LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Il faut aller à Lucerne (2)

terrasse1.1282122792.jpgLe Festival de Lucerne est une structure légère, qui accueille pendant cinq semaines grands orchestres internationaux et solistes prestigieux, à l’occasion des tournées estivales ou par tradition. C’est par exemple une tradition qui remonte à Karajan que fin août, le Festival accueille le Philharmonique de Berlin.
Michael Haefliger, fils du ténor Ernst Haefliger, devenu intendant il y a un peu plus de dix ans, a redonné à ce festival un relief qu’il n’avait plus. D’abord, il en a changé le nom: les “Semaines musicales internationales de Lucerne” sont devenues le “Lucerne Festival”, plus court, plus net, plus clair. Ensuite, il a cherché à créer un espace artistique qui soit spécifique à Lucerne. il a pour cela profité de la construction par Jean Nouvel du Palais des Arts et des Congrès (KKL), qui abrite un Musée, un auditorium de 2000 places (Konzert Saal), une salle vaste aménageable (Luzerner Saal), un petit auditorium pour les conférences, et aussi pour permettre aux retardataires de voir les début du concert sur grand écran. A mon avis, cet ensemble, qui s’intègre parfaitement dans le paysage, est l’un des plus réussis de l’architecte français. Qui monte sur la terrasse, sous le toit, en retire une impression inoubliable.150820102276.1282122822.jpg

Il a profité de la disponibilité de Pierre Boulez et de Claudio Abbado d’élire domicile pendant quelques semaines sur les rives du lac des quatre cantons, l’un pour animer une académie, la Lucerne Festival Academy,  où sont analysées et interprétées des oeuvres du répertoire du XXème siècle et contemporain, l’autre pour recréer un orchestre fondé par Arturo Toscanini en 1938 en réponse à l’Anschluss, qui installait à Salzbourg la peste nazie. Lucerne est donc un Festival né de la volonté de défendre des valeurs fortes, opposées à toute forme de clôture et d’exclusion.

Claudio Abbado a quitté Berlin à un moment où sa carrière lui avait tout apporté, et où il ne pouvait plus prétendre à une position plus prestigieuse. La maladie a terni ses dernières années berlinoises, mais lui a permis aussi de rebondir musicalement, par des interprétations plus libres, plus radicales (son Beethoven s’est métamorphosé!): la musique l’a guéri, se plaît-il a dire. Il a donc rassemblé à Lucerne dans “son” orchestre à la fois les solistes avec lesquels il aime jouer, les chefs de pupitres avec lesquels il s’est entendu et sur lesquels il s’est appuyé, des musiciens d’orchestre de qualité exceptionnelle, et pour les tutti, du Mahler Chamber Orchestra, qu’il venait de fonder, un orchestre fait des jeunes musiciens ayant participé aux tournées du Gustav Mahler Jugendorchester, fondé à Vienne à la fin des années 80 pour intégrer des jeunes des pays de l’Est, qui ne pouvaient participer à l’aventure de l’Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne, qu’il avait aussi fondé, mais dix ans plus tôt. Je me souviens de la première saison du Lucerne Festival Orchestra, avec dans l’orchestre Natalia Gutman, le Quatuor Hagen, les frères Capuçon, Reinhold Friedrich à la trompette, des solistes du Philharmonique de Berlin, Emmanuel Pahud, Georg Faust, Stephan Dohr, Albrecht Mayer, Marie-Pierre Langlamet ou d’anciens membres de l’orchestre berlinois, comme Kolja Blacher, Wolfram Christ et même le vétéran Hanns Joachim Westphal, qui joue encore dans l’orchestre aujourd’hui. Bref, l’orchestre impossible dont tous les musiciens avaient, et ont encore en commun à la fois l’admiration pour Claudio Abbado, et l’habitude de jouer avec et pour lui. Jeunes et moins jeunes entretiennent avec lui un rapport affectif fort aussi important que le travail dans l’orchestre pour préparer les programmes proposés chaque année: l’atmosphère est évidemment particulière, l’échange muet entre orchestre et chef n’est pas reproductible ailleurs. Ambiance jeune, ouverte, détendue, amicale. Un vrai moment de grâce.
Les programmes ont un fil rouge, depuis 2003, ce sont les Symphonies de Mahler. Seule la Symphonie des Mille (la huitième) ne sera sans doute pas exécutée: elle ne correspond pas vraiment à l’univers de Claudio Abbado, et il ne l’a déjà faite que deux fois. Le reste des programmes tourne autour des grands classiques allemands (Beethoven-Brahms, mais aussi Bruckner, mais on a vu aussi des oeuvres russes (Rachmaninov, Prokofiev, Tchaikovski) ou françaises (Debussy, Ravel, Berlioz) et de l’opéra: cette année, Fidelio, et en 2004, le deuxième acte de Tristan und Isolde.

A la même période, à partir du 15 août, Pierre Boulez s’installe donc dans la Luzerner Saal et fait travailler les jeunes inscrits à l’académie pendant trois semaines, des heures durant (cinq à sept heures chaque jour) plusieurs programmes alliant ses propres oeuvres, des oeuvres récentes de compositeurs contemporains ou des classiques du XXème siècle (Stravinski, Mahler), répétitions d’orchestre, séances d’analyse, Master Classes de direction d’orchestre, conférences, conversations, tout est possible avec Pierre Boulez qui est un pédagoque né et qui aime expliquer, avec une grande clarté d’ailleurs, les oeuvres qu’il interprète ou qu’il présente. Il en résulte trois concerts, dont un grand concert symphonique (cette année la sixième de Mahler). Pendant tout ce mois d’août, ce qui frappe, c’est la présence à Lucerne des jeunes musiciens partout car si l’orchestre de la Lucerne Festival Academy est par force un orchestre de jeunes, la Lucerne Festival Orchestra est fait de musiciens qui ont eux aussi  quelques années de carrière seulement (une dizaine…une douzaine) c’est un orchestre de trentenaires. On les a connus à vingt ans, ils sont toujours là, mais souvent avec leur famille, leurs jeunes enfants.

A côté de l’Academy et du Lucerne Festival Orchestra, Lucerne désigne chaque année un ou deux artistes étoiles, cette année Hélène Grimaud et un compositeur en résidence, cette année Dieter Ammann, et quelquefois aussi un orchestre en résidence. Puis d’autres manifestations s’ajoutent, tables rondes, conversations, conférences, projections video.

Le Festival programme, comme je l’ai dit ailleurs, c’est aussi un cycle de piano en automne (Lucern Festival Piano) un cycle de concerts à Pâques (Lucerne Festival Easter) et quelques manifestations dans l’année (cette année une Master class de Bernard Haitink en décembre) . Comme on le voit, un vaste choix de manifestations, qui font du Festival de Lucerne la première manifestation culturelle en Suisse et comme je le répète depuis plusieurs mois, un lieu “où il faut aller”.
terrasse3.1282122804.jpg

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques notes sur FIDELIO (Claudio Abbado) du 15 août 2010

 


 

Il est difficile d’aller au-delà de ce qui a été écrit sur la représentation du 12. Néanmoins, puisque ce blog rend compte  « au quotidien » de ma vie de mélomane passionné et passionnel, je me dois de vous dire les traces laissées par le concert d’aujourd’hui.


Ce soir l’orchestre m’est apparu aller encore plus loin dans la dynamique et l’énergie, tout en restant dans la première partie particulièrement lyrique. On se souviendra ce soir de l’attaque orchestrale du chœur des prisonniers, à peine murmurée, comme un souffle qui s’élève ; on ne cesse d’admirer une fois de plus les quatre contrebasses, décidément extraordinaires, quelle que soit la place qu’on occupe dans la salle ; on reste ébloui par les cordes, acrobatiques, au son tellement chaud, et rond. Ces musiciens sentent et savent ce que veut Claudio Abbado et le suivent aveuglément, dans une sorte d’entrain et de liberté, de joie de jouer qu’on ne voit nulle part ailleurs.

  
Du côté des chanteurs, de petites différences : Jonas Kaufmann, a montré des signes de fatigue dans la manière de tenir la note du « Gott » initial : il n’avait pas la sûreté et l’homogénéité montrée lors de la précédente soirée, il se tenait la gorge, et a été légèrement en-deçà des prestations précédentes (mais on est dans l’infinitésimal), en revanche Nina Stemme était plus à l’aise, plus détendue et la voix a littéralement explosé, ce qui a rendu la première partie incontestablement plus tendue. Christof Fischesser dans Rocco a été de nouveau remarquable de chaleur, d’humanité et de présence, Peter Mattei comme d’habitude extraordinaire, une manière de perfection, et Falk Struckmann a sans doute fait ce soir sa meilleure représentation des trois (j’y inclus la répétition générale).
Quant au chœur Arnold Schönberg, il a montré des qualités de clarté, de diction, de puissance extraordinaires, mais aussi de retenue et de maîtrise du volume à laisser pantois.


