GEWANDHAUS LEIPZIG 2012-2013: Riccardo CHAILLY dirige l’Orchestre du GEWANDHAUS le 23 février 2013 (MENDELSSOHN, SCHLEE, MAHLER)

Leipzig, Augustusplatz, 23 février 2013

Soirée enneigée: il a fallu trois heures pour parcourir en voiture les 170 km qui séparent Berlin de Leipzig. ce soir concert spécial au Gewandhaus, salle de concert moderne située Augustusplatz, en face de l’Opéra où opère aussi l’orchestre du Gewandhaus. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler l’histoire prestigieuse de cet orchestre, l’un des plus chargés d’histoire, dans une ville qui a vu naître Richard Wagner, où Jean-Sebastien Bach est enterré, et dont Felix Mendelssohn fut le premier “directeur musical” au sens moderne du terme. C’est dire que la Augustusplatz où trônent Opéra et Gewandhaus face à face est vraiment le centre référentiel d’une cité par ailleurs largement célèbre pour sa vitalité économique, avec sa foire considérée comme la plus ancienne au monde, qui remonte au Moyen Âge.
L’orchestre du Gewandhaus, on le sent quand les musiciens s’installent sous les longs applaudissements d’un public très largement autochtone, est vraiment l’orchestre identitaire de la cité, très lié à son histoire et récemment lié à l’histoire de la réunification puisque c’est autour de cet orchestre et de son chef Kurt Masur que les grandes manifestations de Leipzig ont eu lieu, foyer des premières manifestations contre la défunte République démocratique allemande.
Aujourd’hui, c’est Riccardo Chailly qui le dirige, jusqu’à 2018, et ce soir est programmé un des concerts spéciaux préparatoires à la tournée à Vienne qui aura lieu début mars. La soirée comprend trois pièces: une ouverture de Mendelssohn, le compositeur maison par excellence, l’Ouverture de Ruy Blas, écrite en 1839 pour précéder une représentation théâtrale du chef d’œuvre de Victor Hugo, une création “Rufe zu mir” (Appelle à moi) de Thomas Daniel Schlee, scène symphonique pour orgue et orchestre, et la 5ème symphonie de Mahler.
Mendelssohn détestait Ruy Blas, qu’il considérait comme une pièce nulle (Ich las das Stück, das so ganz abscheulich und unter jeder Würde ist, écrit-il à sa mère), il renonça à sa composition dans un premier temps, mais sous l’influence des commanditaires (la Caisse de retraite de l’Altes Theater, où Ruy Blas était représenté pour la première fois), et piqué par son ambition, il finit par la composer en trois jours, la faire jouer en introduction et la rejouer une semaine plus tard au Gewandhaus. C’est dire que la pièce symphonique de 8 minutes est assez indépendante de l’esprit ou de la lettre de la pièce de Hugo. Le Ruy Blas original est un drame romantique, l’ouverture de son côté est un exercice de style brillant qui rappelle un peu Weber et beaucoup les opéras de Schubert par son dynamisme et sa rapidité, ses contrastes et sa vitalité. Un esprit pas aussi noir que le drame hugolien, et exécuté par l’orchestre avec une clarté et une dynamique particulières, qui rappelle que Chailly est un très bon chef pour Mendelssohn.

