sont destinées à devenir muséales. Pour ma part, je pense qu’il est bon qu’on puisse les voir encore, et pas seulement en DVD. Le théâtre, c’est d’abord la scène et la vie, ces œuvres vivent peut-être moins bien, mais elles vivent encore. Il faut les regarder avec une disponibilité suffisante, sans considérer qu’elles sont LA mise en scène de Chéreau, mais qu’elles sont un témoignage, affaibli certes, de ce que pouvait être son travail.
Dans un système de stagione, où chaque production est un produit presque unique (les reprises existent, mais sans comparaison avec le répertoire) et fondée sur un système de consommation de la nouveauté à tout prix, cela se pratique moins. Il est sûr que si l’on « consomme » l’opéra sans distance aucune, aller voir cette Elektra de Hambourg ne pouvait qu’être décevant, parce qu’on n’avait pas sa ration quotidienne de sang frais.

Scène II, Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène II, Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

Avec cette Elektra, il était inutile voire stupide d’attendre une « mise en scène » comme si elle datait d’hier, mais il valait mieux y chercher des éléments d’histoire, des éléments de construction de ce que peut-être une culture scénique : chez Everding par exemple, le respect scrupuleux du livret et de ses didascalies étaient un dogme : on en a encore des traces, et son travail n’était jamais négligeable ou méprisable. Pour ma part, aller voir des mises en scène plus anciennes, « has been » si l’on préfère, c’est aussi épaissir une culture scénique et se constituer sa propre histoire de la scène, qui sert à regarder autrement les évolutions (ou non) d’aujourd’hui. Il y a dans des mises en scènes récentes toutes rutilantes qu’elles soient des travaux d’une grande faiblesse qui ne valent pas ce travail d’Everding, même vieilli, même réduit à l’os.

Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living
Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living

On avait donc dans ce travail la plupart des éléments d’une Elektra  habituelle, et, comme je l’ai dit plus haut, la mise en scène ne m’intéressait que pour mes souvenirs;  je savais bien que je n’allais pas y trouver l’Elektra du siècle, mais j’y allais pour le plaisir de  la plongée dans mes souvenirs, et pour la curiosité de l‘approche de Kent Nagano plus que pour la distribution.
Et de ce point de vue je n’ai pas été déçu. J’ai retrouvé une dynamique et une précision qui sont l’un des caractères de son approche, un sens dramatique aussi qui permet de maintenir la tension et de soutenir les chanteurs, jamais couverts, malgré un volume d’orchestre important dans cette œuvre. « Spielen’s nicht so laut, es ist schon laut genug komponiert » (« ne jouez pas si fort, c’est déjà composé assez fort ») disait Strauss lui-même aux musiciens de Munich en 1924. Et Nagano obéit à cette règle, d’une manière toute particulière notamment dans la première partie de l’opéra, ce qui a fait dire à certains que sa direction n’avait pas de vrai relief, sans doute parce que son tempo est relativement plus lent que d’habitude. Pourtant, il maintient une tension continue, avec des cordes très charnues et une grande précision des bois, toujours très sollicités, et une très grande clarté. L’un des sommets est la scène de reconnaissance d’Oreste, l’un des grands moments de la partition, dont la charge émotive tient d’abord à l’orchestre, démultiplié, puis tenant à lui seul la ligne. Avec une Elektra comme Nilsson, qui tenait les notes à l’unisson avec l’orchestre, l’émotion en était incroyablement accentuée, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Linda Watson. Il reste que toute la partie finale est dirigée avec une présence orchestrale qui va crescendo et que la prestation de l’orchestre philharmonique de Hambourg est tout à fait remarquable.
Du point de vue de la distribution, un très bon point à l’Oreste de Wilhelm Schwinghammer, belle basse juvénile et puissante, couleur de la voix chaude et diction très claire. Passable en revanche l’Aegisth de Robert Künzli, qu’on verrait plus « caractérisé ».
Mais dans Elektra, ce sont les trois dames qui font événement.
La Clytemnestre de Mihoko Fujimura ne semblait pas très à l’aise, notamment dans le registre aigu. Au contraire les graves étaient sonores, et la diction très soignée : Fujimura sait dire un texte et dans le long monologue « ich habe keine gute Nächte » c’est un élément essentiel que de peser chaque mot et d’articuler ; il reste que son personnage manquait un peu du relief qu’on attend. Il est possible que la première partie de la scène où elle est en hauteur l’ait gênée.
La Chrysothémis de Ricarda Merbeth a remporté un très gros succès. Pour ma part, j’ai dû attendre la dernière scène pour entendre des aigus sortir vraiment et s’imposer et pour voir un personnage se dessiner, en revanche dans toute la première partie et notamment dans la scène avec Elektra elle ne s’impose pas vocalement, et ce chant, comme souvent chez cette artiste reste pour moi sans vraie couleur et pour tout dire assez indifférent, même s’il n’y a pas de faille particulière. C’est un chant qui ne me touche pas, et qui ne m’a jamais touché.
L’Elektra de Linda Watson est une des références des dix dernières années, tant l’artiste l’a chantée. Réputée pour sa puissance et ses aigus, Linda Watson ne m’a jamais impressionné par sa subtilité ni par le caractère de ses interprétations. C’est une chanteuse à volume. Son Elektra connaît quelques beaux moments, notamment son monologue initial, et aussi, sa scène avec Oreste. Il reste que les aigus du rôle sont difficiles, et qu’ils ne sont plus toujours justes loin de là. Le centre reste puissant, l’aigu a perdu de sa sûreté et de son éclat. Rien à voir de ce point de vue avec la présence vocale ou scénique  d’une Herlitzius récemment ou même d’une Behrens ou d’une Polaski il y a une vingtaine d’années, d’une Jones il y a une trentaine, et d’une Nilsson il y a une quarantaine.
Mais, même si le trio vocal n’avait rien d’exceptionnel, il n’avait rien de scandaleux non plus et cette Elektra fut celle d’une bonne soirée d’opéra, qui m’a permis une plongée dans d’autres souvenirs que cette soirée n’a ni effacés ni gâchés. J’ai simplement passé du temps heureux avec mes fantômes les plus chers.
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Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène finale, une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

LUCERNE FESTIVAL : RICCARDO CHAILLY DIRECTEUR MUSICAL DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA : UN CHOIX DE RAISON

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©  Priska Ketterer Luzern
Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer Luzern

On s’interrogeait sur le devenir du Lucerne Festival Orchestra après la disparition de Claudio Abbado. Cet orchestre était tellement lié à la personnalité de son chef, il y avait un échange tel entre chef et musiciens, une affection tellement évidente que la question devait inévitablement se poser et qu’elle serait difficile.
Michael Haefliger a pris son temps et par ce festival 2015, il a donné la première réponse : le LFO continue. Les deux programmes dirigés l’un par Bernard Haitink le vétéran (classe 1929) et l’autre par Andris Nelsons (le benjamin des très grands) voulaient montrer que Mahler est le compositeur structurel de cet orchestre dont ses exécutions légendaires désormais ont fait la gloire, mais aussi que  il devait désormais y avoir une vie après Abbado, sans doute avec une plus grande diversification.
La présence d’Haitink à Lucerne est régulière, celle de Nelsons aussi, mais il était pris par Tanglewood et par le Boston Symphony Orchestra pendant les premiers jours d’août. Haitink a été celui qui souvent remplaça Claudio Abbado pendant des jours sombres (avant même l’existence du LFO) pour que le Festival lui offrît pour une fois la tribune de l’inauguration 2015 du Festival. C’est mérité, c’est justifié, et a posteriori, ce fut une excellente idée car les deux concerts furent de très grands moments.
C’était aussi sans doute une volonté d’Abbado que de voir le LFO consolidé : il n’aurait sûrement pas aimé voir cet orchestre disparaître après lui, il suffit déjà de l’Orchestra Mozart, né dans une Italie en crise économique et culturelle, et mort par manque d’argent et de volonté politique.
Mais le LFO consolidé, il restait à savoir avec qui faire la suite du chemin, et donc sûrement aussi de sonder d’éventuels successeurs.
En fait la succession d’Abbado est évidemment difficile en soi, mais aussi difficile parce que la période est marquée par de nombreuses transitions à la tête des orchestres internationaux et qu’il fallait trouver un fil qui lie en quelque sorte le grand chef disparu et son successeur. Et alors le choix se raréfiait.
Ce n’est pas une question de disponibilité : le LFO prend à un chef moins de trois semaines en août et une quinzaine de jours en automne pour la tournée annuelle.
Ce n’est pas une question d’argent : nous sommes en Suisse et Lucerne n’est pas un Festival pauvre.
C’est d’abord une question de politique artistique : La refondation du Lucerne Festival Orchestra (ex-Schweizer Festspielorchester) fut avec la Lucerne Festival Academy de Pierre Boulez, la grande initiative du règne de Michael Haefliger, qui ne réussit pas à imposer ou à trouver les fonds pour sa troisième initiative, la salle modulable. Or il vient de prolonger son contrat et doit trouver et de nouvelles idées et de nouveaux objectifs: Abbado est mort et Boulez ne dirige plus. Il a besoin de donner un signe fort qui ne fasse pas de Lucerne un garage pour orchestres de luxe en tournée.

C’’est aussi une question d’image et de public : Le LFO est devenu le prince des orchestres au vu des moments exceptionnels qui ont été vécus à Lucerne de 2003 à 2013; bien sûr Abbado en est la raison essentielle, mais l’orchestre s’est toujours surpassé, et il en est résulté une période dont l’intensité peut difficilement être niée, mais qui peut tout aussi difficilement être répétée ou prolongée telle quelle. On ne reprend pas une histoire d’amour et d’adhésion construite sur des années avec un chef, avec un autre sans aucune transition.
Il faut pourtant que cet orchestre reste le porte drapeau d’un Festival international dont le gène est la musique symphonique et de chambre et il faut donc que les dix premiers jours affichent systématiquement l’orchestre du Festival en formation symphonique ou en formation de chambre,  avec des « noms » susceptibles d’attirer le public, et un public international qui hésite à aller en Suisse actuellement pour des raisons financières compréhensibles vu le niveau du Franc suisse: on peut lui préférer Salzbourg où la plupart des orchestres qui passent à Lucerne se retrouvent aussi. Cette année, Haitink, Isabelle Faust, Nelsons, sont des noms prestigieux et pourtant les salles ne sont pas pleines à 100%.
Il faut à la tête de cet orchestre un chef qui soit parmi les tout premiers du top 10, et qui soit en même temps disponible. Jansons limite ses activités, Haitink a 86 ans, Gatti commence en 2016 avec le Concertgebouw et peut difficilement la même année prendre deux orchestres, Nelsons est pris par Tanglewood en été jusqu’à la mi-août. Le paysage se rétrécit alors singulièrement.
On aurait pu supposer que l’orchestre pouvait être dirigé par des chefs de prestige chaque année différents, une sorte de formule « carte blanche de l’année à… » ou un « chef d’orchestre étoile » comme il y a un artiste étoile chaque année, mais Michael Haefliger, réfléchissant à l’histoire de cet orchestre et à la personnalisation dont il a fait l’objet à travers Abbado, a préféré appeler un directeur musical fixe : c’est en terme d’images un élément bien plus significatif. Il s’est finalement résolu à la solution d’un vrai chef, pour installer aussi une tradition post-abbadienne, avec la différence que ce ne sera pas le chef exclusif, comme ça le fut (à de rares exceptions motivées par la maladie) pour Claudio Abbado, et pensant à l’importance des chefs italiens dans l’ histoire de l’orchestre (fondation par Toscanini et refondation par Abbado), il s’est ainsi tourné vers Riccardo Chailly, inattendu, mais intéressant d’avoir à Lucerne pour plusieurs raisons :

  • son contrat au Gewandhaus de Leipzig (dont le premier violon Sebastian Breuninger, est aussi le premier violon du LFO, ce qui n’est pas négligeable) se termine en 2017, c’est pour lui une manière de rebondir avec un orchestre à très grande réputation et c’est pour Lucerne important d’avoir un chef qui est l’un des plus prestigieux du paysage d’aujourd’hui.
  • il est un des chefs en activité qui a le plus enregistré (il termine une intégrale Mahler chez Accentus en DVD et son  intégrale Brahms chez DECCA a reçu des prix)
  • il a un répertoire voisin de celui d’Abbado : Mahler, répertoire romantique allemand, mais aussi XXème (Varèse) c’est à dire le répertoire même installé pour l’orchestre.
  • il peut aussi faire des opéras en version de concert, étant directeur musical de la Scala et chef d’opéra assez réputé.
  • Kapellmeister du Gewandhaus de Leipzig, et assez respecté en Allemagne, il peut attirer un public allemand, directeur musical de la Scala et milanais, il peut attirer un public italien qui peut faire l’aller et retour dans la journée (Lucerne est à 3h de Milan environ). Le contingent italien était très important dans les dix dernières années.
  • Enfin, il a été l’assistant d’Abbado ce qui représente, au moins pour la communication, un argument fort, bien qu’il n’ait pas eu de relation amicale aussi suivie avec Abbado que d’autres chefs comme Mehta, Barenboim ou Kleiber.

 

Ainsi s’explique le choix de la Huitième de Mahler comme premier programme 2016, à laquelle Abbado avait renoncé pour des raisons artistiques personnelles d’absence d’affinité avec cette œuvre, et qui permettra enfin de boucler le cycle Mahler de l’orchestre et de créer un événement. Sans doute aussi la présence de Chailly permettra-t-elle par ailleurs de boucler plus tard les symphonies de Bruckner en cours.

Il restera à voir quel rapport Chailly va installer avec l’orchestre et en combien de temps. Il faudra sans doute au moins deux saisons avant que les uns et les autres ne se calent. Mais Mahler VIII est un excellent galop d’essai et c’est une symphonie qui ira sans doute très bien à Chailly.

L’intérêt bien compris du Festival de Lucerne, mais aussi de l’orchestre est de tourner rapidement la page, désormais, pour permettre à l’orchestre de laisser les souvenirs et les émotions et d’embrasser un avenir nouveau. Déjà cette année, il ne faudra pas chercher,  dans telle ou telle interprétation un souvenir d’autres moments. Le Roi est mort, la période de deuil est close. Vive le Roi. [wpsr_facebook]

Riccardo Chailly
Riccardo Chailly

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: QUELQUES MOTS POUR EN FINIR (PROVISOIREMENT)

Festspielhaus Bayreuth
Festspielhaus Bayreuth

Dans son essai Wagner Theater (Suhrkamp 1999, 4ème édition 2013) Nike Wagner, fille de Wieland, souligne que les thèmes wagnériens, dans les opéras, dans l’histoire d’Allemagne et dans l’histoire même de la famille Wagner, oscillent entre deux pôles, le pôle Ring et le pôle Graal. L’esprit Ring, ce sont les luttes pour le pouvoir et l’argent, les histoires de famille et l’esprit Graal, c’est l’idéal, le sublime, le testament de l’œuvre. Nike Wagner met en regard le final destructeur de Götterdämmerung et du Ring et celui apaisé et suspendu de Parsifal, les seules œuvres indissolublement liées à Bayreuth. Quelle que soit la manière dont on y pense, dont on pense son histoire et ses péripéties, Bayreuth est une succession d’esprit Ring et d’esprit Graal, esprit Graal sur scène et esprit Ring dans la coulisse, et c’est peut-être sous cet angle qu’il faut regarder la mise en scène de Castorf, toute dédiée au décryptage de l’esprit Ring. Comme le Parsifal de Herheim racontait d’une manière toute particulière le passage de l’esprit Ring à l’esprit Graal.
Car Bayreuth est un lieu tout particulier que le travail de Herheim avait bien décrypté.