 

Comme on le voit, les différences sont infimes et le résultat de la soirée est un succès mémorable : vingt minutes d’un public réputé réservé debout hurlant son enthousiasme, des rappels à n’en plus finir et une pluie de fleurs et de pétales sur la scène, cadeau désormais traditionnel du Club des Abbadiani Itineranti.

 

Quelle que soit la soirée, et même si ceux qui comme moi ont vu la générale et les deux concerts, ont préféré l’explosion de la répétition générale, qui a été un indicible moment d’émotion, ce Fidelio fut un de ces moments stendhaliens« qu’il vaut la peine de vivre »  comme il y en a peu, et nous nous sommes vraiment sentis des « happy few ».

LUCERNE FESTIVAL 2010: FIDELIO, de L.v. BEETHOVEN, dirigé par Claudio ABBADO, avec Jonas KAUFMANN et Nina STEMME le 12 août 2010.

L’inauguration du Festival de Lucerne se déroule traditionnellement de la manière suivante: une première partie est consacrée aux discours des officiels (le président du Festival – Hubert Achermann -, toujours, le président de la Confédération Helvétique, quelquefois, le ministre de la culture, Didier Burkhalter, cette fois-ci et ces discours sont suivis d’une intervention d’un intellectuel sur la thématique de l’année.

Cette année, Nike Wagner, arrière petite fille de Richard Wagner, fille de Wieland Wagner, et concurrente malheureuse de ses cousines pour la direction du Festival de Bayreuth a prononcé l’intervention inaugurale sur le thème de l’année “Eros”, qu’elle soutient être le thème central de l’histoire de la musique: le titre Eros Center Music, en dit long. Cette intervention a été très brillante, l’une des plus brillantes depuis Peter Sloterdijk il y a quelques années, et montre que la famille Wagner a bien de la ressource (Nike Wagner est actuellement directrice artistique de “Pèlerinages, Kunstfest Weimar “, un festival pluridisciplinaire qui se déroule à Weimar entre août et septembre). Ce motto “Eros”, oriente le programme du festival dont deux des sommets seront Fidelio dirigé par Claudio Abbado avec le Lucerne Festival Orchestra et Tristan und Isolde, dirigé par Esa Pekka Salonen, avec le Philharmonia Orchestra, dans la version de Peter Sellars et Bill Viola, vue à Paris.(sans compter la présence de Pierre Boulez, de l’Orchestre de Cleveland, des Berliner Philharmoniker, des Wiener Philharmoniker, du Concertgebouw…cinq semaines à faire tourner les têtes!).

Fidelio a donc ouvert le Festival: c’est la deuxième fois que Claudio Abbado aborde l’oeuvre de Beethoven. La première fois, il l’a proposée dans une production du cinéaste Chris Kraus à Reggio Emilia, Modena, Ferrara, Madrid et  au Festspielhaus de Baden Baden, la distribution allait du très correct au passable (Alfred Dohmen, Anja Kampe, Clifton Forbis/Christian Franz, Julia Kleiter, Giorgio Surian, Diogenes Randes, Jörg Schneider). Cette année, ce Fidelio, probablement prévu au départ pour ouvrir la salle modulable de Lucerne (salle de théâtre musical projetée et espérée par l’intendant Michael Haefliger, dont la naissance est problématique), est présenté en version semi-concertante, et devrait être enregistré par DECCA, avec Nina Stemme et Jonas Kaufmann, deux grandes stars du chant d’aujourd’hui, mais aussi Falk Stuckmann, Rachel Harnisch, Christoph Stehl, Christoph Fischesser et Peter Mattei. La production précédente avait péché par des chanteurs qui n’étaient pas tous du niveau requis par la direction musicale. Florestan notamment avait posé de très nombreux problèmes.

D’emblée disons-le, rien de comparable à Lucerne. Nous avons assisté à un Fidelio musicalement prodigieux, un de ces moments magiques où tout s’emboite merveilleusement. Fidelio est une oeuvre très difficile à distribuer: en plusieurs décennies, je n’ai pratiquement jamais entendu de Fidelio où les deux protagonistes soient vraiment à la hauteur. J’ai le souvenir unique de Hildegard Behrens et de Jon Vickers, mémorables à Paris. Même Waltraud Meier a toujours eu des difficultés dans Leonore.
On peut avoir l’un des deux, Léonore ou Florestan, rarement les deux et comme je l’ai dit, le dernier Fidelio d’Abbado péchait par son Florestan (Kaufmann était prévu à Madrid mais fut empêché par un problème de santé). Comme souvent avec Abbado, l’interprétation évolue et le Fidelio entendu ici n’a rien à voir avec celui d’il y a deux ans. Abbado emporte l’orchestre dans une dynamique tourbillonnante et à dire vrai stupéfiante. L’orchestre ne joue pas, il parle, il participe à l’action. Abbado sait impliquer les musiciens, il sait les faire chanter. On est encore sous le coup des cordes, si légères qu’elles sont à peine audibles des diminuendos de rêve, de ce son qui semble être celui d’un continuo et non d’un orchestre (les contrebasses emmenées par Alois Posch, ex-Wiener Philharmoniker sont à ce titre hallucinantes de poésie, de justesse, de fermeté, notamment au début du second acte), les vents sont éblouissants,  tout comme la trompette infaillible de Reinhold Friedrich, toute cette perfection produit un son qu’on dirait “mozartien” (on pense souvent à la Flûte enchantée) où c’est l’émotion qui domine et non la monumentalité, notamment pendant tout le premier acte, même si le rythme auquel Abbado emmène les musiciens sait aussi être agressif. Bien sûr c’est la seconde partie qui frappe le plus , avec son prélude – déjà noté il y a deux ans -, qui étreint le coeur et prépare si bien au monologue de Florestan. Mais déjà le final de la première partie, avec son choeur des prisonniers murmuré (magnifique, somptueux, mémorable Arnold Schönberg Chor), nous avait secoués. Oui, du grand art, bouleversant, époustouflant, nous projetant d’emblée au paradis du mélomane.La version est semi-concertante, mise en espace par une jeune metteur en scène, Tatjana Gürbarca, le décor, fait de redingotes grises de prisonniers, est de Stefan Heyne, et les lumières de Reinhard Traub. Disons le, cela n’ajoute rien à l’ensemble: on aurait aisément pu en faire l’économie: le sol est parsemé de bougies, la scène est surmontée d’un immense globe lumineux sur lequel se projette soit la terre, soit un oeil (Dieu?) ou une chandelle, globe inspiré d’une installation gigantesque de Olafur Eliasson à la Tate Modern de Londres.

 

 


La distribution, sans doute prévue pour l’enregistrement, est vraiment ce qu’on peut appeler une distribution de rêve, où même ceux pour qui on nourrissait des doutes (Falk Struckmann par exemple, si décevant à Orange) sont vraiment remarquables.
Le Rocco de Christoph Fischesser est sans reproche, la voix est ronde, bien posée, sans être exceptionnelle, mais cet artiste fait preuve d’une grande qualité de diction, et possède une indéniable présence. Rachel Harnisch n’est pas une chanteuse qui m’enthousiasme, même si cette fois-ci elle était plus engagée que d’habitude, et la voix est claire, l’aigu plus facile. Une très bonne prestation. Christoph Strehl (le Tamino de la Flûte enchantée d’Abbado), un peu fatigué pendant les répétitions est apparu un peu terne en Jaquino. Le Ministre (Don Fernando) de grand luxe de Peter Mattei était magnifique de noblesse, la voix est homogène, chaude, puissante. une fois de plus, cet artiste se montre à la hauteur (et même plus: son Fernando est exceptionnel). On l’attend dans d’autres grands rôles (sa prestation dans “de la Maison des morts” à la Scala reste dans les mémoires).
Falk Struckmann trouve dans Pizzaro un rôle qui correspond à l’état actuel de la voix. C’est un rôle essentiellement en force, qui n’exige pas une ductilité qu’il n’a plus, mais qui exige puissance et intelligence du texte qu’il possède au-delà de toute éloge: il est donc dans ce rôle-là  remarquable de présence et l’interprétation est vraiment d’une grande intelligence.
Il est tellement difficile de trouver une grande Léonore et un grand Florestan que l’on est ravi de trouver deux artistes à la hauteur des exigences et de la magnificence de l’orchestre. Nina Stemme a à la fois les aigus et les suraigus, elle domine à la fois le début de “Abscheulicher…”, et les acrobaties finales, elle a l’héroisme voulu et la rondeur lyrique quand il le faut, il lui manque un peu d’aura scénique et c’est dommage. Mais la présence vocale est formidable. Une immense prestation, mais pas autant que celle de Jonas Kaufmann, qui réussit là encore mieux qu’à Paris un Florestan de rêve et de légende. On reste frappé par la manière dont la note est tenue dans le “Gott…” initial, d’abord à peine murmurée, qui s’élargit peu à peu dans une homogénéité telle que la voix semble monter et s’étendre sans aucun effort, avec un timbre d’une telle pureté, tellement juvénile qu’il laisse rêveur,-même Windgassen ne fait pas aussi bien!- sans parler du crescendo final de l’air auxquels tant de ténors se sont heurtés (je me souviens de Jerusalem à Paris avec Barenboim il ya longtemps!). Tout le reste est éblouissant, éblouissant de clarté (on entend toutes les paroles), de technique, de maîtrise de la voix, et en plus tellement lyrique, tellement “humain” et en même temps tellement vrai dans l’interprétation. Le rôle qu’on sait redoutable semble facilement dominé, avec une simplicité et une facilité qui étonnent puis enchantent. C’est bluffant: cet artiste semble pouvoir tout chanter, et toujours avec justesse et intelligence.Le résultat c’est un miracle, dont la répétition générale avait déjà donné un aperçu extraordinaire (rarement un tel triomphe à une générale) avec un premier acte peut-être encore plus dynamique, mais à ce niveau peut-on encore faire une différence? Claudio Abbado, fatigué comme on le sait après les concerts de Berlin, s’est repris, il est détendu, souriant, extraordinairement dynamique. Diable d’homme! Il ne reste plus au mélomane en quête de paradis qu’à revenir dimanche 15 août,et vous tentez le coup si vous n’êtes pas très loin. On trouve souvent des places au dernier moment. Ou écoutez la radio suisse (DRS2) qui transmet le 15 (dimanche et non samedi comme je l’ai écrit précédemment de manière erronée) à 21h ce Fidelio bouleversant. Quand je vous disais qu’il faut aller à Lucerne!

