INTERVIEW: SERGE DORNY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’OPÉRA DE LYON

Serge Dorny

Il se passe toujours quelque chose sous le péristyle de l’Opéra de Lyon: danseurs de hip-hop en performance, ou pendant l’été un café-concert avec orchestres de jazz : jeunesse et vivacité sont les caractères de cette maison qui affiche dans ses statistiques hors public scolaire une moyenne d’âge du public de 47 ans  (moyenne française: 50 ans) et 25% de public de moins de 26 ans, la plus haute proportion de jeunes à l’Opéra en Europe. C’est ce qui frappe pour n’importe quelle représentation dans ce théâtre que ce soit Sancta Susanna de Hindemith ou La Traviata de Verdi : la salle de Jean Nouvel est remplie de jeunesse.
96,1% de taux de fréquentation des opéras pour une programmation sans concessions : tel est l’Opéra national de Lyon. 10 ans après son arrivée à la tête de cette maison, la plus importante en France après Paris, Serge Dorny, son directeur  formé à l’école belge qui a commencé sa carrière à l’ombre de Gérard Mortier, nous parle de son parcours, de ses idées, et des principes de sa programmation.

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Vous êtes d’origine belge, et il semble y avoir une tradition managériale en Flandres qu’on retrouve à Amsterdam, au festival des Flandres, et à la Monnaie depuis Mortier. Qu’en dites-vous ?

J’ai une reconnaissance profonde pour Gerard Mortier. J’ai fait mes premiers pas avec lui, comme dramaturge à La Monnaie et c’était une époque extraordinaire. La Monnaie s’ouvrait  sur l’avenir, avec une page blanche à écrire, une dynamique de jeune couple, une équipe neuve investie autour du projet de Mortier qui nous mobilisait et nous conduisait. Ce que m’a appris Mortier, même si nous avons des parcours différents, c’est l’énergie, c’est l’engagement, c’est la persévérance infatigable et la capacité à communiquer : voilà ce qui m’a guidé et qui m’a inspiré dans mon parcours.

Comment votre carrière vous a amené à Lyon ?

J’ai un autre parcours que Gérard Mortier, moins linéaire : je n’ai pas fait toute ma carrière dans le domaine du théâtre lyrique. Après avoir été dramaturge à La Monnaie, j’ai été – comme Mortier d’ailleurs – directeur artistique du Festival des Flandres, où j’ai pu développer la notion de programmation construite sur une dramaturgie, en inventant des passerelles artistiques. Puis j’ai été directeur général et artistique du London Philharmonic Orchestra où j’ai pu gérer des ensembles artistiques (comme à l’Opéra) qui sont  le noyau d’une maison car chœur et orchestre et ballet sont des forces permanentes à qui il faut apporter  énergie et envie pour que, chaque soir, ils puissent se dépasser. Ainsi mes deux expériences antérieures m’ont permis de construire des bases solides pour la direction d’un Opéra.

Que diriez-vous du public de l’Opéra de Lyon quand vous êtes arrivé,  et de celui d’aujourd’hui, quelle évolution constatez-vous ?

En 2002, le public de Lyon était surtout constitué de fidèles, d’abonnés, d’un noyau très présent, mais aussi très exclusif, qui s’était un peu approprié l’Opéra. La ville a évolué grâce au pôle universitaire qui attire des populations très différentes, grâce à l’implantation de multinationales importantes, Euronews, Interpol. Tout cela a contribué à l’élargissement et à l’accueil de publics qui pensaient souvent que l’Opéra ne leur était pas accessible parce qu’il appartenait aux abonnés. L’abonnement peut en effet exclure un certain public pour qui « l’opéra c’est complet ». Aujourd’hui, la part des abonnements est de 23%, et la mixité sociale de la cité se retrouve dans la salle : 25% de notre public a moins de 26 ans, 52% de notre public a moins de 45 ans. Cela me permet d’avoir foi en l’avenir de l’Opéra et de ne pas avoir l’impression de diriger un mausolée.