La salle du Gewandhaus, dominée par son orgue

La salle du Gewandhaus, moins vaste que la Philharmonie ou le Gasteig à Munich, donne un sentiment de proximité de l’orchestre et a un son magnifique, très clair, très proche, très équilibré aussi: on entend tous les instruments, à égale valeur, avec une jolie réverbération qui enrichit l’espace sonore: c’est toujours un privilège que d’entendre un orchestre dans son espace propre, dont il connaît l’acoustique, car c’est quand même là qu’on mesure la totalité de ses qualités bien plus que lorsqu’il joue en tournée dans des salles dont il ne maîtrise pas l’acoustique. Le Gewandhaus a une acoustique magnifique et la prestation de l’orchestre, dès ce début de concert, est exceptionnelle.
La pièce de Thomas Daniel Schlee apparaît comme très liée au symphonisme post-Chostakovitch: une musique qui n’est pas très originale mais qui valorise tous les pupitres de l’orchestre avec des interventions de l’orgue qui permettent d’entendre l’instrument monumental qui trône au centre de la salle, au dessus de l’orchestre. A Leipzig, l’orgue est une question d ‘atavisme! Et Schlee est d’abord un organiste (né à Salzbourg) . Certains moments sont d’ailleurs plus intéressants: la transition entre un passage soliste de l’orgue aux cordes murmurantes, ou bien la fin de la fugue finale, reprise à la flûte et au piccolo. Les parties orchestrales, spectaculaires, pleines de relief, restent en deçà de l’originalité attendue, mais la pièce se laisse entendre avec plaisir.
Le moment attendu était l’exécution de la Cinquième de Mahler. J’avais entendu à Lucerne sa Sixième et Riccardo Chailly, depuis son passage au Concertgebouw peut être considéré comme un grand mahlérien.
La cinquième symphonie qui commence par une marche funèbre, peut-être liée à l’hémorragie intestinale dont Mahler a souffert en 1901 est créée en 1904 à Cologne sous la direction du compositeur. On pourrait croire que la symphonie va être marquée par une sorte de marche à la mort et que le climat général va en être atteint. Mais en contraste c’est la aussi la période du mariage avec Alma Schindler et d’autres considèrent le fameux adagietto comme une lettre d’amour à Alma, et le rondo-final comme une explosion positive. Abbado insiste souvent en revanche sur la souffrance de Mahler et son regard sarcastique sur la vie, d’où le soin qu’il prend à insister sur les moments plus lyriques, mais aussi sur les aspects ironiques ou plus sarcastiques de la musique (c’est visible dans son troisième mouvement), ses interprétations s’en trouvent allégées, très claires, cristallines mêmes, et avec des choix d’attaques très particulières, des sons grinçants, des moments noirs et des moments d’indicible douceur.
Chailly fait au contraire le choix presque exclusif de la dynamique: un tempo rapide, un refus de s’attarder sur ce qui pourrait être attendrissement, et sans appui lourd non plus sur les aspects morbides de la marche funèbre. Il se place résolument dans une optique d’avenir, dans une explosion d’espoir: son adagietto manque ainsi légèrement de sentimentalité, avec sa rapidité de rythme, même si il est parfaitement construit à l’orchestre avec les échanges aux cordes exemplaires, même s’il a sans doute le tempo juste. Karajan ou Abbado le prennent sur un tempo plus lent qui accentue l’arrêt sur image et sur une image fortement lyrique. Le choix de massifier les deux premiers mouvements en presque un seul bloc qui marque la dynamique explosive voulue. La courte pause entre le deuxième et troisième mouvement accentue la beauté du début du troisième mouvement (le scherzo). En fait il respecte parfaitement les pauses entre les parties (Abteilungen), avec une longue pause entre troisième mouvement et adagietto.
Je l’ai dit, la première partie est moins funèbre et plus explosive, avec une organisation dynamique, une grande rapidité des tempi, et une particulière vélocité des passages entre pupitres: apparaissent des moments sublimes notamment au niveau des violoncelles et contrebasses, en proportion plus nombreux que les premiers violons: ce qui massifie le son, et donne des moments d’une rare intensité lorsque violoncelles et contrebasses sont ensemble, seuls, ou au moment des (sublimes) pizzicatis.
Cette dynamique qui emporte la salle évidemment comporte le risque de quelques couacs (au cor) ou d’un suivi acrobatique des cordes notamment au dernier mouvement étourdissant et même époustouflant; rarement on a eu cette impression de valse folle où c’est le tourbillon qui domine, le mouvement, une joie un peu désordonnée mais totalement vitale, de cette vitalité qui déborde, et qui emporte tout sur son passage. Une interprétation totalement irrésistible, telle un fleuve formé par un barrage qui a craqué, un Vaion ou un Malpasset de la musique qui inonderait non de mort mais de joie, d’agitation et d’indicible espoir.
Il faut souligner également la qualité de l’exécution par l’orchestre du Gewandhaus: certes quelques imprécisions aux cuivres (cors et trompettes) malgré l’excellent trompette solo, mais les cordes, disposées différemment, de gauche à droite, violons 1, contrebasses et violoncelles, altos, violons 2, somptueuses, à l’écoute les unes des autres, menées par l’étourdissant Sebastian Breuninger, un spectacle à lui seul (il est l’un des “Konzertmeister” du Lucerne Festival Orchestra) ainsi que la petite harmonie sont absolument irréprochables, son d’une grande pureté, attaques impeccables, notamment à la flûte et au hautbois. Écouter un orchestre exemplaire, l’un des phares du monde symphonique allemand, dans sa salle à l’acoustique exceptionnelle, c’est un immense privilège dont les mélomanes peuvent jouir à des prix raisonnables (maximum 60 euros) .
Ainsi Chailly fait-il un choix très différents de ses collègues, d’un Mahler irrésistiblement dynamique, d’un Mahler de la vie, d’un Moi noyé dans la vie et dans un débordement dansant d’espoir, certains disent d’un Mahler presque “italien”. En ce sens , la cinquième est bien ce moment de climax qui va déjà évoluer dans la sixième, même si Chailly choisit là aussi d’avancer dans une dynamique d’énergie, mais du désespoir. Nous sommes au bord du gouffre de l’inconnu, mais nous sommes aussi dans le battement irrésistible de la vie, qui emporte sur son passage toutes les scories et les peurs, toutes les angoisses et les doutes. Un Mahler de l’Eden retrouvé.
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