index.1281515103.jpgOlafur Eliasson – The weather project 2003(Photo: Jens Ziehe)

PHILHARMONIE BERLIN 2009-2010: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE BERLIN (Berlin 14,15, 16 MAI 2010)

Le rendez-vous est désormais une institution, au coeur du mois de mai, chaque année, Claudio Abbado retrouve son ancien orchestre et dirige à la Philharmonie de Berlin son concert annuel. Déjà le programme de l’an prochain est paru (Berg, Mozart, Liszt, Mahler, avec Maurizio Pollini et Anna Prohaska)  quand le concert de cette année n’est pas encore passé. C’est un moment toujours fort à Berlin, tant le chef italien est aimé, tant il a laissé une trace durable. Et tous les grands pupitres sont là: Faust, Mayer, Pahud, Fuchs, Damiani et les autres. Le rendez vous de mai est un moment qu’on ne manque pas. Les programmes des concerts deviennent ces dernières années des constructions plus complexes qu’une symphonie ou un concerto. Claudio Abbado fait ce qui lui plaît, et tout le monde le laisse faire: cette année, trois Lieder de Schubert,  un extrait des Gurrelieder de Schönberg (le fameux “Lied der Waldtaube”) et enfin la cantate  “Rinaldo”,  avec Jonas Kaufmann, qui n’est pas une des oeuvres les plus connues de Johannes Brahms.
160520102106.1274220345.jpgClaudio Abbado a toujours affirmé que les concerts qu’il dirigerait à Berlin porteraient sur des projets particuliers, terminer les symphonies de Mahler non dirigées, ou bien exécuter dans des conditions optimales le Manfred de Schumann ou le Te Deum de Berlioz (non exécuté à la Philharmonie, à la suite d’un incendie malencontreux, mais à la Waldbühne devant 20000 personnes) ou bien ce Rinaldo, absent des programmes du Philharmonique de Berlin depuis plus de cinquante ans. L’an prochain, le projet tournera autour de la Lulu Suite (on sait qu’Abbado a le projet de diriger Lulu) et de l’adagio de la Xème de Mahler.
Le problème consiste ensuite à bâtir un programme autour, et celui proposé m’apparaît un peu composite, même si l’on peut dire qu’il propose trois oeuvres de poésie mises en orchestre (les Schubert sont orchestrés par Max Reger et par Berlioz): Goethe s’y taille d’ailleurs la part du lion (Deux Lieder de Schubert, et tout le texte de Rinaldo), qu’Abbado aime tisser des liens entre les oeuvres et que musicalement, le rythme du Rinaldo de Brahms renvoie certains échos du schubertien Fierrabras que les abbadiens connaissent bien- mais aussi de Fidelio-, et que les thématiques sont globalement centrées autour des filets tissés par l’amour. Toutes les pièces ont déjà fait l’objet de concerts ou de mémorables enregistrements d’Abbado (les Schubert à la cité de la musique de Paris, en 2002, lors d’un concert magnifique où Abbado dirigeait le Chamber Orchestra of Europe, Anne Sofie von Otter et Thomas Quasthoff, un disque exceptionnel en est résulté.).
On est donc assez frustré lorsqu’on entend seulement trois Lieder de Schubert ou un mince extrait (la fin de la première partie) des Gurrelieder de Schönberg, une oeuvre qu’Abbado a dirigée pour la dernière fois à Salzbourg en 1996 lors d’une tournée d’été du Gustav Mahler Jugendorchester (avec notamment Hans Hotter…) dans une Felsenreitschule totalement subjuguée et bouleversée. On est d’autant plus frustré devant la perfection de l’exécution orchestrale, qui laisse sans voix. Dans les lieder de Schubert,  Nacht und Träume est un des sommets de la soirée: l’orchestre murmure et plante immédiatement l’ambiance nocturne, le recueillement, l’émotion. Ah!Si la voix de Christianne Stotijn avait été au rendez-vous! On la perçoit, lointaine, dans la pourtant très favorable acoustique de la Philharmonie, un timbre quelconque, une interprétation sans éclat, des problèmes techniques de justesse, de projection (la voix est trop en arrière). C’est plat dans Schubert, il y a un peu plus relief dans Schönberg, mais on retiendra plus la fulgurance de l’intermède orchestral, bouleversante leçon de musique, que ce Lied der Waldtaube, sans âme, exécuté par la mezzosoprano hollandaise. A la deuxième audition (concert du 16 mai) et à une autre place, ce n’est pas mieux, et décidément cette voix ne séduit pas, même si certains de mes amis, placés à 10m de la soliste, l’entendaient mieux sans vraiment eux non plus être séduits.
Mais tout le monde attend la seconde partie.

140520101971.1274220403.jpgL’attraction de la soirée est donc ce rarissime Rinaldo, défendu par les Berlinois et Abbado, et aussi par le double choeur d’hommes de la radio de Berlin et de la radio bavaroise, ainsi que, last but not least, par le ténor Jonas Kaufmann. Cette cantate pour ténor et voix d’hommes fut commencée en 1863 pour un concours de pièce chorales à Aix la Chapelle. Brahms la termina (par le choeur final “Auf dem Meere”) en 1868. Le texte choisi est celui de Goethe, qui s’appuie sur la “Jerusalem délivrée” du Tasse pour concentrer en 40 minutes l’histoire de Rinaldo, pris dans les filets d’Armide, qui n’arrive pas à s’en libérer, tandis que ses compagnons les chevaliers (le choeur d’hommes) cherchent à le convaincre de les rejoindre et de quitter la magicienne, rôle muet de cet opéra en réduction. L’intérêt réside évidemment dans cette esquisse d’opéra que Brahms, on le sait, n’écrira jamais, et peut-être a-t-il eu raison…La première impression à l’audition est un certain ennui, malgré l’excellence de l’interprétation et des interprètes: Jonas Kaufmann, avec la voix merveilleuse qu’on lui connaît, reste en retrait, plus préoccupé par la partition dans laquelle il est plongé que par le souci de proposer un vrai personnage, mais la précision et la technique sont là: il est vrai qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de le retrouver de si tôt. L’orchestre (Faust et Mayer, malades, sont absents, mais le premier violon est le nouveau venu, et remarquable violoniste japonais Daishin Kasdhimoto) est comme toujours complètement engagé et fait vibrer cette musique énergique, qui est plus un mélange de Schubert, Beethoven ou même Schumann par certains accents qu’une grande trouvaille mélodique du Brahms des symphonies, dont on entend tout de même fortement certains (futurs) accents. Grand vainqueur de la soirée: les choeurs d’hommes de la Radio de Berlinet de la Radio bavaroise, absolument exceptionnels d’engagement, de précision, de couleur, d’énergie: miraculeux. Au total, le 14 mai on se dit que si l’exécution est exemplaire, l’oeuvre ne justifiait peut-être pas le voyage et nombre de mes amis rendent leur  billet pour les concerts suivants (beaucoup de mélomanes berlinois, fous d’Abbado, réservent habituellement pour les trois concerts) . Ils ont tort de céder à l’humeur du moment… car si le 15 (soirée à laquelle je n’ai pas assisté) semble aux dires de tous à peu près de la même eau, le 16 tout explose. Certes, la première partie est toujours aussi plombée par la voix de la mezzosoprano, dont on se demande vraiment pourquoi elle est si réclamée (son nom est fréquent sur les affiches des concerts), mais la deuxième partie s’envole, et emporte dans son tourbillon le public qui finira délirant. Kaufmann est plus sûr, même si encore un peu “neutre”, le choeur est toujours superbe, mais avec  une énergie encore plus vitale, qui tient en haleine le public. La seconde audition se laisse écouter avec plaisir, puis avec émotion:  Abbado danse sur le podium, emporté par ses musiciens, et c’est vraiment un moment d’une beauté étourdissante qui nous est là donné, tant l’engagement de tous est marqué. Bref, ce petit plus qui fait passer la soirée à un niveau d’intensité rare, au stade du Moment musical. Diable d’homme!Il nous étonnera toujours. Morale de l’histoire, ne jamais abandonner le navire Abbado au milieu du gué, il réussit toujours à nous bluffer, à nous emporter, à nous séduire,et à nous bouleverser.140520101977.1274220430.jpg

Je vous renvoie à l’enregistrement video sur le site du Philharmonique de Berlin , j’ai donné dans les “news” du blog l’adresse électronique.