C’est d’abord un lieu de la culture allemande, de la germanité entendue comme espace culturel et non comme revendication politique (ce qui a pu aussi être le cas dans l’histoire), les français se reconnaissent volontiers dans leur théâtre et leur littérature, et la Comédie Française, quelle qu’en soit la qualité effective, est bien en quelque sorte le théâtre de la nation. Le Festival de Bayreuth est un lieu où se croisent trois piliers de la culture allemande, la musique, si essentielle pour comprendre ce pays, la philosophie (comme le montre une vitrine consacrée à Schopenhauer à Wahnfried, mais aussi les démêlés de Nietzsche avec Wagner), le théâtre, au vu des polémiques nombreuses nées ici, mais surtout au vu du rôle national et international de Bayreuth dans les regards portés sur l’évolution du théâtre : ce n’est pas là qu’est né le Regietheater ou une nouvelle manière de faire du théâtre, mais c’est à Bayreuth, dès 1972 avec le Tannhäuser de Götz Friedrich, qu’il a été légitimé, même si l’année précédente et pour la première fois depuis 1951, soit 20 ans après, un metteur en scène autre que Wieland ou Wolfgang, August Everding, avait mis en scène Der fliegende Holländer.
Wieland Wagner avait installé l’idée essentielle selon laquelle on ne pouvait jouer Wagner indéfiniment comme à ses origines (c’était un peu la position sacrale de Cosima), et que Wagner était dans la cité.
D’une certaine manière, Wieland Wagner a relativisé le rôle « religieux » de Bayreuth, exalté en France par la fameuse phrase d’Albert Lavignac (Le Voyage artistique à Bayreuth, 1897) : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux », pour installer la centralité de l’art et une certaine distance critique: « Hier gilt’s der Kunst » c’est en quelque sorte le motto du NeuBayreuth, un lieu du débat artistique.
C’est ensuite un haut lieu de la culture internationale : au delà des vicissitudes politiques entre France et Allemagne, très tôt Bayreuth devient un voyage presque obligé dans une bonne partie de la classe intellectuelle française de la fin du XIXème siècle : il suffit de rappeler le nom du premier wagnérien prémonitoire, Charles Baudelaire , et de lire les noms des collaborateurs de la revue wagnérienne (1885-1888) où l’on trouve Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Catulle Mendès, et les nombreux musiciens français de l’époque, bousculés entre la fascination pour Wagner et l’identité de la musique française. En 1921 un livre, Richard Wagner et la France, de Jacques Gabriel Prod’homme écrit au lendemain de la guerre retrace avec une grande précision les vicissitudes et les contradictions du regard français sur Wagner. Les français restent encore aujourd’hui le contingent étranger le plus nombreux sur la colline verte.
Mais on aimait Wagner en Angleterre et en Belgique bien avant : on trouve dans les cercles wagnériens historiques des irlandais comme George Bernard Shaw à qui l’on doit The Perfect Wagnerite: A Commentary on the Niblung’s Ring (1897) belle étude du Ring (parue la même année que la première édition du Lavignac) que tout wagnérien débutant devrait lire, et de l’autre côté du spectre politique à l’extrême droite, les anglais Houston Stewart Chamberlain (qui a écrit dans la revue wagnérienne) et bien sûr Winifred Williams Klindworth qu’on fit épouser à Siegfried Wagner, anglaise installée en Allemagne, admiratrice de Wagner et amie d’Hitler bien avant son arrivée au pouvoir.
Il est d’ailleurs amusant de constater que Cosima gardienne de ce temple de la germanité est fille d’un hongrois (il est vrai le plus européen des hongrois) et d’une française et que la compromission de Bayreuth avec le nazisme n’est pas née de l’initiative d’allemands, mais d’anglais.

En appelant des chanteuses françaises (Marcelle Bunlet avec Toscanini pour Kundry, puis Germaine Lubin pour Isolde) ou des chefs italiens (Arturo Toscanini, Victor De Sabata), aussi bien Siegfried Wagner que Winifred ont ouvert le festival aux artistes internationaux. Ce que les frères Wieland et Wolfgang Wagner dans le cadre du Neubayreuth ont poursuivi en invitant très tôt des chanteurs ou des chefs non germaniques (Ramon Vinay, Regina Resnik, André Cluytens)

Enfin il suffit de voir les polémiques et les discussions sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui pour mesurer encore la force du wagnérisme et la réactivité des wagnériens dans le monde.
Bayreuth (parce que c’est Wagner) concerne à des titres divers aussi bien l’Allemagne que le reste du monde, c’est bien la question du Ring actuel de Franz Castorf.
La question du rapport de Bayreuth à son histoire a été posée par deux mises en scènes récentes, celle des Meistersinger von Nürnberg, œuvre chantre de « l’art allemand »  dernière œuvre autorisée à Bayreuth par les nazis en 1942 et 1943, par Katharina Wagner en 2007, et Parsifal, par le norvégien Stefan Herheim en 2008. Castorf n’est pas le premier à lier explicitement l’œuvre de Wagner à l’Histoire.
J’ai souligné plus haut l’importance de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi de la mise en scène théâtrale en général, dans la mesure où l’arrivée à Bayreuth d’une nouvelle génération de metteurs en scène, survint quand il fut clair à Wolfgang Wagner que les mises en scènes de Wieland, dont la dernière (Parsifal) a duré jusqu’en 1973, ne pourraient durer indéfiniment, et que lui même n’avait pas les capacités artistiques de son frère ni le temps pour assumer tout seul la suite. Néanmoins, jusqu’à 2002, Wolfgang a été présent de manière continue comme metteur en scène sur la colline : il estimait que sa légitimité procédait aussi de sa participation aux productions. Entre 1976 (début du Ring de Chéreau et installation définitive du Werkstatt Bayreuth) et 2002 (dernière année où il apparaît comme metteur en scène), on lui doit une production de Tannhäuser (représentée sept fois en 1985 et 1995) deux productions de Parsifal (1975-1981 et surtout 1989-2001, soit représentée 13 années de suite ) et il met en scène continûment Die Meistersinger von Nürnberg, avec une production entre 1981 et 1988 et une autre entre 1996 et 2002. C’est la seule œuvre qui n’ait pas échappé à un Wagner de 1951 à 2011 (Wieland, Wolfgang, Katharina) et qui sera confiée en 2017 pour la première fois depuis 1951, à un non-Wagner,  à Barrie Kosky qui avait affirmé qu’il ne ferait jamais de Wagner.
Pour conclure sur ces longs prémices : c’est Bayreuth qui réinvente la mise en scène wagnérienne après la deuxième guerre mondiale avec Wieland Wagner. Mais avant la guerre, Bayreuth avait toujours confié les productions à des artistes extérieurs à la famille. Le Neubayreuth était un modèle différent, où tout restait dans la famille, essentiellement pour deux motifs :

  • Wieland Wagner était un véritable artiste, un inventeur.
  • Wolfgang était un artisan de la scène peu inventif mais honorable, mais un très bon manager ; il savait que de toute manière il coûtait moins cher au Festival d’avoir deux metteurs en scènes maison,  à un moment où les frais de régie n’étaient d’ailleurs pas aussi importants qu’aujourd’hui : les mises en scènes de Wieland, très essentielles ne devaient pas coûter trop cher en termes de construction et on sait que les débuts de Bayreuth après la 2ème guerre mondiale furent très artisanaux.

Quand on voit ce qu’a dû coûter le décor d’Aleksandar Denić pour le Ring de Castorf ou même les fabuleux décors de Peduzzi pour le Ring de Chéreau, on n’est pas sur la même échelle de coûts. Il ne faut jamais oublier les questions économiques, motif essentiel de la création de la fondation Richard Wagner en 1973. La longévité de la dernière production de Wolfgang Wagner, Parsifal (13 ans) n’est pas étrangère non plus aux préoccupations économiques.

Après le Neubayreuth lié à Wieland, Wolfgang a besoin de transformer en concept la nécessité qu’il a d’en appeler à d’autres metteurs en scène. Ce sera le Werkstatt Bayreuth, manière de faire continuer à parler de Bayreuth, un concept intéressant en soi mais aussi pour le marketing maison : manière de prolonger la singularité de Bayreuth en en faisant une scène de propositions plus ou moins expérimentales : l’appel initial à Peter Stein, alors le chien fou de la Schaubühne, pour le Ring du centenaire, qui a échoué et s’est transformé en appel à Chéreau, puis l’appel à Harry Kupfer pour un Fliegende Holländer aujourd’hui encore inégalé en sont, avec le Tannhäuser de Friedrich, évoqué plus haut, les éléments premiers.
Et de fait, le Ring de Chéreau fut un incroyable choc pour le milieu théâtral et culturel, dont les conséquences sur le monde du théâtre européen et de l’opéra se font encore sentir: les huées de Castorf ne sont rien à côté des cris qu’on entendait dans la salle pendant la musique, ou des tracts qui vous accueillaient à l’entrée, ou des déclarations vengeresses de certains chanteurs de la distribution.
Chéreau a légitimé toutes les approches de Wagner par la suite et plus généralement le regard du théâtre sur l’opéra, même si Ronconi (avec son Ring initié en 1974) et Strehler pour le reste du répertoire (il abordera Wagner avec Lohengrin en décembre 1981 à la Scala) avait commencé à bousculer les choses, mais sans la chambre d’écho qu’est Bayreuth. Ce n’est pas un hasard si Kupfer parlait dans les années 80 de « Papa Chéreau ». Chéreau fut pour le Festival de Bayreuth ce que Mortier a été pour Salzbourg : il a permis de relancer la machine, de ravaler les façades, il a permis au monde de l’opéra d’être considéré par le monde du théâtre : jusqu’à Chéreau, les deux mondes étaient parallèles. Depuis Chéreau, cela n’étonne plus personne qu’un homme de théâtre fasse de l’opéra.

Il faut aussi comprendre l’appel à Peter Hall pour le Ring de 1983 (Solti) qui a semblé un recul. Après le choc Chéreau, il n’y aurait eu aucun sens à proposer un travail du même type. Il fallait une nouvelle rupture, comme une volonté de balance entre un Ring «moderne » et un Ring « classique », affirmation d’une volonté de balayage de tous les «possibles » : une proposition qui a coûté tout autant sinon plus que Chéreau vu la fabrication du plateau tournant verticalement sur lui même, une prouesse technique qui a l’époque avait beaucoup fait parler…plus que la mise en scène en tous cas.
Ainsi se sont succédés ensuite Jean-Pierre Ponnelle (Tristan), Werner Herzog (Lohengrin), Dieter Dorn (Fliegende Holländer), Harry Kupfer (Ring, magnifique), Heiner Müller (Tristan), Alfred Kirchner (Ring), Keith Warner (Lohengrin), Jürgen Flimm (Ring) qui représentent tous une modernité raisonnable. Le Ring de Jürgen Flimm étant la somme des Ring new look des dernières années et d‘une certaine manière la fin d’une époque.
L’appel à Christoph Schlingensief pour Parsifal en 2004 a constitué l’entrée en scène de Katharina Wagner, très liée au milieu du Regietheater, dans la programmation des mises en scène, et l’irruption de la performance esthétique et artistique à Bayreuth. Cette mise en scène, qui a bénéficié pendant deux ans de la merveilleuse direction de Pierre Boulez, a été plombée par une des distributions les plus médiocres des quinze dernières années.
Il est probable que c’est dans cette direction qu’aurait été Jonathan Meese, plus performeur qu’homme de théâtre, pour son Parsifal en 2016 s’il n’avait pas été remplacé pour raisons financières (!!) par le plus politiquement correct Uwe-Erich Laufenberg.
La proposition de Stefan Herheim pour Parsifal en 2008 a constitué sans doute le plus grand succès de ces dernières années. On peut seulement regretter d’une part qu’elle n’ait pas été prolongée au-delà de 2012, et que Daniele Gatti n’ait pas continué à la diriger car avec le RingParsifal constitue l’enjeu symbolique le plus important à Bayreuth. L’œuvre a d’ailleurs été jouée continûment de 1951 à 1973, de 1975 à 1985, de 1987 à 2001. Ce n’est que très récemment (2002-2013-2004) qu’un laps de temps supérieur à un an existe entre deux productions, encore que Parsifal ait été joué en continu de 2004 à 2012 avec deux productions différentes, mais que 2013, 2014, 2015 sont des années sans. On s’est d’ailleurs étonné que Parsifal ne figurât pas au programme du bicentenaire de Richard Wagner de 2013.

Hors Castorf, les autres propositions liées à Katharina Wagner, sont pour l’une un gros échec, Tannhäuser (Sebastian Baumgarten), une production loin d’être sotte, mais qui a constitué un repoussoir pour le public (encore une équipe qui a hésité entre scène et performance) avec le décor de Joep van Lieshout, fondateur d’un collectif artistique (AVL) à la frontière entre Art, design, architecture et pour l’autre un succès, le Lohengrin de Hans Neuenfels dont les rats ont fait huer, puis parler, puis ont amusé, puis ont été digérés, sans doute à cause de la présence successive dans la distribution de Jonas Kaufmann et de Klaus Florian Vogt et dans la fosse d’Andris Nelsons jusqu’à l’an dernier. Avec le Ring, c’est le plus grand succès musical de cette année, avec un accueil hallucinant (et justifié) pour Vogt et très positif pour le chef Altinoglu et la distribution.
De même qu’il était inévitable un jour d’inviter Hans Neuenfels à Bayreuth, après une des carrières les plus inventives et des plus importantes du théâtre allemand, il était inévitable d’inviter Frank Castorf, l’autre symbole d’un théâtre idéologique, très lié à l’Est, à un moment où l’un et l’autre sont déjà dans le troisième âge. C’est une reconnaissance de l’importance de leur travail depuis plus d’un quart de siècle dans le paysage théâtral d’aujourd’hui et n’a rien d’une expérience de la médiocrité ou d’une provocation comme on  lit quelquefois sous des plumes aussi imbéciles qu’ignorantes.

Et pourtant le choix de Castorf est un deuxième choix : Katharina Wagner nourrit depuis longtemps l’idée de confier un Ring à un cinéaste : c’était Wim Wenders qui était en vue pour 2013, après Lars von Trier pour le Ring précédent (confié finalement à Tankred Dorst, qui ne fut ni une réussite théâtrale, ni musicale).
Qui mettra en scène le prochain Ring (2020, avec Thielemann? avec un autre chef?) ?

Alors, qu’en est-il de ce Ring après une troisième vision ? Je continue de l’affirmer, voilà une production qui est un chiffon rouge pour notre époque post idéologique, mais qui nous renvoie en pleine face un regard sans concession sur monde d’aujourd’hui et de ce qu’il vaut, sans amour ni héroïsme.
En écrivant le Ring, Wagner faisait-il autrement ?
C’est ce que Nike Wagner appelle l’esprit Ring : complots, coup bas, affaires de famille, luttes de pouvoir, soif d’argent, massacre de l’innocence et de l’amour. C’est juste l’histoire que raconte Frank Castorf, en faisant de Rheingold une sorte d’épilogue et non de prologue de l’histoire (dont le premier jour, rappelons-le est Die Walküre) en en faisant une histoire de petits truands dans une station service véreuse du Texas liée à un motel (un Golden Motel quand même) pas trop bien fréquenté. C’est une manière de réduire le mythe à des marchés sordides qui avaient déjà été soulignés par Chéreau d’abord puis par d’autres.
Ce qui change chez Frank Castorf, c’est la volonté d’inscrire cette histoire dans la grande histoire du pétrole, qui est pour lui la cause de l’état du monde aujourd’hui, la cause implicite des conflits qui ont essaimé le XXème siècle au nom de ce que l’Or d’hier est le pétrole d’aujourd’hui. Chéreau insérait l’histoire dans un monde de l’industrialisation naissante (voir la forge de Siegfried), Castorf dans l’histoire de l’Or Noir, de la naissance des premiers puits en Azerbaïdjan jusqu’à Wall Street. Mais là où Chéreau évoquait seulement, Castorf montre, cherche à démontrer jusqu’au plus petit détail avec une précision d’orfèvre (d’ORfèvre…). Là où chez Chéreau il y avait encore de quoi espérer en l’homme (Siegfried restait un innocent positif), il n’y a plus rien à espérer chez Castorf, dont le Siegfried, pur produit de son éducation sans amour et seulement idéologique (à voir les livres en nombre autour du décor de l’acte I de Siegfried) par un Mime intellectuel radical (certains lui ont trouvé le visage de Brecht), est un terroriste, cruel, indifférent, sans âme, un garçon mauvais plus qu’un mauvais garçon.
Castorf inscrit ses personnages dans les mouvements de l’histoire : c’est pourquoi ce Ring est sans cesse mouvement et notamment mouvement giratoire de la tournette où changent sans cesse les ambiances et les époques, qui en est la traduction scénique ; c’est pourquoi aussi cela bouge tout le temps, notamment dans Rheingold, dans Siegfried (sur tout l’espace y compris en hauteur), dans Götterdämmerung, et logiquement un peu moins dans Walküre où sont posées les racines du mal,  opéra plus discursif, rempli de longs dialogues et longs monologues.
Certains personnages changent sans cesse : Wotan est petit maquereau, puis propriétaire d’un puits an Azerbaïdjan, puis théoricien de la révolution, enfin voyageur sans bagage. Seul Alberich ne change pas, ne vieillit pas et traverse toute l’histoire, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, car il est le point focal, l’image éternelle du mal. Rappelons Kupfer (80 ans il y a quelques jours) qui laissait Alberich seul vivant face au public au final du Götterdämmerung.