Et puis, dans la mesure où ce théâtre est financé par 80% d’argent public, il est nécessaire d’avoir une maison ouverte et accessible à toutes les populations.

Serge Dorny, @JL Fernandez

Enfin, si on veut que le théâtre lyrique soit vivant et ouvert, il faut constamment élargir et enrichir le répertoire, pour rendre l’opéra riche d’avenir. Le brassage des publics le permet car ces spectateurs sont très ouverts à la diversité des répertoires, très curieux d’oeuvres rares et de découvertes, d’oeuvres connues et moins connues. Voilà ce que j’essaie de développer à l’Opéra de Lyon.

A l’Opéra de Lyon, j’ai voulu donner toute sa places au public jeune ; avec des dispositifs tarifaires : chaque année 3000 lycéens de la région ont accès aux spectacle avec une formation pour les enseignants et des rencontres avec les artistes ; nous avons également initié une démarche et des actions destinées à de jeunes habitants de quartiers en grande fragilité sociale : l’Opéra de Lyon est un acteur culturel, mais aussi un acteur citoyen. Il s’agit pour nous de prendre part à la vie de la société, de nous y enraciner, bref de nous situer au centre de la cité et non plus  à sa périphérie. On s’approprie l’Opéra de manière différente que dans le passé. La société désormais considère légitimes l’Opéra et son financement public. Cela tisse peu à peu une relation de confiance qui nous permet de programmer avec succès un répertoire spécifique : le festival 2011-2012 a été rempli à 95% avec des oeuvres aussi rares que Sancta Susanna, Von Heute auf Morgen ou Une Tragédie Florentine

 

Comment caractérisez-vous le répertoire de l’Opéra de Lyon

C’est un répertoire très varié : en 2011-2012, on y  trouve le répertoire traditionnel, Parsifal, Carmen, en 2012-2013,  Fidelio ou Macbeth, mais aussi des créations, comme Claude de Thierry Escaich (sur un livret de Robert Badinter[1]). La saison dernière, on y a vu des œuvres rares comme Sancta Susanna de Hindemith, Le Nez de Chostakovitch et cette année on verra par exemple Il Prigioniero de Dallapiccola. Même Capriccio de Richard Strauss n’est pas une œuvre si fréquemment jouée. Ainsi même quand on représente du répertoire, on le représente autrement, sous un prisme complètement différent.

 

Comment vous situez-vous par rapport à votre rayonnement territorial ?
En région Rhône-Alpes, l’Opéra est présent avec des représentations chorégraphiques, des concerts. Mais notre présence dans la région est conditionnée par les coûts et les équipements : seules les scènes bénéficiant d’équipements techniques adaptés peuvent nous accueillir. Pour surmonter l’obstacle technique, nous avons inventé des solutions : nous développons de petites formes – cette saison Der Kaiser  von Atlantis, de Viktor Ullmann – dont les premières représentations sont données à la Comédie de Valence ; nous organisons également des vidéotransmissions qui permettent d’aller vers le public, de rencontrer un autre public qui ne vient pas nécessairement à l’Opéra. En été, la vidéotransmission est gratuite, en plein air avec une œuvre populaire – La Traviata, Porgy and Bess, Carmen… : on est présent dans l’ensemble de la région, dans des grandes comme des petites villes. L’Opéra a la capacité de fédérer les personnes autour d’une œuvre lyrique et d’un événement festif. Cela répond aussi à  notre mission de rayonnement régional. Cela crée une première rencontre avec l’art lyrique, c’est une force d’ouverture qualitative.

La salle est là, elle l’était avant moi, elle le sera après. Je la prends et je l’accepte. Je ne peux faire autrement. Mais j’aime cette architecture, ce théâtre, cette salle. C’est un geste architectural que j’aime parce qu’il interroge le genre opéra. Nouvel a mêlé le nouveau à l’ancien, les a fait se rencontrer : c’est un regard sur  l’avenir qui traverse et transcende le passé. Le bâtiment est une installation d’art plastique et d’art visuel, marqué par la sensualité du noir, la dramaturgie du noir ; par le mat et le brillant. Dans la salle il y a une concentration visuelle extraordinaire qui est dirigée vers le plateau. Certes, le bâtiment a des défauts mais quel bâtiment n’en a pas ?