Où en est LA SCALA ?

Dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part. Elle est considérée comme le plus grand théâtre lyrique du monde. Tous les chanteurs veulent y chanter, les grands chefs, paraît-il, accourent. Sans compter un public international qui se presserait à ses portes. Rien n’est plus faux, au moins depuis quelques années.
D’abord, le public: il est pour une grande part milanais, venu d’un rayon de 2-3 km autour du théâtre, ce qui est très rare dans les théâtres d’opéra. C’est un public d’habitués, d’abonnés, qui se retrouve comme dans un grand salon citadin. De même celui des galeries (séparées du public des loges et de l’orchestre: à la Scala, il n’y pas de communication possible chacun a son entrée, son escalier, “les classes” sont séparées) très différent, plus jeune, moins bourgeois, est aussi le plus souvent un public qui se retrouve. Jamais, lorsque je vais à la Scala, je ne salue moins d’une vingtaine ou une trentaine de personnes, amis, connaissances, ou simples rencontres lors d’une queue, ou lors d’une discussion pendant une représentation: en 31 ans de fréquentation de ce théâtre, quasi quotidienne entre 1985 et 1991, on fait de nombreuses connaissances, on se fait des amis, on devient un meuble. En fait, le modèle est celui d’un théâtre de province, plutôt que d’un grand opéra international. Le Teatro alla Scala est le plus grand théâtre de province du monde!

Mais voilà, ce théâtre au public très local, a une réputation mythique, mondiale, parce qu’il a une histoire faite de ces noms qui sonnent à nos oreilles comme autant de miracles: Verdi, Rossini, Callas, Tebaldi, Toscanini, Abbado, Karajan, mais aussi Stendhal qui n’a pas peu contribué dans ses écrits à faire de ce lieu un mythe. De plus, la Scala fut partiellement détruite lors d’un bombardement pendant la seconde guerre mondiale et sa reconstruction, puis sa réouverture sous la baguette de Toscanini, revenu après plus de 15 ans d’exil volontaire, furent le symbole de la reconstruction du pays. Depuis, la Scala est un lieu de l’identité italienne, beaucoup plus que n’importe quel autre théâtre, à commencer par la Fenice. Le théâtre est donc la plupart du temps préservé des crises cycliques qui frappent le spectacle en Italie, comme aujourd’hui.

Les racines du XXème siècle:

Arturo Toscanini directeur musical de la Scala en plusieurs épisodes entre la fin du XIXème et les années trente, a construit le répertoire, modernisé l’organisation, ouvert à la musique “nouvelle”, Debussy, Wagner, Moussorgsky par exemple. En ce sens sa politique est plus proche de celle d’un Abbado que celle d’un Muti par exemple (bien que Muti se soit construit comme référence médiatique celle d’un “nouveau Toscanini”: rien à voir, ni par les idées, ni par la manière d’aborder les oeuvres). De très grands chefs italiens ont aussi complété cette épopée toscanienne, dont le plus célèbre et si différent fut Victor De Sabata, à qui l’ont doit sans doute la plus belle Tosca du XXème siècle avec Acllas et Di Stefano.

Les années 50 et 60 furent celles du chant et du chant mythique, ce furent les années Callas et du duel Maria Callas (la voix qui vit et vibre), et Renata Tebaldi (la voix qui chante et enchante), illustrées par des luttes de clans parmi les fans dignes des luttes de tribunes au parc des Princes. L’Italie adore la tribu comme modèle de structure sociale: la Scala a donc connu les callassiani, les tebaldiani, plus récemment les abbadiani, les mutiani…Ce furent aussi les années de chefs comme Furtwängler, il dirigea un Ring légendaire en 1950, le jeune Leonard Bernstein (Medea, Alceste), Dimitri Mitropoulos (qui essuya les huées de la première milanaise de Wozzeck, et qui mourut à la Scala lors d’une répétition de la IIIème de Mahler). En dehors des grands chefs italiens de référence (Tullio Serafin, Antonino Votto, Gianandrea Gavazzeni) on va voir voir se créer des habitués de ce théâtre (Leonard Bernstein, Wolfgang Sawallisch, Herbert von Karajan qui va y diriger Mozart, Verdi, Puccini), et les distributions vont être toujours des distributions de référence. Le mythe d’aujourd’hui s’est incontestablement construit à cette époque, dite l’époque Ghiringhelli, du nom du directeur qui régna de 1945 à 1972, en défendant ardemment le théâtre contre les pouvoirs constitués et contre les cabales.

L’ère Abbado:

La période suivante est marquée de 1968 à 1986, par la présence de Claudio Abbado au poste de directeur musical, un poste qui n’existait pas vraiment les années précédentes, qu’il occupe à l’âge de 35 ans. Il est bientôt accompagné par Paolo Grassi, qui devient “Sovrintendente” en 1972 après avoir dirigé avec Giorgio Strehler le Piccolo Teatro di Milano depuis 1947. Pendant cinq ans la personnalité très forte de Grassi va marquer le théâtre comme s’il y a était resté vingt ans: homme de théâtre, il travaille pour que chaque jour le rideau se lève, main dans la main avec Abbado, c’est l’époque des concerts pour les ouvriers des usines, dans les usines, avec Maurizio Pollini, des abonnements pour les étudiants et travailleurs, c’est aussi l’époque où il aide le public à s’organiser  et à fonder des associations dont il espère avoir l’aide pour maîtriser les passions, c’est le rôle des fameux “Amici del Loggione del Teatro alla Scala”, association encore aujourd’hui importante. Ronconi (pour Wagner ou Berg), Strehler (pour  Verdi ou Prokofiev ou même le grandiose Lohengrin de Wagner)   Zeffirelli (pour Verdi), tous les grands noms de la scène italienne produisent pour la Scala, mais on y voit aussi Jean Pierre Ponnelle (pour une série de Rossini devenus légendaires) Jorge Lavelli (une Madama Butterfly inoubliable et inoubliée, qu’on vit aussi à Paris). C’est aussi le moment où le répertoire s’ouvre vers le plus contemporain: le théâtre en avait besoin, il n’avait pas de directeur musical depuis le départ  polémique de Carlo-Maria Giulini en 1956, et la mort de Guido Cantelli, une semaine après sa prise de fonction. Ainsi propose-t-il par exemple “Samstag aus Licht”, une création de Karlheinz Stockhausen, d’un cycle qu’il ne terminera pas (mise en scène Luca Ronconi), ou le très fameux “Al gran sole carico d’amore” de Luigi Nono énorme succès du spectacle mis en scène par Youri Liubimov, qui sera repris en 1979 sous la direction de Giuseppe Sinopoli, un des premiers opéras dirigés par Abbado est un Wozzeck (deux productions en 18 ans) dont l’entrée au répertoire avait fait scandale dans les années 50 comme rappelé plus haut.

Paolo Grassi quitte la Scala pour la RAI en 1977, il est remplacé par Carlo-Maria Badini, personnalité moins flamboyante, plus politique, qui restera jusqu’en 1990.  Abbado continue le travail sur le répertoire. Il dirige beaucoup plus la saison symphonique que la saison lyrique et cela lui sera reproché, mais il impulse de grands projets qui vont marquer les esprits, le projet Berg en 1979 avec un échange avec l’Opéra de Paris: Paris envoie la Lulu de Chéreau (avec Boulez), Milan envoie Wozzeck de Ronconi (avec Abbado), le projet Moussorgski (Khovantchina, Boris extraordinaire de Lioubimov et Abbado, avec pour la première fois la version originale de Moussorgski, aujourd’hui jouée partout dès 1979), le projet Debussy qui clôt la période Abbado en 1986, avec le magnifique Pelléas et Mélisande d’Antoine Vitez qu’on verra à Vienne, puis à Londres au début des années 1990.