Contrairement à ce qu’ont écrit certains, Castorf joue parfaitement, et avec plus de cohérence que d’autres la différence prologue (Rheingold) et trois autres jours, qui constituent l’histoire proprement dite, des origines à aujourd’hui, et Die Walküre, qui pose les jalons de ce récit, est volontairement plus « traditionnelle » au sens où le livret est à peu près suivi sans trop de didascalies, même si les événements de Bakou en sont la toile de fond. La question de Bakou et de l’Azerbaïdjan se pose encore aujourd’hui, et elle fut aussi bien pendant la première que pendant la seconde guerre mondiale un enjeu stratégique. Castorf s’intéressant à l’histoire de l’Or noir, ne peut qu’insérer les événements multiples qui eurent lieu à Bakou dans le tissu de son Ring, en faisant de Wotan un chef révolutionnaire et de sa fille Brünnhilde une aide au terrorisme : elle prépare les flacons de nitroglycérine pendant le récit de Wotan, qui est l’un des moments musicaux les plus passionnants de ce Ring, où non seulement Wolfgang Koch est un miracle d’intelligence du texte, mais où Kirill Petrenko accompagne avec une précision rythmique phénoménale la mise en scène volontairement très immobile de Castorf, il en résulte une tension prodigieuse, qui se poursuit dans l’annonce de la mort avec une cohérence extraordinaire.
C’est là où l’on peut saisir ce que diriger veut dire : ce n’est ni aller vite ou pas vite, ni diminuer ou retenir le son ou le laisser aller selon l’humeur, c’est au contraire avec une rigueur incroyable à partir de la partition s’obliger à accompagner le plateau, en épouser les cohérences et le discours, au nom de ce que Wagner appelle la Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale. Il ne peut y avoir , à Bayreuth notamment, un discours musical d’un côté et un discours scénique de l’autre qui seraient deux côtés d’un balancier : chef et metteur en scène sont tenus (plus qu’ailleurs et non comme ailleurs) de travailler ensemble pour produire un discours commun cohérent. Et que ceux qui ont trouvé certains moments trop ceci ou pas assez cela aillent simplement au texte, que la plupart du temps ils n’ont pas lu. De même ceux qui pensent qu’un chef a une conception une fois pour toutes indépendante des lieux et des plateaux se trompent : la lecture de Petrenko est certes toujours très fine, très discursive, quelquefois même intimiste (voir sa Lulu); mais il ne dirigeait pas le Ring à  Munich (la merveilleuse production d’Andreas Kriegenburg) comme il dirige à Bayreuth, beaucoup de spectateurs qui ont entendu les deux en salle l’ont remarqué. C’est là qu’on reconnaît un vrai chef, qui chaque jour est neuf, qui chaque jour donne à découvrir, qui est toujours inattendu.
Je défends le travail de Castorf même si parmi les travaux récents j’adore celui de Kriegenburg à Munich, parce que Castorf a une approche d’abord intellectuelle, parce qu’il oblige à lire, travailler, s’informer. Impossible de comprendre ce travail sans entrer dans cette logique. Ce qui me fascine, c’est que ce travail d’une rigueur et d’une profondeur stupéfiantes va contre la consommation culturelle qu’on peut voir ailleurs, même dans Wagner, et qu’il va contre notre paresse. C’est un travail nihiliste si l’on veut, mais le Ring de Wagner ne nous laisse guère qu’un tas de cendres à la fin du Crépuscule.
Je ne cesserai donc pas de défendre ce travail, même si d’autres m’ont fasciné sans doute pour le reste de ma vie, Chéreau d’abord, Kupfer ensuite, et Kriegenburg enfin, parce que son approche tient compte du mythe et de sa poésie, puis de l’Histoire.
Castorf effectue un travail typique du Werkstatt Bayreuth, en cela Katharina Wagner ne s’est pas trompée, cette production si décriée par certains est à la hauteur de la tradition théâtrale et culturelle allemande. Mais aussi et surtout parce qu’il constitue, avec la distribution de cette année, et avec la direction de Kirill Petrenko, l’un des Ring les plus réussis à Bayreuth depuis très longtemps.
Pour une fois, mise en scène, distribution et direction musicale sont à la hauteur des attentes et des enjeux (je sais, je vais faire frémir les catastorfiens). Petrenko dans ce Ring a refait de Bayreuth un lieu de l’innovation et de la recherche musicale, il a fait du neuf, et il a produit du sens en créant cette dentelle musicale à l’affût perpétuel de ce qui se passait sur scène. Et cette direction si singulière, impressionnante par sa précision et sa variété, a pu aussi provoquer des discussions et des déceptions, parce que ce Wagner-là est un Wagner musical de l’après. Ce fut le même choc après le Ring de Boulez: il suffit de lire certains critiques très acerbes de l’époque…mais cette fois-ci, à la différence d’alors, c’est l’unanimité. Le délire qui saisit le public à chacune de ses brèves apparitions lors des saluts est un indice de son effet.  Cette musique, telle qu’elle se déroule sous sa baguette, provoque une incroyable émotion. ce Ring est le Ring de Petrenko.
Deviendra-t-il le Ring de Marek Janowski? Pour deux ans encore, Marek Janowski, l’un des grands spécialistes de cette musique qu’il a enregistrée deux fois, va se confronter à une mise en scène qu’il ne doit pas vraiment partager au vu de ce qu’on connaît de ses goûts, avec une distribution largement renouvelée. Pour le festival, c’est l’occasion de relancer cette production en lui donnant de nouveaux visages. Nous verrons.
Et désormais Katharina Wagner arrive dans 15 jours aux rênes d’un festival que papa Wolfgang lui avait amoureusement préparées. Le deal de 2008, entre une jeune femme de 30 ans alors et sa sœur qui en avait plus ou moins le double ne pouvait que conduire à cette situation pour que personne ne perde la face, à commencer par le conseil de la Fondation qui avait déjà une première fois proposé Eva Wagner-Pasquier à la direction du festival. Voilà un membre de la famille qui a fait une carrière discrète, élégante, et qui n’a pas été assoiffée par le pouvoir, vu qu’elle a été essentiellement une conseillère compétente ici ou là. Pour elle, Bayreuth était un logique bâton de maréchal, pour Katharina en revanche, c’est une question de carrière et peut-être de vie : elle est sans doute de la race des femmes de pouvoir de la famille…Elle l’a d’ailleurs prouvé en affrontant des Meistersinger décapants allant contre toute la tradition locale.
Elle le prouve encore cette année en affrontant un Tristan, sans doute moins inventif dans le détail (il est vrai que le livret en est plus linéaire), mais en même temps d’une grande cohérence. Sa mise en scène pose la question de l’amour absolu, et de son impossibilité au regard des codes sociaux représentés par les serviteurs (qui inventent tant de stratagèmes pour qu’ils s’évitent) et par Marke, vrai mari trompé vengeur et sarcastique. Tous les autres personnages de l’œuvre sont contre le couple. Est-ce si loin de la vision sans amour de Castorf ? Le départ final d’Isolde entraînée par Marke qui a l’air du dire « bon, assez joué ! » n’est-il pas aussi une manière d’aller contre notre volonté d’ivresse musicale, de notre volonté d’y croire. Marke est une version plus policée des crocodiles de Castorf, mais c’est bien le même discours. Cette production de Tristan qui m’a plus séduit à première qu’à seconde vision doit être à mon avis rodée encore, mais elle montre tout de même un regard plus qu’acéré de Katharina Wagner sur les œuvres de l’aïeul.
La présence dans les lieux depuis 2000, puis depuis 2008 avec une fonction de conseiller, et depuis cette année une fonction nouvelle de Musikdirektor, responsable des recrutements de l’orchestre et de tous les aspects musicaux du festival de Christian Thielemann est un autre signe important de l’évolution de Bayreuth après l’ère Wolfgang.
Thielemann avait des ennemis, il en aura encore plus. Et Katharina Wagner sera plus exposée (les fameux coups de billard à double rebond). Vraie garantie musicale, Thielemann est très aimé du public de Bayreuth, moins Katharina Wagner qui doit gagner une légitimité qui va tenir aux choix de mises en scène, et à ses propres productions. Et on va lire désormais les choix esthétiques, le prolongement ou non du Werkstatt Bayreuth, à l’aune de ce couple là. Il est clair que les deux n’ont pas le même regard sur le théâtre d’aujourd’hui, mais les deux ont des intérêts communs. Et même si c’est l’esprit Ring qui règne sur la colline verte, les mariages de raison sont quelquefois plus solides que les mariages d’amour. [wpsr_facebook]

WAHNFRIED: LES RETROUVAILLES ET LA DÉCEPTION

Là où mon imaginaire ont trouvé la paix...
Là où mes illusions  ont trouvé la paix…

Je me faisais une joie d’aller à Wahnfried, enfin rouverte après cinq ans de travaux de rénovation. J’ai lu comme beaucoup les tribulations financières qui ont entouré les travaux effectués, et celles qui attendent la gestion au quotidien d’un espace qui a triplé de volume:  tout le monde en appelle au « Bund » à l’État fédéral, parce qu’il n’y pas assez d’argent pour l’entretien au quotidien et surtout pour travailler à l’expansion du Musée et au financement des recherches nécessaires et du personnel afférent.

Mais ce qu’on nous présente actuellement est-il digne du rayonnement de Richard Wagner?
On a l’impression que le musée n’est pas terminé, que tous les objets ne sont pas là, que les notices ne sont pas rédigées, que les espaces ont été vite aménagés pour l’inauguration, mais que ce n’est pas, ce ne peut être le musée définitif Richard Wagner.
Si ça l’était, ce serait problématique.
L’ancien Musée Richard Wagner était limité à Villa Wahnfried, avec quelques espaces souterrains pour les expositions menant à la maison de Siegfried Wagner attenante. Beaucoup de vitrines, beaucoup de petits objets, beaucoup de lectures, pas mal de photos et des notices assez bien faites. Il y racontait à la fois la vie de Richard Wagner, le Festival et des photos et quelques objets en illustraient l’évolution jusqu’en 1976. C’était un musée chaleureux, où l’on passait des heures avec la musique de fond du « Klingendes Museum ».

Un coin de la bibliothèque
Un coin de la bibliothèque (Villa Wahnfried)

Le salon où trône toujours le piano de Richard Wagner était aménagé en espace d’audition d’un Musée sonore d’enregistrements la plupart du temps historiques, ne provenant pas forcément d’ailleurs du Festival et l’on se promenait en même temps dans les rayons de la bibliothèque. Et les sous-sols étaient occupés par les jolies maquettes des productions anciennes, qui n’étaient malheureusement plus montrées depuis des années et des années.

C’était un petit musée, plein de charme, où l’on apprenait pas mal de choses et où l’on se trouvait bien. On terminait la visite en s’asseyant dans le jardin autour du bassin au timide jet d’eau, à côté de la tombe du Maître, de la Maîtresse et du chien et on se mettait à lire. Du moins c’est ainsi que j’ai passé bien des matinées pendant des années. Il y avait des bancs traditionnels faits de bois et de fonte, il faisait bon s’y asseoir, ils sont remplacés par quatre bancs en ciment sans dossier autour du bassin, pas vraiment faits pour y traîner.

Extérieurement, le bâtiment nouveau est en revanche très réussi, il s’insère sans heurter dans le paysage. Et une promenade au rez de chaussée de plain pied avec le jardin, est particulièrement agréable.

Le nouveau bâtiment
Le nouveau bâtiment

Les nouveaux espaces du musée se divisent en trois structures, la Villa Wahnfried, réaménagée, la Siegfried-Wagner Haus, attenante, où a vécu Winifred jusqu’à sa mort en 1980, et à droite de la façade un nouveau bâtiment tout en vitres en rez de chaussée et sous sol qui fait face à la Siegfried-Wagner Haus de l’autre côté et qui est devenu l’entrée officielle du musée, par laquelle on commence la visite.
D’emblée, je dois confesser la relative déception que cette visite m’a procurée: une exposition permanente dont je veux croire qu’elle est provisoire, tant l’impression de va-vite et de pauvreté intellectuelle est forte, et tant l’imagination est absente dans l’aménagement, sans aucune réflexion sur les espaces, notamment les espaces nouveaux qui sont exactement tout ce qu’on ne doit plus faire dans un musée, si tant est qu’on ait pu un jour avoir l’idée saugrenue de proposer ça, comme ça.

Le Musée new look est donc divisé en trois espaces :

  • le nouveau bâtiment dédié au Festival et à son histoire.
  • la Villa Wahnfried qui retrace la vie de Wagner, et la vie à Wahnfried
  • et enfin la Siegfried-Wagner Haus dont on ne voit que le rez de chaussée, salon de jardin, salon avec sa cheminée monumentale, salle à manger, et qui est paraît-il consacrée aux vicissitudes idéologiques de la famille, et notamment à sa relation avec l’oncle Wolf, Adolf Hitler
La maquette du Festspielhaus
La maquette du Festspielhaus

On commence donc la visite par le nouveau bâtiment dédié au Festival avec une magnifique maquette du Festspielhaus dès l’entrée et puis une grande salle sombre, avec au centre trois grandes vitrines contenant des costumes des premières productions, puis de l’ère Wieland, puis de l’ère Wolfgang et quelques objets symboliques en vitrine latérale. J’ai pu reconnaître quelques costumes, et les productions dont ils proviennent :

Cotume de Fricka (Jacques Schmitt) dans la production Chéreau 1976-1980
Costume de Fricka (Jacques Schmitt) dans la production Chéreau 1976-1980

le costume de Fricka dans la production du Ring de Chéreau par exemple

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Costume de Venus (Jurgen Rose) Tannhäuser, prod.G.Friedrich (1972-1978)
Costume de Venus (Jurgen Rose) Tannhäuser, prod.G.Friedrich (1972-1978)

 

 

 

 

 

 

ou celui de Vénus dans le Tannhäuser de Götz Friedrich. Mais j’ai puisé dans ma mémoire, parce que les notices indiquent l’œuvre et le personnage, mais pas la production, ni évidemment l’auteur du costume ni même l’année.

Les maquettes des productions sont présentées sur un mur de maquettes: avec des maquettes au niveau du sol, d’autres à trois mètres en hauteur, et les seules visibles sont celles qui sont à hauteur d’homme, avec là aussi des indications minimales et une organisation erratique. On reconnaît au milieu d’autres celle très célèbre du 2ème acte de Meistersinger de Wieland Wagner en 1956:

Die Meistersinger von Nürnberg (Acte II) Wieland Wagner1956
Die Meistersinger von Nürnberg (Acte II) Wieland Wagner(1956)

Pas de maquettes ni même d’images de productions récentes, la plus récente est la maquette du barrage de Rheingold chez Chéreau (à 3m en hauteur, à droite, invisible au commun des mortels) qui remonte à 1976. Comme si le Festival s’était arrêté.