Justement les questions techniques. Comment pouvoir coproduire avec le MET qui a des dimensions très différentes. Comment faire des coproductions avec les théâtres plus vastes comme la Scala, le Met, Vienne?

Nous avons déjà fait de nombreuses coproductions, avec le Theater an der Wien (Lulu), avec le festival d’Aix-en-Provence (Le Nez, Le Rossignol), avec la Scala (Lulu et bientôt Le Comte Ory). Une coproduction part d’une rencontre d’hommes et d’esprits autour d’une œuvre et d’un metteur en scène.

Parsifal Acte II, production de François Girard ©Copyright Opéra de Lyon 2012

C’est ainsi que nous avons eu l’idée, avec Peter Gelb, de faire appel à François Girard pour Parsifal. François Girard a fait 70% de ses mises en scène lyriques à l’Opéra de Lyon, c’est une longue histoire et une longue complicité entre François Girard et moi. Peter Gelb avait travaillé avec François Girard sur un film. Girard a travaillé aussi beaucoup avec la Canadian Opera Company de Toronto. Ce sont ces rencontres appréciées avec François Girard qui ont réuni trois directeurs d’opéra qui s’apprécient. Enfin, c’est une entreprise énorme que de monter un Parsifal : il faut réunir des moyens financiers et humains

Les dimensions sont très différentes, la scène du Met est très grande et celle Toronto est similaire à celle de Lyon. Ce qui a été fait à Lyon, c’est la base commune du projet qui sera élargie au Met (on y ajoute des éléments latéraux et en hauteur). Lorsqu’il y a coproduction entre des scènes très différentes, il est essentiel que la première ait lieu dans le lieu qui pose le plus de contraintes techniques.

Vous avez fait des  Wagner en nombre, Tristan, Lohengrin, Parsifal… Pourquoi avoir fait Tristan et Parsifal?

Parce qu’ils vont ensemble comme un couple d’opposés. Dans le premier projet de Tristan imaginé par Wagner, Parsifal apparaissait au chevet de Tristan au troisième acte. Et parce que les deux œuvres posent des questions voisines,  elles posent toutes deux la question de la relation homme/femme, l’une résolue par l’abstinence – Parsifal –, l’autre par la consommation, Tristan.

Et Meistersinger ?

C’est pour moi une œuvre absolue, sans doute le sommet. Mais elle pose encore plus de problèmes que Parsifal en termes d’organisation, de masses artistiques et de distribution, mais j’ai très envie de donner les Meistersinger à Lyon.

L’Opéra de Lyon a un système différent : un mélange de répertoire et de stagione. La stagione permet de donner du temps et de la maturation aux nouvelles productions et le répertoire permet de les exploiter : la vérité est au centre ! Le système de demain sera sans doute un mélange, même pour les théâtres lyriques allemands avec des périodes d’alternance du répertoire, et des périodes consacrées aux nouvelles productions qui ont besoin de temps pour être préparées.. A Lyon, avec nos moyens spécifiques, j’ai imaginé le festival annuel : une concentration de répertoire donné sur une période limitée, avec une troupe de chanteurs en résidence pour un mois, participant à deux ou trois œuvres. Ce système permet qualité et diffusion et, pour le public, le festival constitue une série de rendez-vous au quotidien.

© Georges Fessy

Comment vous est venue l’idée du Festival ?