Enfin on ne compte pas les découvertes:outre le Boris dans sa version originale, sublime, dont la production scaligère marqua définitivement l’installation dans les répertoires des théâtres,  Don Carlo en version complète (Ronconi, en 1977), où l’on entend pour la première fois des musiques qu’on croyait perdues, dont le fameux “Lacrimosa” après la mort de Posa,  Il Viaggio a Reims (1984), de Rossini mis en scène par Ronconi (encore!), joué à Pesaro puis à Milan,en 1985, puis à Vienne, une production qui met les centres des villes en folie avec son cortège qui traverse les rues en direct avant de débouler dans la salle. Du délire dans les salles, qui n’en reviennent pas de ces distributions où le moindre petit rôle est tenu par une star, une des rares fois où Abbado concède le bis.
Mais l’orchestre de la Scala voudrait un chef plus présent, Abbado dirige à peine deux productions par ans et quelques concerts de la saison musicale: les musiciens font savoir qu’il ne désirent pas qu’Abbado reste à la Scala, et Riccardo Muti frappe à la porte. Depuis 1981, il a dirigé Mozart avec Le nozze di Figaro dans la mise en scène de Strehler, inspirée étroitement de celle qu’il fit pour Paris, Cosi fan tutte, dans une mise en scène faite pour Salzbourg de Michael Hampe. Il a ouvert la saison en 1982 avec Ernani (Ronconi), un demi-succès qui pourtant fait rêver aujourd’hui (Freni Ghiaurov Domingo Bruson). Bref, Abbado laisse la Scala pour l’Opéra de Vienne en juin 1986, avec un grandiose projet Debussy qui se clôt sous des pluies de fleurs.

L’ère Abbado a marqué par les découvertes d’œuvres rarement ou jamais jouées, la fréquentation plus régulière de la musique contemporaine (amèrement- et stupidement- reprochée par Sergio Segalini dans un petit ouvrage sur la Scala), l’élargissement du répertoire et de la base sociale du public. Claudio Abbado a aussi fondé le Philharmonique de la Scala, sur le modèle du Philharmonique de Vienne, en s’appuyant sur les forces de l’orchestre du théâtre. Il laissait une marque profonde chez le public mélomane et curieux. Il était au contraire très décrié par une autre partie du public et de la presse, et les articles idéologiquement violents qui lui reprochaient ses idées ne manquèrent pas tout au long de son “règne”. Enfin, il était arrivé à la Scala comme un jeune chef prometteur, il la quittait comme un des chefs internationaux les plus reconnus, et arrivait à Vienne sur le siège de son compositeur fétiche, Gustav Mahler.

L’ère Muti:

Avec Riccardo Muti, une ère nouvelle et radicalement différente va commencer. Riccardo Muti a laissé une trace très profonde lors de son passage à Florence. Il y a dirigé les grands Verdi dans des productions restées légendaires (Le Trouvère, Otello) mais aussi Le Nozze di Figaro (de Vitez) Il a la réputation d’être un nouveau Toscanini, proposant des interprétations d’une énergie fulgurante, avec des contrastes rythmiques inédits, tout cela avec une maîtrise technique des orchestres qui font l’admiration de tous. Politiquement, il n’a pas la réputation d’être de gauche, comme Abbado, et musicalement, à part leur “rivalité” mise en scène par les journaux dans le répertoire italien, les deux personnalités sont très différentes par leurs goûts, l’un est fasciné par le classicisme et le XIXème, l’autre par le monde de la Mitteleuropa et par le XXème siècle, Muti s’est formé en Italie (esentiellement à Naples et Milan), et Abbado à Vienne, l’un est médiatique et flamboyant, l’autre discret et timide.
Et pour moi, Muti est un grand chef, et Abbado un musicien.
Un autre élément les sépare, c’est la vision du théâtre et de la scène. Si Abbado donne une très grande importance au travail théâtral et scénique, Muti pense que c’est la musique qui doit dominer et conçoit le metteur en scène comme obéissant aux visions du chef. Il travaille beaucoup musicalement avec les chanteurs, au piano, il les accompagne avec attention. Il est moins regardant sur l’effet produit par la scène. Il ouvre par une production de Nabucco, triomphale pour lui et les chanteurs dans leur ensemble, mais qui scéniquement est d’une banalité affligeante (Roberto De Simone). De fait, peu de productions, tout au long de ces 18/19 ans de présence, auront marqué la vie du théâtre, même si elles sont accueillies avec enthousiasme par une certaine presse (aux ordres?), on retiendra, dans les productions dirigées par Muti, le Don Giovanni de Giorgio Strehler (1987)qui pourtant n’est pas sa mise en scène la plus réussie à mon avis (voir le DVD qui en a été fait), I Capuletti ed i Montecchi dans la production de Pier Luigi Pizzi (Covent Garden) avec les magnifiques Agnès Baltsa et June Anderson, la Lodoiska de Cherubini (mise en scène Luca Ronconi) qui est un spectacle étourdissant, magnifiquement dirigé, qui fait découvrir une oeuvre étonnante, le plus gros succès parisien de la révolution française, dont  Beethoven s’inspirera et dont Brahms désira la partition dans sa tombe…Pour moi c’est là la plkus grande réussite. Pourtant, Muti va ouvrir le répertoire au XVIIIème siècle, Jommelli, Mozart, Gluck, Pergolèse, au classicisme du XIXème (Spontini, Cherubini), mais qui se souvient aujourd’hui de ces productions, même si l’idée de les présenter au public de Milan est excellente et mérite d’être soulignée.
La Traviata, si marquée par Callas, revient en 1990 au répertoire avec deux jeunes (Tiziana Fabbricini, si émouvante, mais si fragile vocalement, et un certain Roberto Alagna…), dans une production hyperclassique, mais solide et au total assez réussie de Liliana Cavani. Riccardo Muti va aussi diriger Wagner, Le Vaisseau Fantôme, (en trois actes séparés, ce qui ne se fait plus en Europe depuis des lustres) Parsifal (Cesare Lievi, 1991) et un Ring brinqueballant avec deux metteurs en scènes (André Engel pour Walkyrie et Siegfried et Yannis Kokkos pour Götterdämmerung) et un Or du Rhin en version de concert : un échec honteux et retentissant, il fera aussi le Fidelio de Beethoven avec Waltraud Meier, deux oeuvres de Puccini -Tosca et Manon Lescaut-, un Macbeth sans grand intérêt, non plus que Due Foscari oubliés aujourd’hui, mais aussi une vraie réussite, les Dialogues des Carmélites de Poulenc, mise en scène Robert Carsen. Oublions en revanche un Idomeneo d’un ennui mortel et un Don Carlo qui fut une des soirées les plus violentes de son règne (mise en scène obsolète de Zeffirelli, et chanteurs pas vraiment prêts -Pavarotti). L’impression est que peu à peu, Muti se désintéresse du théâtre: signe de cette légèreté, la valse des directeurs artistiques après le départ de Cesare Mazzonis, je crois en 1990, dernier directeur artistique de très grande culture de de très grande finesse, possédant un réel pouvoir (et donc très critiqué, publiquement par Riccardo Muti) qui fit le jour de sa dernière conférence de presse un discours retentissant sur “ce que devrait être un théâtre européen” qui ne plut pas!
Riccardo Muti n’a pas vraiment d’intérêt pour la gestion ni la question du théâtre, et il n’a pas confiance dans les grands managers artistiques, de type Mortier avec lequel il fut en conflit à Salzbourg, il se méfie aussi des metteurs en scène un peu “modernistes” et n’a pas toujours la main sûre en matière de chanteurs. Sa manière de diriger a aussi changé: de la fulgurance des années 70, on est passé à une sorte de routine de luxe, avec un orchestre évidemment parfaitement préparé, mais qui ne dit rien, une recherche du son et de l’effet, sans lien avec une histoire ou un discours. Les invitations de chefs importants s’émoussent (peur de l’ombre?) On en vit encore avant 1990 (Sawallisch par exemple ou Kleiber pour le centenaire d’Otello en 1987, avec un triomphe délirant) pratiquement plus après (à part Sinopoli qui meurt prématurément, quelques apparitions de Gergiev dans le répertoire russe). Fontana disait d’ailleurs que les grands chefs ne dirigeaient plus à l’Opéra. Il fut question d’un retour d’Abbado à la Scala, au milieu des années 90, avec un Fidelio, un Barbier de Séville et surtout une Elektra (celle de Salzbourg), avec les berlinois qui était presque décidée. Mais Muti déclara qu’aucun autre orchestre que celui de la Scala ne jouerait dans la fosse: ce fut la rupture avec Abbado, qui se considéra trahi, et qui ne mit plus les pieds à Milan. A la fin des années 90, la Scala n’était plus qu’un mythe médiatique, et il ne se passait plus grand chose.Gestion désastreuse, sans vision, sans stratégie, que la personnalité du surintendant Fontana, sans idées lui aussi sinon celle de coller à Muti, ne pouvait aider à construire un avenir.