Au détour de la salle dans un puits de lumière, des écouteurs pour écouter de la musique.
De l’autre côté des maquettes, quelques objets éparpillés dans une vitrine, objets de scène comme le Hollandais s’élevant au Ciel avec Senta ou vieux objets musicaux comme le Glockenspiel de Parsifal puis enfin un mur avec les photos de tous les chefs ayant dirigé à Bayreuth,  les productions qu’ils ont dirigées et les années. Les photos semblent avoir été choisies à l’époque de la première apparition de l’artiste ce qui peut se comprendre, mais on dirait qu’on a choisi les pires : celles de Barenboim, de Boulez, de Gatti sont des exemples de photos presque adolescentes, ou d’une éternelle jeunesse : ils sont à peine reconnaissables.

Informations détaillées ? Non.
Présentation problématisée ? Non
Histoire du festival et des tendances artistiques? Non

Je me souviens dans l’ancienne Wahnfried de photos des productions des années 30, de gravures des premiers décors, d’une fiche sur les tempi comparés adoptés dans Parsifal. Il y avait quelque effort de contextualisation: Ici tout cela a disparu.
Eu égard au rôle du Festival de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, on aurait pu penser que quelque chose serait dit de ce côté là. Mais non, rien ne se passe, rien n’est dit, rien n’est présenté. Vide abyssal. On a l’impression qu’ont été mis là pêle-mêle tout les objets l’on avait sur le Festival, sans aucun effort de présentation ou d’information.
Quant à la naissance du Festival et à la construction du bâtiment, elle fait l’objet d’une salle qui existait d’ailleurs dans l’ancien Wahnfried et qu’on a reproposée au même endroit dans la Villa Wahnfried rénovée, et curieusement pas dans le bâtiment neuf consacré au Festival même.

Siegfried Wagner Haus  - La salle à manger
Siegfried Wagner Haus – La salle à manger

Si l’on passe en face dans la Siegfried Wagner Haus, on s’attend à des photos, on s’attend à quelque chose de fort sur « l’idéologie » du festival et ses errances, dans une maison où toute la hiérarchie nazie qui comptait à commencer par Adolf a défilé.
Dans des salles vides merveilleusement lambrissées, avec quelques meubles, et une belle salle à manger, trois dispositifs vidéo au sol, écran de 40cm à tout casser, avec un siège permettant la présence de 2 personnes au plus qui projettent quelques films et montages. C’est tout.

Vitrine Cosima
Vitrine Cosima (Villa Wahnfried)

Enfin la villa Wahnfried, raconte la vie de Wagner. On reconnaît bien des objets de l’ancien musée, mais en nombre plus réduit, isolés dans des vitrines immenses et froides. C’est cette froideur de la présentation qui frappe d’abord.
La présentation est conçue de manière chronologique, donc plus claire, avec une grande salle consacrée à Bayreuth à l’étage et les espaces privés de Wagner consacrés dans une salle à quelques habits du Maître, et dans l’autre à quelques habits et objets de Cosima. C’est presque tout sur la vie de Wahnfried au quotidien.
Au rez de chaussée on retrouve avec plaisir la bibliothèque, mais les meubles sont sous housse blanche, comme dans les deux salons attenant à l’atrium.
Voilà : c’est fini.

On aurait pu penser que la nouvelles configuration du Musée et les nouveaux espaces auraient permis de penser différemment les présentations, d’utiliser peut-être aussi, en 2015, des outils numériques, de travailler à l’interactivité : rien de tout cela. Une présentation surannée, qui ne présente aucune problématique, qui ne donne aucune piste, au point qu’on se demande si c’est bien terminé, au point qu’on se dit : 20 millions pour ça?
On sait que le Musée a des problèmes d’argent, on sait aussi qu’on a accéléré les derniers moments de mise au point, on se dit enfin que sans doute la partie concernant la présentation des contenus a dû être sacrifiée pour des raisons économiques. Cependant si les espaces sont triplés pour ne rien présenter de plus, voire l’inverse, cela ne manquera pas de poser des problèmes rapidement
Ce qui frappe surtout c’est le manque d’idées ou d’imagination,  parce que la collection présentée ne s’est guère enrichie depuis 1976, parce que la partie « Festival » qui pouvait être passionnante puisqu’on a aujourd’hui de l’audio, des vidéos, des maquettes, des objets, des costumes, aurait pu être présentée de manière attractive, en demandant à un scénographe d’y travailler. Au lieu de cela, il semble qu’on ait mis tout ce qu’on avait sous la main  dans un espace fourre-tout, comme pour s’en débarrasser ou pour se donner bonne conscience, avec pour seul résultat: much ado about nothing.

Vu le manque d’idées et d’imagination des collections permanentes, il reste à espérer dans les expositions temporaires, il reste à espérer aussi qu’on va enfin réagir : il n’est pas pensable qu’on ait laissé vivoter ce musée depuis 1976, puis qu’on lui donne des habits neufs un peu trop grands, et trop vides, sans plus de nourriture : si c’est ainsi, le musée va vivoter, puis survivre, puis mourir.
Tout se passe comme si personne n’avait envie qu’il s’y passe quelque chose ou qu’une sorte de résignation avait présidé à sa présentation.

C’est une vraie déception, voire un grand étonnement:  ce musée dans son état actuel n’est pas un modèle pour  l’organisation des contenus ni pour leur présentation. C’est un musée conçu pour une visite de 30-45 minutes de groupes organisés. Certes l’audioguide peut pourvoir aux informations manquantes, mais cela ne compense pas les problèmes de présentation ou la conception générale. On espère donc que les choses vont vite évoluer .[wpsr_facebook]

Vue sur jardin
Vue sur jardin

SUR L’ÉLECTION DE KIRILL PETRENKO AU PHILHARMONIQUE DE BERLIN

Kirill Petrenko © Wilfried Hösl
Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

On attendait une décision dans plusieurs mois et elle est arrivée un mois et 10 jours après ce fatidique 11 mai, tant commenté par les médias et tant raillé par les réseaux sociaux. Qui a regardé la conférence de presse (sur YouTube) a pu constater la satisfaction visible des musiciens qui intervenaient. Satisfaction qui m’a été confirmée par les mails échangés avec quelques-uns des membres de l’orchestre.
Les lecteurs de ce blog savent comme je suis Kirill Petrenko dans la plupart des productions qu’il dirige à Munich, mais les spectateurs de l’Opéra de Lyon (merci Serge Dorny) , où il a dirigé régulièrement de 2006 à 2011, le connaissent bien aussi et savent la qualité de ses Tchaïkovski (un Mazeppa superlatif notamment!) et se souviennent de son Tristan und Isolde qui a suscité un intérêt plus vif de la presse, vu qu’il était le chef désigné (et choisi par Eva Wagner-Pasquier) pour le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth. Kirill Petrenko est évidemment un chef de tout premier plan, indépendamment des inévitables discussions d’entracte sur telle ou telle interprétation. Sa récente Lulu à Munich a divisé les commentateurs, notamment étrangers, malgré une appréciation positive de presque toute la presse germanique parce qu’il a pris à revers une œuvre qui commence (depuis assez peu de temps) à avoir une tradition (une doxa serait plus juste) interprétative.
Il reste que bien des commentaires lus dans la presse ou dans les réseaux sociaux français montrent qu’on considère son élection à Berlin comme celle « d’un second couteau », comme l’écrit un twitteur sans doute peu au fait de la manière dont il est considéré outre-rhin dans le monde musical, ou d’un choix « par défaut » puisque ceux qui étaient considérés comme les probables heureux élus éventuels ont été écartés.
Au conclave, on rentre Pape et on en ressort cardinal, c’est bien connu.
Connu à Lyon où il  a dirigé 4 opéras, Petrenko l’est moins à Paris…mais gageons que désormais les Sybilles et les Pythonisses du monde musical français vont édicter leurs jugements éclairés lors des prochaines apparitions du chef sur les rives de la Seine.
Certains vont jusqu’à mettre en doute le jugement des musiciens du Philharmonique de Berlin, car les musiciens d’un orchestre (et de cet orchestre !) ne seraient pas les mieux placés pour juger du discours interprétatif d’un chef. Les Berliner Philharmoniker les attendent impatiemment, ces doctes commentateurs, pour entendre en quoi ils ont fait l’erreur de leur vie.
Il y a partout des cafés du commerce, auprès des stades et auprès des salles de concert. Et partout des programmateurs en herbe (folle). Ah, si on les écoutait.
Une chose est sûre, c’est que jamais Kirill Petrenko n’a fait partie des outsiders , qu’on en parlait en Allemagne pour Berlin  depuis longtemps, et bien avant mai 2015. On sait qu’il est considéré comme l’étoile montante de la direction d’orchestre, travailleur acharné, adoré des orchestres qu’il dirige, des équipes qu’il anime, d’une folle exigence et d’un fol pointillisme, mais en même temps d’une grande gentillesse. Lors d’une conversation avec l’intendant de Munich Nikolaus Bachler, celui-ci me disait ne jamais avoir vu un orchestre prolonger une répétition pendant plus de 30 minutes par rapport à l’horaire prévu simplement « parce que c’est intéressant ». Kirill Petrenko n’a pas de relation avec les médias, qu’il évite, il est d’une discrétion vite devenue légendaire, en ce sens, il est à l’opposé du grand communicant Simon Rattle mais a imposé le respect partout où il est passé.
Il faisait partie des noms cités avec insistance, mais tout le monde focalisait sur Christian Thielemann, le candidat de « l’identité allemande », grand musicien, mais personnalité contestée (d’aucuns disent contestable) ou sur son alternative Andris Nelsons.
L’annulation de son concert avec les Berliner début décembre (Mahler VI, qu’il avait dirigée de manière époustouflante à Munich début octobre – voir ce blog) a été interprétée  comme une fin de non-recevoir et un refus de rentrer dans le « toto-direttore », dans la ronde des possibles élus.
Eliminé, par sa propre volonté, de la course à ce poste, restaient deux possibilités :

  • ou bien élire Thielemann ou Nelsons,
  • ou se replier sur une solution d’attente, un maître plus vénérable, Jansons, un des favoris de l’orchestre, mais qui a signé opportunément sa prolongation à Munich juste avant le 11 mai, Barenboïm, dont le nom circule toujours au moment de l’élection et ce depuis 1989, voire Chailly.

On a même prononcé les noms de Yannick Nézet-Séguin ou de Gustavo Dudamel, improbables, ou même de Esa Pekka Salonen, qui n’a pas mis les pieds à Berlin depuis des lustres.
A la veille du concert de Berlin en décembre 2014, Kirill Petrenko était si attendu que les concerts étaient complets et qu’on pensait que si c’était un triomphe, c’était plié pour l’élection. Pour un outsider, on repassera!
Le choix offert au 11 mai fut donc peut-être, contrairement à ce qu’on écrit ici et là, un choix « par défaut », et cela expliquerait l’échec du vote. Il y avait sans doute de forts partisans de Thielemann, mais aussi de fortes oppositions. Et donc raisonnablement l’orchestre a préféré reporter le choix, qui doit être aussi unitaire que possible, pour préserver l’homogénéité de l’orchestre, malgré les inévitables variétés des opinions à l’intérieur d’un groupe de 124 personnes.
Un revirement si subit (un peu plus d’un mois) et une élection de Kirill Petrenko à forte majorité des musiciens montrent que le chemin s’est ouvert plus rapidement qu’attendu. D’abord, remarquons et c’est tout à leur honneur, que les musiciens ont compris que la communication autour de l’élection leur avait été dommageable en mai : les réseaux sociaux suspendus à la fumée blanche, les fausses nouvelles qui fuitent, puis le soufflé qui retombe, tout cela n’est pas bon pour l’image et la sérénité « artistique » des débats. Ils ont donc procédé dans le plus grand secret, ce qui préservait d’un éventuel échec.
Mais les choses étaient suffisamment avancées pour que le célèbre critique du journal Die Welt, Manuel Brug, publiât ce week-end dans son blog un article annonçant la réunion de l’orchestre et les questions en suspens, encore aujourd’hui d ‘ailleurs, concernant la compatibilité du contrat munichois de Petrenko (qui se termine en 2020) et le début de son contrat berlinois (septembre 2018).( http://klassiker.welt.de/2015/06/21/wird-kirill-petrenko-neuer-chef-der-berliner-philharmoniker-ab-2020/)

Qu’est ce qui a pu décider les musiciens à revenir sur un nom qui paraissait perdu pour la cause, et qu’est ce qui a pu décider Petrenko ? D’abord, il apparaissait que Petrenko n’était pas si fermé à la perspective. Ensuite, Andris Nelsons se refusait à laisser Boston. Or, si un directeur artistique et musical des Berliner peut rester directeur musical d’un opéra (Karajan fut à la fois viennois salzbourgeois et berlinois), il ne peut cumuler deux orchestres. Quant à Thielemann, je pense que les derniers événements de Bayreuth (le Hausverbot d’Eva Wagner-Pasquier et le remplacement dans le dos de Petrenko de Lance Ryan), les commentaires peu amènes de la presse et les communiqués d’une rare netteté de Kirill Petrenko lui-même, lui qui ne parle jamais, n’ont pas favorisé les conditions éventuelles d’un retour serein de Thielemann dans les candidats au poste de Berlin. Si donc les conditions ont été réunies en si peu de temps, c’est que le ciel s’est subitement éclairci mais aussi et surtout que le nom de Petrenko flottait depuis longtemps dans les têtes des musiciens pour s’imposer rapidement.
Dernière remarque enfin, on dit toujours que Berlin se déciderait en fonction de critères musicaux certes, mais aussi commerciaux : ils viennent de choisir un chef à la discographie limitée et au répertoire soi-disant limité (même si Petrenko a été formé en Autriche, gage de grand classicisme). Qui plus est, il n’a dirigé que trois programmes à Berlin. Ou bien ils sont inconscients (ce que disent les gens des cafés du commerce) ou bien ils ont au contraire une raison impérieuse et pour eux évidente. Gageons que ce soit cette deuxième raison qui ait emporté la décision, née de répétitions mémorables aux dires de tous, et de concerts (qu’on peut entendre par extraits sur YouTube) surprenants, voire clivants, ce qui est le gage à tout le moins d’une forte personnalité musicale. C’est bien donc une décision exclusivement artistique qu’ils ont prise, au mépris des conseils de tous genres, au mépris des bruits qui circulaient, et c’est tout à leur honneur là encore.
La dernière fois qu’ils se sont arrêtés sur un nom inattendu qui n’était pas dans la rose des favoris officiels, c’était en 1989 et l’élu s’appelait Claudio Abbado. [wpsr_facebook]

ORCHESTRES DE RADIO FRANCE: PARIS SERA TOUJOURS PARIS

Après avoir applaudi à sa programmation à l’Opéra, la clique s’est gaussée des ignorances de Stéphane Lissner en matière d’opéra : il ne connaissait pas La Wally ! `
La belle affaire, avant le film Diva de Beineix, personne en France ne connaissait La Wally. Et qui dans la clique l’a écoutée jusqu’au bout ? Car après Diva, tout le monde s’est précipité pour écouter l’opéra et chacun a alors compris qu’il valait mieux ne pas connaître, tellement l’œuvre est ennuyeuse et sans intérêt.
On demande à Lissner de faire tourner la machine : certes, c’est mieux s’il connaît bien la musique, mais s’il sait s’entourer, ce qui est le cas, point n’est besoin d’être un spécialiste ou un musicologue. Lissner vient de l’univers du théâtre, un univers que bien des spécialistes de musique ignorent et il a montré qu’il savait prendre des risques (voir Die Meistersinger von Nürnberg de Claude Régy au Châtelet jadis…) et sa carrière parle pour lui, au-delà même de ses méthodes, de ses richesses comme de ses faiblesses. Et la médiocrité de l’ère Joel montre que même si on connaît Wally ou Verdi, on n’est pas forcément un grand manager.