Je voulais que l’Opéra de Lyon existe différemment dans la cité, et donc je voulais par des idées et des projets multiples lui donner une autre manière d’exister dans la ville : l’activité estivale du péristyle en fait partie par exemple. L’Opéra, par le Festival, se trouve au cœur de la cité au quotidien parce qu’il y a représentation tous les jours, et tous les jours l’Opéra est lieu de partage et d’échange. Le Festival c’est souvent une même population qui revient et qui parle de ce qu’elle a vu le soir précédent, de ce qu’elle va voir le lendemain, qui partage les émotions vécues et les désaccords. Du même coup, dans la ville, l’Opéra existe, comme un débat au quotidien. Le Festival c’est aussi une façon de mélanger les répertoires, comme en 2012 où l’on a mélangé Le Triptyque de Puccini et des œuvres d’autres compositeurs écrites à cette période de créativité intense dans les arts visuels, le cinéma, le théâtre, la musique et l’opéra.

Cette année vous  proposez en ouverture de saison Macbeth, de Verdi dans une mise en scène de Ivo van Hove. Il y a une école flamande très active dans la mise en scène, Van Hove, Perceval, Cassiers…

Les premiers travaux de Ivo Van Hove que j’ai vu au théâtre, c’était Shakespeare : Macbeth. Cette expérience m’a énormément marqué. C’est un théâtre très engagé qui donnait à Shakespeare une énorme actualité, comme si le texte avait été écrit aujourd’hui. Il lui donnait une grande lisibilité. Shakespeare est une littérature universelle qui appartient à toutes les cultures. Van Hove a cette capacité de rendre cela pertinent (il vient de faire L’Avare de Molière en ce sens). Je voulais revisiter Macbeth de Verdi par le biais de Shakespeare à travers Ivo van Hove. Il n’a jamais mis en scène cet opéra de Verdi et pourtant ce sujet l’accompagne depuis le début de sa carrière. Le sujet de Macbeth c’est comment le pouvoir arrive à éliminer tous ceux qui gênent : les sorcières lui disent ce qu’il veut entendre, cela se réalise  parce qu’il le veut. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. C’est Macbeth. Autour d’Assad, il y a des aiguillons qu’il croit et qui le poussent. Regardez les oppositions silencieuses, regardez les indignés devant Wall Street ou devant le parlement anglais : ils ne veulent rien de précis, mais ils veulent que cela change. Tout cela est dans Shakespeare.

L’école flamande – en théâtre et en danse – est effectivement en plein essor, avec une grande effervescence dans le nord du pays ; c’est un pays qui se ferme politiquement et qui s’ouvre artistiquement ; c’est la force de ces artistes que de vivre sur des frontières, qui sont des enrichissements pour créer de l’identité. On a besoin d’affirmer une identité, pour créer une telle écriture de création, un tel vocabulaire qui permet d’être reconnu, de dépasser les frontières et de devenir universel.

Qu’est ce qui reste à faire à Lyon, avez-vous un rêve?

Chaque saison est le résultat d’un rêve. Le répertoire lyrique est tellement vaste, il y a tellement d’œuvres que je souhaite présenter. Comment  les présenter ? Comment  les juxtaposer ? Depuis que je suis là, on a représenté 70 à 80 titres : il reste une marge énorme, il faut continuer à développer et surprendre constamment, le public, le regard et l’écoute. Il faut continuer à enrichir le répertoire avec des commandes. Chaque année il y a une création : cette saison Claude Gueux de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter ; plus tard un opéra de Michel Tabachnik sur Walter Benjamin, avec un livret de Régis Debray ; il y aura aussi un projet de Michel van der Aa, Sunken Garden. Et puis il y a ce projet citoyen avec ce bâtiment implanté dans la périphérie lyonnaise qui s’appelle la Fabrique Opéra, centre de ressources pour les habitants : espace de conception, de fabrication, de répétition, d’insertion autour de l’opéra : un projet ambitieux. Voilà les rêves!


[1] Robert Badinter, rappelons-le, a fait voter l’abolition de la peine de mort en France en 1981.  Il écrit  là son premier livret d’opéra, à partir d’une œuvre de Victor Hugo qui plaide contre la peine de mort.

 

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