Le théâtre qui avait besoin de travaux importants ferme pendant quatre ans, il s’exile au Teatro degli Arcimboldi, spécialement construit par Vittorio Gregotti aux dimensions exactes de la Scala, loin du centre ville. La réouverture est l’occasion d’un battage médiatique inouï avec une production totalement médiocre de Europa Riconosciuta de Salieri qui avait inauguré le théâtre en 1778. Mais l’orchestre et les masses artistiques  ont désormais perdu toute confiance en leur chef, une routine médiocre s’est installée, tant au niveau des productions que des chefs ou des chanteurs invités, Carlo Fontana, le surintendant qui avait succédé à Carlo Maria Badini en 1990 n’a d’autre politique que celle de suivre les désirs de Riccardo Muti, et les directeurs artistiques comme je l’ai dit, se sont succèdés avec rapidité, sans réussir à imprimer une quelconque cohérence à la programmation. C’est ainsi que les masses artistiques de la Scala, en grève, contraignent et Fontana, et Muti à la démission au printemps 2005. Quand Lissner arrive, tout seul après les refus de Pereira (alors à Zürich) et de Nicolas Joel (alors à Toulouse), il trouve un théâtre sans projets, avec un orchestre désemparé et un personnel complètement découragé et déstabilisé. Si Abbado était parti sous les fleurs, Muti s’en va à la sauvette, en laissant un théâtre en déshérence.

Stéphane Lissner

Rien ne laissait prévoir le destin milanais de Stéphane Lissner. Il arrive seul, sans aucun collaborateur, sans connaître un mot d’italien, mais avec ses réseaux, son intelligence et son habileté. Directeur du Festival d’Aix en Provence, conseiller artistique du Festival de Vienne (Wiener Festwochen), directeur du théâtre des Bouffes du Nord, on le voit dans le futur,  directeur de l’Opéra de Paris, pourquoi pas au Festival de Salzbourg, mais pas à la Scala. D’abord parce que la Scala n’a jamais eu de directeur étranger, ni directeur musical, ni directeur artistique, ni a fortiori Sovrintendente. Ces deux derniers postes sont l’objets de subtils équilibres politiques typiquement italiens. C’est dire la situation désespérée du théâtre: aucun italien ne se présente pour relever le défi. Mais les grands managers internationaux pressentis se sont défilés eux aussi.

En trois mois, il va bâtir une saison et faire revenir la confiance des personnels. Il va activer ses réseaux, le réseau berlinois, avec Daniel Barenboim, les jeunes (Daniel Harding, Gustavo Dudamel), les italiens (Daniele Gatti, Riccardo Chailly- et Claudio Abbado, sans succès). Il va s’appuyer sur les équipes en place, et s’attacher à rétablir la confiance, faire revenir le public dont l’affluence commençait à baisser, et construire des projets à long terme: la réputation, justifiée de la Scala était de préparer à l’avance les grandes productions (ouverture de saison  par exemple), mais d’être le dernier grand théâtre à bâtir sa saison, au dernier moment, d’où indisponibilité des grands chefs ou des grands chanteurs, retenus ailleurs plusieurs années à l’avance.
Il va aussi avoir l’habileté d’attirer des chefs comme Riccardo Chailly en se refusant à choisir un directeur musical et en lançant une espèce de compétition entre deux ou trois personnalités, alors qu’il sait très bien qu’il va appeler Daniel Barenboim non comme directeur musical mais comme directeur “scaligère” préféré.
Pourquoi Barenboim? d’abord parce que les deux hommes ont une longue amitié, depuis que Daniel Barenboim a été écarté violemment du projet Bastille en 1988: c’est le Châtelet dont Lissner était le directeur qui accueillit des projets prévus à Bastille et avortés. Ensuite parce que Barenboim représente une puissance forte en matière de réseaux, de disques, d’ouverture du répertoire, de travail avec l’orchestre, enfin parce qu’ainsi on peut établir des liens étroits avec le Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical, et donc construire des projets communs et des coproductions. Choix d’amitié et choix stratégique: aucun chef n’est aujourd’hui aussi puissant que Daniel Barenboim. De plus, Barenboim n’a pratiquement JAMAIS dirigé à la Scala.

Deuxième signe, il devient et “Sovrintendente”, et directeur artistique, aidé d’un coordonnateur artistique. C’est dire qu’il va diriger les choix artistiques du théâtre ce qui n’est pas habituel en Italie. Enfin, il va construire et rétablir un répertoire avec des productions d’une qualité qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, non sans habileté: une personnalité aussi importante que Zeffirelli en Italie va être courtisée, et Lissner va lui proposer rien moins que deux productions (Aida, un échec, et La fille du Régiment, un autre semi-échec, Natalie Dessay refusant de chanter dans la production) ; mais n’importe, Zeffirelli est dans la poche.

Troisième signe, il va s’adresser directement au public, en l’invitant à sa présentation de saison, en étant présent chaque soir à l’entrée des fauteuils d’orchestre, pour saluer le public, pour s’entretenir avec lui, pour montrer qu’il est là et à l’écoute.

Le résultat, en 5 ans, le théâtre est revenu à un niveau vraiment international avec des productions déjà célèbres (le Tristan de Chéreau , qui n’est  pas sa meilleure production pourtant, ou De la Maison des Morts, de Chéreau toujours, un triomphe à Aix qu’il renouvelle à la Scala en s’appuyant non plus sur Boulez, mais sur Salonen), il ouvre à Janacek, à Berg, à Wagner, on voit des chefs qui pour certains n’étaient jamais monté au pupitre à Milan, comme Gardiner, mais on voit aussi évidemment Barenboim, Harding, Chailly -qui ne veut plus diriger, fâché d’avoir été écarté de la direction musicale-, Dudamel, Mehta, Salonen, des baroqueux comme Spinosi qui va diriger le Barbier de Séville cet été ou Giovanni Antonini pour l’Armida de Gluck l’an dernier. En bref, les choses se diversifient, s’ouvrent et la Scala redevient le grand théâtre international qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être.

Conclusion en forme d’interrogation:

Comme je le disais, au début de ce texte : “dans le concert des grands théâtres internationaux, la Scala a une place à part”. Or pour l’instant, la politique de Lissner, qui a sauvé la maison certes, a produit des saisons de qualité, mais au fond interchangeables: on pourrait voir les mêmes à Londres, à Paris ou à Amsterdam. Lissner a fait de ce théâtre un théâtre de standard international, il n’a pas réussi encore à lui redonner sa couleur propre. Le prochain projet, c’est le Ring des Nibelungen, pour être prêt pour 2013 et le bicentenaire de Wagner, dirigé par Daniel Barenboim et le belge Guy Cassiers du Tonelhuis d’Anvers, un spectacle sans nul doute complexe, sans nul doute passionnant, qui sans nul doute fera beaucoup parler, tant la personnalité de Cassiers est aujourd’hui incontournable dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.
Mais le vrai problème, c’est comment aussi assurer en 2013 l’année Verdi ?

J’ai parlé de Verdi dans un autre article de ce Blog, et j’ai confié combien Verdi me semblait aujourd’hui un peu marginalisé, mais la Scala, pour le monde entier, ce n’est ni Wagner, ni Janacek, ni Berg: c’est Verdi, et pour l’instant, les productions verdiennes de l’ère Lissner ont laissé perplexe, une Aida monumentale et kitch, pour faire plaisir à Zeffirelli,  un Don Carlo de Braunschweig (et Daniele Gatti) qui n’a pas convaincu du tout, et un Boccanegra pour Domingo, pour Harteros, mais ni pour le spectacle, assez lamentable, ni pour le chef (Barenboim) étranger à ce répertoire.
La Scala, c’est aussi Rossini: n’oublions pas que Rossini fut le grand auteur de la Scala, plus que Verdi qui a toujours eu avec ce théâtre des relations agitées,Rossini est peut-être plus facile aujourd’hui à monter que Verdi. Certes Abbado revient diriger (Mahler!) mais il ne faut pas compter sur lui pour relancer Verdi et Rossini qu’il servit si bien pendant ses 18 ans de règne. Il faut trouver des chefs (ce ne peut être Barenboim, on l’a vu lors du dernier Boccanegra) pour diriger l’opera omnia de Verdi, car telle est l’intention du théâtre. Il faut aussi trouver des chefs de profil incontestable  pour incarner Rossini. Pour l’instant Lissner tente les baroqueux (Ottavio Dantone, Jean-Christpohe Spinosi) mais feront-ils oublier le grand Claudio?