Voilà le type de polémique stupide dont le net s’empare, au premier rang desquels le micromarquisat mélomaniaque. Mais c’est un détail de la poussière médiocre que nous respirons à Paris dans l’univers musical…

Autrement plus sérieux la grève à Radio France, les menaces qui pèsent sur ses orchestres, les bruits qui se mettent à courir dans la presse. Ce sont des indices du climat qui règne dans le pays, appliqué au microcosme microcéphale parisien. Une fois de plus, les bruits et les manœuvres sont aux commandes parce que la puissance publique fait défaut : le ministère de la Culture, qui n’a plus d’argent mais qui n’a pas d’idées non plus, et pas l’ombre d’une intelligence stratégique, se tait (en réalité aujourd’hui a -t-on entendu quand même Fleur Pellerin). Sa seule puissance, et encore, c’est nommer les patrons des grands établissements, puissance qu’il partage avec la présidence de la République, dans un sens aigu de la soumission au monarque, qui de culture n’a cure, sinon dans les discours.
À quoi sert un ministère de la culture sans idées quand la compétence culturelle est partagée par les collectivités territoriales, qui peuvent faire très bien (à Lille, à la Région Rhône-Alpes) ou très mal (comme en ce moment à Grenoble, avec une entreprise de destruction programmée dans la musique classique).

Si ce qui se dit est vrai, Radio France cherche à se débarrasser d’un de ses orchestres en le proposant à l’encan à la Caisse des Dépôts et donc au TCE. Que voilà belle politique ! Réflexion stratégique ou prospective? non. Politique culturelle ? ne prononçons pas de mots pornographiques. On cherche simplement à saisir l’occasion de se débarrasser d’un orchestre au nom des finances, c’est à dire pour la plus stupide des raisons, celle qui dicte les décisions à l’emporte pièce et à court terme pour des motifs d’épicerie.
Le président de Radio France a souligné le rapport entre coût des orchestres et billetterie. Comme si les orchestres devaient rapporter alors que leur rôle est la diffusion sur les ondes. Combien de fois entend-on sur France Inter, la radio grand public, un des deux orchestres. Tout juste entend-on quelquefois le chroniqueur Gérard Courchelle débiter ses fadaises. Mais de musique dite « classique », pratiquement jamais, surtout depuis que Mathieu Gallet, grand mélomane éclairé dit-on et formé à la meilleure école critique, a fait supprimer l’émission du dimanche soir. Et Frédéric Lodéon, trop intellectuel sans doute, a été envoyé à France Musique, et remplacé par Natalie Dessay l’après midi, pour faire plus people. Choix dérisoires, minables, qui ne traduisent que l’idée méprisable que se font des goûts du public ces grands penseurs, sans doute guidés par des études d’opinion mais guidés surtout par un grand mépris des gens.
Mais peu importe, ça, c’est le contexte (assez gauche caviar, il faut bien le reconnaître, plus apte au caviar qu’à la gauche).
Revenons aux orchestres ; la clique parisienne critique a commencé depuis longtemps à dire que l’Orchestre National de France était moins intéressant que le Philharmonique de Radio France et qu’ils ont le même répertoire etc…etc…Plein de mélomanes reproduisent à l’aveugle cette affirmation, à laquelle s’ajoute la critique quelquefois inculte et imbécile contre Daniele Gatti, mais par bonheur, il quitte la capitale du Monde pour celle de l’Edam et du Roll mops. Bon débarras.
Ce départ et ces polémiques sont évidemment l’occasion de grandes manœuvres et sans doute aussi pour les managers de Radio France de réfléchir à la situation en se débarrassant d’orchestres qui sont considérés comme un boulet coûteux plus que comme une chance. Dépeçons les orchestres, supprimons la Maîtrise et faisons de l’auditorium un aquarium plein de requins et de mollusques : on aura une belle métaphore de la vie culturelle parisienne.
Rappelons pour mémoire que dans les années 70, il y avait un troisième (!) orchestre à Radio France, l’Orchestre Lyrique, spécialisé dans les opéras rares en version de concert. Trois orchestres…une horreur…L’INA est plein de ces concerts dont personne ne pense à commercialiser le fonds. Dans une capitale dont l’Opéra National à l’époque venait d’accueillir dans son répertoire des pièces aussi rares que Le Nozze di Figaro (réservé à l’Opéra Comique auparavant), on peut penser que le répertoire des soirées de Radio France était large.
Déjà, cela coûtait cher. C’est bizarre d’ailleurs comme la culture coûte et pèse : on la glorifie à coup d’incantations et on la détricote au nom des coûts déraisonnables…Il est vrai que l’incantation ne coûte rien (“il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer” disait Rouseeau) et que ce ne sont pas les orchestres de Radio France qui feront descendre les gens dans la rue, d’autant que des gens bien intentionnés ne verraient pas d’un mauvais œil la disparition d’un orchestre. On va sans doute avoir à Paris pléthore de salles disponibles sans orchestre à y mettre dedans…
On a donc jadis fusionné l’orchestre Lyrique et le Philharmonique (Nouvel orchestre philharmonique de Radio France) avec pour mission d’être un orchestre lyrique, et un orchestre exploratoire d’autres répertoires etc…. Tout cela a fait long feu. J’ai beau scruter les programmes, rien de lyrique à l’horizon, ni de répertoire novateur ou élargi, à de très rares exceptions près.
On a laissé les directeurs musicaux et programmateurs proposer une programmation symphonique de plus en plus traditionnelle, qui devenait alors la photocopie du répertoire du National. La faute aux orchestres ? Non. La faute aux managers et aux chefs, qui au lieu de penser politique culturelle, ont pensé les uns à leur carrière, les autres au bling bling musical au lieu de penser mission culturelle.
Quand le Philharmonique jouait le Ring de Wagner avec Janowski, il était dans son rôle, quand il joue une intégrale Beethoven, il l’est déjà moins, à moins que cette intégrale ne soit l’occasion d’entendre une édition particulière, une formation différente que la formation habituelle etc…Education du public ? Diversification de l’offre ? Pornographie que cela, on vous dit.
On parle de guerre des chefs.
Ah ? depuis quand la gloire musicale à Paris est-elle un enjeu ? La clique parisienne pense que Paris est LA capitale de l’art et du bon goût. Ça lui permet de se penser importante et référentielle…C’est vrai pour l’architecture (mais voyez le sort de Nouvel à la Philharmonie..) c’est vrai pour l’art patrimonial, c’est vrai pour le théâtre patrimonial, mais ce n’est plus vrai pour l’art contemporain et très contemporain qui va ailleurs, sauf, et c’est un paradoxe, pour la musique contemporaine, grâce à l’action de Pierre Boulez (qui lui aussi a été l’objet de camarillas, voir la polémique pitoyable avec Michel Schneider jadis).

Pour la musique plus « classique » ou patrimoniale, Paris est une capitale somme toute assez médiocre, avec des orchestres corrects, mais moyens sur le marché international, tout simplement parce que la France, comme l’Italie, fournit des grands solistes, voire des grands chefs, mais que ses orchestres sont pleins d’individualités très douées pas toujours capables de jouer collectif. D’ailleurs, à Radio France, la programmation se limite peu ou prou à un concert hebdomadaire par orchestre, ce qui me paraît peu compatible avec la construction d’un travail très approfondi, même avec les meilleurs chefs. La diffusion, qui devrait être le souci premier d’un orchestre de radio, n’est pas assurée, sinon par les ondes spécialisées (France musique) et encore, et les tournées ont lieu essentiellement à l’étranger mais pas (ou très peu) en France, alors que c’est la collectivité nationale qui finance.
Ainsi, qui veut tuer son chien l’accuse de la rage.
On accuse les orchestres de coûter alors que les politiques menées au sommet dans cette maison ont abouti à des problèmes de public, des problèmes de répertoire et désormais des problèmes de diffusion et de finances. Où sont les incapables ?
Alors Mathieu Gallet dont la mission est de faire des économies et faire gagner de l’audience, le fameux « mieux avec moins » cher aux politiques incapables du mieux, mais garants du moins, est le pur produit de cette caste qui de diffusion musicale et d’acculturation du public se soucie en réalité comme d’une guigne.
On parle donc de guerre des chefs ou laisse entendre que l’un ou l’autre est responsable de la situation parce que certains éléments du milieu musical règlent leurs comptes, se placent, poussent des poulains. Alors que les chefs n’ont rien à voir dans la situation des orchestres aujourd’hui, bien plus liée aux organisations et aux politiques managériales qu’à la contingence.
En réalité, qui ferait la guerre pour conquérir Paris ? Paris est un marchepied pour chefs en ascension. C’est le cas de Jordan à l’Opéra qui ne va pas tarder à laisser la place à mon avis, pour aller vers des sommets plus germanophones. C’est aussi le cas de Gatti, qui laisse Paris pour Amsterdam, ce fut le cas de Barenboim jadis, qui fut lui aussi victime des cliques ou ce fut le cas de Bychkov. Mais aussi chez les managers, de Massimo Bogianckino à l’Opéra, victime avant même sa prise de fonction de polémiques, et bien sûr de Rolf Liebermann, quand il a restructuré l’Opéra et dans le sillon duquel Orchestre et Chœur de l’Opéra vivent encore.
Quant aux chefs prestigieux arrivés à Paris, comme Karajan pour l’Orchestre de Paris ou Solti pour celui de l’Opéra, ils étaient là pour (re) lancer les machines, et en sont repartis quand les machines tournaient.
Dans la musique classique, Paris n’est jamais un but, mais un moyen. Pour les orchestres internationaux, c’est évidemment un passage obligé (Paris sera toujours Paris) et l’ouverture de la Philharmonie est une aubaine (et là aussi, combien de polémiques et de contre vérités), Paris a désormais les structures, mais a-t-il la volonté ? Entre les coteries, les ignorances, le désintérêt de la puissance publique pour la musique classique, qui finance tant bien que mal, mais qui n’impulse rien, le manque d’idées et de dynamisme pour soutenir des institutions qui loin d’être un poids sont une chance et une opportunité, nous sommes bien mal partis pour diffuser la culture. Quant aux orchestres de Radio France, tout se passe comme si subrepticement on voulait faire croire que c’étaient des bouches inutiles dont personne ne veut ou pire, que la fusion annoncée n’était pas un mal, comme si la mort d’un orchestre n’était pas un terrible aveu d’échec. Manœuvres à l’image de ceux qui lancent ces bouchons…minables.[wpsr_facebook]

WIENER STAATSOPER 2014-2015: QUELQUES NOUVELLES DE VIENNE (et quelques réflexions sur Paris)

Haus am Ring
Haus am Ring

Ce qui frappe lorsqu’on vient à l’Opéra de Vienne, c’est l’enracinement visible dans une tradition. Ces étudiants qui filent réserver leurs places au « Stehparterre » (les places debout du Parterre). ce sont les mêmes qu’il y a dix, vingt, trente ans. Même allure sérieuse de bons élèves ou d’enfants sages. De mon temps, on marquait sa place par un mouchoir noué, puis on filait s’asseoir pour se reposer des quelques heures de queue qui avaient précédé…Et puis il y a les touristes qui se font photographier au pied du grand escalier, sourires, tranquillité…et ce public qui semble ne pas bouger, tout comme ces bustes de chefs disparus, ces tapisseries qui ornent la « Gobelinsaal », ces affiches du soir qu’on achète. Certes, la position des bars a changé, les vitrines contenant les costumes de telle ou telle star ont disparu, mais ce sont bien peu de choses  par rapport à l’immense tradition qui est ici chez elle… il suffit pour s’en persuader de consulter les archives sur le site http://www.wiener-staatsoper.at/ qui relèvent scrupuleusement les titres et les distributions depuis le 3 juin 1869 (on y donnait La Muette de Portici)… Cette grande maison qui trône sur le Ring a quelque chose de rassurant, d’immuable, et de tellement emblématique : Bourse, Mairie, Burgtheater, Parlement, Hofburg, Kunsthistorisches Museum, Opéra. Toute la Vienne institutionnelle est sur le Ring, comme un peu tous les symboles de Paris sur la Seine. Et l’Opéra est le nœud vivant de la Vienne d’hier et de celle d’aujourd’hui : métro, trams, bus, piétons s’y rencontrent et s’y croisent.

On n’échappe pas à l’Opéra à Vienne.
Et pourtant, il y a eu un peu d ‘agitation dans cette vénérable institution en début de saison, quand le GMD Franz Welser-Möst a donné brutalement sa démission en annulant sine die ses engagements. Mais la force des grandes institutions  est leur « Da sein » leur « être là » au-delà des hommes. Sans doute derrière cette démission y avait-il l’espoir secret de déstabilisation, d’autant qu’elle fut vite suivie par une déclaration encore plus tonitruante du chef Bertrand de Billy contre Dominique Meyer. Car en cette année 2014, les chefs d’opéra ont fait l’actualité : à Rome (Muti), à Vienne (Welser Möst), à Dresde (Thielemann), à Turin (Noseda), tous en bisbille avec leur intendant présent ou futur, c’est l’administration (le management) contre l’art ou contre la(les) vanité(s), Thielemann a eu la peau de Serge Dorny, mais les autres n’ont pas réussi à emporter presse et opinion derrière eux. Dominique Meyer a eu la grande habileté de ne pas bouger, de ne pas ajouter à l’agitation, d’afficher une sérénité qui a finalement isolé Welser-Möst.
Welser-Möst est un très bon chef, c’est évident, mais son absence manque-t-elle ? Pas vraiment parce qu’il n’a jamais réussi à être plus qu’un très bon chef, mais jamais un mythe ou un chef qui fasse courir les foules. Alors pour ma part je pense qu’il s’est fait plus de mal qu’il n’a fait de mal à l’Opéra. L’Opéra de Vienne en a vu d’autres et a consommé un certain nombre de GMD. Les conflits et les départs anticipés ne datent pas d’hier et sont une constante de la maison, Mahler, Karajan, Maazel, Abbado et maintenant Welser Möst. À moins de remplir à la fois les charges de GMD et d’intendant, ce qui est difficile, l’aigle lyrique à deux têtes n’est pas facile à gouverner, dans une ville où l’Opéra est un sujet politique, et où faire et défaire les gloires est le jeu favori de la presse et du public. Si au café du commerce en France il y a autant d’entraîneurs de foot que de consommateurs de petit blanc, au Café Mozart en Autriche il y a autant de Direktors (on appelle ainsi l’Intendant) et de GMD que de consommateurs de Wiener Mélange.
De fait, tout continue, et même avec des nouveautés puisque Vienne la vénérable se met, comme Munich et comme le Philharmonique de Berlin au streaming et aux retransmissions en direct des productions de la maison. On peut se reporter au site http://www.staatsoperlive.com/de/ et on verra que déjà est accessible une vidéothèque comprenant aussi bien du ballet que de l’opéra, dans des productions  symboliques de l’histoire de cette maison, Meistersinger von Nürnberg (Thielemann, Schenk), Fledermaus (Welser-Möst, Schenk), Carmen (Nelsons, Zeffirelli), Manon (De Billy, Serban avec Netrebko), La Forza del destino (Mehta, Poutney avec Nina Stemme), Anna Bolena (Pido’, Genovese, avec Netrebko & Garanca), Arabella (Welser-Möst, Bechtolf avec Emily Magee), mais aussi des ballets (Casse-Noisette) ou des opéras pour enfants.
À cette vidéothèque sans doute appelée à s’enrichir s’ajoutent de très nombreuses reprises en direct de soirées viennoises, aussi bien des ballets (Mayerling, le 7 décembre chorégraphie Kenneth Mac Millan) que des opéras : on verra en décembre prochain par exemple :
– Le 14 décembre : La Cenerentola (Lopez-Cobos, Bechtolf, D’Arcangelo, Corbelli, DeShong)
– Le 16 décembre : La Traviata (Myung-Whun Chung, Sivadier, Jaho, Pirgu)
– Le 18 décembre : Arabella (Schirmer, Bechtolf, Koniecny, Schwanewilms)
– Le 26 décembre : Casse-Noisette (Chor.Noureiev reprise par Manuel Legris, avec               Liudmila Konovalova et Vladimir Shishov )
– Le 31 décembre : Die Fledermaus (Lange, Schenk, Eröd, Banse, Kulman)

Et cela continuera en janvier avec notamment un Tristan und Isolde (Schneider, MacVicar, Theorin, Seiffert) mais aussi Salomé, Zauberflöte, la Dame de Pique etc…sans oublier ce printemps le Ring complet (mise en scène de S.E Bechtolf) dirigé par Sir Simon Rattle
à 14 € la représentation et un abonnement annuel de 320 €.

On l’aura compris, l’Opéra de Vienne ne mise pas pour ce live-streaming sur les nouvelles productions, mais sur son répertoire, son quotidien, c’est à dire un peu son âme. Et il vise à se créer une sorte de public virtuel au quotidien, en adoptant une stratégie différente du MET (appuyé sur une dizaine d’événements annuels dans les cinémas), ou de Munich (appuyé sur quelques nouvelles productions annuelles par un streaming en accès gratuit), mais qui se rapproche plutôt de la stratégie du Philharmonique de Berlin avec son Digital Concert Hall, faisant payer l’accès et visant à la constitution de précieuses archives vidéo, d’une notable richesse.

En alignant sa politique de diffusion sur celle du Philharmonique de Berlin, l’Opéra de Vienne se pose ainsi comme la référence lyrique faisant face à la référence orchestrale. C’est un choix qui va plus loin que la plupart des tentatives actuelles.
De Seattle à Tokyo et de Grenoble à Brisbane, qu’on soit à Saint Céré ou à Maastricht, il sera ainsi possible chaque soir (ou presque) de vivre en direct la vie quotidienne de la Maison du Ring (Haus am Ring).
Ainsi les grandes maisons d’opéra se mettent en ordre de marche, l’arrivée du numérique aura bouleversé dans 10 ans le monde du lyrique : mais est-ce que cela ne donnera pas des arguments à une réduction des subsides aux théâtres locaux, moins prestigieux, mais offrant au moins de l’opéra en direct et en trois dimensions ? La situation italienne, tragique, mais aussi la situation française qui l’est moins, mais qui n’est pas forcément brillante, nous montrent que les capacités productives des théâtres se réduisent (voir ce qui se passe à Montpellier) et on ne peut dire que le lyrique soit une grande préoccupation du Ministère de la Culture. Pourtant, la question du spectacle vivant et de la musique vivante est essentielle. Il serait délétère que le public se fractionne en autant d’individus enfermés chez eux à regarder sur leur TV ou sur leur ordinateur Vienne ou Berlin, voire Paris.
Le concert dont le nom porte en lui l’idée d’ensemble, d’harmonie et d’accord, ne saurait être exclusivement consommé dans le secret des salons ou des écrans plats. L’expérience du concert en salle reste une expérience unique, que la reproduction sonore ne saurait remplacer, aussi élaborée qu’elle soit. De plus, l’expérience du spectacle en salle c’est à dire l’expérience collective, la réunion d’une société, est nécessaire à la vie en société et à la survie sociale. Le théâtre, le concert (de toutes les musiques) le cinéma en salle sont des expériences vitales pour une société et pour le mélange des classes et des gens. Si les politiques rêvent d’une numérisation permettant peu à peu d’éliminer toute manifestation locale (théâtre, opéra concert), ils contribuent évidemment à ruiner dangereusement une culture dont les manifestations collectives sont une des bases, et ce depuis l’antiquité.
Dans l’Europe d’aujourd’hui seul l’Opéra en Allemagne se porte encore bien à cause du système de répertoire et de l’engagement des villes, et bien sûr d’une tradition historique forte. Mais toute civilisation a besoin de manifestations collectives, tout art a besoin d’un public, en direct. Attention à ne pas faire du numérique un outil du totalitarisme. Aussi, si j’applaudis à toutes les formes de transmissions numériques d’opéras ou de concerts, ou même de films, ce ne sont que des outils de plus pour diffuser la culture, mais pas des substituts qui permettent d’éliminer ce qui existe au nom de la modernité, de la réforme et de tout ces mots qui cachent la réalité d’un appauvrissement pour tous, en préservant l’île heureuse du concert en direct pour ces quelques uns qui préserveront leur musique vivante, à Pleyel ou ailleurs. C’est pourquoi, même si je ne suis pas particulièrement cinéphile, je soutiens qu’il est nécessaire que le cinéma garde sa valeur de manifestation collective en salle et que son public ne se fractionne pas en millions d’individus regardant une vidéo dans le salon. Il en va de formes sociales de réunion qui dépassent de très loin le simple enjeu du spectacle.


Et en France…

En France, la situation reste contrastée.
La publicité autour des concerts de la Philharmonie de Paris (de Berlioz à Bowie !) montre qu’elle peine à remplir . Les polémiques qui entourent son inauguration, les polémiques sur la situation de Pleyel etc…sont pitoyables : elles rappellent qu’on a dit la même chose de l’Opéra Bastille (qui ira dans le XIIème pour écouter de l’Opéra ?) sans prendre en compte qu’avec la Cité des Sciences, la Grande Halle, la Cité de la musique, le Conservatoire, et même le Zénith on ne peut pas dire que La Villette soit un désert culturel et que le public ne se déplace pas. Le public de la Philharmonie, lui seul (comme si le public des autres salles du lieu était différent) aurait donc peur de prendre le métro et d’aller si loin ? Ce ne sont qu’imbécillités qui cachent une volonté de préservation des lieux de « distinction » au sens de Bourdieu. Chacun chez soi. Moi à Pleyel, toi à Pantin.
Depuis que je suis mélomane, j’entends évoquer la nécessité d’un Auditorium pour Paris. Lorsque l’Opéra Bastille a été projeté au milieu des années 80, des voix se sont déjà élevées pour souligner que le besoin était plus celui d’un Auditorium que d’un Opéra. La question n’est donc pas aujourd’hui celle de la salle, qui était nécessaire et qui enfin existe (depuis qu’on en parle, il a fallu 35 ans…) la vraie question est celle de l’assise de public : il y aura des soirs  où le Théâtre des Champs Elysées, l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie programmeront des concerts et il n’y a pas suffisamment de public pour remplir les trois à la fois, sans compter Opéra, Opéra Comique et Châtelet ; c’est déjà vrai aujourd’hui.
La question du public, c’est la question de la politique culturelle, la question du statut de la musique dite classique, la question de la relation à la musique dans un pays où même si tous les conservatoires sont pleins, les salles ne le sont pas toujours et le renouvellement du public peine à se faire. Tout cela est complexe, mais je ne suis pas sûr qu’on attirera plus de monde en affichant « De Berlioz à Bowie » : le débat sur la programmation de la Philharmonie accueillant « toutes les musiques » me semble assez démagogique et stérile.
Ce n’est pas une question de salle, c’est une question de stratégie car dans les années 70, se souvient-on que le Palais des congrès de la Porte Maillot n’accueillait pas seulement Chantal Goya, ou les ballets Moisseiev, mais aussi des concerts de l’orchestre de Paris ou du Philharmonique de Vienne (si si, Barenboïm, Abbado et Böhm..). Il n’y a pas d’exclusion a priori de tel genre ou de tel autre, mais tout de même, Paris était suffisamment pauvre en vraies salles de concerts comparables aux autres villes européennes pour que le public des concerts puisse investir la Philharmonie sans entendre  dire « du classique mais pas que… ». À charge pour les managers culturels de faire venir un nouveau public, comme ce fut le cas à Bastille (je rappelle que ce fut un succès immédiat), même si on est loin, très loin du projet d’Opéra National Populaire des origines. À charge pour les managers culturels aussi de faire de ce nouveau lieu un phare incontournable,  et à charge de la puissance publique d’assumer ce nouveau lieu,  sa maintenance et son financement puisqu’elle l’a voulu : la polémique Ville de Paris/Etat est en la matière désespérante de nullité, mais en nullité nous sommes servis au quotidien, à droite, à gauche, au centre et à la périphérie…Mais même si aujourd’hui la salle peine à remplir, il en ira différemment lorsqu’elle sera ouverte, le chemin de la porte de Pantin, comme celui de Bastille il y a 25 ans, deviendra vite familier aux mélomanes.

En temps de crise, et on le voit partout en Europe et ailleurs, il est difficile de faire vivre la culture, et notamment la musique classique, là où elle n’est pas considérée comme vitale ; mais notre crise n’est pas seulement économique, elle est aussi morale et politique, et dans ces derniers cas une culture qui tienne le coup et qui soit vivante, ouverte et financée est une vitale nécessité. Une vie culturelle appauvrie est un signal de décadence et un petit pas vers la barbarie. On voit la situation dramatique en Italie depuis le passage de Berlusconi. Et on sait que les lieux de culture sont les premières cibles des barbares, c’est bien qu’ils sont emblématiques d’une ouverture et d’un humanisme, de la résilience de l’humain.
Ce n’est pas au privé de financer la vie culturelle, c’est à la puissance publique, c’est son rôle de garant. Et qu’on ne me rétorque pas qu’aux USA, c’est le privé qui finance, car avec le système des déductions d’impôts, c’est l’Etat qui finance en creux.

Voilà à quoi me fait rêver Vienne. Vienne qui a trois opéras (Staatsoper, Volksoper, Theater an der Wien) et un certain nombre de théâtres publics au rôle aujourd’hui bien défini (comme à Berlin d’ailleurs)  et deux grands salles de concert (Musikverein et Konzerthaus) c’est à dire une situation comparable à d’autres villes européennes. Dans ce paysage, la Haus am Ring représente évidemment bien plus qu’un théâtre d’opéra, mais le cœur vivant d’une ville dont la musique « classique » fait partie de l’ADN et qui en fait un argument publicitaire depuis longtemps. L’opération « Staatsoperlive » contribue par l’abondance qu’elle va offrir à renforcer et consolider cette image. Je vous encourage donc à aller écouter des concerts à la Philharmonie, à aller à l’opéra, à Paris ou si vous le pouvez, à Vienne ou ailleurs, mais aussi, certains soirs, à faire le cyber-wanderer en parcourant l’offre numérique en ligne. Vienne sera incontournable et si vous avez envie de voir un opéra sur ce site – j’en rappelle l’adresse : http://www.staatsoperlive.com/de/
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La salle de la Philharmonie de Paris si attendue
La salle de la Philharmonie de Paris si attendue

 

 

 

HUMEUR: SUR UN ARTICLE COMMENTANT L’ARRIVÉE DE DANIELE GATTI À AMSTERDAM

Le Concertgebouw d'Amsterdam
Le Concertgebouw d’Amsterdam

Je viens de lire dans la revue Classica un article sur la nomination de Daniele Gatti comme directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, que j’estime d’une grande clairvoyance, d’une grande culture, et qui exprime surtout une vision lumineuse de la vie musicale européenne. Je vous y renvoie,  mais j’estime légitime d’essayer dans ce blog de le confirmer point par point.
Le titre est alléchant : « Ramdam à Amsterdam », il suggère qu’il y a de l’agitation, peut-être de la polémique à Amsterdam à l’occasion de la nomination de Gatti. Et de fait, tous ceux qui suivent l’actualité musicale ont constaté que le Royal Concertgebouw Orchestra en avait fait du ramdam à l’occasion de cette nomination ! Grève, communiqués, sit-in, occupation des locaux…
ah ? non ? mais non ! je confonds avec d’autres orchestres à Paris, ou à New York et en plus ce n’était même pas Gatti le coupable. Ramdam dans la tête de celui qui écrit peut-être, ou fantasme de ramdam… Dame !
Dès le départ, l’article parle de «surprise» («Pour une surprise, c’en est une»).
Surprise pour qui ? Sans doute pour ceux qui ne suivent l’actualité musicale que de loin, du haut de leur Tour Eiffel, l’actualité musicale, car on savait que le nom de Gatti circulait, notamment depuis la tournée des concerts Mahler (Symphonie n° 9) de 2013, triomphale, mais sans doute face à des publics sans goût, sans culture et avec des musiciens aveuglés et gavés de Heineken et d’Edam…Dame !

Suit une brève histoire de cet orchestre, 126 ans, 7 directeurs musicaux seulement (ce n’est pas si mal, Amsterdam…), une laudatio aigre douce sur Chailly qui avait fortement renouvelé le répertoire entre 1988 et 2004, mais que Jansons a « recentré sur les grands classiques, de Beethoven à Chostakovitch ». Et visiblement, cela plait mieux à notre auteur, c’est normal, il écrit dans une revue qui s’appelle Classica. Mais la question n’est pas le répertoire soi-disant « classique » de Jansons ni son charisme personnel réel auprès des orchestres et du public: en bonne rhétorique, il faut construire l’opposition et montrer que l’un fait l’unanimité, et que la nomination de l’autre est « risquée », comme le souligne le sous-titre : « Le choix du successeur de Jansons au Concertgebouw est risqué ».

Après la colonne « passé= âge d’or » suit la colonne « futur incertain » consacrée à Daniele Gatti. Et comme on le comprend.

Remarqué à Bologne, une ville italienne de province, autant dire, vu de Paris, à Dijon ou à Limoges (Bologne dont il était directeur musical à 30 ans, à un moment où son théâtre était considéré comme l’antichambre de la Scala et où il avait succédé notamment à Riccardo Chailly) il n’a jamais confirmé «les grands espoirs placés en lui». Suivent donc une liste de trois postes Londres, Zürich et Paris, où son passage aurait été «controversé» : par qui ? par la critique ? par les musiciens ? par le public en furie ?

Il a été si controversé que dans les mêmes années, le Festival de Bayreuth, certes, une ville encore plus provinciale que Bologne, au fin fond de la Bavière, à peine accessible en train et abritant un Festival du même acabit, l’a appelé à diriger Parsifal, il est vrai une œuvre mineure d’un compositeur sans avenir, et surtout une œuvre qui à Bayreuth, ne représente aucun enjeu symbolique…

Il a été si controversé à Zurich que l’intendant de Zurich passé à Salzbourg l’a appelé pour diriger La Bohème, Die Meistersinger von Nürnberg, Il Trovatore œuvres mineures et bouche-trous bien connus du répertoire d’opéra. Il est vrai que Salzbourg est un Festival de rien du tout, un trou perdu coincé entre Bavière et Autriche, un vulgaire passage autoroutier.

Et voilà, (vous rendez-vous compte ?) que c’est ce chef au passé controversé et à l’avenir incertain qui est appelé au Royal Concertgebouw  Orchestra d’Amsterdam, considéré comme un des tous premiers orchestres du monde.
Juste deux incises : c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qu’on a cité dans la presse autrichienne en premier pour succéder à Franz Welser-Möst comme GMD à Vienne  et c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qui vient de triompher à Berlin avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin,  salué par toute la critique présente dans un concert Wagner, Brahms, Berg, un de ces concerts fourre tout au répertoire incohérent pour un orchestre de troisième zone dans une ville sans passé musical. D’ailleurs, ce même Philharmonique de Berlin a souvent été dirigé par des chefs sans « spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »: Herbert von Karajan, un inconnu dont les disques marquants vont de Puccini à Wagner, de Bruckner à Donizetti, de Johann à Richard Strauss, de Verdi à Bach, de Mozart à Holst, en passant par Moussorgski et Ravel, ou Bizet et Sibelius. ; Claudio Abbado dont le répertoire marquant va de Beethoven à Ghedini, en passant par Mozart et Verdi, avec des détours par Berg et Bach, et un parcours qui mène à Bizet ou Mahler, ou Wagner et Strauss (Johann et Richard), sans parler de Nono ou Bruckner, Stockhausen ou Bellini ; ou Simon Rattle sans spécialité reconnue qui dirige au concert et au disque Brahms et Mahler, Mozart et Thomas Adès, Bach et Schönberg, Wagner et Rameau, Berlioz et Bernstein…que de chefs sans spécialité reconnue ni répertoire marquant !
D’ailleurs, la preuve qu’il n’a pas de spécialité, ce Daniele Gatti : il vient de triompher dans Il Trovatore, il est vrai à Salzbourg et il est vrai avec un orchestre de troisième zone (Wiener Philharmoniker) et une distribution de série B (Netrebko, Domingo…), comme au MET, un an avant, dans Parsifal avec Jonas Kaufmann, un inconnu: faut-il que les managers soient inconscients de confier à des mains aussi contestables des productions de ce type, faut-il qu’orchestres et chanteurs soient descendus bien bas pour ne pas protester qu’on leur impose un tel chef…
Devant ce mystère, une seule solution, le piston…

On vous l’avait bien dit, le trafic d’influence, la politique…c’est la seule explication possible et le brillant analyste de Classica nous l’assène comme ultima ratio : « peut-être résulte-t-elle de relations privilégiées avec les politiques ou les musiciens locaux ? » (sic).