La Scala ce sont aussi des productions de référence de Puccini, mais aussi de tout le répertoire italien du XIXème, à quand une Norma? une grande Lucia? à quand un nouveau grand Pagliacci? C’est là où l’on attend Lissner, et on sait bien que non seulement ce n’est pas là sa tasse de thé, mais qu’une Norma ne se trouve pas aussi facilement, et Madame Urmana qui était prévue, sans aucun doute se ferait jeter par un public qui, ne l’oublions pas, n’est pas le plus méchant des publics, ni le plus stupide, mais le plus compétent et attentif. Le public de la Scala peut faire d’un inconnu une vedette en un soir, il est disponible, et pas aussi snob que celui de Paris,  mais n’a pas de scrupule à huer une star s’il estime qu’elle n’est pas à la hauteur: Pavarotti, Caballé, Ricciarelli en firent les frais et Fleming il n’y a pas si longtemps. C’est un public difficile, mais ouvert. Et c’est un public qui n’a pas eu depuis longtemps ses oeuvres fétiches.

Si la Scala doit retrouver son statut mythique, et non pas son statut de grand théâtre international qu’elle vient de reconquérir, c’est là son chemin, pour son public et pour le monde entier.
Stéphane Lissner n’a pas fini le travail…même si il a réussi à ramener Abbado dans sa ville.

L’impossible BALLO IN MASCHERA, ou de la difficulté de chanter VERDI aujourd’hui.

Ce matin, en écoutant “Un ballo in maschera” dans un enregistrement pirate du MET de 1962 (Nello Santi dirigeait rien moins que Carlo Bergonzi, Leonie Rysanek, Robert Merrill) où Leonie Rysanek, la grande, l’immense Rysanek qui enchanta mes jeunes années dans Chrysothemis à l’Opéra de Paris (avec Nilsson et Varnay et Böhm…heureux temps), est totalement naufragée, la justesse chavirant avec le reste dans un intenable roulis dans “Ecco l’orrido campo”. On sait que sa voix bougeait et n’était pas toujours juste (Bayreuth 1982 dans Kundry!!), mais là c’est carrément une caricature, tout bouge, tout se noie, les ensembles sont à la limite du supportable tant elle est fausse. Pour compenser, j’ai écouté un autre “live”, Abbado, Pavarotti, Verrett, Obratsova, Cappuccilli en décembre 1977 à la Scala et là tout autre paysage, la lumière, la perfection, un Pavarotti à son sommet, une Verrett totalement engagée, une Obratsova qui poitrine à plaisir, mais quelle personnalité, et un Cappuccilli somptueux, “énaurme” tel qu’en lui même enfin l’éternité le change; sans parler d’Abbado vif, attentif, nerveux, théâtral: une pure merveille (répétée un mois plus tard avec un seul changement, Mara Zampieri, que j’aime moins à cause de son émission tubée), suivie par un public passionné qui écoute avec une attention et une participation exemplaires le déroulement de l’opéra, on entend ses réactions, ses soupirs, sa satisfaction. Un vrai public participatif,qui respire à l’unisson avec la scène, quel moment!!

J’ai alors essayé de rassembler mes souvenirs, et penser aux rares “Ballo in maschera” vus sur une scène dans ma vie de mélomane. A la Scala (Gavazzeni, Pavarotti, Parazzini, Nucci), ce fut en 1986 un total naufrage et se termina dans les hurlements douloureux du public. Pavarotti, oui, bien sûr, mais comment pouvait-il être impeccable avec un soprano impossible, hurlant ou huhulant au choix, et un 2ème acte où Nucci et Parazzini semblaient un duo de chèvres bêlantes dans le trio (difficile à chanter il est vrai) “Odi tu come fremono cupi/Fuggi fuggi..”.

Plus récemment à Paris, dans la production inexistante de Deflo, sous la baguette d’un Semyon Bychkov satisfaisant, Angela Brown en Amelia suivait les traces de Rysanek dans la perdition. A dire vrai, je n’ai jamais vu de Ballo in maschera satisfaisant, tout juste acceptable ou moyen, jamais exceptionnel: je n’ai pu voir Abbado à l’oeuvre, ni même Muti (dans ses bonnes années).
C’est un opéra très difficile à réussir, sans doute l’un des plus difficiles de Verdi, à cause de la diversité des voix qu’il exige (un contralto, un soprano coloratura, un baryton, un ténor, un soprano lirico spinto) à cause des multiples difficultés techniques et notamment du rôle d’Amelia, à cause de la difficulté des ensembles du 3ème acte (des sauts brutaux à l’aigu, proches du cri). Et c’est dommage, car c’est une des plus belles partitions de  Verdi (Deuxième acte et  final sont sublimes).

De cette attente vaine d’un “Ballo” de grand lignage, je me suis mis à réfléchir à la difficulté aujourd’hui de trouver des distributions impeccables de grands Verdi. On peut peut-être trouver de bonnes distributions de Traviata, de Rigoletto, même Macbeth mais Nabucco, Ballo in maschera, Trovatore, Ernani, Forza del Destino, Aida, Otello (depuis que Domingo ne le chante plus) sont aujourd’hui difficiles à distribuer ou bien n’attirent plus les grands théâtres. On a vu récemment des Don Carlo (et Don Carlos) assez satisfaisants, mais pas un Trovatore qui tienne la route. Il y a 20 ans ou 30 ans, on distribuait relativement facilement Verdi, mais il était presque impossible de trouver une distribution wagnérienne digne de ce nom: c’est l’inverse aujourd’hui.

Il y a évidemment des modes et l’opéra n’y échappe pas . On ne chante plus aujourd’hui comme il y a vingt ans, les voix ne sont pas les mêmes, on préfère de beaucoup les voix très dominées aux voix échevelées (Giovanna Casolla, avec son énorme volume a fait une carrière internationale digne, mais pas exceptionnelle) sans doute aussi à cause de l’écroulement du chant italien: on trouve sur le marché plus de chanteurs français de niveau international que de chanteurs italiens: l’Italie ne produit plus de grandes voix et l’école de chant se meurt, conséquence d’une politique imbécile de l’Etat, de la déreglementation du métier de professeur de chant, de la jungle des agents. Les écoles qui marchent sont l’école américaine/anglo saxonne: bonne préparation technique, chanteurs prêts à affronter le répertoire dès la sortie des écoles, et l’école slave, à la formation traditionnelle solide et aux voix volumineuses, tous ces chanteurs ont fondu vers l’Europe, qui a le plus grand nombre de théâtres (l’Allemagne notamment). mais tous vivent Verdi non dans leur chair, mais dans leur tête. Une Nina Stemme (suédoise) chante Aida et Leonora de Forza del Destino: elle en a le volume, mais pas l’âme. Karita Mattila (finlandaise) fut une Amelia Grimaldi appréciable avec Abbado (Simon Boccanegra 2000 à Salzbourg), et Anja Harteros (allemande d’origine grecque) en est une exceptionnelle aujourd’hui: les grands sopranos pour Verdi se nomment Sondra Radvanovsky (américaine) et Anja Harteros ( allemande), cette dernière avec un engagement vocal qu’on croyait disparu.
Du côté des ténors, on croyait être sorti du tunnel avec Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est. Il y a Alagna, irrégulier, et Vittorio Grigolo, aussi irrégulier mais quelle voix!! Stefano Secco est un très bon artiste mais dans Carlo il atteint sa limite. Reste enfin Jonas Kaufmann, dont le répertoire italien n’est pas celui où il brille le plus (ses Alfredo et Rodolfo sont bons, mais n’ont rien à voir avec d’autres rôles germaniques de son répertoire), sans doute dans Don Carlo et dans Otello sera-t-il intéressant à écouter, sûrement dans la tradition d’un Vickers. Il y a quelques basses de très bon niveau (Prestia par exemple) et une série de très grands barytons (en grand nombre, à commencer par notre Ludovic Tézier). Mais aucun mezzo soprano de grand caractère pour Verdi. Luciana d’Intino ou Sonia Ganassi font très bien leur métier, mais ne sont tout de même pas les Eboli du siècle. On attend la Cossotto ou l’Obratsova du moment. Violeta Urmana quand elle était mezzo eût pu peut-être briller, elle est soprano aujourd’hui et soprano assez discutée.

On aime aujourd’hui des répertoires (baroque, Rossini, bel canto) où la technique, le contrôle sur la voix sont déterminants, des amis italiens appellent cela des voix sous verre, où la chair est moins importante que l’exposition technique: il faut pour Verdi une technique de fer, une voix large et puissante, et aussi travailler l’expression, l’explosion de l’expression: Mirella Freni, Julia Varady, Leontyne Price, Martina Arroyo, Renata Scotto et bien sûr Callas connaissaient ce secret. Tebaldi moins, mais la voix était tellement sublime. Aujourd’hui la voix la plus large et la plus contrôlée que je connaisse est celle de Sondra Radvanovski, sous employée dans les grands théâtres. Le monde découvre Anja Harteros mais elle ne peut pas chanter tous les répertoires. Néanmoins je ne suis pas sûr que même avec toutes les voix adéquates Verdi soit vraiment à la mode: on parle beaucoup du bicentenaire Wagner en 2013, mais on entend moins parler du bicentenaire Verdi, toujours en 2013, et c’est pour moi un signe, un mauvais signe. Signe peut-être que notre époque est moins en phase avec cette générosité innée, celle du coeur à fleur de peau et de l’émotion immédiate, palpable, de la chair de poule qui  vous prend quand on assiste à un beau Trovatore haletant, violent, bouleversant. On aime moins le théâtre de la chair que celui de la forme.