Sans doute Daniele Gatti, avec ses origines néerlandaises bien connues (il est né à Milaan et s’appelle en réalité Daniel Van Gattighem) a-t-il profité de cet avantage auprès des politiques néerlandais qu’il doit vraiment fréquenter assidûment pour planter là ses concurrents paraît-il charismatiques (Rattle, Gergiev, Thielemann, Salonen) dont certains ne sont pas des habitués loin de là, de l’orchestre du Concertgebouw, comme chacun sait.
Et pire, horribile visu, auditu, et cogitatu, Daniele Gatti a peut être des relations privilégiées avec les musiciens locaux. Mais qui sont donc ces musiciens locaux ? Le conservatoire ? L’Opéra ? Le plus horrible serait qu’il ait des relations privilégiées avec les musiciens locaux de l’orchestre du Concertgebouw. Parce que là, on ne comprendrait plus.

La seule raison que le brillant analyste n’évoque même pas, c’est que l’un des meilleurs orchestres du monde ait choisi Daniele Gatti tout simplement parce qu’il estime que c’est le chef idoine pour l’orchestre aujourd’hui, au vu des concerts qu’il a déjà à son actif avec lui et des triomphes (eh, oui, dur, très dur à lire, je sais) remportés. Mais c’est une raison complexe trop tirée par les cheveux pour l’aller chercher, et surtout, trop impensable aux yeux de certains idéologues aveuglés par leur mépris.

Voilà un exemple de prose faite de mauvaise foi, qui n’est pas analyse, mais opinion assénée, non étayée, non argumentée et qui tait volontairement ce qui la contredit (ou qui, simplement, l’ignore peut-être), voilà l’exemple même que ce qu’on ne devrait jamais lire dans la presse sérieuse.
Mais voilà, dans le microcosme, mieux vaut le fiel que le miel. L’intelligence et l’honnêteté en crèvent. Mais rien de grave, on sait ce qui se profile derrière ce type de pratiques.[wpsr_facebook]

BAYREUTH 2014, EN GUISE DE CONCLUSION

Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand
Quo vadis Bayreuth? © Dr. Klaus Billand

À bientôt un mois de la fin du Festival, et en tous cas de mes séjours, j’ai encore, toutes fraîches, des images de certaines représentations. Et je lis çà et là des commentaires positifs (ou non) des spectacles, dans une sorte de querelle des anciens et des modernes dont j’ai souvent souligné la relativité, tant Bayreuth depuis ses origines fait débat.
Mais que les débats subsistent encore à ce moment de l’année montre en tous cas que ce qu’on a vu à Bayreuth a marqué dans un sens ou dans l’autre, au point que même ceux qui n’ont pas vu le Ring se sont cru autorisés à donner leur avis, évidemment négatif la plupart du temps.
Un exemple d’ineptie, le fameux  Quo vadis Bayreuth? de Festival Tribüne, un journal gratuit distribué dans toute la ville destiné à faire rêver Margot sur les Promis ( abréviation pour proéminents, les VIP…) présents à l’ouverture du Festival qui est à l’Allemagne ce que le 7 décembre est à la Scala et qui soulignait l’absence de la Chancelière Angela Merkel, fidèle du lieu, information planétaire reprise par des dizaines de journaux, annonciatrice de désastre, d’état des réservations catastrophiques, de chute drastique de la demande. Autre référence en matière de mensuel musical, Diapason, habituellement sérieux, a repris d’ailleurs dans un encart de ses news l’information selon laquelle Bayreuth serait « en berne » (sic) parlant aussi de « Ring à la Kalachnikov »… inepties destinées à alimenter la chronique, sans l’intelligence ni la distance critique que ce mensuel devrait porter haut. Du people chic.
Les spectateurs qui ont assisté aux différents spectacles et ont été les témoins des triomphes reçus par certains artistes, n’auront peut-être pas le même sentiment sur ce “Ring à la Kalachnikov”.

J’ai, comme on dit, 37 ans de maison et j’espère bien être dans ma 38ème l’an prochain. Je  m’estime autant que d’autres habilité à rappeler un certain nombre de faits passés qui relativisent largement le présent, et à replacer le débat actuel dans un cadre moins polémique.
Lorsqu’est apparu le Ring de Chéreau, la Chancelière n’était pas là, elle ne pouvait malheureusement pas venir à Bayreuth, les seuls allemands de l’Est qui y étaient venus étaient des chanteurs (Theo Adam) ou des chefs (Otmar Suitner, presque fixe à l’Est bien qu’autrichien)… Mais à chaque époque son symbole et le symbole du public chic et sans doute compétent (?) de l’époque, c’était la Begum. Et  que disaient les feuilles de choux pour montrer que Chéreau c’était le début de la fin ? « La Begum ne viendra plus à Bayreuth tant que le Ring de Chéreau y sera ». À tout prendre, on est passé d’un VIP d’ancien régime à un VIP démocratique, tout évolue positivement…
Autre fait : il y a eu effectivement au moment de Chéreau pendant deux ans une mutation du public, et sans doute une chute de fréquentation, puisque votre serviteur a eu d’un seul coup et pour sa deuxième demande seulement (en 1977) les sept spectacles du cycle 1, ainsi que pour sa troisième demande, en 1978. Je pense que le contingent réservé aux français avait été augmenté, pour faire des salles plus accueillantes, et que le jeune prof que j’étais en a bénéficié.
On racontait que les spectateurs de référence (la Begum..) ne venaient plus, que le public fuyait, et on distribuait des tracs à l’entrée pour nous avertir que nous allions voir une hérésie, une insulte à Wagner,  et subrepticement déclarer que nous étions donc des hérétiques. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil et ceux qui nous annoncent la Crépuscule des Dieux et la chute du Walhalla wagnérien devraient aller voir le Crépuscule de Castorf, où rien ne change et où le Walhalla reste debout. Un tout petit incendie dans un tout petit bidon de pétrole…
Il y a une chute de la demande, il y a de nouveaux spectateurs qui peuvent en bénéficier, où est le problème ? La salle est encore très largement pleine, voire pleine à craquer, et si l’on peut trouver quelques places au dernier moment, tant mieux pour les chanceux, parce que je ne compte plus le nombre d’heures de file d’attente que j’ai dû subir dans les années 80 devant le Kartenbüro à 5h du matin pour une ouverture (à l’époque) à 10h et m’entendre dire niet, même de la part de ma caissière préférée. J’ai l’impression qu’on se plaint de ne pas trouver de places à Bayreuth et quand il y en a, on se plaint aussi… Avoir une place à Bayreuth doit sans doute représenter l’entrée dans un club fermé, et une fois qu’on en a, on n’a pas envie que les autres en aient.
J’ai reçu d’ailleurs un nombre important de témoignages de ces nouveaux spectateurs qui montrent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’embarquer sur le Titanic.

Le Festspielhaus en 1873
Le Festspielhaus en 1873

La politique artistique qui est menée à Bayreuth ne date pas des sœurs Wagner, mais a été mise en place par Wolfgang Wagner, sous le nom « Werkstatt Bayreuth », qui fait de Bayreuth non un point d’aboutissement, mais un laboratoire où l’on donne aux artistes la possibilité d’aller le plus loin possible dans leur travail en le reprenant d’année en année ce qui est rare à l’opéra, et depuis 1972, Bayreuth s’est ouvert à l’innovation scénique (Götz Friedrich avec Tannhäuser, premier scandale de l’ère Wolfgang, Schlingensief avec Parsifal, le dernier), mais Wieland avait lui aussi provoqué de gros remous (voir sa mise en scène des Meistersinger). Mais voilà, Wolfgang Wagner avait un poids historique, symbolique et institutionnel tel que les critiques ne l’atteignaient pas : il s’en moquait.
Les sœurs Wagner ont beau s’appeler Wagner, elles sont neuves sur le marché (bien qu’Eva ait été conseillère artistique de plusieurs très grosses institutions, elle n’a jamais eu de charge de direction) et elles sont femmes, ce qui a son importance à mon avis. De plus, Katharina Wagner fait partie des chantres du Regietheater, et sa mise en scène d’une rare intelligence des Meistersinger (un opéra intouchable pour les conservateurs allemands) a ulcéré (comme jadis celle de son oncle) une partie des spectateurs et des critiques.
Les journalistes peu au fait de la chose wagnérienne pensent que le Festival de Bayreuth doit présenter ce qui se fait de mieux en matière wagnérienne. C’est à la fois vrai et faux.
Si c’est un atelier ou un laboratoire, le produit scénique Bayreuth est une proposition : elle fonctionne ou pas. Chéreau a fonctionné, Peter Hall pas tout à fait et les exemples de réussites ou d‘échecs sont nombreux (cf le dernier Tannhäuser de Sebastian Baumgarten).
Pour les voix, c’est un peu la même chose : les noms des chanteurs mythiques qu’on invoque pour dire combien on est tombé bas ont été recrutés à Bayreuth alors qu’ils n’étaient pas consacrés. Une Rysanek est arrivée comme Sieglinde en 1951 à 25 ans. Regina Resnik, inconnue en Europe, avait à peine 30 ans. Waltraud Meier était une parfaite inconnue en 1983, lorsqu’elle a débuté dans Kundry à 27 ans, mais on pourrait aussi citer Gwyneth Jones en 1968, Eva à 32 ans, ou Deborah Polaski, Brünnhilde du Ring de Kupfer. Bayreuth n’accueille pas de valeurs consacrées, elle accueille plutôt des valeurs qu’elle consacre : récemment Nina Stemme, l’Isolde de la production de Marthaler et son Tristan Robert Dean Smith, ou Stephen Gould, inoubliable Tannhäuser, ou Irene Theorin ayant succédé à Nina Stemme dans Isolde. Une fois consacrées, ces valeurs quittent quelquefois Bayreuth pour de bonnes ou mauvaises raisons : cachets trop bas (tout le monde le sait), exigences trop grandes (exclusivités, permanence aux répétitions, jadis obligation de séjourner sur place pendant le temps du Festival etc…).
Quand une valeur consacrée vient à Bayreuth, elle n’y reste jamais bien longtemps pour des raisons évoquées plus haut. La star a besoin d’être adoubée par Bayreuth pour la gloire de la carrière : c’est le cas bien connu de Placido Domingo, venu à Bayreuth chercher la légitimité wagnérienne dans Parsifal (1992, 93, 95) et revenu en 2000 pour un Siegmund resté inégalé (avec Waltraud Meier dans Sieglinde), c’est aussi le cas de Jonas Kaufmann, éphémère Lohengrin en 2010 seulement. On vérifiera si c’est le cas d’Anna Netrebko quand elle chantera Elsa. Plutôt que des gloires du chant, Bayreuth a toujours recherché des chanteurs jeunes susceptibles de devenir un chanteur wagnérien de référence et a cherché à les fidéliser dans une sorte de troupe annuelle. Il arrivait d‘entendre il y a quelques années encore l’expression « troupe de Bayreuth ».
Mais ce qui était peut-être valide il y a 50 ans ne l’est plus aujourd’hui à cause de l’évolution du marché, de l’internationalisation complète de l’opéra et de la versatilité des chanteurs.
En matière de chefs, les principes qui gouvernaient Bayreuth dans les années 50 restent valides  en 2014: on invite à la fois des grands chefs internationalement connus et d’autres qui le sont moins ou à qui on propose des reprises, avant éventuellement de leur confier une production. Depuis les années 2000 se sont succédés aussi bien Giuseppe Sinopoli, Pierre Boulez, Christian Thielemann, Daniele Gatti qui sont des chefs de premier plan, mais aussi Andris Nelsons, Adam Fischer, Axel Kober, Philippe Jordan, bientôt Alain Altinoglu, des chefs de très bonne réputation qui n’ont pas encore l’aura ni la carrière des précédents. Rappelons aussi d’un côté Georg Solti, Daniel Barenboim, James Levine, Pierre Boulez (encore jeune en 1966), Colin Davis, Carlos Kleiber les décennies précédentes, et Woldemar Nelsson, Dennis Russell Davis, Horst Stein, Bohuslav Klobucar ou Otmar Suitner de l’autre sans compter les étoiles filantes (Eiji Ōue, Mark Elder, Christoph Eschenbach, Thomas Hengelbrock et il y a longtemps Lorin Maazel). Le cas de Kirill Petrenko est un peu à part : il a été proposé pour le Ring du bicentenaire avant qu’il ne prenne en main la Bayerische Staatsoper, mais dans ce cas, sa réputation d’hier avait précédé sa gloire d’aujourd’hui, et c’est un coup de maître. Il est donc très rare que Bayreuth se soit trompé en appelant un chef dans la fosse mythique, on peut au moins accorder ce crédit.

Alors, qu’est-ce qui fait difficulté ?
La première difficulté, c’est que le Festival de Bayreuth est un festival spécialisé : il explore le répertoire wagnérien, et seulement celui-là, et encore pas l’ensemble des œuvres puisqu’en sont exclues les premiers opéras jusqu’à Rienzi. On a pu constater l’échec cuisant en matière de public des productions présentées l’an dernier à l’occasion du bicentenaire dans une vaste salle polyvalente, parce qu’au nom de l’identité du lieu et au nom de l’histoire, mais aussi au nom des conditions techniques et du planning très serré, il n’était pas question de les présenter dans le Festspielhaus.
Spécialisé et spécifique à cause, justement, et d’abord du Festspielhaus : la salle et l’acoustique sont si particulières que c’est d’abord la marque de fabrique du Festival, qui détermine un rapport scène-salle unique, unique aussi par son inconfort. La fosse détermine un son surprenant, atténué, qui surprend bien des nouveaux spectateurs, et garantit un espace particulièrement favorable aux voix. Une voix pourra paraître banale (ou décevante) hors de Bayreuth où elle a triomphé. Spécifique aussi par la chaleur de son public, qui décrète des triomphes indescriptibles, ou par sa violence aussi (il y a des exemples récents…) : une salle où le public est confiné, serré, dans une chaleur quelquefois étouffante accumule une énergie peu commune lorsqu’il explose. C’est une particularité du lieu que cet inconfort vaguement créateur, qui garantit l’attention, voire la tension. C’est aussi son plus gros atout « touristique ». Bayreuth, c’est d’abord la salle.
Spécialisé, le Festival s’adresse à un public plutôt averti, plus que seulement argenté (sauf par les tempes…), et les mises en scènes demandent pour être bien comprises, voire appréciées, une bonne connaissance de la tradition wagnérienne et de l’histoire des représentations : la complexité du Ring de Castorf, les allusions au statut des Meistersinger (K.Wagner) dans l’histoire et la culture allemandes, l’histoire même de l’Allemagne dans Parsifal (Herheim) en sont des exemples, tout comme le spectacle-performance de Schlingensief pour Parsifal, encore plus radical peut-être.
Le refus du surtitrage en est un autre indice. Il ne s’adresse pas à un public de consommateurs de Festival, une Jet Set (Op)erratique qui irait de Salzbourg à Bayreuth en passant par Munich. Et d’ailleurs, le public de Bayreuth, même en smoking/robe longue, est très différent de celui de Salzbourg. Spécialisé, il l’est enfin par les productions, qui contrairement aux autres Festivals désormais, sont exclusives du lieu. Aucune coproduction n’est possible, ni même un achat de vieilles productions remisées. Bernard Lefort avait tenté de racheter le Ring de Chéreau, on en  a vu le résultat. Et même si quelques tournées de Bayreuth notamment au Japon, en avaient présenté les productions du Festival (Le Tristan de Wieland par exemple, dirigé par Pierre Boulez au Japon nous vaut le seul enregistrement de Tristan par le chef français, témoignage précieux malgré la qualité fuligineuse de l’image et du son), c’est grosso modo seulement à Bayreuth qu’on peut voir les productions de Bayreuth, ce qui induit un modèle économique particulier et des frais de production énormes (5 à 7 spectacles annuels sur un mois), qui sont l’essentiel de l’investissement (construction, ateliers etc…). Ce qui implique que Bayreuth n’est pas qu’un théâtre, mais un ensemble de salles, d’ateliers, d’espaces qui chaque année, ou peu s’en faut, s’agrandit, car son statut de laboratoire fait que Bayreuth doit être prêt à accueillir toutes les innovations technologiques. On se rappelle qu’au Ring de Peter Hall en 1983, on avait investi des millions sur un plateau tournant sur lui même à la verticale…

 

So what ?
Qu’on ne se méprenne pas, je ne fais que souligner les spécificités du lieu et je ne tresse aucune hagiographie. Il y a évidemment des questions à résoudre, des défis auxquels l’administration actuelle du Festival doit répondre. La première question, c’est celle du public, et par conséquent de la vente des places. Jusqu’à l’an dernier, grosso modo, le traitement papier des réservations puis leur tri informatique faisaient que bon an mal an, il fallait une petite dizaine d’années pour accéder à la salle ; l’appartenance à la Société des Amis de Bayreuth ou l’appartenance aux Cercles Richard Wagner garantit la plupart des cas des places annuelles, dans la logique du spectateur averti, mais le choix s’est réduit, et le temps où tout « Ami de Bayreuth » avait systématiquement chaque année tout ce qu’il voulait n’est plus… L’arrivée d’internet a permis cette année, au–delà des inévitables (quelquefois difficilement compréhensibles) hoquets dûs à sa mise en place, à de nombreux spectateurs d’accéder à la Colline Verte qui n’auraient jamais pu y aller autrement sauf à attendre quelques années…Enfin, lorsque Bayreuth était une entreprise privée gérée par la famille, la sélection du public pouvait se justifier, mais à partir du moment où le Festival est géré principalement par l’État Fédéral et le l’État libre de Bavière, c’est-à-dire par le contribuable allemand, il fallait inévitablement ouvrir à tous les publics les joies du festival. Cela va poser à terme des questions sur la nature du Festival, mais aussi sur la manière dont il se vend, et donc la question du marketing.
Un Festival qui joue à guichets fermés depuis des dizaines d’années n’avait pas besoin de marketing : la difficulté même d’obtenir un billet était le seul critère et suffisait à asseoir la réputation. Quand il y avait 800000 demandes pour 58000 billets, pas besoin de dépenser un Euro de marketing. L’ouverture à un nouveau public, les débats permanents vont poser d’autres questions : comment vendre le Festival ? Quel public viser ? Quelle relation à la Ville de Bayreuth ? Quelle politique culturelle ?

Lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 les choses étaient assez claires : un public d’habitués, des documents du festival très sobres, des programmes contenant des articles universitaires de haut niveau. On se retrouvait entre connaisseurs. Les choses ont évolué et leur évolution montre les hésitations sur les cibles. Les programmes de ces dernières saisons au-delà du design médiocre, ont des contenus très inégaux, souvent très limités avec des photos en couleur, ils sont globalement d’une qualité culturelle bien inférieure à ceux de théâtres comme Munich ou Paris. Depuis la disparition du modèle de programme connu depuis des décennies, vers 1992 ou 1993, les hésitations de la direction sur le matériel d’accompagnement ont fini par produire une ligne sans caractère, qui reflète les hésitations du marketing et aussi ses erreurs. Il est clair (et positif aussi) que la direction pousse à l’ouverture, notamment par l’accès de la télévision et les retransmissions publiques, inconcevables il y a seulement une quinzaine d’années (le Ring de Chéreau a été filmé dans la salle vide, au cours d’une session spéciale où l’on a joué le Ring acte par acte en continu, dans les conditions de la représentation, mais sans public) , ou par les spectacles pour enfants, une réussite à mon avis qui mériterait une meilleure publicité. Se sont multipliées dans la ville les conférences d’introduction, de mieux en mieux fréquentées (signe aussi d’une diversification du public et de sa curiosité), et on peut espérer que la réouverture de l’Opéra des Margraves après restauration pourra initier une politique culturelle élargie plus conforme au prestige du lieu.

Ce festival mondialement connu reste géré d’une manière très locale. Ajoutons le conflit né entre l’administration du Festival et la ville de Bayreuth à propos des places de parking pour la première fois payantes qui en est une trace ridicule, ainsi que le timide développement de produits dérivés qui vont des statues de Wagner de Ottmar Hörl en plastique (à 350 € pièce non signée) aux tasses « Walkyrie » de la fabrique de porcelaine locale, sans parler de tentatives avortées d’imposer un chocolat (sans doute en référence aux Mozartkugeln de Salzbourg)… J’ai aussi un peu souri aux déclarations tonitruantes de Castorf à propos de l’ambiance de travail dans le petit monde de la Colline Verte. Certes, il faut faire la part des choses, et de la provocation inhérente au metteur en scène berlinois. Mais sans le vouloir, il pointe une des caractéristiques du Festival de Bayreuth et de sa gestion. Bayreuth est une petite ville de la province bavaroise où la famille Wagner est une famille de référence (et quelle famille !) de la cité puisqu’elle est à l’origine de sa gloire. Et l’entreprise Bayreuth  est aussi un espace pour l’emploi local. En fait Bayreuth est une PME gouvernée par un mythe. Les habitudes, l’histoire, et notamment le long règne de Wolfgang Wagner ont dû laisser des manières de faire, des relations interpersonnelles et sociales d’un certain type qu’on peut imaginer, dans une petite ville très mal reliée par le chemin de fer (changements divers), sans aéroport, dont les seuls titres de gloire sont, à part le Festival, une Université de création assez récente, et le souvenir de Wilhelmine, la sœur de Frédéric II de Prusse. Les relations de proximité, les petites histoires locales, le rôle de la presse, l’inévitable méfiance après un changement de direction (n’oublions pas qu’à peine installées, les deux sœurs ont dû faire face à des menaces de grève), tout cela crée un faisceau de tensions que Castorf a dû ressentir, lui qui règne au centre de Berlin, et qui n’a pas non plus la réputation d’être un patron facile dans sa Volksbühne am Rosa Luxemburg-Platz.
Ce qui frappe à Bayreuth, c’est que ce Festival mondialement connu a une couleur et un fonctionnement relativement provinciaux : qu’on n’y voie aucun jugement de valeur, je me réfère surtout à des comportements sociologiques qui ne peuvent se comprendre que lorsqu’on connaît les lieux. C’est tout de même un festival assez replié sur lui-même, sur ses habitudes et sur ses fantômes.

Enfin, la question artistique.

On a reproché à Katharina Wagner d’avoir rendu systématique l’appel à des représentants du Regietheater, ceux qui n’en ont jamais vu mais qui hurlent avec les loups rajoutent « le plus éculé » : au vu de l’âge de Katharina Wagner, née à Bayreuth en 1978, on ne peut l’accuser d’être une « has been ». Katharina Wagner a une formation théâtrale à l’allemande, qui vaut bien la nôtre, et a plutôt été assez judicieuse dans ses choix, même s’ils ont été discutés. Frank Castorf et Hans Neuenfels sont depuis très longtemps des metteurs en scène reconnus et admirés, ils sont de la génération de Patrice Chéreau qu’on n’a jamais accusé d’être représentant d’un théâtre éculé. Il est vrai que les mêmes (ou leurs papas) en 1976 ne l’avaient pas ménagé non plus. Quant à Gloger, Baumgarten, Kratzer, Herheim, et Katharina Wagner elle-même, ce sont des représentants de la nouvelle génération de metteurs en scène, remarqués par la critique allemande qui en matière de sérieux et de culture n’a rien à envier non plus à la nôtre : seul parmi eux, Sebastian Baumgarten paie les pots cassés pour un Tannhäuser pas très réussi; mais il n’a pas eu non plus beaucoup de chance musicalement, changement de chefs, de chanteurs (Tannhäuser, Venus) parce que discutables ou franchement insuffisants. Bref, une aventure un peu chaotique. Quant à Castorf pour le Ring 2013 et même Tankred Dorst pour le Ring précédent (une mise en scène très médiocre qui curieusement n’a pas provoqué le tollé que Castorf a suscité pour un travail brillant), ce sont des seconds choix, parce que depuis une dizaine d’années la direction artistique du Festival aspire à confier le Ring à un cinéaste : le nom de Quentin Tarantino avait circulé, ce fut Lars von Trier qui a finalement renoncé (et ce fut Dorst) et cette fois-ci on annonça Wim Wenders qui renonça et on appela Castorf. Il reste que si l’on évoque des Ring récents, aussi bien Bechtolf à Vienne que Braunschweig à Aix et Salzbourg, voire Cassiers à Berlin et Milan malgré quelques réussites, n’ont pas fait beaucoup avancer les choses, avec des travaux plutôt conformes. Lepage au MET, au-delà de la technicité du dispositif, n’a à peu près rien à dire. Seuls dans les mises en scènes récentes que j’ai pu voir sont à signaler celle de la Fura dels baus à Valence et Florence, et celle d’Andreas Kriegenburg à Munich.. Quant à Paris…

Castorf casse la baraque, il fait ce qu’on lui demandait, et il le fait comme toujours, avec l’intelligence, la culture et l’acuité qu’on lui connaît, avec la complicité d’un décorateur génial, Aleksandar Denić. Où est le déclin ? où sont les drapeaux en berne ? C’est justement parce que ce travail est un très grand moment du théâtre européen qu’il provoque tant de réactions et de discussions et c’est parce qu’il pose la question de la barbarie du monde qu’il provoque cette violence : dans un monde gouverné par le politically correct, où la périphrase et l’euphémisme de la novlangue règnent sur la langue, où tout ce qui est rugueux est masqué, alors oui ce Ring dit ce qu’on ne veut pas voir et qui pourtant chaque jour s’étale sous nos yeux. Et ce faisant, il montre lui-aussi le pouvoir subversif de l’œuvre de Wagner.
Qui irait discuter sur Braunschweig,  Bechtolf ou Krämer ? Ils sont déjà au placard.
La seule réserve que j’ai envers le travail de Katharina Wagner sur les mises en scène, c’est de se cantonner à la scène allemande : elle ne suit pas beaucoup (apparemment) la scène européenne. Il y a actuellement dans le monde anglo-saxon des personnalités intéressantes pour Wagner, avec une approche différente de l’approche germanique, on peut penser aussi aux hongrois Arpad Schilling ou David Marton, très liés à la scène allemande. En France aussi, je suis sûr qu’un Vincent Macaigne par exemple pourrait proposer des choses profondes ou décapantes, voire un Christophe Honoré qui ferait sans doute un Tristan intéressant. Ou pourquoi pas un Bieito, bien qu’il soit déjà très sollicité sur les grandes scènes allemandes.Dans le monde slave, le surbooké Dmitri Tcherniakov aura tôt fait d’avoir écumé toutes les scènes du monde et on n’en a pas besoin à Bayreuth, mais je suis sûr qu’en Russie, en Pologne ou dans les pays baltes il y a de jeunes metteurs en scène qui bouillonnent d’idées au-delà de valeurs consacrées qu’on voit partout. C’est le sens de la venue d’Alvis Hermanis pour le prochain Lohengrin.
La question la plus dolente n’est pas la scène ou la fosse : c’est le plateau, c’est la question des chanteurs.
Eva Wagner-Pasquier est la responsable des distributions et on la voit souvent dans les théâtres qui proposent du Wagner, sans doute à la recherche de voix nouvelles. C’est elle qui a construit le Ring d’Aix dont la distribution n’était pas si mauvaise. Là-aussi, là surtout peut-être, il faudra sans doute revoir les conditions que Bayreuth offre aux chanteurs. Eva Wagner, qui connaît le monde des chanteurs et de l’opéra depuis longtemps n’est pas suicidaire au point de choisir pour Bayreuth les plus médiocres. Mais les conditions du marché sont telles que, hors désir de la star de prouver quelque chose de soi en allant à Bayreuth (Domingo, Kaufmann et bientôt Netrebko), les conditions d’engagement à Bayreuth ne correspondent sans doute plus aux lois actuelles du marché lyrique et Bayreuth ne représente plus pour la plupart des chanteurs un lieu particulier qui puisse autoriser des sacrifices. L’administration de Bayreuth devra tôt ou tard en prendre acte, sinon les distributions ne seront constituées que de seconds couteaux. Toujours la même question du modèle économique et du modèle d’organisation. Néanmoins, aujourd’hui, les fidélités s’appellent Kwanchoul Youn, Klaus Florian Vogt, Stephen Gould, et ce n’est pas si mal…
Et Christian Thielemann a beau clamer qu’il faut un retour de grands chanteurs à Bayreuth, il est présent depuis 14 ans sur la colline verte et n’a pas plus contribué que d’autres au renouveau du chant wagnérien. Peut-être faudrait-il créer une académie sur des modèles tels que l’académie d’Aix en Provence ou même l’excellente Académie de Pesaro pour Rossini, dont les chanteurs pourraient se rôder sur les petits rôles ou sur les représentations pour les enfants (excellentes, un modèle de réussite). Je pense que Bayreuth a un réseau de confiance dans les divers théâtres de troupe d’Allemagne pour repérer les chanteurs valeureux ou prometteurs car la plupart viennent de là, mais on est plus sur des chanteurs solides sans grand caractère (type Ricarda Merbeth) que sur de futurs chanteurs d’exception.
Il est incontestable que l’on a de bonnes distributions (Fliegende Holländer) de grandes distributions quelquefois (Lohengrin dans l’ensemble) et des distributions moyennes (le Ring, où les petits rôles ne sont pas excellents et les grands, Koch excepté, au moins irréguliers). Quant à l’hallali contre Lance Ryan, je trouve qu’il est lâche et exagéré. Aucun Siegfried (à la rigueur Andreas Schager…) n’est capable aujourd’hui de garantir un tel engagement scénique, en défendant le rôle de manière honorable au niveau vocal – avec ses hauts et ses bas… Mais qu’on me cite un vrai Siegfried aujourd’hui, et même hier : il faut remonter à avant-hier (et même avant) pour avoir un véritable Heldentenor à la Max Lorenz ou Lauritz Melchior. On discute cette qualité à Windgassen (assez irrégulier) et Vickers n’est jamais allé au-delà de Siegmund. Il est clair néanmoins que la politique des distributions doit être revue et redéfinie de fond en comble, en essayant de garantir des fidélités par des concessions sur les contrats, je ne pense pas qu’Eva Wagner-Pasquier ait eu la possibilité de la reconstruire ni le temps, et la question des voix à Bayreuth, qui est un serpent de mer, reste ouverte.
Pour finir, il faut aussi comprendre que Bayreuth n’est pas la seule Mecque wagnérienne. Bayreuth est un laboratoire pour le Wagner du futur. Un laboratoire d’excellence certes, mais un lieu de proposition et d’exception.
L’autre Mecque, c’est évidemment Munich, dont le rôle n’est pas d’être un laboratoire mais le lieu d’une consécration, comme peut l’être un théâtre d’opéra de référence. Depuis que je fréquente Bayreuth j’entends les comparaisons, j’entends dire qu’à Munich les distributions sont meilleures. C’est très souvent vrai, et c’est normal : les deux institutions n’ont pas la même fonction, l’une lance (metteurs en scène, chefs et chanteurs) l’autre consacre. Bayreuth a lancé Petrenko, comme Sawallisch jadis (début en 1957, à 34 ans) et Munich en ramasse les fruits. Typique d’une longue histoire.  …
J’ai essayé de montrer que les glapissements du milieu journalistique, les déclarations à l’emporte-pièce recouvrent une situation plus complexe où tout ne va pas si mal , loin de là. Que Castorf se fasse huer, c’est le débat habituel et c’est bien. Cela signifie que Bayreuth est un lieu vivant, un lieu de discussion et pas du consensus mou . Tous les spectateurs du festival savent qu’aux entractes, à la fin des représentations, au repas tard le soir on continue de discuter, entre amis, entre convives, entre voisins inconnus dans la salle, passionnément, on continue d’interroger les œuvres et les choix. Aussi loin que je me souvienne, ce n’est le cas nulle part ailleurs, sinon peut-être lors du Festival d’Avignon. C’est cette vie-là qu’il faut préserver. C’est bien cela qui consacre Bayreuth et c’est bien pourquoi le festival de Bayreuth a un statut si particulier dans la vie culturelle allemande, et j’ose dire, européenne et c’est pour cela que j’aime y être.
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Le Festspielhaus en 2006
Le Festspielhaus en 2006