Enfin, Verdi ne pardonne pas: rappelons ce que disait Martha Mödl vieillissante encore distribuée à Munich: elle disait que chanter Wagner pour une voix vieillie n’était pas (trop) difficile, la voix était protégée par l’orchestre, par la science du “dire” qui savait masquer les failles (dans un répertoire voisin, Franz Mazura, 89 ans est une merveille dans Schigolch de Lulu). Chez Verdi , la voix est découverte et exposée, et toutes les failles sont audibles, on n’entend même plus que cela. J’écrivais il y a quelques jours que Wagner survivait à une interprétation médiocre, pas Verdi.
Verdi ne pardonne pas la médiocrité, c’est pourquoi notre époque l’aime sans doute moins.

ABBADO et le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA à Paris le 20 octobre

Le 20 octobre prochain, Salle Pleyel, les parisiens pourront enfin entendre le Lucerne Festival Orchestra dans la Symphonie n°9 de Mahler, dirigée par Claudio Abbado. Après Tokyo, Londres, New York, Madrid, Rome et Pékin, Paris accueille enfin cet orchestre exceptionnel. Pour une seule soirée malheureusement, mais elle en vaut la peine, et le voyage. Précipitez-vous pour avoir des billets!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Claudio ABBADO dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (19 mars 2010)

 

C’était l’autre soir à Lucerne la rentrée de Claudio Abbado, après deux mois passés au Venezuela et quelques concerts avec le Sinfonica de la Juventud  Venezolana Simon Bolivar qu’il fait venir pour quelques jours à Lucerne.  Tout d’abord, il était très en forme, sautant les marches, redirigeant avec sa baguette, souriant, énergique.  Que ceux qui s’inquiètent de sa santé se rassurent, il va très bien, et comme d’habitude, le contact avec les jeunes le galvanise.

Une conversation le lendemain avec quelques uns des tout jeunes membres de cet orchestre était édifiante : « là où il nous mène, nous allons », « on se rend compte que l’on joue mieux sans savoir pourquoi »,  « il nous fait faire des choses incroyables ».
Incroyable, voilà le mot. On a beau assister à dix concerts d’Abbado par an, on oublie à chaque fois l’énergie, la vigueur, le dynamisme, la jeunesse éclatante de liberté qu’il diffuse, aux musiciens comme au public. C’est comme une éternelle découverte de l’évidence : il se passe quelque chose de fort, de rare, de profond à (presque) chaque concert.
L’autre soir à Lucerne, c’était un soir de miracle. La conjonction d’un programme magnifique, d’une énergie farouche, et d’un orchestre absolument extraordinaire, en état de grâce. A peine le temps de sauter sur le podium et la paroxystique Suite Scythe de Prokofiev sonne. Je ne suis pourtant pas un grand amateur de cette musique certes puissante, composée à l’origine pour un futur ballet de Diaghilev, mais qui n’eut pas l’heur de plaire. Pour Diaghilev, Prokofiev fera « Chout ». L’orchestre joue fortissimo, à une vitesse ahurissante, la lecture est d’une clarté cristalline, la précision redoutable. Cela sonne, et cela nous écrase littéralement. Une merveille. Mais quel contraste avec la Lulu Symphonie, toute subtilité : même clarté, même précision, mais cette fois-ci au lieu de la puissance écrasante, le miroitement, le scintillement lyrique des notes. Une musique d’un lyrisme étonnant, là où on est habitué plutôt à la froide chirurgie d’un Boulez, la partie finale est à ce titre frappante, cela sonne comme le Mahler de la 9ème Symphonie, d’une tristesse irrémédiable, infinie. Et puis une voix, fraiche, lisse, à la tenue et à la technique parfaite, qui immédiatement EST Lulu, celle d’Anna Prohaska, jeune soprano en troupe à Berlin, qu’Abbado veut en Lulu. Abbado la veut tellement qu’il fait, pour elle un bis, le « Ach ich fühl’s » de la Flûte enchantée. Mis en perspective avec la musique de Berg, la musique de Mozart sonne là aussi dans sa tristesse déchirante. Un moment d’exception, chanté avec une douceur et une profondeur qui étonnent.
La symphonie Pathétique, un morceau de bravoure attendu pour tout chef et tout orchestre, et pour tous les publics est abordée ensuite dans une lecture qui rappelle Mravinski, mais qui à réécouter le vieux chef russe, va encore plus loin dans l’énergie et les contrastes. Les parties les plus lyriques sont exacerbées, la lecture est écorchée, bouleversante. Puis vient le 3ème mouvement, et cette explosion d’énergie devient ivresse sonore, un océan mouvementé, ( ah ! ces cordes !! 13 contrebasses, 15 violoncelles), à tel point que le public tente d’applaudir mais Abbado ne marque même pas un silence entre le troisième et le quatrième mouvement, qu’il enchaîne et qu’il rend lui aussi  renversant de profondeur, d’amertume, de douloureuse humanité. Je cherche à exprimer par des mots, que je sens bien faibles, bien vides, cette impression de plénitude qui saisit le spectateur. A la fin, sourires rassasiés, comblés par Abbado et cet orchestre magnifique plein  d’énergie, plein de « futur », d’enthousiasme, d’engagement et surtout impeccable machine à faire de la très grande musique (un ami me disait en plaisantant, « c’était bien Berlin, hein ? »), tout le public jusqu’aux quatrièmes galeries bondit littéralement  pour une « standing ovation » délirante.

Oui, il faut aller à Lucerne, pour vivre ces moments de pur  bonheur stendhalien. Une fois de plus, l’incroyable jeune homme de 76 ans a transformé un concert en moment, en moment de pure joie, pour lequel il vaut la peine de vivre.

ABBADO ET LULU, l’extrait de l’interview

C’est dans le mensuel italien CLASSIC VOICE que Claudio Abbado a confié travailler sur LULU. En voici le texte italien, puis la traduction:

 

 

Ma ora ci sono opere che m’interessano di più”.
A questo punto, ci piacerebbe saperlo.
“Sto lavorando sulla Lulu di Berg”.
Una scelta logica nel suo percorso nel teatro del Novecento.
Immagino che abbia un’idea precisa col come-e-dove farla. 
“Posso dire che vorrei coinvolgere nel progetto Michael Haneke [67enne regista austriaco di La Pianista, Caché-Niente da nascondere e Nastro bianco, Palma d’oro a Cannes e European Film Awards 2009; nel 2006 ha debuttato con Don Giovanni all’Opera di Parigi, ndr.].
Nastro bianco è un’opera straordinaria, d’una violenza fredda e terribile che mi ha impressionato”.
Ma quando pensa di realizzarla?
“Per ora, nell’ultimo concerto di stagione della Mozart
[Bologna, 28 novembre 2010, ndr.], dirigerò i Lieder”.
Sarà una produzione destinata a girare, magari arrivando alla Scala?
“E’ prematuro parlarne”.

L’interview porte essentiellement sur les rapports d’Abbado et de Pergolèse, en liaison avec la publication de plusieurs disques Pergolèse de l’Orchestra Mozart dirigé par Abbado dans la collection “Archiv” de Deutsche Grammophon . On évoque la possibilité de monter des opéras de Pergolèse et Abbado répond:

“Pour l’instant il y a des oeuvres qui m’intéressent plus.

Alors là, on aimerait en savoir plus !

” Je suis en train de travailler sur la Lulu de Berg”

Un choix logique dans votre parcours dans l’opéra du XXème siècle .J ‘imagine que vous avez une idée précise de ce que vous voulez en faire (et où?)

“Je peux dire que j’aimerais impliquer dans le projet Michael Haneke [67 ans, cinéaste autrichien auteur de La pianiste, Cachet, Le ruban blanc, Palme d’Or à Cannes, European Film Award 2009, en 2006 il a débuté  dans Don Giovanni à l’Opéra de Paris ndr].
Le ruban blanc est une oeuvre extraordinaire, d’une violence froide et terrible qui m’a impressionné.

Mais quand pensez-vous le faire?

Pour l’instant, lors du dernier concert de la saison de l’Orchestra Mozart (le 28 novembre prochain à Bologne), je dirigerai les Lieder.

Ce sera une production destinée à tourner? peut-être à la Scala?

C’est trop tôt pour en parler”

Ainsi parle Claudio Abbado, à 76 ans toujours à l’affût de nouveaux talents, de nouveaux projets,  de nouveaux défis, et toujours jeune, et toujours ouvert. Sacré bonhomme, lui aussi!